FÉLIX NEFF PORTEUR DE
FEU
CHAPITRE
V
LE PASSÉ DE
FREISSINIÈRES
Au coeur du
département des Hautes-Alpes, le val de
Freissinières étire son mince
couloir, sur une vingtaine de kilomètres, de
la Durance au col d'Orcières (deux mille
sept cents mètres), porte étroite du
Champsaur. À quatre lieues au N.-E.,
Briançon ; au sud, Embrun ;
à l'est, proche à vol d'oiseau, le
Queyras ; au delà, par le col de la
Croix (deux mille trois cents mètres), les
Vallées vaudoises du Piémont.
En été, fleuri,
parfumé de lavande, baigné de
lumière, le val est souriant. À
l'ubac, coté ombre, les forêts de
mélèzes poussent leur verdure
veloutée jusqu'aux rocs nus des hautes
cimes ; côté soleil, la moindre
parcelle de terre arable est cultivée.
Rivière aux flots limpides, sans cesse
accrus par sources et cascades,
la Byaisse sépare ces deux mondes. Voici
Pallons et ses vergers posés en bordure du
Couffourent, précipice aux parois
rouges ; le Plan, les Ribes, modeste chef-lieu
de la commune ; les pentes de la Poua ou les
moissons mènent leur ronde dorée
autour des pierriers ; au point le plus
serré du vallon, les Viollins, son clocher
blanc, ses épais taillis de frênes
(Freissinières. pays des
frênes) ; tout proche, dans un site
tragique semé de blocs apportés par
les avalanches, les Mensals ; après
quoi, un sentier muletier conduit par cent lacets -
les tourniquets - et l'arche d'une cascade
suspendue au flanc vertical d'une paroi schisteuse,
à Dormillouse, perché à
dix-sept cent cinquante mètres d'altitude.
De là, par une succession de terrasses
cernées par des rocs
déchiquetés, séjour estival
des troupeaux transhumants, à travers ravins
et coulées sablonneuses, le val se faufile
humblement jusqu'au col d'Orcières, au pied
du pic Brun qui culmine à trois mille deux
cents mètres. Cinq heures de marche
mènent alors, par le Champsaur, à
Saint-Laurent-du-Cros d'où, par le col
Bayard, à Cap.
Vers la Saint-Michel,
le bel été se casse le cou. Pendant
plus de trois mois, Viollins et Mensals sont
plongés dans une ombre glacée.
À Dormillouse jusqu'à deux et trois
mètres de neige, les cheminées fumant
au ras du blanc suaire. « Neuf mois
d'hiver, trois mois d'enfer », dit un
proverbe local, car on n'a qu'une courte saison
pour labourer, semer, planter, faucher et
récolter, si le temps n'est pas trop
« disgracieux ».
Aujourd'hui, partout,
sauf à Dormillouse, des chemins
carrossables, l'électricité, le
téléphone ; ci et là, au
foyer, la radio ; motocyclettes,
automobiles ; le pain blanc
venu de la plaine. Malgré tout, la vie reste
dure et il faut peiner pour arracher sa nourriture
au sol caillouteux. Pourtant le val ne compte plus
que quatre cent cinquante habitants.
Ils étaient
près de mille au temps de Félix Neff,
séparés de tout et de tous par la
barrière des montagnes. On cuisait alors le
pain de seigle une fois l'an, qu'on coupait
à la hache sur un billot comme s'il se
fût agi d'une souche rebelle, puis on le
trempait longuement dans le lait avant d'y pouvoir
porter la dent. Misère
générale ; la vie au ralenti
dans de minables masures ; rachitisme,
épidémies,
découragement ; un enfant pour la vie,
un pour le cimetière.
Ce val perdu a
pourtant une grande histoire. C'est là-haut
que, au long de sept siècles,
persécutés, traqués,
« opiniâtres »,
trouvèrent un refuge. Résumons-la,
cette histoire, à grands
traits.
Sans remonter
jusqu'au déluge, il convient de signaler
qu'en 218 avant Jésus-Christ Annibal, venu
d'Espagne pour attaquer Rome au coeur de sa
puissance, franchit les Alpes au col du mont
Genèvre, près de Briançon. Du
belvédère sur lequel est posé
Pallons on put voir serpenter dans la vallée
de la Durance l'immense armée et ses
centaines d'éléphants.
Après avoir
conquis la Gaule, les Romains
créèrent, franchissant ce même
col du mont Genèvre, une route
impériale que foulèrent, à
diverses reprises, les légions des
empereurs. L'empire effondré, cette route
servit aux Barbares Alains, Suèves,
Hérules, Goths, Visigoths, enfin Lombards
dont il fut fait grand carnage devant
Mont-Dauphin ; les survivants se
réfugièrent à
Freissinières. Et voici,
dès 730, les Sarrasins.
Ils se maintinrent dans les Hautes-Alpes, à
Pallons en particulier - on y trouve des monnaies
de leur frappe, une fontaine y porte leur nom -
jusqu'au dixième
siècle.
Avec les Lombards,
l'hérésie arienne planta quelques
racines dans les vallées où l'on
avait le temps, les soirs d'hiver, de
réfléchir. Bien avant Pierre Valdo -
les archives en font foi - deux réformateurs
locaux, Pierre et Henri de Bruys, combattent les
superstitions et excès divers de
l'Eglise ; leurs disciples, les
Pétrobrusiens, grossis bientôt par les
« Pauvres de Lyon »,
persécutés, se maintiennent dans les
Hautes-vallées malgré les cinq bulles
d'extermination lancées contre eux par les
évêques d'Embrun. La répression
fut à ce point cruelle que le Concile de
1210 donna l'ordre aux Inquisiteurs « de
surseoir à l'incarcération des
Vaudois attendu qu'on ne trouve plus assez de
mortier pour construire des
prisons. »
Les
« Pauvres de Lyon », disciples
de Pierre Valdo, excommunié, traqué
comme une bête, mort en Bohême
après une vie de sainte
austérité, apportèrent-ils
leurs idées aux gens de Fressinières
et de la Vallouise ? Il semble bien que s'ils
montèrent dans ces vallées alpestres
« c'est non seulement pour les avoir
trouvées de situation favorable mais aussi
pour avoir reconnu les originaires et circonvoisins
non éloignés de leur sentiment et
cognoissance quant à la
religion. » (Gilles.) La chronique de
Saint-Tron - 1120 à 1130, donc
antérieure à Pierre Valdo - constate
que certaines vallées alpestres
« sont le siège d'une
hérésie
invétérée. »
« On ne peut douter, écrit Henri
Martin dans son Histoire de France, « qu'il n'y ait eu dans
les Hautes-Alpes, sur les confins
du Piémont et du Dauphiné, des
groupes de population qui conservaient de temps
immémorial des traditions et des moeurs bien
différentes de celles qui avaient
prévalu dans l'Eglise romaine ».
D'après ces textes, et on pourrait en citer
d'autres, Freissinières aurait
été, depuis des temps dont il est
difficile de connaître le point de
départ, un conservatoire des idées
portant à chercher directement dans les
textes sacrés une norme de vie. Les
Valdenses - habitants des hautes vallées -
et non Pierre Valdo seraient alors à
l'origine du mot Vaudois.
Quoi qu'il en soit,
vers la fin du XIlle siècle, pour
échapper à une totale destruction,
les Vaudois dispersés dans le Languedoc et
la Provence, peu après ceux de
Barcelonnette, se réfugient à
Freissinières, sachant y trouver des
frères. On les y pourchasse.
Le 22 mai 1393,
deux-cent-trente Vaudois, dont quatre-vingts de
Freissinières, sont brûlés vifs
devant la Tour brune, à Embrun. Les
excès sont tels, d'année en
année, que Louis XI intervient, par lettre
donnée à Arras, le 18 mai 1478.
adressée « à son ami et
féal gouverneur du
Dauphiné ». On y peut
lire :
« Pour
parvenir à la confiscation des biens ...
plusieurs des juges, même des inquisiteurs de
la foi ... ont mis et mettent chaque jour en
procès plusieurs pauvres gens sans cause
raisonnable ; d'autres ont été
mis en géhenne et condamnés pour des
choses dont ils ne furent jamais coupables ainsi
que, depuis, il a été trouvé.
Quant à ceux que les inquisiteurs ont
relâchés, ce n'a été
qu'en leur extorquant de fortes sommes et par
divers moyens. On les a injustement vexés et
travaillés au grand dommage et
préjudice non seulement
des dits suppliants mais de nous et de toute la
chose publique de notre pays du
Dauphiné. »
Les inquisiteurs se
terrent pendant un temps. Mais, par sa bulle de
l'an 1488, Innocent VIII les ramène à
l'attaque.
« Nous
avons appris, avec un déplaisir très
grand, que certains fils d'iniquité,
habitants de la province d'Embrun, sectateurs de
cette très pernicieuse et abominable secte
d'hommes malins appelés Pauvres de Lyon ou
Vaudois... disent, font ou commettent beaucoup de
choses contraires à la foi
orthodoxe. » Et il est ordonné
« de prendre les armes contre les susdits
Vaudois et autres hérétiques et d'une
commune intelligence de les écraser comme
aspics venimeux... ; qu'ils fassent finalement
en sorte qu'ils les exterminent et abolissent
entièrement dessus la face de la
terre. »
Cet ordre fut
exécuté à la lettre : les
deux consuls de Freissinières, Michel Roux
et Jean Giraud, sont brûlés vifs et
les trois mille hérétiques de
Vallouise, soit la totalité des habitants de
cette vallée, enfumés dans les
grottes, passes au fil de l'épée,
jetés dans les précipices, hommes,
femmes et enfants (1488).
A
réitérées fois les rois de
France interviennent, Louis XII, en particulier,
par lettre patente du 12 octobre 1501,
« parce que nous est venu à notice
que les habitants de Freissinières ont
souffert de grands maux et vexations, peines et
travaux. » Vainement les enquêteurs
royaux, envoyés sur place, déclarent
que « les Vaudois ne sont ni
débauchés, ni sorciers, ni rien de ce
dont on les accuse », la bulle de Paul
IV, donnée à Rome sous le sceau de
l'anneau du pécheur, le 27 avril 1557,
enlève tout espoir aux
persécutés. « Il faut que
les hérétiques, ces adorateurs de
Satan, soient châtiés de façon
si terrible que le souvenir puisse effrayer les
races futures... Nous établissons, nommons
et députons en France un nombre suffisant
d'inquisiteurs soumis à des chefs
zélés qui sauront éteindre la
secte de Luther (?), les autres
hérésies et schismes, et exterminer
les sorciers et autres amis et sectateurs des
démons..., leur permettant de se placer en
cas d'urgence au-dessus des lois ordinaires, de
mettre à la question les simples suspects,
d'éclairer les doutes par les tortures les
plus rigoureuses, d'absoudre les innocents, de
délivrer la France des coupables selon les
statuts du Saint-Office établi
ailleurs... »
Renchérissant
encore, le roi François Il institue les
Chambres ardentes, de sinistre
mémoire.
Les
persécutions continuent jusqu'à
l'Édit de Nantes, promulgué en 1598
par Henri IV, révoque en 1685 par Louis XIV.
Et l'on voit reparaître dans les
Vallées inquisiteurs et dragons. Sept de ces
derniers tentent un soir l'escalade des hauteurs de
Dormillouse. Mais une voix mystérieuse ayant
dit et répète : Ils sont
sept ! se croyant surpris. les dragons
regagnent en hâte la plaine de la Durance
sans se douter que la sentinelle vigilante - on en
rit encore à Dormillouse - était une
brebis enrhumée qui toussait, toussait.
disant à peu près dans le patois
local : Li soun
sept !
Les temples du
Queyras, de Guillestre, des Vigneaux, de Ceillac,
de Vars, de Champcella, de Freissinières
sont rasés, celui de Briançon
transformé en halle. Traqués sur le
toit des montagnes, jusqu'au fond des grottes, des
centaines de Huguenots - car les
Vaudois sont devenus Huguenots - fuient en plein
hiver et se réfugient, au prix d'indicibles
souffrances, en Suisse, en Prusse, en Hollande
où nous avons retrouvé, dans les
archives de l'Eglise wallonne, des listes de noms
bien connus à
Freissinières.
Ces abominations, que
nous ne faisons qu'effleurer mais qu'il fallait
rappeler pour expliquer le
« climat » de
Freissinières, ne prennent fin qu'à
la Révolution. Peu auparavant, contre la
volonté unanime de ses habitants,
l'archevêque prince d'Embrun, Monseigneur
l'Illustrissime et Révérendissime
Bernard Fouquet, avait fait construire à
Dormillouse une église et un
presbytère où s'installa le
curé Jauffret. Il y demeura de 1758 à
1788 sans voir jamais apparaître à ses
offices un seul de ses paroissiens
théoriques. Les quittant enfin, de guerre
lasse, il leur adressa ce bref
discours :
« -
Entêtés de Dormillouse, écoutez
bien. Quand je serai devant les portes de l'enfer
avec mon crucifix à la main, je vous
dirai : Venez ! Venez ! mes
damnés de Freissinières, il y a de la
place pour vous ! ... »
Li
soun sept
Ces sept siècles de
persécutions eurent une conclusion
lamentable. De génération en
génération les plus vaillants avaient
été exterminés ;
après la Révocation de l'Édit
de Nantes, l'élite avait pris les chemins de
l'exil ; ceux qui demeurèrent
accrochés à leurs rochers, en proie
aux famines, épidémies, avalanches,
inondations, guerres incessantes, n'étaient
plus, abandonnés depuis longtemps par les
pasteurs trop rares - parfois voltairiens - que de
pauvres êtres ployés sous le joug
d'hivers interminables, d'étés
épuisants à la quête d'une
chiche nourriture. Certaines formules
révolutionnaires ayant au surplus
planté dans les têtes les droits
plutôt que les devoirs, on
s'était donné au plus sordide des
matérialismes.
De 1780 à
1820, le temps de deux générations,
la vallée s'était vidée du
contenu de son âmes. Aussi, quand apparut
Félix Neff, fut-il épouvante de
l'état physique et moral de ceux qu'il
venait secourir. Plus même de lumignon
fumant !
Essayons de créer
l'atmosphère de ce petit monde loin du
monde, au début du siècle dernier.
Feuilletant les archives familiales, nous y avons
trouvé des dossiers poussiéreux, aux
feuilles jaunies, dentelées par la dent des
rats, parmi eux un volumineux cahier écrit
de la main de notre arrière grand-oncle
maternel, - le percepteur Alexandre Baridon, dont
Neff parle dans plusieurs de ses lettres. En
tête de ce cahier : Présent registre destiné
à mon déboursé personnel,
à celui de la maison et à l'argent
reçu d'icelle, dès janvier
1821. Comptes tenus
avec une minutie exemplaire. Officier de troupe
durant les campagnes napoléoniennes, homme
intègre, chef de la Vallée, pilier de
l'Eglise, ce Médaillé de
Sainte-Hélène ne plaisante pas sur le
chapitre de l'orthographe et de la calligraphie. Sa
nièce, Suzanne Baridon, continuatrice de
l'oeuvre scolaire de Neff, dira plus tard à
ses élèves : « Une
écriture négligée ? image
d'une conscience trouble. Tolérer une
tache ? tolérer un péché,
Un grimoire, quelle impolitesse ! »
Elle avait de qui tenir.
Relevons quelques
lignes dans le registre d'Alexandre Baridon :
Payé à
J.-M. Achard, pour un pain blanc : 45
centimes.
Acheté un
bidon, un arrosoir, une boîte à
café, le tout en fer blanc : 2 fr.
75.
Deux mains
papier-cloche : 80 centimes.
Une ferrée
pour la jument : 2 francs.
Une livre de
chandelles : 70 centimes.
À un enfant,
pour une commission a Mont-Dauphin : 5
centimes. (Mont-Dauphin est à dix
kilomètres de
Freissinières !)
Douzaine de mouchoirs
à ma soeur Suzette : 60
centimes.
Une montre : 10
francs.
Un souper à
Guillestre : 1 fr. La couche : 1 fr.
50.
Une once
girofles : 18 centimes.
Vendu un jeune
bouc : 5 francs.
Payé
journée de travail à Jules
Berthalon : 1 fr. 50. Paye le café au
Maire, à divers, à
moi-même : 60 centimes.
Foire de Guillestre,
dépenses personnelles : 90
centimes ; prêté à
Gérard : 1 franc.
Offert bouteille de
vin blanc au courrier : 30
centimes.
Remis un Nouveau
Testament à Dominique...
Il convient de
préciser qu'Alexandre Baridon,
fonctionnaire, touchait un traitement de
l'État. Mais l'argent, dans la
vallée, était rare, On achetait peu,
on ne vendait guère.
Relevons encore dans
ce registre, compartiment faits locaux, ces lignes
d'un macabre savoureux :
« Construction du mur
entourant le cimetière à l'usage des
défunts professant le culte
protestant : ayant donné lecture du
devis, avons fait éclairer une
bougie. De suite est comparu le
sieur Allard, Jean-Isaïe, lequel a offert
d'exécuter le travail au prix de 375 francs
portes sur le devis estimatif. Une deuxième,
troisième, quatrième bougie ayant
été allumées et
éteintes sans que personne aye couvert
l'offre du sieur Allard, l'avons déclare
adjudicataire. »
Et voici, peu
d'années plus tôt 1816, en quels
termes le juge du canton de Guillestre installe les
élus de la Commune :
« Sous le
règne du petit-fils d'Henri IV (!) vous
devez être pénétré de la
sainteté de l'obligation que vous allez
consacrer, qui est celle de verser jusqu'à
la dernière goutte de votre sang pour le
maintien d'un trône illustre pendant
plusieurs siècles par l'auguste famille des
Bourbons. Vous allez individuellement prêter
le serment prescrit par la circulaire de son
Excellence le Ministre de l'Intérieur, en
ces termes : je jure et promets à Dieu
de garder obéissance et
fidélité au Roy, de n'avoir aucune
intelligence, de n'assister à aucun conseil,
de n'entretenir aucune ligue qui soit contraire
à son authorité ; et si, dans
l'exercice de mes fonctions, ou ailleurs,
j'apprends qu'il se trame quelque chose à
son préjudice, je le ferai connaître
au Roy. »
Le
procès-verbal s'achève par ces
mots : « Les cris de Vive le Roy,
vivent les Bourbons ! se font entendre dans la
salle et au dehors. » Fervent de
Napoléon, Alexandre Baridon - il en est
à son sixième changement de
régime depuis un quart de
siècle ! - ajoute sobrement :
« On n'a rien
entendu. »
Une grave question
travaille la vallée peu avant
l'arrivée de Félix Neff.
Réveil du sentiment religieux
ou simple attachement à
une tradition ? Quoi qu'il en soit,
après de nombreuses suppliques, les
protestants de Freissinières obtiennent, en
1820, l'autorisation de construire un temple en
remplacement de celui qui avait été
rasé cent trente ans
auparavant.
Les dits protestants
étant disséminés sur plus de
quinze kilomètres de Pallons à
Dormillouse, on n'est pas d'accord sur le lieu de
la construction. Le Plan ? les Ribes ?
les Viollins ?... Le Préfet ne sait
plus à qui entendre. Il lit :
« Si le
nombre a prévalu pour les Viollins c'est le
fait d'un individu artificieux qui a
travaillé quelques esprits de Dormillouse
que cela ne concerne point. Il y est arrivé
par l'appât de promesses temporelles comme
fit jadis le Diable à notre Sauveur
lorsqu'il le porta sur le créneau du temple,
à Jérusalem, et lui montra tous les
royaumes du monde et leur gloire. Or, notre ancien
temple était au chef-lieu des Ribes. Imitons
la conduite de nos braves
ancêtres ! »
Il lit
encore :
« Construire aux Viollins
c'est construire une maison sur le sable. Sa ruine
sera prochaine à cause des avalanches,
éboulements et coulées de gravier. Et
l'ombre pendant quatre mois dans ce couloir
resserre. Nous supplions M. le Préfet
d'adresser à Son Excellence le Ministre
l'expose de nos motifs. (Diplomate, le
rédacteur de la missive ajoute) ! Bien
qu'humblement donnés à la culture des
champs, nous rivalisons avec qui que ce soit pour
le dévouement à la personne du
Meilleur des Roys. Quoique poignée dans un
coin de montagne, chaque jour nous éprouvons
quelque nouveau bienfait de sa part. Nos voeux et
nos prières pour la conservation de notre
Auguste Monarque ! Nous vous prions, M. le
Préfet d'excuser le peu
d'ordre qui règne dans cet exposé et
d'agréer le faible hommage de vos
très humbles et tout dévoués
serviteurs. »
Peu à peu,
quelques irréductibles mis à part, on
se rallie à l'emplacement des
Viollins : quatre-vingt-quatre chefs de
familles signent de leur nom l'acte d'accord et
douze illettrés d'une croix.
Dès 1821, les
travaux sont mis en adjudication. On offre de 15
à 18 francs pour la toise carrée des
murs ; 3 francs par jour au tireur de sable,
avec mulet ; 10 à 12 francs pour une
pièce de bois d'un pied de diamètre
amenée par vingt hommes, de la montagne au
chantier. L'ensemble pour trois cents places, avec
cinq fenêtres, un oeil de boeuf, voûte,
ardoises, « poutrelles, le tout solide et
agréable autant que le sujet le comporte, ni
trop élégant, ni trop
gothique » - on ne parle pas du clocher
qui ne sera édifié qu'en 1834 - est
devisé à quatorze mille deux cents
francs, dont quatre mille accordés par le
gouvernement, mille deux cents francs par la
Commune, le solde au débit des protestants,
au prorata des impôts, à payer de 1824
a 1835.
Le gros oeuvre fut
terminé en 1824. Félix Neff arriva
à point pour l'inauguration. C'est donc
à tort qu'on parle souvent du temple de
Félix Neff. Mais c'est lui qui donna les
derniers conseils, qui présida à la
confection de la chaire d'où, pendant trois
ans, sa voix passionnée remua les coeurs.
Alors, quand même, c'est le temple de
Félix Neff !
Si la foi ardente des
ancêtres, souvent couronnée par le
martyre, s'était assoupie dans
l'excès de misère, elle couvait
encore sous les cendres. La construction du temple
des Viollins, alors que depuis
longtemps on était
abandonné, privé de tout secours
religieux, les sacrifices matériels
consentis par des gens pour lesquels cent francs
représentaient une fortune, le prouvent
nettement. Une étincelle, et du feu
éteint des flammes monteront à
nouveau. Neff fut cette
étincelle.
Puis on savait encore
et récitait ci et là, dans la
vallée - tout n'était donc pas mort -
des prières d'une naïveté
magnifique « consacrées aux heures
diverses de la journée. » En voici
quelques-unes retrouvées dans les archives
du percepteur Baridon :
- AU LEVER DU SOLEIL
-
- O bonheur doux et
sans pareil
- De voir lever ce
beau soleil.
- Sa chaleur fait
à tous service,
- Mais mille fois
plus grand bonheur
- De sentir au fond
de son coeur
- Celle du soleil de
justice.
-
- EN S'EN ALLANT
COUCHER
-
- J'ai fini l'oeuvre
d'aujourd'hui.
- Fais-moi, Grand
Dieu, sous ton appui
- Prendre mon repos
ordinaire ;
- Fais qu'en quittant
mes vêtements
- Je quitte mes
égarements,
- Tout ce qui peut te
déplaire.
- Ne permets pas que
mon sommeil
- Devienne excessif,
ni pareil
- Au long dormir dans
la mollesse.
- Mais que mon corps
sur tes soins,
- M'assure
qu'à tous mes besoins
- Ta bonté
pourvoira sans cesse.
-
- SUR LE JOUR DU
REPOS
-
- Dieu pouvait bien,
d'un seul moment,
- Créer avec
le firmament
- Tout ce qui
paraît dans le monde.
- Il voulut bien,
durant six jours,
- À six
ouvrages donner le cours.
- Par sa sagesse
très profonde,
- Au septième
il se reposa,
- Le bénit, le
sanctifia,
- Pour nous
être à tous un
exemple...
Et ces quatre
« vers » où s'affirme
l'intransigeance spirituelle de ceux qui
méritèrent durant des siècles
le nom d'
« opiniâtres » :
- Jusques à la
conscience attache ton service
- Et ton
obéissance au Prince, au Magistrat.
- Mais s'ils passent
plus loin prends garde, en tel état,
- D'obéir
à Dieu seul, non pas à
l'injustice !
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