JEAN
NISSOLLE
SON ÉVASION
HORS DE FRANCE
À la suite de
la Révocation de l'Édit de
Nantes
IV
EN PRISON À AiGUESMORTES
Ce fut le 20 de juin 1686 que nous
partîmes des prisons de Nîmes,
après soleil couché. Nous fûmes
accompagnés des voeux d'un grand nombre de
personnes de la ville, qui, les yeux
mouillés de larmes, nous souhaitaient mille
bénédictions. Le sieur Hourtet et
quelques autres étaient fort malades ;
nous priâmes nos juges de ne les pas faire
partir qu'ils ne fussent un peu remis ; mais
nous les trouvâmes inexorables. Je priai
aussi un archer, nommé Colon, de ne nous pas
faire marcher trop vite, à cause de la
faiblesse de nos malades ; il me
répondit que, s'ils ne pouvaient pas aller,
ils les attacheraient à la queue de leurs
chevaux, Nous fûmes obligés de les
défrayer, et de payer leur voyage largement,
afin qu'ils eussent un peu d'égard à
notre faiblesse et qu'ils ne nous maltraitassent
pas en chemin.
Nous arrivâmes le lendemain,
à dix heures du matin, à
Aiguesmortes. On nous fit reposer quelques heures
dans le logis de l'Empereur (1).
Après dîner, le
lieutenant du roi, le major et quelques officiers
de la garnison vinrent au logis. Le premier nous
demanda si nous ne voulions pas nous rendre, ce
furent ses termes, et faire comme les autres. Nous
lui répondîmes que nous ne pouvions
pas changer de religion, contre les mouvements et
contre les lumières de notre conscience. Il
nous répliqua que nous étions bien
entêtés, et que, puisqu'il nous voyait
si endurcis ; il fallait nous résoudre
à beaucoup souffrir et à être
exposés jusqu'au cou dans une eau
froide et puante. Ces
menaces
intimidèrent un de nos frères du
Vivarais, nommé Vidal, qui avait
déjà fait abjuration, et qui promit
alors de se confesser. On lui promit aussi de
l'élargir, mais on ne lui tint pas parole.
M. Matthieu répondit pour tous, et dit que,
quand nous étions partis de Nîmes,
nous nous étions résolus à
tout ce qui pourrait nous arriver ; que si ce
qu'il nous disait était vrai, nous serions
bientôt délivrés de tous nos
maux, mais que si nous souffrions avec Christ, nous
espérions aussi de régner avec lui
dans le ciel.
Il commanda en même temps
qu'on nous séparât. On conduisit M.
Matthieu, M. Daudé et les deux proposants
à la tour de Constance, et nous quatre, avec
Vidal et un autre prisonnier, nommé Jourbie,
à la tour de la Reine (2)
Nous trouvâmes dans cette
tour cinq autres prisonniers pour la religion. Nous
fûmes surpris de ce qu'on ne nous mettait pas
jusqu'au col dans cette eau corrompue et bourbeuse
dont on nous avait menacés ; mais nos
frères nous assurèrent qu'on ne nous
avait fait toutes ces menaces que pour tâcher
de nous ébranler. Quoi qu'il en eût
été, nous étions
résolus à tout souffrir, et nous
sentions bien que Dieu nous ferait la grâce
de lui être fidèles, à quelques
tourments qu'on voulût nous exposer. Le seul
nommé Vidal témoigna de la crainte,
et promit de se confesser ; mais notre
résolution le raffermit ; il protesta
hautement qu'il ne se confesserait jamais, et qu'il
souffrirait plutôt la mort. On demeura
quelques jours sans nous rien donner, du moins
à quatre que nous étions. Les
autres prisonniers nous
firent
part de leur pain pendant ce temps-là,
surtout un nommé M. Serres, bourgeois de
Montpellier (3).
Il fallut même user
d'artifice. Il y avait quatre portes à
passer d'eux à nous ; au milieu il y
avait un petit appartement où était
un de nos frères prisonniers. Il fallait
donc que ceux qui nous faisaient ainsi part de leur
nécessaire, l'attachassent avec du fil au
bout d'un roseau et le fissent passer sous ces
quatre portes. Cependant le roseau était
court, et sans le prisonnier qui, par une
providence particulière, se trouva
heureusement au milieu pour prendre le pain et pour
nous le donner, nous serions peut-être morts
de faim dans cette prison.
Deux jours après, M. Hourtet
(4) rendit
son
âme à Dieu. Il tomba en délire
quelque peu de temps auparavant. Cependant,
malgré la frénésie
(5), il
ne dit
jamais un mot qui nous scandalisât. Dieu lui
fit la grâce d'avoir, sur sa fin, le jugement
un peu libre. Il témoigna regretter beaucoup
sa femme et ses enfants, et les nomma, nom par nom.
Comme il était à
l'extrémité, je lui demandai s'il ne
voulait pas que nous priassions Dieu pour
lui, Il me répondit que
oui, avec assez de force. Je n'eus pas plus
tôt commencé la prière qu'il
m'interrompit pour chanter le psaume 51e, qu'il
commença d'une voix assez haute, mais au 20
verset, les forces lui manquèrent ; je
m'approchai et j'eus la consolation de voir mourir
ce bon serviteur de Dieu assez tranquillement,
environ les quatre heures du matin, après
avoir fait de grands efforts pendant toute la nuit.
Pendant sa maladie, nous ne pûmes l'assister
d'aucun remède ; nous priâmes
instamment le concierge et quelques soldats de
faire venir le médecin et l'apothicaire. Ils
nous le promirent fort brusquement ; aussi ils
ne nous tinrent pas parole. La dernière nuit
de sa maladie, nous fûmes même
obligés de nous servir de paille pour
éclairer l'agonisant, de peur qu'il ne
mourût sans que nous le vissions.
Quelques heures après que ce
fidèle confesseur eût rendu l'esprit,
le concierge entra et nous demanda fort rudement
s'il n'y avait personne de mort. Nous lui
répondîmes : « En
voilà un duquel vous répondrez devant
Dieu. » Il nous répartit en
colère : « Vous devriez
être tous crevés, vous en verrez bien
d'autres. Que ne faites-vous votre
devoir ? » Nous nous
contentâmes de lui dire que nous ferions ce
qu'il plairait à Dieu, mais non point du
tout ce que le monde voulait exiger de nous. Il
nous demanda la dépouille du mort
(6), que
nous lui
donnâmes, avec laquelle il s'enfuit sans
vouloir plus dire un mot.
Le même jour, Finiel et mon
fils tombèrent malades. Heureusement, nous
avions reçu quelque argent, par le moyen
duquel nos malades furent secourus. On fit venir le
médecin et l'apothicaire ; ils ne
manquèrent pas de bons remèdes ni de
bons bouillons, si bien que, dans dix à
douze jours, nos malades se trouvèrent fort
soulagés.
Cependant, peu de temps
après, la fièvre les saisit. Quand
nous voulions faire acheter quelques provisions, il
fallait donner l'argent par avance et payer les
choses doublement ; encore étions-nous
fort mal servis. Il n'y avait rien dont on ne
s'avisât pour nous inquiéter. Une fois
on nous apportait de la viande, et on oubliait le
bois qu'il fallait pour la faire cuire ; une
autre fois on apportait le bois et on laissait la
viande. Il manquait toujours quelque chose. Ce qui
nous faisait le plus souffrir était la soif.
On fut une fois deux jours sans nous donner une
goutte d'eau. On nous envoyait par jour un pot de
vin à neuf personnes. Cependant notre
patience et notre résignation les
lassèrent.
Nous étions tous les jours
sollicités par des prêtres et par des
moines. Un capucin entre autres, nommé le
père Paul, venait fort souvent nous visiter.
Il me tira un jour à part pour tâcher
de m'obliger à aller passer quelques jours
dans son couvent. Il me promit toutes sortes de
bons traitements. Il me jura, foi de capucin, qu'il
ne me parlerait ni d'abjuration, ni de confession,
que je pourrais m'en retourner quand il me
plairait, et qu'il me donnerait seulement un
certificat, avec lequel je pourrais passer partout
où je voudrais. Il ajouta qu'étant
malade, je ne pouvais que périr dans ce
lieu-là, et n'oublia rien enfin pour
m'emmener avec lui. Je le remerciai de ses offres
obligeantes. Je lui dis que je ne doutais point
qu'un homme de son caractère ne me tint
parole, quoique franchement je n'en fusse pas fort
persuadé ; mais que cependant je ne
pouvais pas accepter ce qu'il m'offrait, de peur de
scandaliser mes frères, et sans m'attirer
les jugements de Dieu qui nous dit, en quelque
endroit de l'Évangile, que, qui scandalisera
un de ces plus petits qui croient en son nom, il
vaudrait mieux qu'on lui attachât une meule
au cou, et qu'on le jetât au fond de la mer.
C'est ainsi que Dieu me fit la grâce de
résister à cette
tentation, que j'avoue
franchement n'avoir pas été petite.
Nous étions alors fort resserrés. On
ne permettait à personne de nous voir, et il
nous était étroitement défendu
de parler à qui que ce fût par une
fenêtre ferrée qui regardait sur les
fossés de la ville. Dans ce temps-là,
ma femme et mon aîné apprirent que
j'étais malade. Ils se rendirent à
Aiguesmortes pour tâcher de me voir et de me
servir ; mais on eut bien la dureté de
ne vouloir jamais le leur permettre. Il fallut que
mon fils se contentât de me voir par la
fenêtre dont j'ai parlé, sans que nous
osassions nous dire un seul mot. Des sentinelles
qui étaient là pour nous observer
n'auraient pas manqué de tirer sur lui. Ma
femme était venue d'assez loin pour me voir,
avec celle de Finiel, lequel, dans ce
temps-là, était fort malade. Il est
difficile de comprendre le chagrin que nous
eûmes tous de ne pouvoir pas avoir cette
consolation. Vous remarquerez encore, Monsieur,
qu'on nous retenait toujours la moitié de ce
qu'elles nous envoyaient, pendant le peu de
séjour qu'elles firent dans la
ville.
Quelque temps après, ma femme
fit un autre voyage pour voir mon fils qui
était malade. On lui permit de le visiter
deux ou trois fois. Comme ce pauvre garçon
était retombé depuis peu, faisant
semblant de lui faire prendre l'air, on le fit
venir sur le rempart. Le capucin, dont j'ai
parlé ci-dessus, ne manqua pas de s'y
trouver ; la chose était
concertée : sitôt qu'il vit mon
fils, il lui dit, en présence de sa
mère, s'il ne voulait pas bien confesser
qu'il était un grand pécheur, et lui
avouer s'il n'avait jamais eu de commerce criminel
avec fille ou femme. Mon fils lui répondit
qu'il voulait bien avouer à toute la terre
qu'il était un grand pécheur, et
qu'il ne saurait exprimer combien de fois il avait
offensé son Dieu ; mais que pour ce qui
était du commerce criminel dont il lui avait
parlé, sa conscience ne lui reprochait rien
sur ce chapitre. Après cela, le moine
s'avisa de lui ordonner pour
pénitence de dire trois
fois l'Oraison dominicale. Mon fils lui
répliqua que Jésus-Christ nous
ordonnait dans l'Évangile de prier sans
cesse. La fin de cette entrevue fut que le capucin
donna un certificat à mon fils comme il
s'était confessé, si bien que, sans
plus de formalité, on l'élargit, et
sans l'obliger à faire aucune
abjuration.
Cette nouvelle m'affligea si
sensiblement que mon mal s'en augmenta de beaucoup.
On ne crut pas même que je passasse cette
nuit-là. Cependant, mon fils étant
arrivé à Ganges, ne voulut jamais
aller à la messe. M. de Ganges s'en
aperçut. Il le fit prendre avec un de ses
camarades qui ne voulait pas aller à la
messe non plus que lui, et les fit tous deux mettre
en prison dans une chambre haute du château.
Quelques jours après, ils eurent le bonheur
de se sauver. Dieu leur fit même la
grâce de sortir du royaume et d'arriver
heureusement en Suisse où ils jouissent, par
la miséricorde de Dieu, de la liberté
de leur conscience.
Il arriva ensuite que plusieurs
prisonniers, de ceux qui avaient déjà
fait abjuration, se confessèrent et furent
élargis. Nous restâmes cinq de neuf
que nous étions. Il en mourut un qui avait
été chantre en quelque endroit dans
les Cévennes, auquel nous ne laissâmes
manquer de rien pendant sa maladie
(7). Nous
ne
pûmes pas, cependant, le garantir
d'être fort incommodé des puces. Il y
en avait dans la chambre une quantité
prodigieuse, et l'on ne voulut seulement jamais
nous donner de l'eau pour l'arroser. On nous permit
d'enterrer ce mort, comme on avait fait du sieur
Hourtet dont j'ai déjà parlé.
On donnait la même permission pour tous les
autres qui mouraient sans avoir fait
abjuration ; et il fallait qu'un de nous
conduisît par le licol le cheval qui tirait
le chariot sur lequel
était le corps. On
trouvait le creux fait, et l'on n'avait qu'à
aider celui qui avait fait la fosse à la
couvrir de terre. Je remarque cela parce qu'il
arriva un jour qu'un de nos prisonniers refusant
d'en conduire un autre au sépulcre de cette
manière, sur ce qu'il croyait qu'on allait
attacher le corps au gibet, comme on avait
déjà fait de deux autres,
reçut mille bourrades, fut attaché au
licol du cheval, et contraint aussi de conduire le
chariot et d'enterrer le corps, malgré tous
les coups qu'il avait reçus. On attachait au
gibet une partie de ceux qui mouraient après
avoir signé, et l'on traînait sur la
claie par toute la ville les autres que l'on voyait
plus coupables
(8).
Nous faisions cependant nos
exercices de dévotion dans la prison, le
mercredi, le vendredi et le dimanche, de la
même manière qu'on avait
accoutumé de le faire dans nos temples. Nous
faisions la prière, nous lisions
l'Écriture, et nous chantions les psaumes
fort hautement, en sorte que les autres prisonniers
dans la même tour nous entendaient fort bien,
et même les sentinelles qui
enrageaient de nous entendre
chanter les louanges de Dieu. Un sergent maltraita
fort par deux fois, à coups de hallebarde,
un prisonnier nommé Le Capitaine
(9), qu'il
accusait d'être le chantre et de faire le
prédicant ; cependant le pauvre
garçon ne savait ni lire, ni écrire,
ni chanter, et par conséquent encore moins
prêcher. Le lieutenant du roi venait
quelquefois nous écouter ; on nous en
avertit, ce qui fit que nous ne haussions pas tout
à fait tant la voix. Les sentinelles nous
entendaient pourtant toujours ; cela les
obligea à nous demander nos livres ;
cependant on se contenta d'un livre de psaumes,
qu'un de nous sortit de sa poche et leur
donna.
Le mauvais traitement que le
nommé Capitaine avait reçu l'obligea
à essayer de faire brèche à la
tour pour tâcher de se sauver. Mais il ne put
faire qu'un petit trou à un des
côtés de la muraille, par où
à peine aurait-on passé le poing.
Cela ne nous fut pourtant pas inutile ; il
nous servait à jeter toute l'ordure et
toutes les immondices de la chambre. Le concierge
voulut s'en formaliser ; mais nous lui
dîmes que nous l'avions autant fait pour lui
que pour nous, afin que la mauvaise odeur ne
l'incommodât pas toutes les fois qu'il
était obligé de nous apporter
à manger, ce qui arrivait deux fois le jour.
Le major vint aussi un jour avec deux autres
officiers visiter la brèche, mais ils virent
qu'il n'y avait rien à craindre.
Quelque temps après, la
sentinelle s'imagina qu'elle nous entendait percer
la muraille. Elle donna si fort l'alarme que tout
le corps de garde vint, mèche
allumée, l'épée à la
main, dans la pensée que tous les
prisonniers de la tour se sauvaient. Ils nous
trouvèrent cependant tous endormis, et nous
ne fûmes pas peu étonnés de
voir tous ces gens armés à pareille
heure dans notre chambre. C'était environ
à une heure après minuit. Le
prisonnier nommé Capitaine faillit en porter
la folle enchère, et il aurait
assurément été fort
maltraité sans un prisonnier de
Saint-Embries (10),
qui couchait avec lui, et
qui fit
entendre à ces soldats qu'on ne pensait
à rien moins qu'à se sauver, et qu'on
leur avait donné une fausse alarme. La
sentinelle en fut aussi mise en prison le
lendemain.
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