JEAN
NISSOLLE
SON ÉVASION
HORS DE FRANCE
À la suite de
la Révocation de l'Édit de
Nantes
VI
D'AIGUESMORTES À GANGES
Cependant, comme je commençais
déjà à être fort
fatigué sur cette monture, je résolus
de m'arrêter à Saint-Laurent
(1),
à une
lieue d'Aiguesmortes ; mais nous
apprîmes qu'il y avait une compagnie de
dragons, ce qui nous obligea de faire tous nos
efforts pour arriver à Marsillargues
(2), à
deux lieues de la ville. Nous demandâmes
à loger dans trois ou quatre endroits
différents ; on nous refusa partout.
Nous étions déjà fort avant
dans le village, lorsqu'une demoiselle, qui avait
vu de quelle manière on nous avait
refusé, vint nous offrir sa maison le plus
honnêtement du monde, et sans qu'il nous en
coûtât rien. Nous la remerciâmes
fort de ses offres obligeantes, et nous la
priâmes seulement de vouloir bien nous
indiquer quelque personne qui sût rhabiller
les membres rompus. Elle nous donna d'abord un
garçon qui nous conduisit dans la maison
d'un homme tel que nous le demandions ; il
s'appelait maître Farignères.
Après que je me fus un peu reposé, il
regarda mes pieds et trouva que les os des
chevilles étaient déplacés.
Vous jugez bien, Monsieur, que ce ne fut pas sans
me faire beaucoup souffrir qu'on remit ces os dans
leur place naturelle. Il fallait que deux hommes me
tinssent pendant l'opération. Elle fut, par
la grâce du ciel, aussi heureuse que je le
pouvais souhaiter.
Je demeurai deux ou trois jours
chez
ce rhabilleur, pendant ce
temps-là, je fus visité de beaucoup
d'honnêtes gens et fort charitables. Mais je
dois particulièrement reconnaître les
obligations que j'ai à trois ou quatre
demoiselles qui me firent mille
honnêtetés, et qui, par une
charité peu commune, m'offraient
incessamment tout ce qui dépendait d'elles.
Ce ne furent pas aussi de simples offres, elles
furent suivies des effets. Ces
généreuses personnes
m'envoyèrent un bon lit, et ne me
laissèrent manquer de quoi que ce
fût.
Cependant, Vidal et Capitaine me
voyant en lieu sûr, crurent qu'ils devaient
faire chemin et me quittèrent
(3). Ce
ne fut
pas sans verser des larmes de part et d'autres, et
tout ce que je pus faire pour ces charitables
personnes et pour ces chers compagnons de mes
liens, fut de les accompagner de mille voeux et de
mille bénédictions. J'espère
que le ciel ne manquera pas de couronner leurs
bonnes oeuvres et de récompenser leur
extraordinaire charité. Comme l'on ne me
croyait pas tout à fait en
sûreté dans cette maison, on me fit
porter chez une veuve du voisinage, à qui on
donnait quatre ou cinq sols par jour pour me
servir. Je fus servi aussi bien que je l'aurais pu
souhaiter, et qu'on aurait su le faire dans ma
famille. On avait de moi tous les soins
imaginables, et l'on n'en aurait assurément
pas eu davantage quand j'aurais été
un enfant de la maison. Cependant je leur donnais
une peine extrême, et il fallut, pendant dix
ou douze jours, que deux hommes m'aidassent
toujours dans mes nécessités
indispensables. Ces généreuses
demoiselles, dont je ne saurais jamais assez
reconnaître les bontés et la
charité, prenaient la
peine de me visiter de temps en temps, pour voir si
je ne manquais de rien. Elles me firent venir un
fort habile homme, pour lui faire voir si mes
fractures avaient bien été
raccommodées. Il trouva que cela ne pouvait
pas mieux aller, y mit lui-même deux
emplâtres, tellement que, dans cinq ou six
semaines, je me sentais assez fort pour me tenir
à cheval.
On me fit changer trois ou
quatre
fois de maison, ce qui me fit bien voir qu'ils
craignaient beaucoup que je ne fusse enfin
découvert et que je ne tombasse une seconde
fois entre les mains de mes ennemis. Me sentant
donc assez fort, et voyant que j'avais repris
l'appétit, je les priai, pour ne pas leur
plus être à charge, de me faire
conduire aux Marques
(4),
ce que l'on
fit chez un de mes amis qui avait pris femme
à Ganges, dans notre voisinage. Je ne
saurais, Monsieur, m'empêcher d'admirer que
des gens qui ne m'avaient jamais ni vu ni connu,
aient eu pour moi tant de bonté, et se
soient donné tant de soins et de
fatigues.
Je demeurai donc deux jours aux
Marques chez cet ami, qui prit la peine de me
conduire lui-même à Nîmes. On me
logea dans une maison particulière,
où je fus servi et secouru de mes parents,
mais particulièrement d'une veuve
nommée Vigne, qui ne manquait pas de
m'apporter tous les jours ce qu'elle croyait
m'être nécessaire. Mes parents ne me
mirent pas chez eux, de peur de se faire des
affaires, et ils avaient d'autant plus sujet de
craindre qu'on faisait souvent des recherches dans
les maisons des nouveaux réunis
(5). On
fut
même deux ou trois fois dans celle où
j'étais, mais heureusement
on ne vint jamais dans ma chambre. Ils
étaient ainsi continuellement dans des
frayeurs mortelles qu'on ne me
découvrît enfin, et que je ne fusse
encore exposé à la souffrance. Cela
me fit résoudre à m'en aller chez
moi. On me loua donc un cheval, et on me donna un
garçon qui me conduisit à
Saint-Hippolyte. J'allai loger dans le bourg de la
Croix-Haute (6),
au Lion d'Or, chez M.
Despeuch. Il
me reçut assez honnêtement,
malgré les craintes que lui causaient les
recherches que l'on faisait dans tous les endroits
de la province. J'envoyai d'abord avertir un de mes
parents que j'étais là, et le prier
de me venir voir. Il vint et me protesta qu'il
avait un regret extrême de ne pouvoir pas me
recevoir chez lui, parce qu'on lui en voulait
particulièrement et à cause des
recherches exactes qu'on faisait presque tous les
jours. Il me confirma toujours plus dans le dessein
que j'avais d'aller chez moi, pour ne point faire
d'affaires à personne.
Le lendemain, il me donna un de
ses
cousins pour me conduire à Ginestous
(7), et
me dit
que de là je pourrais envoyer chercher
quelqu'un de mes parents qui me conduirait à
Ganges. Il dit en même temps à ce
jeune homme, qu'il dît à l'hôte
chez qui nous devions loger à Ginestous, que
son frère le priait fort de me tenir
caché jusqu'à la nuit. Sitôt
que nous fûmes arrivés dans cet
endroit et que l'hôte m'eût reconnu, il
changea de couleur, me refusa le couvert et dit que
son frère devrait avoir honte de m'envoyer
chez lui pour le faire périr, lui, sa
famille et tout ce qu'il avait au
monde. Il ajouta que je ne pourrais pas
éviter d'être pris, ce que je pensais
faire, qu'il y avait là cinq ou six
personnes qui me connaissaient, et que même
le curé était du nombre. Je lui dis
qu'il avait tort de s'effrayer de cette
manière, qu'il ne fit point tant de bruit,
que je voyais bien que lui seul serait capable de
me livrer entre les mains de mes ennemis, et qu'il
ne devait pas craindre que j'entrassse seulement
chez lui. Le jeune homme fut extrêmement
surpris de voir le procédé de cet
hôte, et il en fut même fort
effrayé.
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