Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



FÉLIX NEFF PORTEUR DE FEU



CHAPITRE V

LE PASSÉ DE FREISSINIÈRES

Au coeur du département des Hautes-Alpes, le val de Freissinières étire son mince couloir, sur une vingtaine de kilomètres, de la Durance au col d'Orcières (deux mille sept cents mètres), porte étroite du Champsaur. À quatre lieues au N.-E., Briançon ; au sud, Embrun ; à l'est, proche à vol d'oiseau, le Queyras ; au delà, par le col de la Croix (deux mille trois cents mètres), les Vallées vaudoises du Piémont.

En été, fleuri, parfumé de lavande, baigné de lumière, le val est souriant. À l'ubac, coté ombre, les forêts de mélèzes poussent leur verdure veloutée jusqu'aux rocs nus des hautes cimes ; côté soleil, la moindre parcelle de terre arable est cultivée. Rivière aux flots limpides, sans cesse accrus par sources et cascades, la Byaisse sépare ces deux mondes. Voici Pallons et ses vergers posés en bordure du Couffourent, précipice aux parois rouges ; le Plan, les Ribes, modeste chef-lieu de la commune ; les pentes de la Poua ou les moissons mènent leur ronde dorée autour des pierriers ; au point le plus serré du vallon, les Viollins, son clocher blanc, ses épais taillis de frênes (Freissinières. pays des frênes) ; tout proche, dans un site tragique semé de blocs apportés par les avalanches, les Mensals ; après quoi, un sentier muletier conduit par cent lacets - les tourniquets - et l'arche d'une cascade suspendue au flanc vertical d'une paroi schisteuse, à Dormillouse, perché à dix-sept cent cinquante mètres d'altitude. De là, par une succession de terrasses cernées par des rocs déchiquetés, séjour estival des troupeaux transhumants, à travers ravins et coulées sablonneuses, le val se faufile humblement jusqu'au col d'Orcières, au pied du pic Brun qui culmine à trois mille deux cents mètres. Cinq heures de marche mènent alors, par le Champsaur, à Saint-Laurent-du-Cros d'où, par le col Bayard, à Cap.

Vers la Saint-Michel, le bel été se casse le cou. Pendant plus de trois mois, Viollins et Mensals sont plongés dans une ombre glacée. À Dormillouse jusqu'à deux et trois mètres de neige, les cheminées fumant au ras du blanc suaire. « Neuf mois d'hiver, trois mois d'enfer », dit un proverbe local, car on n'a qu'une courte saison pour labourer, semer, planter, faucher et récolter, si le temps n'est pas trop « disgracieux ».

Aujourd'hui, partout, sauf à Dormillouse, des chemins carrossables, l'électricité, le téléphone ; ci et là, au foyer, la radio ; motocyclettes, automobiles ; le pain blanc venu de la plaine. Malgré tout, la vie reste dure et il faut peiner pour arracher sa nourriture au sol caillouteux. Pourtant le val ne compte plus que quatre cent cinquante habitants.

Ils étaient près de mille au temps de Félix Neff, séparés de tout et de tous par la barrière des montagnes. On cuisait alors le pain de seigle une fois l'an, qu'on coupait à la hache sur un billot comme s'il se fût agi d'une souche rebelle, puis on le trempait longuement dans le lait avant d'y pouvoir porter la dent. Misère générale ; la vie au ralenti dans de minables masures ; rachitisme, épidémies, découragement ; un enfant pour la vie, un pour le cimetière.

Ce val perdu a pourtant une grande histoire. C'est là-haut que, au long de sept siècles, persécutés, traqués, « opiniâtres », trouvèrent un refuge. Résumons-la, cette histoire, à grands traits.

Sans remonter jusqu'au déluge, il convient de signaler qu'en 218 avant Jésus-Christ Annibal, venu d'Espagne pour attaquer Rome au coeur de sa puissance, franchit les Alpes au col du mont Genèvre, près de Briançon. Du belvédère sur lequel est posé Pallons on put voir serpenter dans la vallée de la Durance l'immense armée et ses centaines d'éléphants.

Après avoir conquis la Gaule, les Romains créèrent, franchissant ce même col du mont Genèvre, une route impériale que foulèrent, à diverses reprises, les légions des empereurs. L'empire effondré, cette route servit aux Barbares Alains, Suèves, Hérules, Goths, Visigoths, enfin Lombards dont il fut fait grand carnage devant Mont-Dauphin ; les survivants se réfugièrent à Freissinières. Et voici, dès 730, les Sarrasins. Ils se maintinrent dans les Hautes-Alpes, à Pallons en particulier - on y trouve des monnaies de leur frappe, une fontaine y porte leur nom - jusqu'au dixième siècle.

Avec les Lombards, l'hérésie arienne planta quelques racines dans les vallées où l'on avait le temps, les soirs d'hiver, de réfléchir. Bien avant Pierre Valdo - les archives en font foi - deux réformateurs locaux, Pierre et Henri de Bruys, combattent les superstitions et excès divers de l'Eglise ; leurs disciples, les Pétrobrusiens, grossis bientôt par les « Pauvres de Lyon », persécutés, se maintiennent dans les Hautes-vallées malgré les cinq bulles d'extermination lancées contre eux par les évêques d'Embrun. La répression fut à ce point cruelle que le Concile de 1210 donna l'ordre aux Inquisiteurs « de surseoir à l'incarcération des Vaudois attendu qu'on ne trouve plus assez de mortier pour construire des prisons. »

Les « Pauvres de Lyon », disciples de Pierre Valdo, excommunié, traqué comme une bête, mort en Bohême après une vie de sainte austérité, apportèrent-ils leurs idées aux gens de Fressinières et de la Vallouise ? Il semble bien que s'ils montèrent dans ces vallées alpestres « c'est non seulement pour les avoir trouvées de situation favorable mais aussi pour avoir reconnu les originaires et circonvoisins non éloignés de leur sentiment et cognoissance quant à la religion. » (Gilles.) La chronique de Saint-Tron - 1120 à 1130, donc antérieure à Pierre Valdo - constate que certaines vallées alpestres « sont le siège d'une hérésie invétérée. » « On ne peut douter, écrit Henri Martin dans son Histoire de France, « qu'il n'y ait eu dans les Hautes-Alpes, sur les confins du Piémont et du Dauphiné, des groupes de population qui conservaient de temps immémorial des traditions et des moeurs bien différentes de celles qui avaient prévalu dans l'Eglise romaine ». D'après ces textes, et on pourrait en citer d'autres, Freissinières aurait été, depuis des temps dont il est difficile de connaître le point de départ, un conservatoire des idées portant à chercher directement dans les textes sacrés une norme de vie. Les Valdenses - habitants des hautes vallées - et non Pierre Valdo seraient alors à l'origine du mot Vaudois.

Quoi qu'il en soit, vers la fin du XIlle siècle, pour échapper à une totale destruction, les Vaudois dispersés dans le Languedoc et la Provence, peu après ceux de Barcelonnette, se réfugient à Freissinières, sachant y trouver des frères. On les y pourchasse.

Le 22 mai 1393, deux-cent-trente Vaudois, dont quatre-vingts de Freissinières, sont brûlés vifs devant la Tour brune, à Embrun. Les excès sont tels, d'année en année, que Louis XI intervient, par lettre donnée à Arras, le 18 mai 1478. adressée « à son ami et féal gouverneur du Dauphiné ». On y peut lire :
« Pour parvenir à la confiscation des biens ... plusieurs des juges, même des inquisiteurs de la foi ... ont mis et mettent chaque jour en procès plusieurs pauvres gens sans cause raisonnable ; d'autres ont été mis en géhenne et condamnés pour des choses dont ils ne furent jamais coupables ainsi que, depuis, il a été trouvé. Quant à ceux que les inquisiteurs ont relâchés, ce n'a été qu'en leur extorquant de fortes sommes et par divers moyens. On les a injustement vexés et travaillés au grand dommage et préjudice non seulement des dits suppliants mais de nous et de toute la chose publique de notre pays du Dauphiné. »

Les inquisiteurs se terrent pendant un temps. Mais, par sa bulle de l'an 1488, Innocent VIII les ramène à l'attaque.
« Nous avons appris, avec un déplaisir très grand, que certains fils d'iniquité, habitants de la province d'Embrun, sectateurs de cette très pernicieuse et abominable secte d'hommes malins appelés Pauvres de Lyon ou Vaudois... disent, font ou commettent beaucoup de choses contraires à la foi orthodoxe. » Et il est ordonné « de prendre les armes contre les susdits Vaudois et autres hérétiques et d'une commune intelligence de les écraser comme aspics venimeux... ; qu'ils fassent finalement en sorte qu'ils les exterminent et abolissent entièrement dessus la face de la terre. »

Cet ordre fut exécuté à la lettre : les deux consuls de Freissinières, Michel Roux et Jean Giraud, sont brûlés vifs et les trois mille hérétiques de Vallouise, soit la totalité des habitants de cette vallée, enfumés dans les grottes, passes au fil de l'épée, jetés dans les précipices, hommes, femmes et enfants (1488).

A réitérées fois les rois de France interviennent, Louis XII, en particulier, par lettre patente du 12 octobre 1501, « parce que nous est venu à notice que les habitants de Freissinières ont souffert de grands maux et vexations, peines et travaux. » Vainement les enquêteurs royaux, envoyés sur place, déclarent que « les Vaudois ne sont ni débauchés, ni sorciers, ni rien de ce dont on les accuse », la bulle de Paul IV, donnée à Rome sous le sceau de l'anneau du pécheur, le 27 avril 1557, enlève tout espoir aux persécutés. « Il faut que les hérétiques, ces adorateurs de Satan, soient châtiés de façon si terrible que le souvenir puisse effrayer les races futures... Nous établissons, nommons et députons en France un nombre suffisant d'inquisiteurs soumis à des chefs zélés qui sauront éteindre la secte de Luther (?), les autres hérésies et schismes, et exterminer les sorciers et autres amis et sectateurs des démons..., leur permettant de se placer en cas d'urgence au-dessus des lois ordinaires, de mettre à la question les simples suspects, d'éclairer les doutes par les tortures les plus rigoureuses, d'absoudre les innocents, de délivrer la France des coupables selon les statuts du Saint-Office établi ailleurs... »

Renchérissant encore, le roi François Il institue les Chambres ardentes, de sinistre mémoire.
Les persécutions continuent jusqu'à l'Édit de Nantes, promulgué en 1598 par Henri IV, révoque en 1685 par Louis XIV. Et l'on voit reparaître dans les Vallées inquisiteurs et dragons. Sept de ces derniers tentent un soir l'escalade des hauteurs de Dormillouse. Mais une voix mystérieuse ayant dit et répète : Ils sont sept ! se croyant surpris. les dragons regagnent en hâte la plaine de la Durance sans se douter que la sentinelle vigilante - on en rit encore à Dormillouse - était une brebis enrhumée qui toussait, toussait. disant à peu près dans le patois local : Li soun sept !

Les temples du Queyras, de Guillestre, des Vigneaux, de Ceillac, de Vars, de Champcella, de Freissinières sont rasés, celui de Briançon transformé en halle. Traqués sur le toit des montagnes, jusqu'au fond des grottes, des centaines de Huguenots - car les Vaudois sont devenus Huguenots - fuient en plein hiver et se réfugient, au prix d'indicibles souffrances, en Suisse, en Prusse, en Hollande où nous avons retrouvé, dans les archives de l'Eglise wallonne, des listes de noms bien connus à Freissinières.

Ces abominations, que nous ne faisons qu'effleurer mais qu'il fallait rappeler pour expliquer le « climat » de Freissinières, ne prennent fin qu'à la Révolution. Peu auparavant, contre la volonté unanime de ses habitants, l'archevêque prince d'Embrun, Monseigneur l'Illustrissime et Révérendissime Bernard Fouquet, avait fait construire à Dormillouse une église et un presbytère où s'installa le curé Jauffret. Il y demeura de 1758 à 1788 sans voir jamais apparaître à ses offices un seul de ses paroissiens théoriques. Les quittant enfin, de guerre lasse, il leur adressa ce bref discours :
« - Entêtés de Dormillouse, écoutez bien. Quand je serai devant les portes de l'enfer avec mon crucifix à la main, je vous dirai : Venez ! Venez ! mes damnés de Freissinières, il y a de la place pour vous ! ... »


Li soun sept 

Ces sept siècles de persécutions eurent une conclusion lamentable. De génération en génération les plus vaillants avaient été exterminés ; après la Révocation de l'Édit de Nantes, l'élite avait pris les chemins de l'exil ; ceux qui demeurèrent accrochés à leurs rochers, en proie aux famines, épidémies, avalanches, inondations, guerres incessantes, n'étaient plus, abandonnés depuis longtemps par les pasteurs trop rares - parfois voltairiens - que de pauvres êtres ployés sous le joug d'hivers interminables, d'étés épuisants à la quête d'une chiche nourriture. Certaines formules révolutionnaires ayant au surplus planté dans les têtes les droits plutôt que les devoirs, on s'était donné au plus sordide des matérialismes.

De 1780 à 1820, le temps de deux générations, la vallée s'était vidée du contenu de son âmes. Aussi, quand apparut Félix Neff, fut-il épouvante de l'état physique et moral de ceux qu'il venait secourir. Plus même de lumignon fumant !

Essayons de créer l'atmosphère de ce petit monde loin du monde, au début du siècle dernier. Feuilletant les archives familiales, nous y avons trouvé des dossiers poussiéreux, aux feuilles jaunies, dentelées par la dent des rats, parmi eux un volumineux cahier écrit de la main de notre arrière grand-oncle maternel, - le percepteur Alexandre Baridon, dont Neff parle dans plusieurs de ses lettres. En tête de ce cahier : Présent registre destiné à mon déboursé personnel, à celui de la maison et à l'argent reçu d'icelle, dès janvier 1821. Comptes tenus avec une minutie exemplaire. Officier de troupe durant les campagnes napoléoniennes, homme intègre, chef de la Vallée, pilier de l'Eglise, ce Médaillé de Sainte-Hélène ne plaisante pas sur le chapitre de l'orthographe et de la calligraphie. Sa nièce, Suzanne Baridon, continuatrice de l'oeuvre scolaire de Neff, dira plus tard à ses élèves : « Une écriture négligée ? image d'une conscience trouble. Tolérer une tache ? tolérer un péché, Un grimoire, quelle impolitesse ! » Elle avait de qui tenir.

Relevons quelques lignes dans le registre d'Alexandre Baridon :
Payé à J.-M. Achard, pour un pain blanc : 45 centimes.
Acheté un bidon, un arrosoir, une boîte à café, le tout en fer blanc : 2 fr. 75.
Deux mains papier-cloche : 80 centimes.
Une ferrée pour la jument : 2 francs.
Une livre de chandelles : 70 centimes.
À un enfant, pour une commission a Mont-Dauphin : 5 centimes. (Mont-Dauphin est à dix kilomètres de Freissinières !)
Douzaine de mouchoirs à ma soeur Suzette : 60 centimes.
Une montre : 10 francs.
Un souper à Guillestre : 1 fr. La couche : 1 fr. 50.
Une once girofles : 18 centimes.
Vendu un jeune bouc : 5 francs.
Payé journée de travail à Jules Berthalon : 1 fr. 50. Paye le café au Maire, à divers, à moi-même : 60 centimes.
Foire de Guillestre, dépenses personnelles : 90 centimes ; prêté à Gérard : 1 franc.
Offert bouteille de vin blanc au courrier : 30 centimes.
Remis un Nouveau Testament à Dominique...

Il convient de préciser qu'Alexandre Baridon, fonctionnaire, touchait un traitement de l'État. Mais l'argent, dans la vallée, était rare, On achetait peu, on ne vendait guère.

Relevons encore dans ce registre, compartiment faits locaux, ces lignes d'un macabre savoureux :
« Construction du mur entourant le cimetière à l'usage des défunts professant le culte protestant : ayant donné lecture du devis, avons fait éclairer une bougie. De suite est comparu le sieur Allard, Jean-Isaïe, lequel a offert d'exécuter le travail au prix de 375 francs portes sur le devis estimatif. Une deuxième, troisième, quatrième bougie ayant été allumées et éteintes sans que personne aye couvert l'offre du sieur Allard, l'avons déclare adjudicataire. »

Et voici, peu d'années plus tôt 1816, en quels termes le juge du canton de Guillestre installe les élus de la Commune :
« Sous le règne du petit-fils d'Henri IV (!) vous devez être pénétré de la sainteté de l'obligation que vous allez consacrer, qui est celle de verser jusqu'à la dernière goutte de votre sang pour le maintien d'un trône illustre pendant plusieurs siècles par l'auguste famille des Bourbons. Vous allez individuellement prêter le serment prescrit par la circulaire de son Excellence le Ministre de l'Intérieur, en ces termes : je jure et promets à Dieu de garder obéissance et fidélité au Roy, de n'avoir aucune intelligence, de n'assister à aucun conseil, de n'entretenir aucune ligue qui soit contraire à son authorité ; et si, dans l'exercice de mes fonctions, ou ailleurs, j'apprends qu'il se trame quelque chose à son préjudice, je le ferai connaître au Roy. »

Le procès-verbal s'achève par ces mots : « Les cris de Vive le Roy, vivent les Bourbons ! se font entendre dans la salle et au dehors. » Fervent de Napoléon, Alexandre Baridon - il en est à son sixième changement de régime depuis un quart de siècle ! - ajoute sobrement : « On n'a rien entendu. »

Une grave question travaille la vallée peu avant l'arrivée de Félix Neff. Réveil du sentiment religieux ou simple attachement à une tradition ? Quoi qu'il en soit, après de nombreuses suppliques, les protestants de Freissinières obtiennent, en 1820, l'autorisation de construire un temple en remplacement de celui qui avait été rasé cent trente ans auparavant.
Les dits protestants étant disséminés sur plus de quinze kilomètres de Pallons à Dormillouse, on n'est pas d'accord sur le lieu de la construction. Le Plan ? les Ribes ? les Viollins ?... Le Préfet ne sait plus à qui entendre. Il lit :

« Si le nombre a prévalu pour les Viollins c'est le fait d'un individu artificieux qui a travaillé quelques esprits de Dormillouse que cela ne concerne point. Il y est arrivé par l'appât de promesses temporelles comme fit jadis le Diable à notre Sauveur lorsqu'il le porta sur le créneau du temple, à Jérusalem, et lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire. Or, notre ancien temple était au chef-lieu des Ribes. Imitons la conduite de nos braves ancêtres ! »

Il lit encore :
« Construire aux Viollins c'est construire une maison sur le sable. Sa ruine sera prochaine à cause des avalanches, éboulements et coulées de gravier. Et l'ombre pendant quatre mois dans ce couloir resserre. Nous supplions M. le Préfet d'adresser à Son Excellence le Ministre l'expose de nos motifs. (Diplomate, le rédacteur de la missive ajoute) ! Bien qu'humblement donnés à la culture des champs, nous rivalisons avec qui que ce soit pour le dévouement à la personne du Meilleur des Roys. Quoique poignée dans un coin de montagne, chaque jour nous éprouvons quelque nouveau bienfait de sa part. Nos voeux et nos prières pour la conservation de notre Auguste Monarque ! Nous vous prions, M. le Préfet d'excuser le peu d'ordre qui règne dans cet exposé et d'agréer le faible hommage de vos très humbles et tout dévoués serviteurs. »

Peu à peu, quelques irréductibles mis à part, on se rallie à l'emplacement des Viollins : quatre-vingt-quatre chefs de familles signent de leur nom l'acte d'accord et douze illettrés d'une croix.

Dès 1821, les travaux sont mis en adjudication. On offre de 15 à 18 francs pour la toise carrée des murs ; 3 francs par jour au tireur de sable, avec mulet ; 10 à 12 francs pour une pièce de bois d'un pied de diamètre amenée par vingt hommes, de la montagne au chantier. L'ensemble pour trois cents places, avec cinq fenêtres, un oeil de boeuf, voûte, ardoises, « poutrelles, le tout solide et agréable autant que le sujet le comporte, ni trop élégant, ni trop gothique » - on ne parle pas du clocher qui ne sera édifié qu'en 1834 - est devisé à quatorze mille deux cents francs, dont quatre mille accordés par le gouvernement, mille deux cents francs par la Commune, le solde au débit des protestants, au prorata des impôts, à payer de 1824 a 1835.

Le gros oeuvre fut terminé en 1824. Félix Neff arriva à point pour l'inauguration. C'est donc à tort qu'on parle souvent du temple de Félix Neff. Mais c'est lui qui donna les derniers conseils, qui présida à la confection de la chaire d'où, pendant trois ans, sa voix passionnée remua les coeurs. Alors, quand même, c'est le temple de Félix Neff !

Si la foi ardente des ancêtres, souvent couronnée par le martyre, s'était assoupie dans l'excès de misère, elle couvait encore sous les cendres. La construction du temple des Viollins, alors que depuis longtemps on était abandonné, privé de tout secours religieux, les sacrifices matériels consentis par des gens pour lesquels cent francs représentaient une fortune, le prouvent nettement. Une étincelle, et du feu éteint des flammes monteront à nouveau. Neff fut cette étincelle.

Puis on savait encore et récitait ci et là, dans la vallée - tout n'était donc pas mort - des prières d'une naïveté magnifique « consacrées aux heures diverses de la journée. » En voici quelques-unes retrouvées dans les archives du percepteur Baridon :

AU LEVER DU SOLEIL
 
O bonheur doux et sans pareil
De voir lever ce beau soleil.
Sa chaleur fait à tous service,
Mais mille fois plus grand bonheur
De sentir au fond de son coeur
Celle du soleil de justice.
 
EN S'EN ALLANT COUCHER
 
J'ai fini l'oeuvre d'aujourd'hui.
Fais-moi, Grand Dieu, sous ton appui
Prendre mon repos ordinaire ;
Fais qu'en quittant mes vêtements
Je quitte mes égarements,
Tout ce qui peut te déplaire.
Ne permets pas que mon sommeil
Devienne excessif, ni pareil
Au long dormir dans la mollesse.
Mais que mon corps sur tes soins,
M'assure qu'à tous mes besoins
Ta bonté pourvoira sans cesse.
 
SUR LE JOUR DU REPOS
 
Dieu pouvait bien, d'un seul moment,
Créer avec le firmament
Tout ce qui paraît dans le monde.
Il voulut bien, durant six jours,
À six ouvrages donner le cours.
Par sa sagesse très profonde,
Au septième il se reposa,
Le bénit, le sanctifia,
Pour nous être à tous un exemple...

Et ces quatre « vers » où s'affirme l'intransigeance spirituelle de ceux qui méritèrent durant des siècles le nom d' « opiniâtres » :

Jusques à la conscience attache ton service
Et ton obéissance au Prince, au Magistrat.
Mais s'ils passent plus loin prends garde, en tel état,
D'obéir à Dieu seul, non pas à l'injustice !


Table des matières

Page précédente:
Page suivante:
 

- haut de page -