JEAN
NISSOLLE
SON ÉVASION
HORS DE FRANCE
À la suite de
la Révocation de l'Édit de
Nantes
II
ARRESTATION A LA FRONTIÈRE.
PIGNEROL ET GRENOBLE
Peu de temps après, je me mis en chemin
pour sortir du royaume avec le sieur Hourtet,
marchand de Sumène
(1) ;
Jacques Finiel (2),
cardeur de laine ;
Antoine
Causse, de Saint-Hippolyte, et Antoine Nissolle,
mon fils, chirurgien. Après avoir fait
quelques journées, nous nous trouvâmes
dans un bois appelé Grésinian,
près de Pignerol. Nous rencontrâmes
deux paysans, à qui nous demandâmes le
chemin de Turin. Ils nous dirent de les suivre et
qu'ils nous mettraient dans le grand chemin. Peu de
temps après, nous nous trouvâmes
environnés de sept ou huit autres paysans
qui voulurent nous arrêter de la part du duc
de Savoie. Il fallut composer avec eux. Nous leur
donnâmes trois louis d'or et une paire de
souliers neufs, afin qu'ils nous laissassent aller.
Ils firent semblant de nous mettre au bon chemin,
et nous menèrent près d'une
rivière. Nous nous
dépêtrâmes comme nous
pûmes de ces voleurs. Nous ne doutâmes
point que ce n'en fût. Ils se mirent à
siffler sitôt qu'ils nous eurent
quittés, et nous entendions qu'on
répondait à leur sifflement de
beaucoup d'endroits. Cela nous fit beaucoup
appréhender même pour notre vie, et
nous obligea, après avoir traversé la
rivière, à aller tantôt
d'un côté,
tantôt de l'autre, afin qu'on ne
reconnût point où nous
passions.
Comme nous n'avions rien
mangé ce jour-là, nous allâmes
à la première maison qui se rencontra
pour demander quelque nourriture. Nous n'y
fûmes pas plus tôt que nous vîmes
arriver nos gens, qui, après nous avoir
salués, défendirent charitablement
aux paysans de cette maison de nous rien donner.
Cela nous surprit et nous étonna fort, car
c'était sur le soir, et nous étions,
comme je l'ai dit, encore à jeun. Ils nous
firent dire cependant qu'ils nous laisseraient
aller, si nous voulions encore leur donner quelque
argent. Nous ne trouvâmes pas à propos
de leur rien donner ; nous crûmes qu'il
valait mieux faire les résolus. Nous les
menaçâmes de porter nos plaintes
devant le magistrat, et de lui demander justice de
l'argent qu'ils nous avaient volé. Nous
leurs fîmes avouer qu'ils nous avaient pris
trois louis d'or et le reste ; nous en
prîmes des témoins que nous
fîmes signer ; c'étaient deux
paysans de la maison où nous étions.
Nous dressâmes ainsi une espèce de
verbal. Quand ils nous virent ainsi résolus
de les poursuivre en justice, ils coururent chez un
nommé M. Joseph, substitut du juge de
Brequairas (3),
et lui consignèrent ce
qu'ils nous avaient pris. Nous vîmes, peu de
temps après, paraître un grand homme
avec un manteau bleu, qui nous dit de le suivre de
la part de Son Altesse Royale. Nous lui
remontrâmes qu'il était fort tard et
qu'il pleuvait. Nous le priâmes donc
d'attendre au lendemain, et lui promîmes de
le suivre partout où il voudrait nous
conduire. Cependant je lui offris deux louis d'or,
afin qu'il nous laissât aller sans plus de
formalité. Il nous répondit qu'il
fallait que nous le suivissions le lendemain matin
avant le jour, et qu'il nous laisserait
sauver, mais que cependant
il
fallait qu'il fit quelques procédures,
puisque la chose était sue, pour le mettre
à couvert. Sur ce que cet homme nous promit,
nous le suivîmes sur-le-champ, mais il ne
nous tint pas parole.
Après nous avoir menés
par des endroits où il n'y avait jamais eu
de chemin. nous arrivâmes enfin au village et
dans sa maison. Ce ne fut pas sans beaucoup de
frayeur que nous marchâmes ainsi pendant la
nuit. Nous entendions des sifflements de tous
côtés ; nous étions
accompagnés de sept ou huit coupe-jarrets,
tous armés, si bien que nous croyions
à tout moment qu'on nous allait
égorger, quelles assurances que nous
donnât le sieur Joseph de ne point craindre.
Il fit d'abord allumer un grand feu pour nous
essuyer, car nous étions tous
mouillés. Une heure après, on nous
fit aller dans un cabaret, où nous
soupâmes avec huit ou dix de ces
honnêtes gens.
Après le souper, on nous
enferma trois dans une chambre du cabaret, et les
deux autres dans une écurie hors du logis.
Le lendemain, on nous reconduisit dans la maison de
l'officier Joseph, où nous fûmes
fouillés fort exactement. Nous
remerciâmes Dieu de ce qu'il permit qu'on ne
nous trouvât rien, quoique nous eussions sur
nous plus de soixante pistoles en or. Après
toutes ces procédures, le sieur Joseph nous
dit qu'il était fâché de
n'avoir pu nous laisser aller comme il nous avait
promis ; mais que la chose avait trop fait
d'éclat ; que cependant il fallait que
nous allassions devant le juge de Brequairas,
auprès duquel il nous promettait de trouver
toute sorte de satisfaction. Il ne faut pas oublier
de vous dire qu'avant que sortir du logis, toutes
ces gens nous détachèrent un
prêtre pour nous dire de leur part que, si
nous voulions abandonner toutes nos hardes et notre
argent, on nous laisserait aller de nuit ;
mais nous ne jugeâmes pas à propos de
le faire.
Nous fûmes donc conduits
devant le juge de
Brequairas.
Il nous demanda de quelle
religion
nous étions. Nous répondîmes de
la réformée. Il nous fit prêter
serment et promettre de dire la
vérité. Un de nous dit au juge de ne
pas nous obliger à déposer contre
ceux qui nous avaient arrêtés, de peur
qu'ils ne s'en trouvassent pas bien. Il nous
répondit qu'on nous rendrait tout ce qu'on
nous avait pris, que la moindre punition
qu'auraient ces gens-là serait d'aller en
galère, et que Son Altesse Royale
n'entendait pas qu'on commit de tels brigandages
sur ses terres. On nous ouït dans toutes les
formes, et on nous fit signer au bas de chaque page
de notre déposition.
On consigna cependant entre les
mains du commandant du fort Sainte-Marie, dans les
vallées de Luzerne, à la Tour
(4),
l'argent que
nous avions donné. Il nous fit conduire tous
attachés dans ce fort. Nous y
demeurâmes douze jours, pendant le plus fort
de l'hiver, couchant toujours sur des ais au corps
de garde, incommodés par une quantité
de poux effroyable, et toujours
persécutés par des missionnaires et
par des officiers de la Tour. Nous étions
parmi une compagnie d'Allemands assez bonnes gens,
mais par malheur il se trouva parmi eux un Italien,
qui ne pouvait souffrir de nous voir à
genoux prier Dieu, sans nous donner du bâton.
Vous jugez bien que cela redoublait l'ardeur de nos
prières. Ce fut encore ce
scélérat qui nous ôta un
Nouveau-Testament. Il le fit par ordre des
missionnaires.
On nous traduisit ensuite à
Pignerol attachés ; huit de ces
Allemands et un sergent nous accompagnèrent.
Ils nous remirent entre les mains du major de la
place, avec notre argent et une lettre du
commandant du fort Sainte-Marie. Celui-ci nous fit
conduire par des soldats de la garnison dans la
plus haute chambre des prisons de la
place qui regardait sur le
palais, où il faisait un froid
extraordinaire. Après avoir demeuré
là sept ou huit jours, nous
présentâmes requête au
gouverneur, à ce qu'il lui plût nous
permettre de rentrer dans nos maisons, en vertu
d'une déclaration du roi, qui donnait six
mois de temps à ceux qui s'étaient
cachés dans les montagnes pour se retirer
chez eux, sans qu'ils pussent être
inquiétés pour la religion. On y eut
si peu d'égard qu'on nous renferma beaucoup
plus étroitement. On nous sépara. On
mit Hourtet, Finiel et mon fils dans une certaine
casemate, où l'on n'avait accoutumé
que d'enfermer les plus grands
scélérats. On n'y pouvait voir le
jour que par un trou. L'eau y coulait de tous
côtés, et il n'y avait qu'un peu de
paille à demi pourrie toute remplie de poux.
On nous enferma, Causse et moi, dans un cachot si
plein d'ordure, et de la plus sale ordure, qu'elle
remplissait presque jusqu'à la porte, et
qu'à peine pûmes-nous y mettre une
paillasse pour coucher. Le lieu était fort
humide, et c'était une puanteur si
insupportable qu'un prisonnier des vallées
de Luzerne y était devenu tout
enflé.
Après vingt-trois jours de
séjour dans de pareils endroits et pendant
la rigueur de l'hiver, on eut ordre de la Cour de
nous faire conduire dans notre pays et devant nos
juges. Huit soldats et un sergent nous traduisirent
à Grenoble. Nous y vîmes M. de
Saint-Ruth (5),
à qui nous dîmes nos
raisons. Il nous fit mener dans une chambre
près de son logis, où nous
trouvâmes quatre dragons. Après nous
avoir envisagés :
« N'êtes-vous pas, nous dirent-ils
en jurant, de ces
opiniâtres qui ne veulent pas faire
abjuration ? Vous pouvez compter que tout au
moins la galère vous est
sûre. » - « Vous ne serez
pas nos juges », leur
répliquai-je. - « Eh bien !
puisque vous raisonnez, nous répartirent-ils
en jurant plus fort, vous serez tous cinq
attachés cette nuit. » Cependant
nos gens se couchèrent et je restai seul
auprès du feu avec un dragon. Il s'avisa de
vouloir disputer de religion avec moi, mais comme
il n'y trouva pas son compte :
« Laissons cela à part, me dit-il,
vous savez bien ce que je vous ai
promis. » Je lui répondis fort
doucement qu'il n'était pas
nécessaire qu'il tint sa parole.
« Vous le verrez »,
répliqua-t-il. Il envoya cependant acheter,
par la servante du logis, quatorze sous de cordes
assez grosses. Lui et un autre furent une
demi-heure à m'attacher.
Fâchés de leur embarras
et de ce que mes compagnons, qui couchaient
à terre sur des matelas, ne se levaient
point, ils les tirent lever à coups de
corde, et faillirent à crever un oeil
à un de nos gens. Ils nous
attachèrent l'un contre l'autre de toute
leur force, ce qui nous incommodait beaucoup. Il y
en avait cependant un de nous auprès du feu,
à qui un dragon dit d'avancer ;
celui-ci voulut dire : « Courage,
mes frères, Dieu ne nous abandonnera
pas. » - « Puisque tu raisonnes
encore, lui dirent-ils, tu seras attaché par
le col. » Ils ne manquèrent
point ; ils lui firent deux tours ; et
comme ils l'étranglaient, nous criâmes
de toute notre force au secours. Il faut remarquer
qu'en nous attachant ils nous disaient, avec des
serments horribles, que si nous n'avions pas
renoncé à la religion de Calvin avant
qu'il fît jour, on nous ferait boire un seau
d'eau à chacun. L'hôte et
l'hôtesse du logis entrèrent alors
avec un dragon, qui querella fortement les deux
autres, et qui leur dit qu'ils avaient fait
l'action d'un bourreau. En même temps, ils
nous détachèrent. Ce dernier dragon
nous dit : « Courage, Messieurs,
vous partirez demain pour aller dans votre pays.
J'ai ordre de vous accompagner avec quelques autres
et un officier. »
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