LA
CROIX DE JÉSUS-CHRIST
CE QUE JÉSUS
A PENSÉ DE SA
MORT
L'Évangile est essentiellement une
rédemption. Sur ce point l'unanimité
chrétienne est acquise. Elle l'est
également sur cet autre point : entre
cette rédemption et la mort du Sauveur, une
relation existe, profonde, intime,
mystérieuse, qui se révèle
à l'expérience chrétienne
comme un fait. Et c'est parce que la Croix
avant d'être une doctrine est un fait, le
fait capital de l'évangile vécu
à une certaine profondeur, qu'elle peut
défier les critiques purement rationnelles
et les objections logiques qu'on lui a souvent
opposées, qu'elle n'a rien à en
redouter, non plus que des formules,
théologiques insuffisantes, maladroites
souvent, dans lesquelles certaines traditions tout
humaines prétendraient l'enfermer.
Aucun raisonnement ne prévaut contre
un fait. Ce fait est si profondément inscrit
dans la piété et les manifestations
de la foi chrétienne à travers les
siècles, qu'on ne pourrait sans violence
l'en arracher.
La Croix n'est pas seulement le signe du
christianisme ; elle en est plus encore le
symbole. Ne réunit-elle
pas en elle, cette croix, les
éléments les plus profonds, les plus
vivants, les plus contradictoires aussi, de la vie
chrétienne : le conflit tragique entre
la sainteté et le péché ;
la nécessité, pour revivre en Dieu,
de mourir au péché, à
nous-mêmes, par conséquent, puisque le
mal tient au fond même de notre nature ;
l'insondable mystère d'un Dieu d'amour qui,
désireux de libérer le
pécheur, mais tenu par sa sainteté
à condamner le péché, se
décide à prendre sur lui, par l'effet
d'une mystérieuse solidarité, le
poids écrasant de nos fautes, et à
frapper à mort dans sa personne même
la puissance du Mal qui nous asservit ; le
symbole d'une rédemption qui satisfait aux
deux grands besoins de notre coeur et de notre
conscience : un pardon total, gratuit, qui
nous réconcilie avec notre Dieu ; mais
aussi un pardon qui inspire aux coupables que nous
sommes une sainte horreur de leurs fautes ; un
pardon enfin qui « manifeste la
sainteté divine autant que
l'amour », qui, selon l'énergique
expression de Frommel, « foudroie le
péché en sauvant le
pécheur » (1).
La Croix ne suffit-elle pas à
évoquer au regard de la foi humble et
fervente le crucifié, dont la contemplation
remue jusqu'au tréfonds une conscience
assoupie, apaise, après les avoir
éveillées, ses angoisses, arrache
à l'âme droite ce cri de sainte
douleur : « Contre toi, contre toi
seul, j'ai péché ! »
(Ps. 51), et
immédiatement après
l'affirmation d'une inébranlable
assurance : « Qui nous
séparera de l'Amour de Christ ?... En
toutes choses, nous sommes plus que vainqueurs par
Celui qui nous a aimé »
(Rom. VIII, 35, 38).
S'il y a tout cela dans la Croix, dans les
souffrances et la mort du Christ, si en elle
culmine vraiment toute l'oeuvre du Sauveur, si en
elle se trouvent ramassées les
vérités les plus profondes et les
certitudes les plus consolantes de l'Evangile, nous
comprenons pourquoi l'Evangile primitif qui
affirmait sa puissance en des conquêtes
rapides et solides, fit de la Croix le centre de sa
prédication ; pourquoi saint Paul
déjà déclarait ne vouloir
savoir autre chose que
« Jésus-Christ, et
Jésus-Christ
crucifié » ; pourquoi le
symbole de toutes les infamies pour le monde juif
ou gréco-latin, objet de scandale, de
mépris, en dépit des oppositions les
plus farouches, des préventions les plus
tenaces, s'imposa à la conscience humaine
comme le signe d'une sainteté et d'un amour
tel que jamais le monde n'en connut de pareil.
Nous comprenons pourquoi la Croix qui au
cours des siècles a triomphé de tant
d'oppositions, de tant de haines, est
appelée à braver victorieusement
encore toutes les tempêtes dans l'avenir.
Nous ne craignons rien pour elle. Son sort est
lié à celui du Christ vivant. Et nous
nous souvenons du mot de Vinet :
« Ce n'est pas tant l'Évangile qui
nous a conservé la Croix, que la Croix
qui nous a conservé
l'Évangile ».
Cette parole profonde doit nous donner
à réfléchir. S'il est vrai -
comme on peut le constater - que de nos jours la
Croix ne tient plus la place de premier
plan, non pas seulement dans
les
préoccupations doctrinales de la
chrétienté, mais surtout dans sa vie
intérieure, il est permis de craindre qu'une
église qui oublie la Croix, ou la
néglige, oublie et néglige dans la
même mesure l'Évangile, en ce qu'il a
de plus vivant et de plus puissant.
Faut-il aller plus loin, et
reconnaître entre cette désaffection
généralement observée à
l'égard de la Croix et l'affaissement
spirituel de nos milieux chrétiens, un
rapport de cause à effet ?
Après avoir signalé
quelques-unes des influences qui selon lui ont
contribué à détourner notre
attention de la mort du Sauveur, pour la fixer, non
sans profit d'ailleurs à certains
égards, sur la vie de Jésus de
Nazareth, Frommel écrit ces lignes
significatives (Psycholog. du pardon, p.
255) : « On constatera
difficilement que notre époque manque au
point de vue chrétien de sève
religieuse et morale... une vague
piété nous tient lieu de religion. Il
y a chez nous beaucoup de bonnes
dispositions ; il y a de
généreux désirs, une grande
activité philanthropique, des oeuvres en
nombre immense, mais un oubli général
de la vie intérieure, et peu de force,
d'énergie, d'originalité. Il n'y a
rien en elle de vaillant, de concentré, de
profond. Nos repentirs sont fades, notre foi
globale est tiède, nos convictions pauvres
et sommaires. Le sentiment que nous avons du
péché ne va guère
jusqu'à celui de la coulpe. Nous en ignorons
le poids, l'angoisse et l'horreur. C'est la
caractéristique d'un Christianisme qu'aucun
réveil n'a de longtemps secoué et
dont la somnolente quiétude se prolonge dans
le demi-jour d'un perpétuel
crépuscule. La signification
rédemptrice de la Croix lui échappe
nécessairement. »
On ne, saurait mieux dire. Cette
signification rédemptrice
de
la Croix qui nous échappe, et où nous
persistons à voir une condition
nécessaire de toute vie puissante en Christ,
ce n'est pas une formule théologique
moderne, ou même traditionnelle, qui nous la
rendra, mais uniquement un Réveil
d'ordre spirituel. Si le Réveil, si tout
réveil d'âmes, profond et
décisif, part de la Croix, on peut aussi
dire que tout Réveil ramène à
la Croix, à une plus intime, une plus
vivante et vivifiante compréhension de la
Croix, qui n'est plus simplement sortie du dehors,
comme un dogme plus ou moins rebutant pour la
raison, mais du dedans, comme une vitale et
substantielle expérience d'âme.
Ainsi, de toute façon, le
mystère de la mort rédemptrice du
Christ nous apparaît intimement lié
à la naissance et à
l'approfondissement de notre vie
intérieure : il n'en fallait pas
davantage, n'est-il pas vrai, pour justifier le
choix du thème central de nos
méditations en ces jours de
recueillement : la mort du Seigneur
Jésus.
En manière d'introductions à
ces méditations et aussi parce que la
question nous parait d'une capitale importance pour
qui loyalement cherche à mieux comprendre la
Croix, et à déchiffrer pour son
compte la tragique énigme du Calvaire, nous
nous proposons d'interroger notre maître sur
l'importance et la portée qu'il a
lui-même attribuées à sa
mort et à ses souffrances.
Est-il, en ces matières, de plus
hautes autorités, de plus indiscutables, que
celles du maître adorable, dont nous nous
réclamons tous ici ? C'est lui et lui
seul que nous interrogerons, parce que, lui seul,
croyons-nous, a qualité pour nous
répondre. C'est
naturellement sur ce jeune
terrain biblique que nous nous placerons au cours
de ce modeste travail qui voudrait être,
à l'exclusion de toute préoccupation
théologique, une étude biblique.
C'est de préférence aux trois
premiers évangiles que nous demanderons une
réponse à cette question, non pas que
nous contestions l'autorité du
quatrième évangile sur ce sujet, mais
simplement parce que ses témoignages,
nombreux certes, mais souvent moins précis,
se prêtent moins que ceux des trois premiers
évangiles à l'usage que nous en
voulons faire.
Ce n'est pas seulement comme porteur d'un
message de salut, que Jésus se
présente dans nos évangiles, mais
aussi comme le Sauveur. Sans doute, c'est
surtout vers la fin de son ministère que
Jésus met l'accent sur son rôle de
Sauveur. Dans Matthieu, par exemple, nous
remarquons que dans les paraboles finales, les
vignerons, les noces royales, les 10 vierges, etc.,
la personne du Christ tient une plus grande place
que dans celles du Royaume de Dieu
(chap. XIII), et même que dans
le Sermon sur la Montagne, où Jésus
pourtant déjà se présente
comme le Législateur, plus grand que
Moïse, interprète et réviseur de
la loi qu'il accomplit.
Toutefois, très vite, Jésus se
donne comme le médecin des âmes
(IX, 12), comme l'Époux
d'Israël
(IX, 14, 15), comme le Fils de
l'homme qui a le droit et le pouvoir de pardonner
les péchés
(IX, 6), comme l'objet des
pressentiments des prophètes de l'Ancienne
Alliance
(XIII, 17), comme celui qui a droit
à l'amour suprême de ses disciples,
(X, 37), comme
celui qui seul soulage les fatigués et les
chargés en leur imposant son joug
(XI, 28). C'est avec joie qu'il
accueille sur la route de Césarée, la
confession de Pierre : « Tu es le
Christ et le fils du Dieu vivant ». De
tous ces textes se dégage nettement
l'idée du rôle unique de Sauveur que
Jésus assume à l'égard des
hommes.
Avant de nous demander si Jésus n'a pas
vu une relation directe, et laquelle, entre son
oeuvre de Sauveur et sa mort, demandons-nous quelle
place la pensée de sa mort a tenu dans ses
préoccupations ? Cette pensée
n'apparaît-elle dans son ministère que
tardivement, et en quelque sorte sous la pression
des circonstances défavorables qui la lui
imposent ? Il faudrait alors admettre que pour
Jésus lui-même sa mort violente n'a eu
qu'un caractère, accidentel, une importance
secondaire, et qu'elle ne faisait pas à nos
yeux partie intégrante du plan
rédempteur, ou bien a-t-il très vite
prévu et prédit l'issue tragique de
son ministère, comme inévitable, ou
du moins comme le nécessaire couronnement de
son oeuvre rédemptrice ? Auquel cas il
faut bien reconnaître que Jésus a
attribué dans sa mission une place
importante et décisive à sa mort.
La première prédiction, absolument
explicite de sa mort et de ses souffrances, par
Jésus, se rattache sans contestation
possible à la scène de
Césarée de Philippes, que nous
rapportent en termes à peu près
semblables les trois premiers évangiles
(Marc
VIII, 27 ;
Matth. XVI, 13 ;
Luc IX, 18). À la question de
Jésus : « Qui dit-on que je
suis ? » Pierre a
répondu : « Tu es le
Christ. » Et comme si Jésus
n'attendait que cette marque d'intelligence
spirituelle de la part de ses disciples, pour les
initier au côté tragique de sa
destinée, et par suite de la leur,
après leur avoir recommandé de n'en
rien dire à personne, « il
commença à leur apprendre qu'il
fallait que le fils de l'homme souffrît
beaucoup, qu'il fût rejeté par les
anciens, etc. »
Marc et Matthieu insistent sur le fait que
cette prédiction se produisit alors pour la
première fois
(Matth. XVI, 21). Les expressions
employées par les évangélistes
montrent qu'il ne s'agit pas d'une allusion
voilée, d'un pressentiment vague, mais bien
d'une déclaration précise, ou mieux
encore du début d'un enseignement
nouveau. Il commença à leur
enseigner qu'il fallait... (Marc).
Il est de fait qu'à partir de la
confession de Pierre, tout devient dans la vie de
Jésus occasion à allusions, le plus
souvent fort claires, à
l'événement final, dont l'attente
désormais domine son activité
(Marc
IX, 12 ;
Matth. XVII, 12 ;
Marc, IX, 30 ;
Luc XII, 50 ;
XIII, 31 ;
XVII, 25 ;
Matth. XXIII, 29 ;
Marc X, 32,
39,
45 ;
Matth. XX, 23,
28, etc.).
Pourquoi l'apparition de l'enseignement
explicite sur sa mort et ses souffrances, à
un moment relativement tardif de son
ministère ? sinon parce qu'alors
seulement les disciples sont devenus capables de
comprendre cet enseignement ; ils viennent
enfin de saluer en leur Maître le Messie. Il
est vrai que sur ce point leur accord avec
Jésus est plus apparent que réel.
Leur Messie est celui de la tradition juive
de l'époque, un Messie vainqueur et
glorieux. Le Messie auquel songe Jésus est
au contraire destiné
à la souffrance et à la mort. C'est
celui d'Esaïe 53. Entre sa qualité de
« Fils de l'homme »,
terme par lequel la tradition désigne le
Messie, et sa mort prochaine et violente, son rejet
par les anciens, les principaux sacrificateurs et
les Scribes, Jésus établit un lien
étroit, intime. C'est parce qu'il est le
Messie qu'il est appelé à donner sa
vie. Et comme l'oeuvre du Messie,
d'après les Juifs eux-mêmes, est
essentiellement une Rédemption, on
peut dire que Jésus en faisant de sa mort le
terme nécessaire de cette oeuvre, lui a
attribué une portée
rédemptrice, au moins implicitement, et cela
dès sa déclaration de
Césarée de Philippes.
En tout cas les disciples ne comprennent pas
ce maître. Et ses allusions à sa mort
les laissent perplexes et troublés.
Jésus, à mesure que se dresse plus
haute et plus proche de son horizon la silhouette
de la Croix, se sent plus seul. Dans
Marc X, 32, nous lisons :
« Ils étaient en chemin pour
monter à Jérusalem, et Jésus
marchait seul devant eux ; les disciples
étaient troublés et le suivaient avec
crainte. » Et les 3 synoptiques :
« Nul n'osait l'interroger parce qu'ils
craignaient. »
Jésus cependant multiplie ses
avertissements. Il demande aux siens de perdre
volontairement leur vie pour sa cause et pour celle
de l'Évangile
(Marc
VIII, 34-38.)
En descendant de la montagne de la
transfiguration c'est encore de sa mort qu'il leur
parle. Après la guérison, qui suit
cette descente, tandis que tous admirent le
prodige : « Écoutez bien
ceci, leur dit-il, le Fils de l'homme doit
être livré aux mains des
Hommes »
(Luc
IX, 43-44 ;
Marc IX, 30-31 ;
Matth. XVII, 22-23). Plus tard,
encore, prenant à part ses
disciples, il leur
renouvelle
solennellement sa prédiction de
Césarée : « Le Fils de
l'homme sera livré aux chefs des
prêtres et aux scribes, et ils le feront
mourir »
(Marc
X, 33 et parall.). Et
l'Évangéliste d'ajouter :
« Mais ils ne comprirent rien à
cela, c'était pour eux un langage
caché ».
Ainsi donc l'enseignement de Jésus
touchant sa mort, à partir de la
scène de Césarée de Philippes,
se fait de plus en plus net, de plus en plus,
pressant, et s'il se heurte à
l'incompréhension des disciples dont il
choque la conception messianique et les ambitions
égoïstes (cf.
Matth. XIX, 27 ;
Marc, IX, 34), il n'en atteste pas
moins chez Jésus lui-même non
seulement la claire vision de ce qui l'attend, mais
aussi celle de la nécessité
rédemptrice de la mort qui approche.
Ici une question doit nous arrêter un
moment : cette pensée de sa mort proche
et nécessaire que nous voyons s'exprimer
clairement pour la première fois lors de la
scène de Césarée et qui
ensuite tiendra une si grande place dans son
enseignement, correspond-elle chez Jésus
à une conviction récente, née
brusquement des circonstances, ou d'une intuition
soudaine ?
Certains historiens de la vie de
Jésus ont en effet prétendu
distinguer complètement, et même
opposer entre elles les deux périodes du
ministère de Jésus, avant et
après la scène de
Césarée, la préoccupation
d'une issue fatale ne tenant aucune place dans la
première. La partie du ministère de
Jésus qui va de sa première
manifestation publique en Galilée
(Marc
I, 14 et paral.) à
l'entretien de Césarée se serait
déroulée dans une atmosphère
parfaitement optimiste : Jésus qui fait
alors porter ses efforts sur la prédication
du Royaume de Dieu n'envisage pas de
sérieuses difficultés à la
conversion de son peuple ;
l'éventualité d'un échec ne se
présente même pas à son esprit.
C'est l'idylle galiléenne de Renan, qui fait
de Jésus en cette période heureuse et
facile de son ministère « un
charmant docteur qui pardonnait à tous,
pourvu qu'on l'aimât »,
« un fin et joyeux moraliste ».
Celui-ci deviendra plus tard, par l'effet d'une
exaltation malsaine, « un géant
sombre » que la soif du martyre poussera
finalement à la mort.
Cet aperçu, dont la
superficialité nous révolte, ne vaut
pas qu'on s'y attarde. Mais d'autres infiniment
plus respectueux de la personne et de l'oeuvre du
Sauveur ne nous donnent pas non plus entière
satisfaction, quand ils veulent que la Croix n'ait
surgi à l'horizon spirituel de Jésus
que fort tard.
Sans doute, Jésus, au début de
son ministère, connut des heures de
succès et s'en réjouit
(Matth. XII, 25-29). Sans doute
l'atmosphère de ces débuts en
Galilée est particulièrement sereine.
Les images empruntées à la vie des
champs, les lis des champs, le vol des passereaux,
tout cela révèle une âme
paisible et confiante qu'explique suffisamment
l'union intime avec le Père
céleste.
Mais sous le succès apparent de son
oeuvre, comment Jésus n'aurait-il pas bien
vite pressenti l'opposition qui se fortifiait dans
l'ombre. Lui qui connaissait à fond le coeur
humain, comment n'aurait-il pas très vite
prévu, comme inévitable, un conflit
avec les représentants attitrés de
son peuple ? Comment n'aurait-il pas bien vite
compris que Sa sainteté
même deviendrait
intolérable à la foule
pécheresse qu'il aimait tendrement mais sans
illusion. De fait, les conflits ne tardent pas
à surgir : ses oeuvres de bienfaisance,
on les retourne contre lui, en les attribuant
à l'action de Beelzébuth ; sa
sympathie pour les pécheurs est
interprétée, comme une coupable
indulgence à l'égard du
péché ; sans parler du reproche
d'impiété et d'antipatriotisme que
lui adressent les pharisiens. Quant à ce
qu'on appelle les débuts faciles de
Jésus, et au ton optimiste de ses premiers
discours, il y a lieu d'observer que c'est par un
dur combat, la tentation au désert, que
Jésus inaugure son ministère, qui
devait se dérouler comme il avait
commencé, dans la lutte. Jésus en
doute si peu, que dans le Sermon sur la Montagne,
dans les Béatitudes mêmes, il tient
à annoncer des persécutions
(Matth. V, 10-12 ;
44). Mais il y a plus des textes
précis, qui n'ont aucun sens, s'il est vrai
que Jésus n'a pas eu dans la première
partie de son ministère le pressentiment de
sa mort.
Sans nous mêler au texte de
Matth. XII, qui donne lieu à
des polémiques exégétiques, et
pour nous en tenir à des passages
parfaitement clairs, citons :
1°
Matth. IX, 14-17. Au reproche qui
lui est fait par les pharisiens et les disciples de
Jean au sujet du jeûne dont ses disciples
à lui se dispensent, Jésus
répond : « Les jours
viendront où l'époux leur sera
ôté, et alors ils
jeûneront ». Leur sera
ôté... le terme grec, est
précisément celui que
proféreront les ennemis de Jésus
devant le prétoire :
« ôte ! ôte,
crucifie. »
2°
Matth. X, 28. Après avoir
prédit à ses disciples des
persécutions qui pourront aller
jusqu'à tuer le corps, il
ajoute encore comme pour s'expliquer :
« Le disciple n'est pas plus grand que le
maître. »
3°
Luc. XIII, 32-33. Le message de
Jésus à Hérode :
« Allez et dites à ce
renard : voici, je chasse les démons et
je fais des guérisons aujourd'hui, et
demain, et le troisième jour j'aurai fini.
Mais il faut que je marche aujourd'hui, demain et
le jour suivant, car il ne convient pas qu'un
prophète meure hors de
Jérusalem. »
Et enfin, l'allusion au baptême de
sang dont il lui tarde d'être baptisé
(Luc,
XII, 50). Qu'il s'agisse ici de
sa mort, c'est ce que prouve sa réponse aux
fils de Zébédée
(Matth. XX, 22).
Que conclure de ces textes peu nombreux, mais
significatifs, sinon que Jésus, se sachant
le messie, s'est familiarisé dès
l'origine de son ministère avec cette
idée qu'il devait donner sa vie, et cela
contre l'opinion courante de ses contemporains
juifs.
Dira-t-on avec certains que Jésus a
pu concevoir très tôt comme
inévitable sa mort, sans pour cela lui
attribuer une signification précise et une
valeur rédemptrice ?
Nous répondons : les textes que
nous venons de citer ne nous donnent pas sans doute
la forme précise de la pensée de
Jésus sur sa mort, mais le sentiment que
Jésus a de la nécessité de
cette mort, dès la première partie de
son ministère. Mais la fréquence des
allusions à sa mort, les termes dans
lesquels il parle de la Croix, dont ses disciples
doivent se charger pour le suivre, et le fait qu'il
a vu clairement à plusieurs reprises sa mort
prédite dans les Écritures
(Matth. XXVI, 54), attestent à
nos yeux l'importance unique que Jésus a
attachée à cette mort. Il envisage sa
mort certainement comme autre
chose et plus que
l'inévitable accident, comme le
prolongement, l'aboutissant de sa vie. Le
caractère de sa vie déterminera le
caractère de sa mort. Et puisque sa vie est
essentiellement une oeuvre de Rédemption,
puisqu'elle tient tout entière dans la
déclaration : « Le Fils de
l'homme est venu sauver ce qui était
perdu » ; puisque une des toutes
premières paroles de Jésus,
rapportées par Marc, est celle-ci :
« Mon fils, tes péchés te
sont pardonnés », il faut que la
mort, en laquelle culminera cette vie du Sauveur,
soit elle-même un acte sauveur.
Deux textes vont enfin nous fournir quelques
indications nouvelles et d'une plus profonde
portée.
Le premier se lit dans
Matth. XX, 28 et
Marc X, 48 : « Le
Fils de l'homme est venu non pour être servi,
mais pour servir, et donner sa vie en rançon
pour plusieurs. »
Les disciples viennent de faire preuve une
fois de plus d'inintelligence et d'orgueil ;
d'inintelligence, parce qu'ils n'ont en vue que la
gloire messianique, alors que Jésus
entrevoit toute proche l'issue tragique ;
d'orgueil, parce qu'ils se montrent surtout
soucieux de leur prééminence
personnelle dans le Royaume à venir.
Jésus les rappelle au devoir
d'humilité. « Le Messie n'est pas
venu pour être servi, mais pour
servir », puis il évoque sa
destinée : « Et pour donner
sa vie en rançon pour
plusieurs ».
Le texte, malgré sa forme
imagée, est fort clair. Le service du Fils
de l'homme consiste en ceci : il
« donne » sa vie. Le mot
« donner » est important.
Il implique et souligne le caractère
de liberté du sacrifice que Jésus va
consentir. Lors de l'entretien de
Césarée, il est question du Fils de
l'homme comme devant être livré aux
anciens, et mis à mort par eux. Il s'agit
maintenant d'un don volontaire :
« la mort n'est point infligée,
elle est voulue. La mort de Jésus n'est pas
un martyre, mais un sacrifice, un acte libre.
« En
rançon » : l'image est
claire. La rançon, c'est le moyen de
délier ou délivrer des prisonniers.
Les pécheurs sont pareils à des
esclaves ou à des prisonniers de guerre, sur
qui pèse un arrêt, ou une menace de
mort. Pour les racheter, les libérer,
Jésus donne sa vie. La
préposition « pour » (
en grec), indique une sorte
d'échange, de substitution.
Cette rançon délivre de
quoi ? évidemment de la mort,
destruction de l'âme et du corps. C'est au
prix de sa vie que Jésus affranchit
« plusieurs » de la mort
spirituelle. Sans doute, il n'est pas fait mention
explicitement de la délivrance du
péché, dans notre texte, mais
celui-ci rappelle très positivement quelques
traits du portrait de l'homme de Douleur de
Esaïe 53, que Jésus en ces
dernières semaines de son ministère
devait avoir sans cesse présent à
l'esprit : « Il a livré son
âme à la mort... Il a porté les
péchés de plusieurs ; le
châtiment qui nous donne la paix est
tombé sur lui. »
Notons enfin que la vertu rédemptrice
n'est pas attribuée seulement à la
vie de Jésus, à son exemple, mais
d'une façon précise au don de sa vie,
à sa mort.
Cette mort est bien le But de son
ministère, la raison d'être de sa
vocation : Le Fils de l'homme est venu pour
donner sa vie en rançon. Dès lors le
« il faut »,
dont Jésus fait précéder
souvent l'annonce de sa mort s'explique
aisément.
« Pour plusieurs »,
enfin, toute idée de prédestination
devra être exclue de cette expression. Tous
sont admis au bénéfice du Sacrifice
rédempteur, tous ceux, bien entendu, qui
l'acceptent pour tel. Or tous doivent et peuvent
l'accepter.
Résumons-nous. Pour la
première fois Jésus affirme ici non
plus seulement la nécessité de sa
mort, mais le caractère rédempteur de
cette mort, qu'il nous présente comme
le but de sa mission terrestre, comme la
condition du salut de plusieurs.
« Je sacrifie ma vie pour que
d'autres aient la vie »,
voilà ce qu'affirme Jésus.
C'est l'affirmation de la Rédemption,
mais, non pas encore, prenons-y garde, son
explication. La pensée de Jésus reste
enveloppée de mystère.
Dans un symbole nouveau, il va nous livrer
le sens profond de son sacrifice.
La scène se passe au cours du dernier
repas de Jésus avec ses disciples, la veille
de sa mort. Jésus est monté à
Jérusalem contre les conseils de quelques
pharisiens de ses amis
(Luc,
XIII, 31), et malgré,
les craintes de ses disciples
(Jean,
XI, 8). Il sait bien ce qui
l'y attend. Mais « il ne convient pas
qu'un prophète meure loin de
Jérusalem »
(Luc
XIII, 33).
Si, ce soir-là, il a tenu à
réunir une dernière fois ses intimes,
c'est que, vaguement inquiets, et dans l'attente
d'un événement qu'ils pressentent
tragique, ceux-ci pourtant n'en ont pas encore
saisi la réelle portée. C'est dans la
douce intimité de cette dernière
soirée que Jésus se
propose de tenter un nouvel effort pour ouvrir
leurs yeux à cette mort qui approche, et
dont il redoute pour eux le scandale.
Au cours du repas, Jésus ayant
béni la coupe de vin, dit en la faisant
passer de main en main : « Buvez-en
tous, car ceci est mon sang, le sang de l'alliance,
qui est répandu pour plusieurs en vue de la
rémission des
péchés ». Ce texte est
celui de
Matth. XXVI, 28. C'est le plus
complet, le plus précis. Marc dit, sous une
forme plus ramassée : « Ceci
est mon sang, le sang de l'alliance qui est
répandu pour plusieurs ». Les
textes de Luc et de Paul, d'autre part
(Luc
XXII, 14-23 ;
1 Cor, XI, 23-25), présentent
de très légères variantes.
Paul ajoute :
« Faites ceci en mémoire de
moi ».
Revenons au texte de Matthieu :
« Ceci est mon sang... »
Le symbole est transparent : c'est
l'image du don que Jésus fait de son
être tout entier. Le sang, pour
l'israélite, c'est le principe même de
la vie. Donner son sang, c'est donner sa vie, en ce
qu'elle a de plus intime.
L'expression le sang de
l'alliance » nous renvoie, sans aucun
doute, au texte
d'Ex. XXIV, 8 :
« Moïse prit le sang et le
répandit sur le peuple en disant :
voici le sang de l'alliance que l'Éternel a
fait avec vous ». De ce passage, on peut
rapprocher celui de
Lévitique XVII, 11, auquel
Jésus a peut-être également
pensé : « C'est dans le sang
qu'est la vie des êtres vivants, c'est pour
l'autel que je vous la donne, afin de faire
propitiation pour vous ; car c'est le sang qui
fait propitiation parce qu'il est la
vie ».
L'image dont se sert Jésus est donc
familière à son
auditoire juif. L'alliance, union conclue, sorte de
traité, désigne ici l'union entre
Dieu et l'homme pécheur. Et cette union ne
peut être qu'une réconciliation.
Jésus oppose à l'ancienne alliance
une nouvelle alliance (Luc) dont il rattache la
fondation à sa mort.
L'expression « sang de
l'alliance » signifie simplement que le
sang répandu du Christ est le moyen,
ou bien le signe, le sceau de l'alliance
nouvelle. Moyen ou signe, Jésus ne
s'explique pas davantage. Il ne fait pas de
théologie. Il veut seulement affirmer, et il
affirme clairement que l'effusion de son sang, ou
sa mort, « était nécessaire
pour obtenir de Dieu le pardon des
péchés, condition et fruit à
la fois de la conclusion d'une
« alliance » entre Dieu et les
hommes.
Comment ces choses peuvent-elles se
faire ? serions-nous tenté de demander
avec Nicodème : quelle est la relation
qui existe entre ce saint et douloureux sacrifice,
et le pardon indispensable à tout
pécheur ? Jésus ne s'explique
pas, et il y aurait imprudence, pour ne pas dire
plus, à lui attribuer nos théories
sur ce point délicat. Nous touchons
là à un mystère adorable
auquel il convient de ne pas faire violence. Tout
au plus, pouvons-nous, en nous souvenant combien
Jésus s'est pénétré et
nourri des Écrits prophétiques,
évoquer à propos du sacrifice du
Sauveur, le passage
d'Esaïe LIII : « Il a offert
sa vie en sacrifice pour le péché...
C'est par ses meurtrissures que nous avons la
guérison... L'Éternel a fait retomber
sur lui l'iniquité de nous tous »,
et aussi cet autre et magnifique texte de
Jérémie XXXI, 31:
« Les jours viennent où je ferai
avec la maison d'Israël et la maison de Juda
une alliance nouvelle... Je
mettrai ma loi au-dedans d'eux et je
l'écrirai dans le coeur... Tous me
connaîtront car je pardonnerai leur
iniquité et je ne me souviendrai plus de
leur péché ».
La délivrance des pécheurs, la
rémission des péchés,
condition fixée par la prophétie
à l'établissement d'une nouvelle
alliance, à l'instauration die relations
paisibles et filiales entre Dieu et les
pécheurs, tels sont les fruits du sacrifice
rédempteur.
Jésus nous donne en une image
saisissante le sens vivant et profond de sa propre
mort.
Les nombreuses et souvent fort belles
déclarations de Jésus touchant sa
mort, dans le 4e évangile
(Jean
I, 29 ;
Jean III, 15 ;
Jean VI, sur le pain de vie ;
X, sur le bon Berger qui donne sa
vie pour ses brebis ;
XII, sur le grain de froment, etc.),
nous renseignent moins sur l'idée que
Jésus s'est fait de sa mort et la
signification qu'il y attachait. Elles ne nous
apprennent rien de plus sur la pensée de
Jésus relative à sa mort. Cette
pensée peut se ramener en trois
termes : une rançon payée, une
alliance conclue, le péché
pardonné.
Nous en avons assurément assez pour
reprendre à notre compte, sur la foi des
témoignages de Jésus lui-même,
l'affirmation de saint Paul :
« Christ est mort pour nos
péchés, selon les
Écritures », et les termes de
l'antique prophétie : « Il a
été meurtri à cause de nos
péchés... Le châtiment qui nous
donne la paix est tombé sur lui, c'est par
ses meurtrissures que nous avons la
guérison ».
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Nous pourrions tenir notre tâche pour
achevée.
Nous croyons pouvoir dire maintenant que
Jésus très
tôt, quoique
progressivement peut-être, en est
arrivé à considérer sa mort
comme nécessaire, nécessaire non pas
à la manière d'une fatalité
qui se serait imposée, puisqu'il a
« donné » sa vie,
mais nécessaire spirituellement au salut de
ses frères, auxquels il s'était
consacré corps et âme.
Comment, tenant sa mort pour
nécessaire à son oeuvre, a-t-il pu
souhaiter, ou paraître souhaiter d'y
échapper, et cela dans les dernières
semaines de sa carrière ?
Et l'on cite l'entrée triomphale
à Jérusalem, où Jésus
paraît approuver les acclamations
messianiques dont il est l'objet, et, dans une
certaine mesure, partager l'enthousiasme de la
foule. Mais répondons : le fait que
Jésus se soit prêté à
cette manifestation d'enthousiasme populaire,
après s'y être si souvent
dérobé, ne prouve pas que sa
conception du Messie souffrant et mourant se soit
modifiée. Il se fait si peu d'illusion sur
les suites que comportera cette réception
triomphale, que, en vue de Jérusalem, et
avant d'y pénétrer, il pleure sur
la ville impénitente.
Mais l'on cite encore - et ceci est plus
embarrassant - le drame de
Gethsémané, où dans une heure
de lutte et d'inexprimable angoisse, Jésus a
prié en ces termes :
« Père, s'il est possible, que
cette coupe passe loin de moi ! »
(ou cette heure, selon Marc).
En vain, prétendra-t-on que la coupe
dont il est ici question ne représente pas
l'ensemble de la passion. Il serait bien
étonnant que le mot eut une autre
signification que dans la réponse de
Jésus aux fils de
Zébédée
(Matth. XX, 22), où
manifestement il désigne sa mort.
Alors ? dira-t-on. Alors,
répondrons-nous, il faut s'incliner devant
un mystère qui nous dépasse et avouer
modestement notre impuissance à
pénétrer tout au fond de l'âme
du Christ en cette heure de crise. Nous en
étonnerons-nous, quand nous constatons si
souvent notre impuissance à voir clair en
nous-mêmes.
Oui, Jésus sait qu'il doit mourir
pour les péchés du monde. Mais cette
mort, toute proche, Jésus en sent plus
vivement de minute en minute toute l'horreur. Ce
qui l'en éloigne irrésistiblement
c'est moins l'atrocité des souffrances
physiques qui l'accompagneront. Parce qu'enfin
d'autres martyrs, avant et après
Jésus, ont marché à une mort
affreuse sans broncher, comme portés sur les
ailes d'une surhumaine
sérénité. Non, ce qui lui
inspire une répulsion qui va jusqu'à
l'angoisse, c'est la perspective des conditions
morales dans lesquelles il devra affronter cette
mort. Il devra être seul, non pas seulement
du côté des hommes, - il l'est depuis
longtemps - mais même du côté de
ce tendre père, dont il disait :
« ma nourriture est de faire la
volonté de mon Père ». Il
devra, pour se solidariser pleinement avec notre
misérable humanité, porter jusqu'en
ses plus tragiques conséquences, jusqu'en
ses fruits les plus amers, notre
péché. Lui, le saint, le juste, le
Fils unique du Père, il connaîtra
l'affreuse solitude du pécheur sans Dieu
dans ce monde et sans espérance dans
l'autre. Il connaîtra la lourde
désespérance qui étreint un
coeur pécheur sous un ciel muet. Il
criera : « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m'as-tu
abandonné ! » Et Dieu ne
répondra pas, ou semblera ne point
répondre.
Voilà la coupe qu'il lui faut boire
jusqu'à la lie.
Et cette épreuve suprême, de
beaucoup la plus dure de toutes celles qui lui ont
été demandées jusqu'alors,
cette épreuve qui va l'arracher à la
communion de son père, pour le plonger par
l'effet d'une sainte et adorable solidarité
jusqu'au plus profond de notre boue, cette
épreuve, tout son être, toute sa
sainteté, toute son horreur du mal, toute sa
tendresse pour Dieu, s'insurgent contre elle.
C'est trop vraiment. Il s'offre à
toutes les souffrances. Mais, permettre au
péché du monde de l'arracher à
la communion du Père, n'est-ce pas plus
qu'il ne peut accepter ?
Cela, pourtant, cela même, cela
surtout, Dieu le demande à son Fils
Bien-aimé. Et celui-ci le comprend
bientôt. Et de cette douloureuse tentation
qui était son ministère terrestre,
comme celle du désert l'avait ouvert,
Jésus sort vainqueur et apaisé :
Que ta volonté soit faite, et non pas la
mienne.
Pour l'amour de nous, Jésus
s'apprête à boire la coupe
jusqu'à la lie, à souffrir en sa
chair, et plus encore en son âme sainte et
pure les plus cruelles conséquences de notre
iniquité.
Pour que plus jamais rien ne nous
sépare du Dieu d'amour, il consent, lui, son
Fils, à s'en séparer, et à se
faire notre frère jusque dans notre abjecte
condition.
Au delà, il n'y a plus rien à
donner, même pour le Fils de Dieu.
Quand il l'aura donnée, cette heure
d'inexprimable et désespérante
souffrance, plus spirituelle que physique, quand il
aura connu l'affreuse solitude du pécheur,
alors et alors seulement, tout étant
accompli de l'oeuvre d'immense amour qui nous
sauve, il s'abandonnera entre les
bras du, Père céleste
retrouvé :
« Père, je remets mon
esprit entre tes mains ».
« Tout est accompli ». Nous
voudrions rester sous l'impression de cette parole
de Jésus, qui dans sa concision nous dit le
caractère unique, définitif, et
pleinement satisfaisant, que revêtait
à ses propres yeux son sacrifice
rédempteur.
Tout est accompli. Une, ancienne alliance
vient de se clore. Une nouvelle s'est ouverte.
Ouverte à qui ? À tous
ceux qui accepteront de s'unir de coeur au Christ
souffrant et mourant, à tous ceux qui en Lui
accepteront de mourir à eux-mêmes
(2).
Jésus n'a jamais dit, en effet, ni
jamais pensé que son sacrifice pût
dispenser aucun de nous du « sacrifice
vivant et saint » que Dieu attend de lui.
Il a même dit le contraire :
« Si quelqu'un veut venir après,
moi qu'il renonce à lui-même,
qu'il se charge de sa croix, et qu'il me
suive. » ... Celui qui perd sa vie pour
l'amour de moi, la retrouvera ».
Comme le Christ, le chrétien est
appelé à donner sa vie, et c'est dans
la mesure où il la donne complète et
sans réserve qu'il la retrouve abondante et
riche : « Si le grain de Blé
ne meurt pas, il demeure seul ; s'il meurt, il
porte beaucoup de fruits »
(Jean
XII, 24).
« Comme je me suis offert
volontairement pour vos
péchés, fait dire à
Jésus l'auteur de l'Imitation, les
bras étendus sur la Croix, le corps nu, ne
réservant rien et m'immolant tout entier,
ainsi vous devez tous les jours vous offrir
à moi » (3).
C'est cette offrande de tout notre
être au Sauveur, qui s'est offert pour nous,
qui nous sauve en définitive. C'est elle qui
nous fait pénétrer dans
l'intimité de ce Sauveur. C'est cette
intimité, à son tour, qui
éclairera pour nous le mystère de sa
passion rédemptrice.
Pour comprendre la Croix, pour en comprendre
du moins ce que notre pauvre coeur incapable de
beaucoup étreindre en peut saisir, il n'est
qu'un moyen : beaucoup aimer
Jésus-Christ, l'aimer assez pour lui
dire :
« Seigneur, je te donne
tout » (4).
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