LA
CROIX DE JÉSUS-CHRIST
LA CROIX, RÉVÉLATION DU
PÉCHÉ
Les trois premiers Évangiles nous donnent
un curieux détail dans leur récit de
la montée au Calvaire.
Quand Jésus, racontent-ils, tomba
pour la troisième fois sous le poids de sa
croix trop lourde, les bourreaux qui le
conduisaient arrêtèrent un certain
Simon de Cyrène, de retour des champs, et
chargèrent ses bras solides du fardeau que
ne supportait plus le « Fils de
l'Homme... »
Qui était ce Simon de
Cyrène ? On ne sait. Un homme
quelconque d'ans l'immense masse des hommes.
Il revenait des champs, un outil sur
l'épaule, une chanson sur les
lèvres.
Ce matin-là, comme tous les autres
matins, il était allé au travail, et
rentrait, un peu avant midi, pour le repas ou la
sieste. Certainement les graves
événements de Jérusalem ne le
troublaient pas et s'il avait aperçu
quelquefois le prophète de Galilée,
celui-ci du moins ne tenait pas une grande place
dans, ses actuelles
préoccupations. À l'heure où
la foule juive hurlait devant le palais de
Pilate : « Mort au
Nazaréen ! » il était
aux champs, taillant sa vigne et bêchant son
jardin...
Et le voici, somme toute, victime d'une
bagarre. Intimidé par la colère du
peuple et surtout par la présence du
centurion romain ; dans l'impossibilité
de refuser ce qu'on lui ordonnait, Il s'empara de
l'instrument de supplice et bon gré mal
gré, suivit le cortège qui, un
instant arrêté, reprit sa marche en
avant...
Essayons, chers auditeurs, de
pénétrer les pensées, les
sentiments, les émotions de ce Simon. de
Cyrène au cours de sa pénible
aventure, et peut-être pourrons-nous avoir,
à travers lui, que nous considérons
comme « l'homme moyen » de tous
les temps, en présence du drame du Calvaire,
cette révélation du
péché que nous désirons ce
matin.
I
Ce que Simon de Cyrène remarque, d'abord,
c'est l'agitation insensée de tous ceux qui
font escorte au supplicié dont il porte la
croix.
« Une populace
immense », dit Luc, autour de lui crie,
hurle, insulte, rage, trépigne, frappe,
titube. Des hommes, des femmes, des enfants sont
là, pêle-mêle, de tout âge
et de toute condition ; des scribes et des
pharisiens même, d'habitude si distants,
coudoient la foule et se laissent aller aux
insultes, aux vociférations, aux cris des
démoniaques.
Certains marchent à reculons,
d'autres de côté, d'autres en travers,
on avance péniblement. Les
cavaliers romains pressent
la
foule de leurs chevaux.
Au milieu de tous et à travers cette
infernale cohue, tranquille et calme,
étonnamment maître de lui, acceptant
sans colère ni reproche toute l'ordure de
ces âmes, avec un regard d'infinie douleur,
Jésus va de l'avant.
Simon de Cyrène a rencontré ce
regard. Il a été saisi de
pitié. Il trouve très grand ce
condamné à mort. L'attitude de tout
ce peuple lui répugne, il éprouve une
sorte de honte devant une telle dignité et
un tel silence. Il mesure la
méchanceté du coeur de l'homme. Il
lui prend l'envie de dire aux enfants :
« retournez chez vous malheureux qui riez
déjà de la
souffrance ! », aux femmes :
« où est donc votre pudeur et
votre amour, où avez-vous
relégué votre native
pitié ? », aux hommes de la
religion : « où est votre
dignité et l'amour des hommes que vous
professez dans vos
prières ? » et à
tous : « par votre haine ou votre
joie de voir mourir, à votre tour vous
devenez des criminels ! »
Le cortège vient d'arriver sur la
place du Crâne. Le centurion, grand
maître des cérémonies, donne
ses ordres. Simon a posé la croix à
terre. Deux soldats s'approchent de Jésus et
lui ôtent ses vêtements. On lui passe
une corde sous chaque aisselle pour le hisser
sûr la croix qu'une équipe d'ouvriers
bien exercée vient de dresser.
À la moitié du tronc une
cheville forme siège, le corps doit y
trouver un précaire et douloureux soutien.
Un soldat monte avec son marteau sur
l'échelle appuyée
à l'un des bras de la traverse, prend la
main divine, l'applique à plat sur le bois
et perce d'un clou la chair vive, au milieu de la
paume. Le sang gicle, l'homme rive le clou.
Un autre soldat s'occupe des pieds. Il
rehausse les genoux, si bien que la plante du pied
adhère toute au bois. Avec son doigt il
cherche le métatarse, y assure la pointe et
frappe à son tour.
Et l'on entend le bruit des deux
marteaux...
Simon de Cyrène a-t-il jamais
assisté à une mise en croix ?
C'est peu probable. Cet odieux supplice
était réservé, chez les
Romains, aux crimes et aux fautes des esclaves.
Simon, qu'aucun sentiment de haine ni de
colère n'anime, regarde. Tout son être
frissonne devant tant de cruauté.
La foule a fait silence, pauvre foule
toujours avide de joie cruelle et de spectacles
inaccoutumés. Elle attend des hurlements,
des cris, des supplications. Non...
Rien du côté de Jésus,
sinon cette parole :
« Père, pardonne-leur, car
ils ne savent ce qu'ils font ».
Simon, alors, est bouleversé jusqu'au
plus profond de son âme. Comment ?
Est-ce donc là la prière d'un
semblable supplice ? Mais qui est donc ce
mourant ? Jamais il n'avait supposé
jusqu'à ce jour que l'on puisse implorer le
pardon de Dieu pour ceux qui vous donnent la
mort ! Quel immense amour doit palpiter dans
cette grande âme ! Quel peut donc
être son crime ? Est-ce possible qu'il
ait pu le commettre ? On ne prie pas ainsi
quand on a connu la haine ! Les larmes montent
aux yeux de Simon... Presque a-t-il envie
d'interroger le crucifié lui-même et
de lui demander : « Qu'as-tu donc
fait pour qu'ainsi l'on te
déteste ? Quel est ton secret ? ta
faute, cause de cet horrible
châtiment ? » Mais
Jésus peut-être n'aurait pas
répondu.
La prière du mourant n'a produit
aucun effet sur la foule. Simon regarde le
peuple : une clameur de sarcasmes, de
moqueries, de ricanements, d'exclamations
s'élève, grandit, s'arrête,
renaît, éclate, se tait et
recommence...
« Allons, crie-t-on, Fils de
Dieu ! appelle à ton secours les
armées célestes ! Que les anges
qui, paraît-il, sont à ton service,
viennent nous disperser de leurs
épées de flammes ! Roi des Juifs
rassemble ton peuple ! où sont tes
acclamateurs, ?
Nous n'entendons pas chanter les pierres du
chemin ! Faiseur de miracles, délivre
tes mains... elles te seraient si utiles pour
essuyer le sang qui coule de tes
blessures ! »
Simon écoute cette marée
d'injures et commence à comprendre. Cet
homme s'est dit « le Fils de
Dieu », le Roi des Juifs ; il s'est
dit le Messie. C'est pour cette raison que les gens
du Temple l'ont tué. Le laboureur ne sait
plus que penser mais il est certain du moins de ce
qu'il voit : d'un côté cette
haine implacable, insatisfaite des souffrances du
supplicié et qui éprouve encore le
besoin d'ajouter son amertume cruelle à la
torture des chairs mutilées et
pantelantes ; et de l'autre le silence
douloureux du mourant et sa prière :
« Père,
pardonne-leur ! »
Simon courbe la tête. Tout cela lui
fait mal. Au profond de lui-même sa
conscience parle et lui dit : « Tu
fais partie de cette foule infernale au pied de
cette croix sublime ! » Il ne sait
pas si vraiment il a devant lui le Messie, le Fils
de Dieu promis aux hommes pour
leur salut, il lui faudrait connaître mieux
ce prophète de Nazareth ; mais il a du
moins une vision certaine, celle du
péché des hommes et de tout ce dont
il est capable...
Tout à coup une voix suppliante
s'élève, celle de l'un des deux
larrons crucifiés : « Pour
moi, dit-il, je reçois le juste prix de mes
actions, mais toi tu n'as fait aucun mal !
Jésus, souviens-toi de moi dans ton
règne ! »Alors Jésus
penche vers lui la tête et
répond :
« En vérité, je te
le dis, aujourd'hui, avec moi-même, tu seras
dans le paradis ! »
L'émotion de Simon de Cyrène
est à son comble !
Comment ! silence pour les
blasphémateurs, silence et prière
« Père,
pardonne-leur ! », mais
réponse à cette âme
tourmentée qui appelle, qui supplie, qui
agonise, qui redoute la mort toute proche, le
jugement de Dieu, le châtiment
éternel !... oh ! ce coeur qui a
répondu à un autre coeur, comme pour
lui dire : « Tu souffres, ta chair
palpite, ton âme est agitée... Prends
courage, aie confiance en moi, cette nuit
même tu verras ma gloire dans le ciel de
Dieu ! »
Simon de Cyrène n'y tient plus, la
tête dans ses mains, il pleure.
Une foule de pensées et
d'émotions qu'il ne peut contenir se
pressent en lui.
Oh ! cet aveu du brigand :
« Pour moi, c'est justice si je souffre,
mais toi tu n'as fait aucun mal. » Simon
rentre en lui-même. Tous les souvenirs
intimes de sa vie lui reviennent avec la force
impétueuse d'un torrent. Lui aussi a
péché. Il serait puni si les
tribunaux des hommes
connaissaient tous les secrets intimes de sa
conscience. Comme tout homme il a
transgressé la Loi. Son être
intérieur est bourrelé de remords.
Tandis que ce crucifié, qu'il aime
maintenant, n'a rien fait... Pourquoi a-t-il envie
de lui demander pardon pour l'injustice dont il
souffre, pourquoi instinctivement fléchit-il
les genoux ? Ah ! c'est qu'un autre
accent de certitude l'a frappé dans la
réponse de Jésus.
Le brigand a dit :
« Souviens-toi de moi, quand tu seras
dans ton règne ! » Comme si
ce roi couronné, d'épines avait
réellement, de l'autre côté, un
royaume céleste, et comme s'il en avait
dès ici-bas les clés pour en ouvrir
les portes !
Et le prophète n'a rien
démenti. Il n'a pas dit :
« Je ne puis rien pour toi, ô
compagnon de douleur ! » Au
contraire, il a répondu :
« Aujourd'hui même tu seras avec
moi dans le paradis » Le
Nazaréen oserait-il mentir ainsi jusqu'au
seuil de la mort ? D'habitude, à cette
heure tragique entre toutes, les illusions tombent,
l'imposteur abandonne son audace, le
comédien son masque, l'hypocrite sa
duplicité, et Lui, ce mourant, a dit :
« Aujourd'hui même, tu seras, avec
moi, auprès de Dieu ! »
Alors, il a donc puissance sur la mort et
souveraineté, dans l'au-delà ?
Simon, envahi de crainte, tend aussi ses deux bras
vers la Croix comme pour dire : « Et
moi aussi j'ai péché ! Et moi
aussi je souffre ! O Jésus,
souviens-toi de moi quand tu seras dans ton
Royaume ! »
Les grandes souffrances approchent. La croix
était la plus atroce des tortures antiques.
La soif de la fièvre, la
congestion du coeur, le durcissement des veines,
les crampes, des muscles, les vertiges, l'angoisse
de l'agonie accablent le prophète de
Nazareth...
Une dernière fois il laisse errer son
regard d'amour sur les pauvres hommes ses
frères. Non loin de lui il reconnaît
le petit groupe de ses amis qui se rapproche de
plus en plus de sa croix. Oh ! quelques femmes
- quatre exactement - et Jean son disciple
aimé.
Jésus reconnaît sa
mère : « Mère, dit-il,
voici ton fils », et il fixe Jean :
« Fils ! voilà ta
mère ! » Ses yeux se ferment
et sa tête retombe...
Simon de Cyrène a compris. Il est
touché au delà de toute expression de
cette dernière pensée du mourant et
du tact avec lequel il a confié sa
mère à la bienveillance de son
ami !
Mais surtout Simon s'est
précipité vers le petit groupe ;
il a pressé de questions les humbles femmes,
il les a suppliées de lui dire, enfin, qui
était ce sublime crucifié qui lui
arrachait tant de larmes, d'apporter par leur
réponse un peu de lumière à sa
pauvre âme tourmentée, avide
maintenant de certitude, et permettez-moi de faire
cette supposition - qui après tout ne fait
aucun mal à l'histoire - l'apôtre Jean
lui a répondu.
Il lui a dit :
« C'était Lui, le Christ de
Dieu ! Il nous l'a dit et nous l'avons cru
à cause de ses oeuvres. Jamais homme n'a
parlé comme cet homme. Il nous a
confié, sur les monts de Galilée ou
sur les rives du lac, à travers toute la
Judée, sous les grands arbres, dans la paix
du soir, la fraîcheur des aubes et le silence
des nuits, comme dans les rues de Jérusalem,
des paroles que nous n'oublierons jamais.
« Il nous a
révélé Dieu. Qui l'a vu, a vu
vivre Dieu parmi les hommes. Il a dit :
« Je suis dans le Père et le
Père est en moi ! Tous les deux nous
sommes un ! »
« Il avait autorité sur les
démons. Partout où Il passait Il les
rejetait loin de lui. Son autorité
commandait aux éléments. Il marchait
sur les eaux, calmait les tempêtes,
multipliait le pain.
« Dieu en Lui pardonnait les
péchés. D'un mot il libérait
nos âmes !
« Il avait vaincu le mal.
« Qui de vous me convaincra de
péché ? »
disait-il.
« Hanan n'a obtenu aucun
témoignage contre lui, Pilate l'a
déclaré innocent, Hérode s'en
est moqué, mais personne ne l'a convaincu de
crime.
« Cependant, il haïssait trop
le mal, il le dénonçait trop partout
où il le rencontrait, il était pour
eux une accusation trop vivante et c'est pour cela
qu'ils l'ont condamné !
« Il était la
« Parole » de Dieu parmi nous
et Il meurt sur la Croix, à cause du
péché de nous tous. Nous-mêmes
ses disciples qu'il a aimés jusqu'à
la fin, nous l'avons abandonné... L'un
d'entre nous l'a renié, l'autre l'a trahi
pour de l'argent, Il est seul. Il va
mourir ! »
Cette fois, Simon de Cyrène a tout
compris.
Il s'effondre dans la douleur, à
genoux, et sanglote au pied de la Croix !
Il a compris ! ... La lumière de
Dieu a visité les hommes et les hommes ne
l'ont pas reconnue.
Dieu a envoyé son Christ, ceint de
lumière et de vérité, au
milieu des pécheurs et les pécheurs
l'ont pendu au bois par haine, par vengeance,
dureté de coeur et amour de leurs oeuvres
mauvaises !
Dieu est crucifié en ce jour. Le Dieu
Sauveur !
Son passage sur la terre se termine par
l'infamie !
Jésus s'écrie :
« Mon Dieu ! Mon Dieu !
pourquoi m'as-tu
abandonné ? »
Et puis :
« Tout est
accompli ! »
Enfin, après un grand cri il
déclare :
« Mon Père, je remets mon
esprit entre tes mains ! »
Et Simon écrasé à terre
pleure... Sa tunique traîne dans la
poussière que ses larmes mouillent... tandis
que les ténèbres,
s'épaississent vers trois heures du soir,
que le voile du Temple se déchire et que les
morts ressuscités parcourent la
ville...
Simon de Cyrène, en face de la Croix
vient de réaliser toute la gravité,
toute l'horreur du péché des hommes
comme du sien propre, car il est atteint du
même mal, mais ses pleurs en feront un
disciple du crucifié. Il sera même le
père de Rufus, cet élu du Seigneur
à son tour, dont Paul disait que sa
mère était aussi la sienne.
Puisses-tu, à cette heure, mon
frère, devant le Calvaire une fois de plus
dépeint à tes yeux, comme Simon de
Cyrène, avoir une révélation
du péché des hommes comme de ton
péché et pleurer au pied de la
Croix !
II
Pourtant, au pied de la Croix, Simon n'a compris
que bien peu de choses encore ! Juste ce qu'il
pouvait saisir avec son intelligence, son coeur, sa
conscience d'homme « moyen »,
surpris dans le train de sa vie
quotidienne. Tout un côté du drame, et
le plus vaste, lui a échappé. Il n'a
même pas pu réaliser le sens
véritable de ces deux cris de
Jésus :
« Mon Dieu ! Mon Dieu,
pourquoi m'as-tu abandonné » et
« tout est accompli ! »
Certes ! il a eu cette
révélation du mal dont parle Fallot
dans « l'Action Bonne ».
« Jamais encore, nous dit le grand
penseur chrétien, il n'y avait eu sur la
terre semblable explosion de
méchanceté. La croix, on peut bien le
dire, est le chef-d'oeuvre du péché.
Ce jour-là, celui-ci a montré tout ce
dont il était capable, et jamais il n'a paru
si laid. En face de ce spectacle, il faudrait
être frappé
d'imbécillité pour affirmer que le
péché est chose sans gravité,
ou simple accident, ou bagatelle.
« Je n'admets pas qu'un homme
puisse considérer avec quelque attention les
scènes qui se déroulent autour de la
croix, sans que sa conscience ne commence à
s'éveiller.
(1) »
Mais cette révélation saisie par
Simon lui vient « du côté de
l'homme » comme on a dit ; il lui
manque celle « du côté de
Dieu » plus terrible et plus poignante.
S'il nous est utile, en effet, de voir le
péché tel qu'il est, il nous est plus
important encore de savoir ce que Dieu en
pense.
La croix est l'expression visible de cette
pensée de Dieu, de son jugement. Elle nous
crie, de sa part, son indignation avec sa
douleur.
Il ne nous sera plus possible
désormais de proclamer que le
péché n'est rien... que Dieu est
au-dessus de nos misérables peccadilles et
qu'Il ne saurait s'y
arrêter... que son amour infini les couvre
avant même qu'elles aient paru devant sa
face !...
Au contraire, en présence de Golgotha
il nous faudra reconnaître,
écrasé par la justice d'En-Haut,
toute la gravité de notre crime. Il n'y a
plus de malentendu pour la conscience humaine.
Depuis des siècles elle se posait la
question : « Qu'est-ce que le
mal ? » Il lui fallait une
réponse claire et précise qui
pût sauvegarder sa dignité et lui
assurer la délivrance.
Par la croix, Dieu proclame la
vérité sur le péché et
les pécheurs : le péché
est une révolte, une faute, un outrage et le
pécheur est un coupable.
La croix, avec tout l'horrible drame qui
l'accompagne, est donc le juste châtiment du
péché des hommes.
Et c'est là tout l'enseignement de
Jésus. En effet, à en croire le
quatrième Évangile, cette mort a
été présente à la
pensée de Jésus dès le
commencement de son ministère. La parole de
Jean-Baptiste : « Voilà
l'Agneau de Dieu qui ôte les
péchés du monde », ne se
comprendrait pas si les entretiens, du Messie et du
Précurseur n'avaient porté sur la
nécessité de la mort du Fils de Dieu.
Dans tous les grands drames de sa vie, Jésus
songe à sa fin tragique et la laisse
entrevoir dans ses paroles. À ses disciples
intimes il déclare : « Qu'il
FALLAIT qu'il allât à Jérusalem
et qu'il souffrît beaucoup de la part des
principaux sacrificateurs et des scribes, et qu'il
fût mis à mort et puis le Fils de
l'Homme doit donner sa vie en rançon pour
plusieurs. »
Jésus précise encore sa
pensée : il déclare même
que c'est pour cette heure-là qu'il est
venu : « Maintenant mon âme
est troublée et que dirai-je ? Mon
Père délivre-moi de
cette heure ; mais c'est pour cette heure que
je suis venu ! »
Et pour insister sur la
nécessité de sa mort, il emploie les
termes grecs « »
« » il faut
(Matth. XVI, 21 ;
Luc XXII, 37 ;
Luc XXIV, 26). Cette mort
nécessaire fondée non seulement sur
le péché des hommes mais sur la
volonté, de Dieu, c'est la coupe qu'il doit
boire : « Ne boirai-je pas la coupe
que mon Père m'a donnée à
boire ? »
Jean XVIII, 11). Et le
châtiment est librement accepté par
Jésus.
« J'ai le pouvoir de donner ma vie
et j'ai le pouvoir de la reprendre. Personne ne me
l'ôte, mais je la donne de
moi-même ! »
« D'où suit, écrit
M. Charles Bois, que lorsque Jésus
s'écrie par trois fois :
« S'il est possible que cette coupe
s'éloigne de moi sans que je la
boive » et ajoute : « Non
pas ce que je veux, mais ce que tu
veux », Il n'entend pas qu'il lui serait
impossible d'éviter cette coupe quand il le
voudrait : Il n'aurait qu'à ne pas
vouloir ce que Dieu veut, mais le salut de
l'humanité ne serait plus possible. Et,
puisqu'Il veut avec son Père sauver
l'humanité il lui est impossible de se
soustraire à cette mort
affreuse. »
Eh ! bien, saisissez-vous maintenant,
mes chers auditeurs, toute la gravité du
péché ? Seule, la mort du
« Fils de Dieu » peut
l'anéantir, seule la Croix peut l'effacer.
C'est là, du moins, l'enseignement de
l'Évangile. Approfondissez le
problème comme vous le voudrez, à
vous, s'imposera toujours la même
conclusion :
- C'est parce que le péché est
grave que le Fils de l'Homme a dû quitter la
gloire dont Dieu l'avait revêtu bien avant la
création du monde, pour descendre en nos
terrestres lieux ;
- C'est parce que le péché est
grave qu'Il a souffert et qu'Il est
mort ;
- C'est parce que le péché est
grave que toute l'abomination de la Croix du
Calvaire fût indispensable pour l'effacer et
le détruire.
Et mesurez maintenant, si vous le pouvez, les
deux paroles du grand crucifié que Simon de
Cyrène n'a pas pu comprendre !
« Mon Dieu ! Mon Dieu,
pourquoi m'as-tu
abandonné ? » Cet appel
suprême est le point culminant de la Croix.
Il donne la mesure du sacrifice de Jésus et
de l'horreur de l'expiation. Ce n'est plus de la
chair que vient la souffrance du Fils de l'Homme,
c'est de Dieu !
« Depuis la sixième heure,
jusqu'à la neuvième, des
ténèbres se firent sur toute la
terre. »
Le Ciel garde le silence...
Oh ! ce silence de Dieu ! Que
n'a-t-il pu le comprendre, Simon de Cyrène,
à genoux au pied de la Croix. Que n'a-t-il
pu saisir qu'à cette minute le Christ est
devenu l'agneau, qui porte le péché
du monde. Il faut que ce péché soit
jugé, condamné, puni. Il faut qu'il
soit détruit. Il le sera par toute la
réprobation divine concentrée en cet
instant sur lui. Et Dieu se détourne du
Saint qui veut expier afin qu'Il puisse sonder dans
l'intimité de son être la profondeur
qu'atteint la malédiction du mal.
Ah ! Simon de Cyrène, si tu
pouvais éprouver l'agonie de ce martyr
abandonné de Dieu durant l'espace
éternel de ces quelques secondes... comme
tes pleurs seraient plus amers, comme ta douleur
serait plus
cruelle ; ta
repentance deviendrait un supplice. Pour nous tous,
pécheurs instruits par l'Esprit Saint de
Dieu, quand nous songeons au cri du Fils :
« Pourquoi m'as-tu
abandonné ? » la
gravité de notre péché nous
écrase...
Mais bientôt la face de Jésus
se tourne vers le ciel : « Tout est
accompli ! » dit-il.
« Tout est accompli »,
c'est-à-dire justice est faite ! Et
quelle justice !
Rien n'est comparable à cette
expiation du « Fils de
l'Homme », ni les tourments des
criminels, ni les souffrances des martyrs, ni les
épreuves des saints. Au-dessus de tous est
la Croix de Jésus-Christ qui se termine par
ce cri de triomphe : Tout est accompli !
Tu peux te relever, Simon de Cyrène,
ton péché t'est
pardonné !
Enfin, mes frères, avez-vous songé
quelquefois aux sacrifices que dût s'imposer
à lui-même l'Amour de Dieu pour
accepter la Croix du Calvaire ?
Voulez-vous essayer avec moi de vous les
représenter maintenant, autant que notre
faible intelligence est dans la possibilité
de le faire ?
Il y a eu dans le ciel une seconde qui doit
marquer pour les anges, comme une date
éternelle dans leur éternité
même... Quand le Fils del Dieu comprit quelle
était la gravité du
péché des hommes au point que rien,
ni personne ne pouvait l'extirper de leur coeur, ni
les eaux du déluge, ni les tonnerres du
Sinaï, ni les imprécations des
prophètes, Il se présenta devant son
Père et Lui dit : « J'irai,
moi, parmi les pécheurs,
je descendrai sur la terre chercher et sauver ce
qui est perdu. J'expierai leur
péché ! »
Et le Père... dont l'amour immense
trouve ses délices en celui qui lui parle,
un instant souffre et hésite ...
Son silence s'étend sur le front des
anges en prière ... parcourt les
étoiles et suspend la course des
infinis.
Et Dieu répond :
Oui !
Sonde, mon frère, dans le sacrifice
de cet amour, toute la gravité du
péché !
Et Jésus est descendu parmi nous.
Prenant une forme de serviteur et semblable aux
hommes, il s'humilie lui-même, se rendant
obéissant, jusqu'à la mort,
même jusqu'à la mort de la Croix.
Mais en Gethsémané le fardeau
qu'Il porte est trop lourd... à genoux sous
les grands arbres qu'agitent les souffles de cette
nuit ardente, il recule par trois fois et
supplie : « Père ! que
cette coupe passe loin de moi sans que je la
boive ! »
Et le Père regarde...
Toute la torture du Fils meurtrit son divin
amour.
Cédera-t-Il ? Proclamera-t-Il
que l'épreuve est suffisante et qu'Il
pardonnera sans une plus décisive et
sévère expiation ?
Non.
Il faut que la Croix se dresse !
Relève-toi, Fils de l'Homme ! Il faut
mourir ! Monte Judas !
Sonde, mon frère, dans cet autre
sacrifice, toute la gravité du
péché.
III
La légende raconte que Simon de
Cyrène est mort martyr... Aucune preuve
historique ne peut le confirmer. Du moins
possédons-nous une quasi certitude qu'il est
resté un disciple fervent du
Crucifié.
Sa femme, mère de Rufus, fut une
seconde mère pour l'apôtre Paul qui
l'aimait d'une tendre affection filiale.
La vision de la Croix a suffi à ce
Jérusalémite de retour des champs
pour lui arracher les larmes de la repentance et le
convertir au Fils de Dieu ! Du moins
permettez-moi de le croire...
Et voici, chers auditeurs, ce qu'il nous
faut absolument mettre en lumière :
Simon de Cyrène n'a pas eu seulement au pied
de la Croix, une vision du mal, une
révélation du péché de
l'homme, mais la révélation
précise, directe, de SON
péché, et de SA
culpabilité.
Il s'est senti un misérable dans la
grande foule misérable, un injuste devant le
Juste, un coupable devant le Saint et
l'Innocent.
Il a dû, comme le brigand dont
l'Évangile nous raconte la repentance, se
faire à lui-même cet aveu :
« Pour moi je suis méchant,
mais Lui est innocent. »
L'Esprit de Dieu a fait le reste. Il lui a
révélé que cette victime sans
tâche s'était livrée pour son
pardon et sa délivrance. Un des
apôtres, ou saint Paul peut-être le lui
a enseigné.
Ah ! prenons-y bien garde mes
frères. Il serait tout à fait inutile
pour nous de reconnaître ce matin que le
péché des hommes est une infamie...
qu'il a rendu impossible la présence de Dieu
sur la terre, et donné en spectacle aux
hommes cette monstruosité :
la Passion de
Jésus !
Il serait inutile même d'accepter ou de
comprendre intellectuellement la haine que Dieu lui
a vouée, la haine sainte dont il l'a
chargé au Calvaire, si nous n'avions pas
nous-mêmes une vision personnelle de notre
misère, longue théorie de fautes, de
hontes, de turpitudes pour laquelle aussi a
été dressée la Croix.
Trop de chrétiens ne contemplent
jamais la Croix que « de
profil » comme disait Fallot ; cette
contemplation est stérile - il faut qu'elle
entraîne vraiment après elle le
sentiment du péché et la
repentance.
Telle est la vision de la Croix qu'il nous
faut Dieu nous l'accorde ce matin !
Cependant, un mot encore.
C'est au nom de la Croix que vous jouirez du
pardon de Dieu. En voici un exemple :
Un jour, un homme m'a raconté
qu'après une vie, traversée de mille
tourmentes, enfermé dans le cachot d'une
prison, chaînes aux pieds et aux mains, il a
pleuré sur sa triste existence... Ses larmes
ont coulé, lentes, abondantes ; elles
ont mouillé le fer des menottes et la terre
durcie du cachot... puis quand les sanglots se sont
arrêtés, quand les yeux se furent
séchés, l'ombre était
toujours, aussi grande au fond de l'âme... Un
jour les portes de la cellule se sont ouvertes et
comme à l'oiseau dont on brise la cage, la
liberté lui fut rendue...
À quoi servirent les larmes
d'hier ?
À rien ! l'avenir fut aussi
mauvais que le passé, la défaite
morale terminait tous les combats. Et il fallut
encore, à l'homme dont je vous parle,
revenir dans les cachots des prisons, reprendre les
chaînes et regarder le ciel bleu à
travers les barreaux des geôles.
Jusqu'à ce qu'un jour Dieu permit que
lui fût
présentée la Croix.
Alors, quand devant le grand crucifié il
reconnut sa misère, ce fut toute la joie du
ciel qui entra dans son âme, toute la paix de
Dieu dans l'assurance des réconciliations
définitives...
Et pourquoi ?
Parce que l'homme ne peut vraiment
comprendre qu'en présence du Calvaire et
c'est quand il a eu réellement la vision
profonde de toute son ignominie que Dieu ouvre
toutes grandes les possibilités immenses de
son amour !
Puissions-nous ainsi, ce matin, contempler
le Calvaire et recevoir d'en-haut une grâce
aussi douce à nos âmes que la vertu
sanctifiante de la Croix !
Amen.
H. EBERHARD
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