JEAN
NISSOLLE
SON ÉVASION
HORS DE FRANCE
À la suite de
la Révocation de l'Édit de
Nantes
V
L'ÉVASION
Le pauvre Capitaine, voyant qu'on s'en prenait
toujours à lui, cela le confirma toujours
plus dans le dessein qu'il avait de mettre tout en
usage pour rompre sa prison. Nous fîmes tout
ce que nous pûmes pour le dissuader de cette
entreprise, Nous lui représentâmes
toutes les difficultés. Nous lui dîmes
qu'il fallait avoir patience, que Dieu nous
appelait à souffrir, et que quand le temps
de notre délivrance serait venu, il ne
manquerait pas de moyens pour nous mettre en
liberté. Nous fîmes tant que nous le
détournâmes d'exécuter son
dessein pendant deux mois. Mais enfin il
s'impatienta, et s'étant aperçu un
jour qu'on nous apporta du bois, qu'il était
lié avec une bonne corde, et qu'il y avait
des branches de mûrier de la grosseur du
bras, il s'avisa d'attacher la corde à deux
gros clous, qui tenaient la serrure de la
première porte qu'il fallait forcer, car
vous remarquerez qu'il y en avait quatre à
passer. Il entortilla de cette corde une branche de
mûrier, et se mettant dessous en haussant
avec la tête de toute sa force, il eut le
bonheur d'enlever peu à peu et sans bruit
cette première serrure. Cet heureux
succès l'encouragea extrêmement et lui
fit espérer qu'avec l'aide de Dieu il
viendrait aisément à bout des trois
autres. Cela ne manqua pas d'arriver.
Après avoir ouvert deux
portes, il remarqua un endroit propre à
faire ouverture sans que la sentinelle pût
l'entendre. Il vit là un petit trou ;
il s'aperçut qu'il avait été
plus grand et qu'on avait bâti là de
nouveau. Enfin il fit si bien, avec un fer dont on
se servait auprès du feu,
qu'il ôta deux grandes pierres de taille,
lesquelles firent une ouverture à pouvoir
passer facilement. Il courut d'abord
transporté de joie à la chambre de M.
Serres, de Montpellier, lui demander s'il avait
envie de se sauver, et lui dire de quelle
manière il avait disposé les choses
pour cela (1).
Nous nous rendîmes dans cet
endroit, et nous préparâmes tous
à descendre, à la réserve d'un
nommé M. Paris, des Vallées de Valons
(2),
auquel une
maladie et une grande faiblesse ne permirent pas
d'oser entreprendre un pareil dessein. Nous
joignîmes ensemble une paillasse et deux
draps qui suffirent pour aller jusqu'à
terre. Nous attachâmes le bout à un
banc qui appuyait contre les deux
côtés de la muraille, en sorte qu'il
n'y avait aucun risque que cela
manquât.
Après que chacun eût
fait son paquet, et que nous eûmes
prié Dieu tous ensemble qu'il bénit
notre entreprise, ce prisonnier du Vivarais,
nommé Vidal, descendit le premier ; je
le suivis malgré ma grande faiblesse et une
fièvre d'accès que j'avais encore.
Sans examiner le danger auquel je m'exposais,
j'attachai mon manteau à mon col et le jetai
derrière le dos. Sa pesanteur seule
suffisait pour me faire tomber. Dans cet
équipage, je commençai à me
laisser aller en bas. J'entendis ces pauvres gens
qui me donnaient mille bénédictions,
et qui me parurent tous
effrayés du péril
auquel ils me voyaient exposé. Je n'eus pas
descendu environ une toise que les forces me
manquèrent, si bien que je tombai de cinq ou
six toises de haut. Si j'avais eu la
précaution d'enjamber le drap,
peut-être ne serais-je pas tombé, mais
Dieu ne le voulut pas ainsi, pour ne me pas laisser
sans exercice. Capitaine, croyant que je
m'étais tué, descendit tout
promptement et fut presque aussitôt à
terre que moi. Il me trouva évanoui ;
il me donna de l'eau-de-vie qu'il se trouva
heureusement et me fit un peu revenir ;
cependant j'étais tout brisé et ne
pouvais du tout point me soutenir. Les deux autres,
qui restaient en haut, effrayés de ma chute,
ne voulurent pas se hasarder à descendre.
Capitaine me chargea d'abord après sur son
dos, aidé par Vidal, et me porta, avec le
moindre bruit qu'il put, à deux ou trois
cents pas de là. Ce fut pourtant une
espèce de miracle de ce que la sentinelle,
qui n'était pas fort éloignée,
ne nous entendit pas. Il s'en alla chez quelques
personnes du voisinage qu'il connaissait me
chercher quelque voiture, pour me porter à
deux ou trois lieues de là, mais on lui en
refusa absolument ; on le querella même
et, en lui disant s'il voulait leur mettre la corde
au cou, on le menaça de le découvrir
s'il ne se retirait au plus vite.
Ce bon et charitable personnage
s'en
revenait donc tout triste et fort
embarrassé, ne sachant comme me tirer
d'affaire ; mais le bon Dieu y pourvut d'une
manière qu'on peut regarder comme un effet
tout particulier et tout extraordinaire de son
secours et de sa protection. Sitôt qu'il eut
passé le pont qui est près de la
porte de la ville, comme il faisait fort obscur et
qu'il pleuvait même, il heurta tout d'un coup
fort rudement contre un âne qui se trouva au
milieu du chemin. Il faillit à se blesser,
il eut même un peu de peur et fut assez
longtemps sans savoir contre quoi il avait
heurté. Il reconnut pourtant enfin ce que
c'était, et admira la Providence qui lui
avait fait trouver ce qu'il
cherchait, dans le temps qu'il y pensait le moins.
Cet animal cependant ne voulait pas marcher
d'abord, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine
qu'en le pressant et en le poussant il l'amena
jusques à nous. Il me raconta la chose, et
me dit qu'il avait eu toutes les peines du monde de
faire marcher cette pauvre bête. Je lui
répondis que je ne doutais point qu'elle ne
marchât vigoureusement, et sans me causer la
moindre fatigue, sitôt que je serais dessus,
et qu'assurément la Providence ne l'avait
pas fait rencontrer sur ses pas afin qu'elle me
fût inutile. Je ne me trompai point dans cet
heureux pressentiment. On ne m'eut pas plus
tôt mis dessus que cet animal allait d'une
force qu'on avait peine à lui tenir pied, et
cependant de l'allure du monde la plus douce.
Brisé comme je l'étais, je n'aurais
pas pu durer dessus, s'il avait tant soit peu
trotté.
Nous passâmes tout près
du corps de garde, sans être aperçus,
et d'abord après avoir passé le pont
nous trouvâmes un parc où l'on tenait
du bétail, et où était un
mâtin qui, malgré les soins du berger,
se mit à aboyer si furieusement qu'il nous
fit extrêmement craindre d'être
découverts. Cela fit que nous nous
détournâmes du chemin, et nous obligea
de prendre à la gauche. Cela fut cause aussi
que nous nous égarâmes et que nous
abordâmes à des métairies dont
Capitaine connaissait les habitants, et qu'il
disait même être de la religion. Dans
cette pensée, il les pria de vouloir me
cacher chez eux pour quelques jours ; non
seulement ils nous refusèrent, mais ils ne
voulurent pas même nous montrer le chemin.
Tant il est vrai que la charité se rencontre
peu avec la crainte.
Enfin, après avoir beaucoup
marché, nous avançâmes pourtant
si peu que, quoique nous fussions partis à
une heure après minuit, nous nous
trouvâmes, sur les quatre heures du matin,
tout près des murailles de la ville.
L'horloge que nous entendîmes sonner nous fit
apercevoir de notre
égarement. Cela nous affligea et nous
mortifia beaucoup. Nous priâmes Dieu de tout
notre coeur qu'il voulût être notre
conducteur et notre guide. Cependant Capitaine crut
d'entendre du bruit dans la ville ; nous
rebroussâmes donc, et nous crûmes
devoir prendre le chemin opposé à
l'endroit où le son de la cloche et le bruit
que nous avions entendu nous faisait juger
qu'était la ville. Il nous fallait passer
à travers champs, tantôt dans des
vignes, tantôt dans des marais et dans des
joncs hauts et épais qui, à chaque
pas, s'entortillaient à mes jambes.
Imaginez-vous, Monsieur, la douleur que je souffris
dans le pitoyable état où
j'étais. Le coeur me manquait à tous
moments, et je me trouvai enfin si faible et si
abattu que je priai mes charitables conducteurs de
me mettre à terre, et de me laisser mourir
en repos au pied d'un arbre. Je leurs dis que je
serais l'homme du monde le plus heureux de mourir
ainsi en priant Dieu, parce que j'avais ma
conscience en repos et que Dieu me faisait sentir,
dans le fond du coeur, que j'avais fait ma paix
avec lui. Je leurs disais encore que je ne faisais
que les embarrasser, et qu'infailliblement je
serais la cause qu'ils seraient pris. Ils me
répondirent qu'ils ne m'abandonneraient pas
quand il s'agirait de gagner tous les
trésors du monde, et qu'ils ne doutaient
pas, puisque Dieu m'avait bien voulu conserver
jusque-là et eux aussi, qu'il ne leur fit
encore la grâce de me conduire dans un
endroit sûr et où je pourrais
recouvrer ma première santé. Ce sont
là, Monsieur, des exemples d'une
charité vraiment chrétienne, et je ne
sais s'il s'en trouverait beaucoup de
semblables.
Je n'en pouvais déjà
plus, lorsque nous arrivâmes au bord d'un
grand fossé, où pourtant il n'y avait
point d'eau. Il fallait de nécessité
le traverser, ne sachant point d'autre chemin, et
il était cependant impossible que la
bête le passât. Nous dîmes
à Vidal d'aller reconnaître l'endroit,
et de tâcher d'en trouver
quelqu'un par où nous pussions passer. Il y
alla, et demeura bien demi-heure à nous
rejoindre. Pendant ce temps-là, on m'avait
mis à terre. Nous avions heureusement
quelque peu de vivres, et même du vin.
Capitaine me fit manger un morceau et boire deux
petits coups, ce qui me remit et me fortifia un
peu. Vidal revint et, après que nous
eûmes tous un peu mangé et bu, on me
chargea sur les épaules de Capitaine, et
nous passâmes ainsi le fossé avec
beaucoup de peine et de fatigue. Ils ne m'eurent
pas plus tôt remis sur ma monture que le jour
parut, et un moment après nous vîmes
la tour de la Carbonnière
(3), où
il
nous fallait passer nécessairement. Il y
avait toujours là des gardes de sel
(4), ce
qui fit
extrêmement craindre à Capitaine que
nous n'y fussions arrêtés, d'autant
mieux qu'il avait entendu du bruit dans la ville et
qu'il fallait de nécessité passer par
là. Je le rassurai et lui dis
qu'infailliblement Dieu ne permettrait pas que nous
tombassions une seconde fois entre les mains de nos
ennemis. J'ajoutai que les marques
particulières de la faveur et de
l'assistance divines, dont j'avais ressenti les
effets jusqu'alors, me faisaient si fortement
espérer qu'à l'avenir Dieu ne
m'abandonnerait pas, que rien au monde ne pouvait
me faire craindre, et qu'enfin la confiance que
j'avais en sa bonté était si forte
que rien ne pouvait me faire douter tant soit peu
de son secours.
L'événement justifia
que ce n'est jamais en vain qu'on s'appuie sur Dieu
et qu'on espère en lui. Nous trouvâmes
un garde de sel à la porte de la tour
Carbonnière, qui se
peignait. Nous le priâmes
de nous faire ouvrir la porte. Il nous dit que le
maître était en haut qui s'habillait
et qu'il viendrait ouvrir dans un moment ; ce
que celui-ci ne manqua pas de faire et de baisser
le pont-levis. Nous lui payâmes quelque
droit. Il nous laissa passer et ne nous dit autre
chose, si ce n'est que nous étions sans
doute de ces prisonniers de la tour de Constance,
et que Dieu nous conduisît. Mes conducteurs
furent fort contents quand nous eûmes
passé cet endroit. Ils avaient tant de
frayeur qu'il leur semblait que toutes les
personnes que nous rencontrions étaient des
soldats d'Aiguesmortes, qui étaient venus
là pour les prendre et les ramener en
prison. Mais je vous assure, Monsieur, que Dieu me
fit la grâce de ne jamais rien craindre, tant
il m'assurait intérieurement de son secours.
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