Sermons et
Méditations
Serviteurs inutiles.
Qui de vous, ayant un serviteur
qui laboure ou paît les troupeaux, lui dira,
quand il revient des champs : Approche vite et
mets-toi à table ? Ne lui dira-t-il pas
au contraire : Prépare-moi à
souper, ceins-toi et me sers jusqu'à ce que
j'aie mangé et bu ; après cela,
toi, tu mangeras et boiras. Doit-il de la
reconnaissance à ce serviteur, parce qu'il a
fait ce qui lui était ordonné ?
Vous de même, quand vous aurez fait tout ce
qui vous est ordonné, dites : Nous
sommes des serviteurs inutiles ; nous n'avons
fait que ce que nous étions obligés
de faire.
Luc 17, 7-10.
Soyez semblables à des hommes qui
attendent que leur maître revienne des noces,
afin de lui ouvrir dès qu'il arrivera et
frappera. Heureux ces serviteurs que le
maître, à son arrivée, trouvera
veillants ! Je vous le dis en
vérité, il se ceindra, les fera
mettre à table et s'approchera pour les
servir.
Luc
12, 36. 37.
On aurait raison de dire, peut-être, que
ces paroles de Jésus trouvent leur
application spéciale à l'égard
de ceux qu'on est convenu d'appeler les serviteurs
de Christ et de l'Eglise. C'est à eux que
sont données, ici, les leçons dont
ils ont besoin pour l'accomplissement de leur
tâche. Le Maître les abaisse et les
élève tour à tour. Il leur
impose une humiliation aussi salutaire que dure
à accepter, aussi naturelle et
nécessaire à ses yeux que peu
conforme à la pensée et aux
aspirations du coeur de l'homme. Quand vous aurez
fait tout ce qui vous est commandé, dites :
Nous sommes des serviteurs inutiles, parce que nous
n'avons fait que ce que nous
étions obligés de faire. Qui donc
trouverait facile de répéter cet
aveu, enlevant jusqu'au dernier vestige de la
satisfaction que voudrait éprouver, en
contemplant son oeuvre, celui qui l'a
accomplie ? Mais tournez la page et, dans une
seconde parole, vous entendrez le Maître
annoncer à ces mêmes hommes qu'en
retour d'un service fidèle, ils seront de sa
part les objets d'un acte de condescendance
inouï sur la terre. Heureux, dit-il, les
serviteurs que le Maître, à son
arrivée, trouvera veillants. En
vérité, en vérité, je
vous dis qu'il les fera mettre à table et
qu'il viendra les servir ! Tout mérite
de l'homme détruit, toute gloire humaine
changée en confusion de face, la grâce
gratuite de Dieu vient ainsi donner à ceux
qu'elle avait appauvris, dépouillés
et jetés dans la poussière, un
encouragement suprême et bien inattendu. Le
serviteur inutile servi par le Maître. O
spectacle surprenant ! Qui en dira la
raison ?
Or, mes frères, si j'ai eu l'air,
tout à l'heure, de vouloir
rétrécir le cercle de ceux que
regardent ces choses, j'ai hâte maintenant de
l'élargir. Des serviteurs de
Jésus-Christ, ne le sommes-nous pas tous,
nous qui avons cru en son nom ? C'est la foi,
ce n'est pas une vocation spéciale et
terrestre seulement, qui fait entrer l'homme au
service du céleste Maître. Il n'est,
parmi ceux qui ont accepté son salut et dont
le coeur a consenti à se donner à
Jésus-Christ le Sauveur, personne qui n'ait
reçu son emploi dans sa maison ! Pas un
auquel il n'ait confié quelque tâche
à faire ! Pas un,
non plus, dont l'emploi ressemble en tout point
à celui de l'autre ! Pas un dont le
service soit trop humble pour que le regard du
Maître ne le cherche et ne s'y
arrête ! Pas un dont le service puisse
être supprimé pour cette seule raison
qu'il ne serait d'aucune
nécessité ! Pas un qui soit
incapable de faire quelque chose de valable pour
les frères et pour
Jésus-Christ ! Serviteurs et servantes
du Seigneur, vous l'êtes tous, nous le sommes
tous, mes frères ! Et puisqu'il en est
ainsi, compagnons d'oeuvre pour
l'édification du royaume de Dieu,
mettons-nous ensemble aux pieds du Maître,
pour lui dire : Parle, Seigneur, nous
écoutons !
Mes frères, il n'y a dans toute
l'étendue du royaume de Christ qu'un seul et
unique chemin qui mène à la vie, au
bonheur et à la gloire, c'est celui de
l'humiliation. Qu'il s'agisse du salut en
général ou bien de quelques
détails, de ceci ou de cela, nous n'arrivons
à rien, nous n'obtenons rien, nous restons,
aux yeux de Dieu, indignes de tout, aussi longtemps
que nous portons la tête haute et que nous
faisons valoir des droits. Nous humilier,
détruire nos prétentions, nous
prouver que, sur le terrain de ce que nous nommons
nos droits il n'y a pour nous rien à
espérer, ce sera donc là la
première oeuvre que Dieu voudra accomplir en
nous par le St-Esprit. C'est celle aussi que
Jésus poursuivait, un jour, en enseignant
ses disciples : Qui de vous, dit-il, ayant un
serviteur qui laboure ou qui paît les
troupeaux, lui dira d'abord, quand il revient des
champs : Assieds-toi et te mets à
table. Mais ne lui dira t-il pas
plutôt : Prépare-moi à
souper et ceins-toi et me sers ;
jusqu'à ce que j'aie mangé et bu, et
après cela, tu mangeras et tu boiras. Est-il
redevable à ce serviteur, parce qu'il a fait
ce qui lui était commandé ? Vous
aussi, de même, quand vous aurez fait tout ce
qui vous est commandé dites : Nous
sommes des serviteurs inutiles, parce que nous
n'avons fait que ce que nous étions
obligés de faire.
Je ne connais, sur les lèvres de
Jésus, rien qui nous remette à notre
place aussi simplement et clairement que ces
paroles. C'est sous le coup qu'elles nous portent
que tombent les illusions dont nous nous
berçons quelquefois quant à la valeur
de nos travaux et de nos oeuvres. Avons-nous
estimé, peut-être, plaire à
Dieu et nous assurer sa grâce par un peu
d'obéissance à ses ordres, par
quelque activité, à son service, par
tel acte d'abnégation ou de sacrifice ?
Avons-nous compté, pour nous-mêmes ou
pour quelque frère, sur je ne sais quelle
récompense du Seigneur, parce qu'il y aurait
eu, dans notre vie, ou dans celle de ce
frère, beaucoup de bonne volonté et
peut-être quelque succès ? Vain
raisonnement ! Espoir trompeur !
Jésus vient nous dire que tout notre temps,
toutes nos forces, tout ce que nous avons à
donner, appartient au Maître en qui nous
avons cru et qu'il n'est en nous rien qui ne lui
soit dû. Pas d'effort, pas d'oeuvre, pas
d'acte de fidélité et de
dévouement à lui-même ou aux
frères que nous puissions lui offrir
par-dessus ce qui nous est commandé !
Pas de vie, si chrétienne
soit-elle, qui puisse lui
être offerte sans qu'il ait le droit de la
demander plus excellente encore et plus parfaite.
Quand vous aurez ; fait tout ce qui
vous a été commandé,
dites : Nous sommes des serviteurs inutiles,
voilà jusqu'où vont ses
exigences ! Il y a là des termes devant
lesquels s'arrêtent effrayés,
scandalisés, ma vanité et mon
orgueil. Qui donc, à moins d'avoir
été éclairé par
Jésus-Christ, aurait pensé que Dieu
put être si sévère !
À la vérité, c'est bien
autrement que nous avons interprété
sa volonté à notre égard. Il
nous a semblé qu'il suffisait, pour lui
plaire, de faire quelque chose pour lui, et,
opérant un habile triage, nous avons choisi,
pour nous y conformer, une partie de ses ordres,
ceux qui nous allaient et qui étaient les
moins difficiles. D'autres, nous avons su les
éviter, les oublier, parce qu'il y avait en
nous un coeur qui les jugeait inacceptables !
Mais laissez-moi, pour quelques instants, supposer
ce qui n'est pas et ce qui ne sera jamais.
Laissez-moi penser qu'il puisse nous être
donné de faire tout ce qui nous a
été commandé : support et
patience partout, pardons
répétés septante fois sept
fois charité qui excuse tout, qui croit
tout, qui espère tout, qui supporte tout,
témoignage chrétien rendu en toute
occasion, sans crainte, devant la
génération perverse et
incrédule du jour, foi qui ne doute pas,
confiance que rien n'ébranle, amour qui
demande chaque matin : Que veux-tu que je
fasse ? volonté prête à
accepter n'importe quel service, reconnaissance
humble et journalière. Laissez-moi la
supposer devenue chez nous une
réalité, cette vie
irréprochable que ne flétrirait
aucune infidélité, aucune
résistance, aucun refus. Qu'en dirait
Jésus-Christ ? Quel conseil
donnerait-il à ceux chez qui il la
trouverait ? Quelle pensée mettrait-il
dans ce coeur et sur ces lèvres qui ne
connaîtraient autre chose que le plus joyeux
consentement à sa volonté ? Quel
aveu s'efforcerait-il de faire naître chez
cet homme dans lequel le monde chrétien
saluerait un saint descendu du ciel sur cette terre
de péché ? Mes frères,
à cet homme obéissant sur toute la
ligne, à ce fidèle d'entre les
fidèles, il demanderait de s'associer, avec
une pleine conviction, à l'humble et
humiliante confession de ceux qui disent :
Nous sommes des serviteurs inutiles, parce que nous
n'avons fait que ce que nous étions
obligés de faire.
Or, que vous en semble ? Si
Jésus nous donne son appréciation sur
ce que sont les meilleurs, ne serait-ce pas afin
que nous fussions tous humiliés, toutes les
fois que nous évaluons notre vie et notre
oeuvre en sa sainte présence ?
Ah ! qui ne connaîtrait pour l'avoir
surpris, accomplissant son travail au fond du
coeur, ce ver rongeur qui s'attache à la
fidélité elle-même et qui se
nomme la satisfaction de nous-mêmes et la
complaisance pour nous-mêmes ? Qui ne se
serait jamais cru utile au Seigneur,
nécessaire à telle oeuvre
chrétienne, digne d'une récompense,
minime peut-être, de la part du
Maître ? Qui n'aurait jamais vu
naître en lui-même quelqu'une de ces
prétentions sans nombre et sans nom dont le
monde est plein, qu'il ne jugera
jamais être
illégitimes, mais que Dieu condamne, parce
qu'elles ne conviennent pas à ses
enfants ? Quand vous aurez fait tout ce qui
vous a été commandé,
dites : Nous sommes des serviteurs
inutiles ; nous n'avons fait que ce que nous
étions obligés de faire. Voilà
sa volonté ! Elle anéantit nos
droits. Elle ne nous laisse aucun mérite
dont nous puissions nous prévaloir.
Serviteurs inutiles ! que me reste-t-il
après cela, à moi, pauvre malheureux
auquel viennent d'échapper tous les moyens
de salut sur lesquels j'aurais aimé pouvoir
compter ? Serviteurs inutiles ! puisque
le Maître a voulu qu'il en fût ainsi,
quelle terre de refuge tient-il en réserve
pour moi qui ai perdu mes droits ?
Mes frères, là où a
sombré le mérite de l'homme,
là où ont disparu les droits auxquels
il rattachait ses espérances, là
où je ne vois plus qu'un serviteur inutile
dont son Maître sera libre de faire ce qu'il
voudra ; devant cet homme que je suis, moi, et
que vous êtes, mon frère, s'ouvrent
les horizons bénis de la grâce. Le
même Jésus qui nous a
dépouillés de ce qui ferait notre
propre justice, nous transporte, pour nous rendre
espérance et bonheur, dans des
régions nouvelles. À
côté de la similitude que nous venons
tout à l'heure d'entendre de sa bouche vient
s'en placer une autre : Que vos reins soient
ceints et vos lampes allumées et soyez
semblables à des hommes qui attendent que
leur Maître revienne des noces ; afin
que, quand il sera venu et qu'il aura heurté
à la porte, ils lui ouvrent incontinent.
Heureux ces serviteurs-là que le
Maître, à son arrivée,
trouvera veillants. En
vérité, je vous dis qu'il se ceindra,
qu'il les fera mettre à table et qu'il
viendra les servir !
Vous souvient-il d'avoir jamais
assisté à scène pareille sur
la terre ? d'avoir rencontré quelque
part ce maître qui, au lieu d'accepter les
services qui lui étaient dus, donnait
à ses subordonnés la place qui lui
était destinée et ne se montrait
préoccupé que d'une seule chose,
c'est de les combler de témoignages de sa
reconnaissance et de son amour ? Et si, d'une
manière ou d'une autre, ce spectacle venait
à se présenter ; si, dans la
société où nous vivons, on
avait l'occasion de parler d'un fait aussi
surprenant, quelles seraient les réflexions
qui se presseraient sur les lèvres de
tous ? L'on ne trouverait, j'imagine, pas
assez de paroles, soit pour vanter la
condescendance de ce maître sans égal,
soit pour dire le bonheur de ceux qui ont le
privilège de le servir. L'on dirait que ce
maître n'avait pas d'obligation à
l'égard des gens de sa maison, qui l'avaient
attendu debout, prêts à lui ouvrir la
porte à sa rentrée et à
pourvoir aux besoins de l'arrivant. Ces serviteurs,
qu'avaient-ils fait, sinon leur devoir ?
Où donc était leur titre à de
telles bontés ? Nulle part.
Auraient-ils pu espérer que les rôles
seraient intervertis si complètement,
espérer se voir placés à table
et servis par le Maître ? Nullement.
Inattendue, imméritée, agissant avec
une souveraine liberté, la grâce du
Maître s'est montrée, à l'heure
où nul ne s'y attendait, dans toute sa
grandeur, dans toute sa beauté, avec le
bonheur qu'elle répand,
la grâce dont rien ni
personne ne dira jamais le pourquoi, dont nul
n'expliquera l'intervention
généreuse, la grâce enfin qui
est la grâce !
Or, ce maître dont je parle et que
l'on chercherait en vain dans le monde où
l'on vit sous le régime du droit, ce
maître qui agit selon sa grâce,
Jésus nous dit qu'il l'est, lui. Il ne doit
rien à aucun de ses serviteurs ; ils
sont inutiles du premier jusqu'au dernier ;
qu'ils se le tiennent pour dit et qu'ils s'en
humilient. Mais lorsqu'il les verra s'employer
à son service avec humilité ;
lorsqu'ils mettront à ce service le peu de
force dont ils disposent ; lorsque son oeil
verra qu'ils occupent avec fidélité
chacun la place bien humble, peut-être, qu'il
leur a assignée ; alors, à ce
service fait par amour, répondra, de sa
part, un acte d'amour. Ces serviteurs, quoique leur
pied foule encore le sol d'ici-bas, seront
enveloppés d'une atmosphère qui n'est
point celle de la terre. Les lois de ce monde nous
disent qu'il sera fait à chacun selon ce qui
lui est dû. Mais là-haut, c'est le
règne de la grâce. Serviteurs,
servantes de Jésus-Christ, vous qui
confessez que vous avez si peu fait pour lui, votre
Maître ne compte pas comme compte le monde.
En vérité je vous dis qu'il se
ceindra, qu'il vous fera mettre à table et
qu'il viendra vous servir. Le croirions-nous, s'il
ne l'avait pas affirmé lui-même ?
Oserions-nous accepter, s'il ne nous l'avait pas
donné lui-même, un tel
encouragement ? O grâce, grâce de
Dieu, que tu es grande ! O règne de
l'amour, que tu es beau ! Serviteurs de
Jésus-Christ, que vous
êtes heureux ! Indignes de tout, et
recevant tout ! Inutiles, et servis par le
Maître ! Tel est votre sort ; je
n'en connais point de meilleur. Amen.
Les choses visibles
et les choses invisibles.
Nous ne regardons pas aux choses
visibles, mais aux invisibles.
2
Cor. IV, 18.
Je ne me tromperai peut-être pas en disant
qu'avant même d'avoir examiné de plus
près cette ligne de la seconde
épître de St-Paul à l'Eglise de
Corinthe, et de nous être rendu bien compte
de la pensée qu'elle exprime, nous ne
pourrons pas nous défendre d'une
première impression, c'est que cette
affirmation que nous trouvons sur les lèvres
de l'apôtre, nous ne pouvons pas la
répéter avec la même conviction
que lui. Nous ne regardons pas aux choses visibles,
mais aux invisibles : pour St-Paul,
c'était là un point acquis, une chose
bien apprise à l'école de
l'Évangile de Jésus-Christ, une
pratique adoptée et suivie dans la vie de
tous les jours. Quant à nous, moins dociles,
moins avancés que l'apôtre, nous
hésitons à parler comme il a
parlé. De légitimes scrupules nous
retiennent. L'expérience nous dit que nos
regards cherchent encore le visible bien plus que
l'invisible, et qu'il y a dans les choses qu'on
voit une puissance d'attraction
à laquelle nous ne
résistons pas facilement. Ce qui dans le
coeur et dans la vie d'un St-Paul était un
fait accompli, sera donc pour nous l'objet d'une
ambition. À l'école du Saint-Esprit
nous devons arriver à pouvoir affirmer,
à notre tour, que nous ne regardons pas aux
choses visibles, mais aux invisibles. Cela fait
partie de notre vocation et de notre
éducation chrétiennes et du bonheur
même que la foi doit nous donner.
I
Nous appartenons, mes frères, par notre
nature et la position que Dieu nous a faite,
à deux mondes, au monde des choses visibles
et au monde des choses invisibles ; mais pour
plusieurs, pour le grand nombre, pour nous tous,
à moins que Dieu n'intervienne et ne nous
ouvre les yeux et l'entendement, le premier
l'emporte sur le second.
Le monde des choses visibles, des choses que
nos regards cherchent, que nos mains touchent et
que heurte notre pied, ce monde tour à tour
si beau et si troublant, quelle place
prépondérante n'occupe-t-il pas en
effet dans nos pensées et dans notre vie
tout entière ! Bien certainement, il
n'y a pas là une affaire d'âge
seulement. Il est naturel, sans doute, que la
jeunesse, sous les yeux étonnés de
laquelle s'ouvre la vie présente pleine de
promesses et d'appels, soit
captivée par la terre.
Nous prévoyons pour elle plus d'une
déception et plus d'une amertume, mais nous
comprenons le charme qu'elle subit et nous ne nous
étonnons pas que les choses visibles soient
pour elle au premier plan. N'observons-nous pas
quelque chose de semblable dans la vie et le
développement de l'humanité tout
entière ? Au début, dans les
pages de l'Ancien Testament, les choses visibles
jouent le grand rôle. Petit à petit
seulement et à mesure qu'Israël prend
de l'âge, Dieu essaie de lui faire comprendre
que le visible doit céder la place à
l'invisible, et enfin, quand Jésus-Christ
paraît, la dernière et grande
leçon est donnée à ce
sujet.
Mais si le jeune âge saisit et aime en
premier lieu les choses visibles, est-il certain
aussi que, dans la proportion où nous
grandissons et vieillissons, nos yeux s'ouvrent
inévitablement pour voir les choses
invisibles ? Est-il certain surtout, que ce
coeur qui, de nature, est si puissamment
attiré vers les choses d'ici-bas, apprenne
sans effort et comme naturellement à
regarder aux choses invisibles ? Nous est-il
permis de constater, chez d'autres et chez
nous-mêmes que cette évolution
s'accomplit, bonne, salutaire, voulue de
Dieu ? Qui donc le soutiendra, sans qu'ici
encore l'expérience vienne dire son mot
humiliant et nous placer en face de la
vérité ? Non, ce n'est pas
l'âge mûr qui amène pour nous,
comme avec nécessité, cet état
d'âme et de coeur nouveau dont l'apôtre
parlait à ses frères de Corinthe.
Voyez plutôt : plus
l'homme suivra sa voie
naturelle, plus aussi, au lieu de regarder et de
s'attacher à ce qui est invisible, il sera
assujetti au pouvoir des choses qu'on voit. Ce qui
dominera sa pensée, son coeur et son
âme, ce sera la tâche
journalière sous les mille aspects qu'elle
revêt, la tâche à faire en
dehors et au dedans de la maison, la tâche du
père ou de la mère de famille, la
tâche, quels qu'en soient le nom et la
nature. Ce qui l'occupera, ce sera sa vocation
terrestre, ce seront ses champs et ses vignes, ce
seront ses affaires et ses travaux, ce seront les
détails sans nombre dont se compose la vie
de l'homme, toujours plus remplie, toujours plus
fiévreuse, toujours plus haletante : ce
sera la terre enfin, avec les exigences qu'elle
fait naître, avec les obligations qu'elle
crée et avec les promesses, si fallacieuses
parfois, qu'elle se plaît à
faire !
Vous me rappellerez, peut-être, que
j'oublie une chose, c'est que, chez plusieurs, une
partie de cette activité absorbante se
déploie en faveur d'oeuvres de bienfaisance,
d'oeuvres chrétiennes, d'oeuvres de
relèvement, qu'elle a pour but, enfin,
l'édification du Royaume de Dieu sur la
terre. Mais sommes-nous sûrs de ne pas
obéir, même en accomplissant ces
fonctions sacrées, à la loi fatale
à laquelle notre nature veut nous
asservir ? Que demandons-nous ? Le
succès, le progrès, le chiffre qui
étonne, ce qui est visible, et non pas
seulement ce qu'il nous faut pour savoir faire
humblement, patiemment, par la foi qui sait
attendre et espérer en silence, l'oeuvre de
Dieu et de Jésus-Christ.
Vraiment, ce sont, ici encore, les choses visibles
qui viennent exercer sur nous leur redoutable
empire. Essayez de leur échapper ; vous
ne le pourrez, à moins que Dieu ne vous
tende pour cela sa bonne et secourable main, et
qu'il n'opère en vous, par son Esprit, un
changement merveilleux.
II
Après nous être occupés du
monde des choses visibles, nous aurons à
parler, mes frères, du monde des choses
invisibles. Voyons d'abord de quels moyens Dieu se
sert pour nous donner des yeux qui voient ce monde
nouveau, insaisissable. Plus d'un des
mystères dont l'histoire du Royaume de Dieu
et la vie des enfants de Dieu sont pleines,
trouvera ici son explication. À plus d'un
pourquoi sera donnée ici une réponse,
et sur plus d'un sentier que la raison humaine dit
être couvert de ténèbres, se
répandra un rayon de lumière.
Considérez, entre autre,
l'événement qui a marqué le
commencement de l'ère chrétienne, le
commencement des temps de la nouvelle Alliance,
dont les membres, de préférence
à ceux de l'Alliance d'autrefois, sont
appelés à regarder non pas aux choses
visibles, mais aux invisibles. Je veux parler de la
fin que Jésus a prise à
Jérusalem. Nous n'avons pas à nous
occuper ici de l'oeuvre de salut qui s'est
accomplie sur la croix de
Golgotha ; nous n'avons à envisager
celle-ci qu'à un point de vue
spécial. Qu'était-elle, pour ceux qui
se tenaient là, sinon
l'anéantissement le plus complet des choses
visibles ? Après cet
événement, que restait-il à
ces disciples du Seigneur qui auraient voulu voir,
voir des yeux de la chair, le Royaume de Dieu
venant sur la terre avec éclat ? Rien,
mes frères, rien de ce qu'ils avaient
espéré pouvoir contempler et
toucher ! Les choses visibles, la main de Dieu
les avait enlevées dans un suprême
effondrement.
Nous serait-il difficile de deviner la
grande leçon qui a été
donnée par là aux
générations chrétiennes de
tous les temps ? Dieu a voulu leur enseigner,
par une leçon de choses sérieuse
entre toutes, à regarder, non pas aux objets
passagers qui remplissent la terre, aux choses qui
attirent et qui frappent l'attention de l'homme
naturel, mais aux grandes et saintes
réalités du monde invisible et
éternel.
Mais à côté du fait
unique en importance que je viens de rappeler,
ravivez des souvenirs plus proches.
Quelle tournure inattendue les choses ne
prennent-elles pas souvent dans nos vies à
nous ! Quelles déceptions que celles
qui nous sont réservées ! Les
choses visibles qui avaient pris et auxquelles nous
avions donné une place si grande dans nos
préoccupations, ont engendré pour
nous plus d'un chagrin et plus d'un souci. Nos
affaires se sont compliquées, notre
existence, à plus d'un égard, est
devenue difficile, nos forces
naturelles ont baissé, nous avons senti avec
tristesse notre insuffisance à faire ce que,
dans les jours d'autrefois, nous accomplissions
sans effort ; nos appuis visibles, terrestres,
sont tombés ; les amis de notre
jeunesse se sont faits rares, et l'avenir, assombri
par plus d'un nuage, n'est guère rassurant.
Les choses, les hommes, rien ne semble plus
être à sa place. Ce qui est visible
est ébranlé. Le monde passe et nous
passons avec lui. Est-ce là ce que nous
avions rêvé et
espéré ?
Un grand peintre a laissé à
une de nos galeries suisses un tableau
représentant un vieillard fatigué,
affaissé, faisant errer un regard
mélancolique sur le chemin que sa nacelle a
parcouru sur l'océan de la vie, et cette
oeuvre porte cette légende :
« Les illusions perdues. » Mais
croyez-vous que cette interprétation des
déceptions humaines soit la bonne ?
Dieu ne viserait-il, en faisant périr sous
nos yeux les choses visibles, qu'à remplir
le coeur de l'homme de tristesse et de
découragement ? Celui, à la
droite duquel il y a un rassasiement de joie
à toujours, et en qui sont les sources de la
vie, nous réserverait-il un sort si peu
propre à révéler au coeur ses
perfections divines ? Vous n'admettrez pas
cela. Les intentions de Dieu sont autres. S'il veut
que les choses visibles finissent, c'est afin
qu'à la vue de ce spectacle douloureux, nous
apprenions qu'il existe des choses invisibles qui
ne finissent jamais. Vous pouvez trouver la
leçon dure, elle n'en est pas moins bonne
pour cela. Et jamais, si elle ne
nous était donnée, nous n'arriverions
à comprendre cette ligne de St-Paul :
Nous ne regardons pas aux choses visibles, mais aux
invisibles.
Le monde des choses invisibles, c'est le
monde de la foi, de la charité et de
l'espérance, le monde où
règnent la vérité et la
justice ; c'est le monde où la
fidélité et la puissance de Dieu sont
constamment à l'oeuvre pour le plus grand
bien de ceux qui ont cru.
Vous ne voyez aucune de ces choses, mais
Dieu veut, parce que ce sera là notre
bonheur, qu'elles viennent occuper en nous la
grande place. Le monde des choses invisibles, c'est
le monde où Jésus-Christ règne
et vers lequel il conduit son Église. Vous
ne voyez pas ce bon Maître ; vous ne
voyez pas, comme vous voyez les objets de la terre,
l'amour dont son coeur est plein pour vous, la
sagesse qu'il déploie en s'occupant de vos
affaires, la force qu'il offre au faible, la main
qu'il tend à son racheté afin que
celui-ci ne tombe pas dans le chemin glissant ou
rocailleux où il est appelé à
marcher. Le monde des choses invisibles, c'est ce
royaume qui ne peut être
ébranlé après que ses
fondements ont été jetés sur
la colline de Golgotha par le Fils même du
Dieu vivant, devenu l'homme de douleur par
excellence. Vous ne le voyez pas, il est
destiné à rester l'objet de la foi
chrétienne, mais il existe, il appartient,
avec ses richesses, sa gloire et sa paix, aux
rachetés de Jésus-Christ.
L'Écriture les nomme les héritiers du
salut, et ouvre devant eux des horizons sans nuages
dans la communion de Celui qui les a
sauvés. L'apôtre
l'avait compris, et son regard, fatigué des
choses de la terre, s'était fixé sur
ce qui ne se voit pas. Dans l'aspect des choses
invisibles, il puisait la force de faire sa
tâche de chrétien, et de combattre le
bon combat. Comme lui, nous devons accomplir
l'oeuvre à laquelle nous appelle la terre,
être vaillants au poste qui nous est
assigné. Dieu ne veut pas de pieux
rêveurs, et sa bénédiction est
promise au labeur, accepté sans murmure et
accompli en son nom. Mais nul ne peut oublier, sans
que son coeur et sa vie tout entière en
souffrent, que l'âme, le coeur et l'esprit
doivent être orientés, non pas vers la
terre, mais vers le ciel, le ciel avec ses
trésors invisibles de patience, de pardon,
de vérité, d'amour et de salut.
Du reste, ne l'avez-vous pas remarqué
plus d'une fois ? Le regard tourné vers
la terre, trouble et fatigue le coeur ; nul ne
supporte sans faiblir de marcher l'oeil fixé
sur les choses visibles. Mais ce qui donne de la
force à celui qui doit travailler, lutter,
persévérer ; ce qui rend
à l'âme et au coeur le courage que la
terre leur a ravi, ce qui répand sur
l'existence la plus assombrie même selon le
monde, de larges rayons de lumière, c'est le
regard levé vers les choses qui sont
éternelles, vers ce Sauveur qui ne manque
pas à sa promesse d'être avec ceux qui
ont cru, vers ce monde nouveau où tout est
paix et clarté. Vous donc qui dites :
Mon pied a glissé ; vous que vos forces
naturelles ont trahi, vous auxquels la tâche
qui vous attend chaque matin parait bien
lourde : regardez aux choses
invisibles. Ce sont là
les montagnes d'où vous viendra le secours.
Pour être victorieux de la terre, il faut les
forces du ciel. Pour demeurer debout au milieu du
tourbillon des affaires, du monde qu'on voit, il
faut un appel journalier et énergique au
monde qu'on ne voit pas. Amen.
|