UN
SIÈCLE DE MISSION A
MADAGASCAR
CHAPITRE X
NOUVELLES ÉPREUVES
LA PREMIÈRE CONFÉRENCE
INTERMISSIONNAIRE
Les Missions à l'oeuvre à
Madagascar allaient avoir à passer par de
nouvelles et douloureuses épreuves. Les
passions politiques qui agitaient certains cercles
de France allaient avoir des répercussions
de plus en plus graves sur la marche des
églises et des écoles dans la grande
île africaine.
À la fin de 1905, on nommait
Gouverneur général à
Madagascar un sectaire farouche, M. Augagneur, qui
se crut autorisé à faire dans son
gouvernement colonial des expériences
philosophiques rapides et violentes, sans aucun
souci de l'intérêt du pays ni de ses
habitants.
Il commença par interdire l'Union
chrétienne de jeunes gens de Tananarive qui
s'était fondée en 1898 et que M.
Bianquis avait cherché à
développer par l'envoi en France d'un
Malgache particulièrement instruit,
Ravelojaona, afin de l'initier aux méthodes
suivies en Europe pour la direction des groupes de
jeunes gens. D'importantes sommes avaient
été recueillies et
une grande propriété achetée
dans un quartier très central de la
capitale. Personne ne pouvait supposer un instant
que l'autorisation d'ouvrir le nouveau local
pût être refusée.
Or, contrairement à toutes les
prévisions, M. Augagneur, dans une lettre
à M. Delord, datée du 8 octobre 1906,
l'informait que la création de cette Union
de jeunes gens était illégale et
qu'il en exigeait la dissolution
immédiate.
Puis, à la date du 23 novembre, un
nouvel arrêté sur l'enseignement
paraissait au journal Officiel de la Colonie.
Cet arrêté imposait aux
écoles libres des conditions d'existence
extrêmement rigoureuses.
Il distinguait trois sortes
d'établissements privés :
1° Les établissements
dirigés par des Français et ouverts
aux enfants européens ;
2° Les écoles à l'usage
des indigènes dirigées soit par des
européens, soit par des indigènes
dûment diplômés ;
3° Les garderies d'enfants :
c'était le nom, quelque peu
méprisant, donné désormais aux
anciennes écoles d'églises,
dirigées par des maîtres non
brevetés.
Ces garderies, recevant des enfants
jusqu'à 12 ans inclus, ne pouvaient
être autorisées que
« là où, dans un rayon de 6
kilomètres, il n'existait ni école
officielle, ni école privée, ni
garderie ».
Ainsi l'existence antérieure d'une
école ou d'une garderie
de la Mission catholique devait empêcher
légalement la création, dans un rayon
de 6 kilomètres, d'une garderie
protestante.
Mais l'article qui apportait l'innovation la
plus grave à l'état antérieur
était celui-ci :
« ART. 17. - En aucun cas, les
écoles privées ou les garderies ne
peuvent être établies dans un temple
ou un édifice public consacré au
culte. »
Or, les 2.800 écoles ou garderies
d'enfants que les missions protestantes
possédaient encore à Madagascar
étaient presque toutes - sauf dans les
localités de quelque importance -
établies dans les temples. Et il n'existait,
en général, aucun local convenable
dans lequel on pût les transporter.
L'article 20 exigeait que, pour les
écoles, la situation fût
régularisée dans les deux mois. Or
l'arrêté a été pris
à l'entrée de la saison des pluies,
saison où, pendant cinq mois, il est
matériellement impossible de
construire.
La mission protestante française
possédait encore, à ce
moment-là, près de 90 écoles
reconnues et plus de 200 garderies d'enfants, en
tout 300 établissements environ (elle en
avait eu 500 peu d'années auparavant). Sur
ce nombre, il n'y en avait pas 20 fonctionnant dans
des locaux spéciaux.
Il est facile de comprendre dans quel
trouble ces prescriptions imprévues
jetèrent les missionnaires, d'autant qu'une
circulaire soi-disant explicative aggrava encore
les conditions draconiennes de
l'arrêté, réduisant
pratiquement à dix jours le délai de
deux mois accordé aux écoles
privées pour se mettre en règle.
Les écoles catholiques se trouvaient,
de fait, beaucoup mieux traitées que leurs
concurrentes.
En effet, le protestantisme étant la
religion générale des Hova et des
Betsiléo avant l'occupation,
française, chaque village avait son temple,
appartenant à la population.
L'administration semblait considérer tous
ces temples comme propriétés de la
colonie. Les catholiques, venus plus tard, ont
dû acheter, ou se faire donner des terrains
pour y construire leurs églises et
écoles ; ils les avaient fait
immatriculer à leurs noms ;
c'étaient des propriétés
privées.
Or, aux termes de la circulaire,
« la division d'un temple pour consacrer
une partie à une école ou à
une garderie ne sera pas autorisée, si le
temple ou l'église sont
propriétés de la colonie ; si le
temple ou l'église appartiennent à
des particuliers, la division pourra être
autorisée ».
D'autre part, « jamais la demande
de prorogation ne sera accueillie si, dans un rayon
de six kilomètres, il existe un
établissement d'enseignement publie ou
privé, ou une garderie fonctionnant dans les
conditions
régulières ».
Voici, à titre d'exemple, et sur un
point déterminé, la
conséquence de ces deux mesures
combinées.
Le district d'Andohalo, aux portes de
Tananarive, comprenait une
population protestante de 12.000 âmes,
fournissant 1.000 élèves à ses
quinze écoles, dont onze maîtres
brevetés. Ces quinze écoles
étaient toutes établies dans des
temples. Elles devaient donc se fermer au profit de
deux écoles catholiques existant dans le
district et dont les locaux étaient la
propriété des Pères. Ces deux
écoles pouvaient à peine recevoir 100
élèves à elles deux. Il n'y
avait pas, dans ce district, une seule école
officielle.
Et tout ceci n'était peut-être
pas le plus grave.
De plus en plus, dans les régions non
encore christianisées, l'administration
interdisait tout exercice du culte et, par
conséquent, la prédication même
de l'Évangile en dehors des locaux
consacrés au culte. Or ces locaux
n'existaient pas et ne pouvaient pas exister dans
des régions païennes !
L'autorisation d'en construire n'était
d'ailleurs accordée que si elle était
demandée par une partie notable de la
population indigène, et après
enquête faite sur le nombre et la situation
des requérants, enquête aboutissant
toujours à un refus.
On refusa à un missionnaire le droit
de louer ou d'acheter à ses frais des
maisons dans une province païenne pour y
prêcher l'Évangile. C'était la
négation formelle d'un droit
considéré comme imprescriptible, car
il est solidaire de la liberté de conscience
elle-même : le droit de manifestation
des convictions religieuses.
Le nombre des enfants fréquentant les
écoles privées fut
réduit brusquement de 200.000 environ
à 25.000. Les nouvelles écoles
officielles créées ne purent
recueillir plus de huit à neuf mille de ces
enfants désireux de s'instruire et qu'on
condamnait à l'ignorance obligatoire. Il
devint un crime d'essayer d'apprendre à lire
à un jeune Malgache.
Les Missions et les églises
indigènes firent des efforts inouïs
pour essayer de conserver quelques-uns de ces
établissements scolaires, si
nécessaires au développement de la
jeunesse. Mais, par tous les moyens, on essaya de
les décourager.
Ce qu'on voulait par toutes tes
dispositions, c'était rendre le recrutement
des écoles de Mission à peu
près impossible : autorisations
rarement accordées ; recrutement
diminué du fait des stages dans les
écoles officielles exigés pour
l'entrée dans les carrières
libérales ou même
professionnelles ; maîtres
enlevés aux Missions par l'appât de
salaires cinq à six fois
supérieurs.
On cherchait en même temps à
faire fermer, sous les prétextes les plus
futiles, les lieux de culte, surtout dans les
régions éloignées.
Le surintendant de la Mission
norvégienne exprimait ses doléances
dans une note écrite en, 1907:
« 1° Trente temples,
disait-il, dans le district de Vangaindrano, ont
été fermés en novembre 1905.
Huit ont été fermés à
la même époque dans le district
d'Ambondrona, sans que
l'administration ait jamais
indiqué les raisons de ces mesures.
« Dans plusieurs localités,
l'administration a fait planter des cactus devant
la porte d'entrée des édifices.
« 2° Défense a
été faite aux
évangélistes de se livrer à
aucune propagande religieuse.
« 3° Plusieurs fidèles
ont été mis en prison pour avoir
été surpris, faisant leur culte
quotidien en famille avec deux ou trois
voisins.
« 4° Au début de 1906,
il y avait 279 écoles d'églises avec
15.000 élèves dans le Vakinankaratra.
Il y reste une seule école d'église
avec 60 élèves.
« Des 43 temples de la Mission
luthérienne de Fort-Dauphin, 42 furent
fermés en 1906 ; au bout de deux ans de
lutte, cinq seulement de ces 42 purent être
ouverts à nouveau. »
Ce qui fut plus dangereux encore, ce furent
les tentatives d'immixtion de l'administration dans
les affaires intérieures de
l'église.
À plusieurs reprises, à
Tananarive dans l'église d'Ambohitantely,
puis à Ambatolampy, à l'occasion de
différends survenus entre certains membres
de la communauté et les anciens
responsables, l'administration soutint les
mécontents, fit fermer les temples,
entretint visiblement les conflits. Il fallut des
années de luttes et de démarches pour
que ces questions fussent enfin
réglées, et les temples rendus
définitivement à l'exercice
régulier du culte.
Une campagne de conférences
anti-religieuses fut entreprise avec l'appui
à peine déguisé du
Gouvernement général. Elle n'eut
qu'un succès médiocre.
Une grande séance au
théâtre municipal se termina
même par un fiasco complet. Quand on voulut
faire approuver par deux ou trois cents jeunes gens
malgaches, pourtant triés sur le volet, un
voeu demandant au Gouverneur général
la suppression des écoles privées, il
y eut chez eux, pour la plupart anciens
élèves de ces écoles, un
sursaut de conscience. Deux seulement se
levèrent : le reste protesta.
Ce qui fut remarquable, c'est la
façon dont l'église malgache, dans
son ensemble, résista à cette
attaque, dans laquelle le Gouvernement
général d'alors mit toute son
ingéniosité et parfois même
tout le poids de son autorité. Il y eut des
défections, mais en petit nombre.
L'oeuvre continua à
s'étendre.
La Mission protestante française
avait rapidement compris la nécessité
de décentraliser l'oeuvre. Elle avait
hérité de la Mission de Londres
plusieurs districts ayant tous leur tête
à la capitale et s'allongeant sur des
centaines de kilomètres. Elle avait
réoccupé tout d'abord des stations
anglaises abandonnées comme Tsiafahy,
à 22 kilomètres au sud de Tananarive,
Fihaonana, à 60 kilomètres au
nord-ouest, Ambohibeloma, à 60
kilomètres environ à l'ouest et
Ambositra, à mi-chemin de Fianarantsoa,
capitale du Betsiléo. Puis elle avait
créé des stations
toutes nouvelles. La première avait
été établie dès 1898
par M. Siméon Delord à Ambatomanga,
à 32 kilomètres au sud-est de la
capitale et seulement à 3 heures de marche
de la première grande forêt bordant le
plateau central malgache. À celle-là
s'ajouta ensuite la station de Mahereza, nom
donné par M. Rusillon au village qu'il
créa de toutes pièces, à peu
près à mi-chemin entre Tananarive et
Ambohibeloma. Il la dota d'un orphelinat et d'un
atelier professionnel.
MM. Péchin et Warnet lancèrent
bientôt une pointe plus hardie vers l'ouest
et fondèrent la station de Miarinarivo, tout
près du lac volcanique de l'Itasy, à
cent kilomètres à l'ouest de la
capitale. M. Martin avait aussi bâti une
maison missionnaire à Anosibé,
à six heures de marche au sud
d'Ambatomanga ; mais cette nouvelle demeure
fut bientôt endeuillée par la mort si
prématurée de Mme Martin, dont le
corps repose là-bas, sous de grands
eucalyptus plantés par son mari.
Enfin la station d'Ambatolampy, à 40
kilomètres au sud de Tsiafahy, fut due
à l'initiative de M. Maroger, et se
développa rapidement.
Mais tout cet effort ne parut bientôt
plus suffisant aux membres de la Mission
protestante française. La côte avait
déjà eu quelques missionnaires.
Tamatave avait joui en particulier du
ministère de M. Hartley. Mais depuis la
conquête, les quelques chrétiens de
cette région avaient été
laissés à eux-mêmes ; on
trouvait seulement une station
de la Mission anglicane à Andevorante,
à 90 kilomètres au sud de Tamatave.
Déjà, les premiers
délégués du Comité de
Paris, MM. Boegner et Germond, en 1899, puis M.
Péchin, en 1900, avaient été
frappés de l'importance de l'oeuvre qui
semblait s'imposer à Tamatave aux soins de
la Mission française. Enfin, en 1905, M. et
Mme Escande furent officiellement chargés de
reprendre tout ce travail de la côte est en
visant avant tout l'évangélisation de
la région au nord de Tamatave,
jusqu'à Maroantsatra et même
éventuellement jusqu'à Diego. Nous
verrons plus loin avec quel succès cette
oeuvre s'est développée.
Une autre initiative plus heureuse encore
fut celle montrée par M. H. Rusillon qui,
dans un premier voyage accompli sous les auspices
du Comité de Mission indigène de
l'Isam-Enim-Bolana, en 1905, avait
été surpris de la grandeur de la
tâche qui s'offrait au protestantisme
malgache dans l'immense région de la
côte nord-ouest, depuis l'île de
Nosi-Bé jusqu'à Soalala, à
l'ouest de Majunga, et de ce port à
Maevatanana. Il trouva là plus de 100.000
indigènes encore à peine
entamés par la prédication de
l'Évangile.
Le Comité de Mission indigène
avait envoyé deux ou trois
évangélistes Imeriniens. Mais la
haine séculaire existant entre les
Imeriniens et les Salakava avait entravé
régulièrement leur action, et le
découragement avait bientôt
pesé sur l'âme de
ces quelques représentants de
l'Évangile, trop isolés et trop peu
secondés par une administration qui se fit,
sous le gouvernement de M. Augagneur, l'auxiliaire
brutale du paganisme. Beaucoup de petites annexes,
que les évangélistes malgaches
avaient malgré tout réussi à
créer, furent fermées d'office ;
toutes les petites écoles d'église,
où quelques Sakalava et quelques Tsimihety
commençaient à apprendre à
lire, furent supprimées et non
remplacées.
Il fallait aller au secours des quelques
chrétiens qui, malgré ces
difficultés, avaient su rester
fidèles. M. Rusillon repartit, au nom de la
Mission de Paris cette fois, au commencement de
1907, et se rencontra à Marovoay avec M.
Chazel venant de France. Ce voyage d'enquête
fut parfois pénible. On sentait chez les
représentants de l'autorité une
mauvaise volonté évidente. On chercha
à détourner la population des
missionnaires. Des chrétiens se virent
infliger de fortes amendes, uniquement parce qu'ils
avaient reçu chez eux les deux missionnaires
français, ou leur avaient offert un peu de
nourriture. Mais, comme l'écrivait M.
Rusillon, « que peuvent de pareilles
mesures quand elles sont prises contre des gens qui
ont une idée au coeur et que pousse leur
conscience ? » De tous
côtés et même d'endroits
distants de plusieurs centaines de
kilomètres de la route suivie par les deux
délégués du Comité des
Missions de Paris, des lettres
suppliantes arrivaient pour
qu'on vînt visiter ceux qui désiraient
passer des ténèbres à la
lumière.
La Conférence de 1908, après
avoir entendu le rapport de ses deux
délégués, décida de
commencer une oeuvre nouvelle au nord-ouest,
à Marovoay, sur les bords de la petite
rivière du même nom, à 80
kilomètres au' sud de Majunga.
Il y trouva une forte colonie imerinienne et
Betsileo se montant à près de 3.000
âmes, plus un millier d'Indiens musulmans
chiites, et une cinquantaine de Sakalava. Ceux-ci
avaient plus ou moins abandonné la place
devant l'immigration de gens des hauts plateaux et
s'étaient retirés vers l'ouest.
À l'est de Marovoay s'étendait tout
le district de Port-Bergé, qui se
remplissait de plus en plus de Tsimihety venus de
Mandritsara. Au nord, c'était la
région de Majunga où s'étaient
donné rendez-vous les races les plus
diverses, Sakalava, gens du centre, Makoa
africains, Comoriens islamisés, Indiens,
etc.
M. Rusillon dut d'abord parcourir en tous
sens le pays qui s'offrait à lui et
où quelques Pères du Saint-Esprit
cherchaient déjà à l'entraver
dans son travail. En 1911 il dut rentrer en France.
M. Mondain le remplaça et put acheter le
terrain sur lequel devait s'édifier la
station missionnaire.
Le prochain chapitre montrera à quel
point cette oeuvre nouvelle répondait
à une nécessité.
Les autres missions protestantes
s'étendaient elles aussi. Les Quakers
allaient à Ankavandra, puis sur la
côte ouest, à Maintirano, au milieu de
tribus Sakalava particulièrement
réfractaires. Ils furent souvent
troublés par toutes sortes de circonstances
adverses. Ayant réussi à convertir
quelques Sakalava, et à amener trois d'entre
eux à s'offrir comme
évangélistes, ils se mirent en devoir
d'instruire plus à fond ces trois jeunes
hommes. Mais l'un d'eux périt dans un
incendie et un second devint lépreux. Les
sorciers virent là une marque de la
colère des idoles nationales. Pendant la
guerre mondiale le missionnaire chargé de
cette station, M. Ryan, mourut dans le torpillage
du navire qui le ramenait à Madagascar.
Au Betsiléo, on entreprit une
propagande active parmi les Tanala, ou habitants
des forêts, et autour de Mananjary.
Le Comité de Missions indigène
augmenta le nombre de ses agents, surtout dans le
pays Sihanaka, autour du lac Alaotra.
L'action anti-religieuse exercée par
M. Augagneur et son administration n'eut, en fait,
que fort peu de résultats. Pendant les
années 1907 et 1908, il y eut une
éphémère diminution dans le
nombre des auditeurs et des communiants ; la
Mission de Londres accusa environ 2.000 auditeurs
de moins et la Mission de Paris passa elle aussi de
27.000 à 25.000.
Mais, dès l'année 1909, les
chiffres se relevaient et, en 1910, la Mission de
Londres voyait ses
églises se remplir de nouveau de 50.000
auditeurs et la Mission de Paris en recueillait
plus de 32.000 et 36.700 en 1911. Les mêmes
phénomènes furent observés
dans les autres Missions, avec Plus ou moins
d'ampleur.
L'ère des difficultés
administratives n'était pourtant pas close.
On allait bientôt se heurter à un
obstacle assez imprévu, provenant du manque
de statut légal en ce qui concernait les
églises et surtout les assemblées
synodales destinées à les relier
entre elles.
Depuis 1863, les paroisses voisines se
réunissaient tous les premiers lundis du
mois ; depuis 1868, le synode
général, appelé
Isan-Enim-Bolana, et les synodes locaux
(Isan-Efa-Bolana (1))
avaient
régulièrement
fonctionné ; des sociétés
d'activité chrétienne, une
société biblique, une
société de mission indigène,
émanation directe du synode
général s'étaient
constituées et avaient vécu sans
encombre de nombreuses années.
Or, le 23 octobre 1911, le Gouverneur
général de Madagascar adressait
à M. Griffith, missionnaire de la
Société de Londres à
Tananarive, une lettre par laquelle il l'informait
qu'il avait prescrit au parquet d'effectuer une
enquête sur les Associations de jeunesse
chrétienne de la ville de Tananarive et de
la province de l'Imerina,
fonctionnant depuis plus de vingt ans dans les
Églises malgaches.
« L'enquête, dit M.
Picquié, a révélé
qu'elles se réunissent dans divers temples,
qu'elles ont, trois fois par an, une
assemblée générale
« pour divers actes de
piété » ; que
l'association a un bureau « pour
organiser les réunions et donner quelques
conseils » ; qu'elle est
placée sous la direction et le
contrôle de pasteurs indigènes et de
missionnaires français et anglais
« qui constituent un
Comité » ; qu'il n'y a pas de
cotisation fixe, mais qu'il se fait, au cours des
réunions, des quêtes « dont
le produit est employé pour secourir les
fidèles dans le malheur, pour nourrir les
fidèles qui viennent de la campagne et pour
les besoins de la
Société ».
Sur quoi, la lettre concluait :
« De tout ce qui
précède, il résulte bien que
les deux Sociétés constituent une
organisation en vue d'un but commun et permanent,
qui est le caractère fondamental de
l'Association. Il existe entre les membres de ces
Sociétés un lien résultant de
leur participation habituelle aux réunions
de l'Association.
« L'absence de statuts
délibérés en commun et de
caisse commune ne leur enlève pas le
caractère d'Association.
« En conséquence, les
articles 291 et 292 du Code pénal sont
applicables à ces Sociétés qui
ne sont ni autorisées, ni reconnues par le
Gouvernement.
« J'ai donc l'honneur de vous
faire connaître que ces
deux Associations doivent se dissoudre
immédiatement. Toute réunion de tout
ou d'une partie seulement de leurs membres
donnerait lieu, à l'avenir, à des
poursuites judiciaires. »
Le même jour, 23 octobre, le
Gouverneur général écrivait
à un autre missionnaire de la même
Société, M. Evans, au sujet de ce
qu'il appelait l'association illicite des 57
temples, et qui n'était en
réalité que le Synode annuel des
églises du district d'Ambatonakanga (un des
districts ayant à Tananarive leur
« église mère »,
et s'étendant sur une partie de la
banlieue). Aux yeux de M. Picquié,
« ces réunions possédaient
tous les caractères des Associations
illicites visées par les articles 291 et 292
du Code Pénal ; elles constituaient une
organisation en vue d'un but commun et
déterminé : un Comité
fixant les époques et lieux de
réunion ; les assemblées
étant tenues à la suite d'une
entente, et les fidèles ou les
délégués des 57 temples y
assistant ; des fonds étant
versés au profit de l'oeuvre
poursuivie ; enfin, le but de l'association
étant de « s'occuper d'objets
religieux », cas visé par
l'article 291 du Code
Pénal... »
« Jusqu'à présent,
poursuit le Gouverneur, l'association des 57
temples n'a pas été
autorisée ; d'autre part, j'estime
qu'elle ne peut l'être, car elle
constituerait un groupement d'indigènes
qu'il n'est pas possible, en l'état actuel
du pays, d'admettre à discuter et à
se concerter dans un but et
à des occasions autres que l'exercice
proprement dit d'un culte.
« Je vous prie, en
conséquence, de prendre les mesures
nécessaires pour qu'à l'avenir aucune
réunion totale ou partielle de cette
Société ne soit plus tenue. S'il en
était ainsi, Je me verrais dans l'obligation
de poursuivre les chefs, directeurs et
administrateurs de cette Association,
conformément à l'article 292 du Code
pénal. »
Par la manière dont elles
étaient rédigées, par les
arguments qu'elles invoquaient, ces deux lettres
n'intéressaient pas seulement les districts
de la Société de Londres
dirigés par MM. Griffith et Evans.
C'était tout le fonctionnement administratif
des églises protestantes qui était
menacé, puisqu'on refusait aux
indigènes le droit de former une association
quelconque et de se réunir pour tout autre
objet que la célébration proprement
dite du culte.
Devant une pareille atteinte portée
à la liberté religieuse, les
missionnaires protestants de Tananarive devaient se
sentir solidaires : non pas seulement ceux des
missions les plus directement touchées, mais
aussi les luthériens norvégiens et
anglicans. Ils se réunirent, en effet, pour
échanger leurs vues, constatèrent
aussitôt leur unanimité et
chargèrent M. Escande, comme
président de la Mission protestante
française, d'être leur porte-parole
auprès du Gouverneur
général.
M. Picquié ne fit aucun
difficulté de
reconnaître qu'il n'avait
pas eu à se plaindre des missions. Il rendit
hommage à la parfaite loyauté des
missionnaires étrangers aussi bien que
français et des prédicateurs
indigènes. Il se retrancha seulement
derrière les textes légaux qui,
suivant lui, ne permettaient la constitution
d'aucune association religieuse à
Madagascar.
Le 8 novembre, les représentants des
cinq missions se réunissaient de nouveau,
et, après avoir entendu le récit que
M. Escande leur fit de l'entrevue, ils
arrêtèrent et signèrent les
termes d'une lettre commune au Gouverneur
général, lettre mettant en
lumière le véritable caractère
des associations incriminées et montrant la
gravité des conséquences qu'aurait
une semblable interdiction si elle était
maintenue. Elle rappelait qu'en France, le
gouvernement de la République a
laissé les Synodes officieux se
réunir librement, plus de vingt ans avant le
vote et la promulgation des lois d'Association et
de Séparation. « Le Synode,
disaient les missionnaires, fait non seulement
partie intégrante de nos
Églises ; il en est la plus haute
expression ; il est l'Eglise. » Et
ils ajoutaient :
« Vous comprendrez facilement,
Monsieur le Gouverneur général, que
nous protestions respectueusement mais fermement
auprès de vous, contre les deux mesures
précitées, et que nous vous
demandions de bien vouloir laisser à nos
Églises les organisations qu'elles ont
possédées depuis leur fondation
jusqu'au 23 octobre dernier, et
cela jusqu'à ce qu'une loi, ou un
décret, ou un arrêté vienne
organiser l'exercice du culte public à
Madagascar. »
Le Gouverneur répondit le 14
décembre acceptant de surseoir à
l'application des mesures envisagées
jusqu'à décision du ministre, mais en
demeurant inébranlable sur la question de
principe.
« J'ai l'honneur, dit-il, de vous
faire connaître qu'il ne m'est pas possible
de revenir sur les mesures que j'ai adoptées
et qui me sont dictées par le respect de la
loi et par le souci de mon administration du
pays... »
Heureusement le ministre des colonies, saisi
du différend, comprit la gravité de
la question qui se posait et la
nécessité d'arriver à une
solution qui tint compte des situations acquises et
qui ménageât les
susceptibilités en jeu.
Un projet de décret, sorte
d'adaptation, à Madagascar de la loi de
séparation des Églises et de
l'État votée en France, en 1905, fut
rédigé dès le début de
1911 et le décret promulgué,
après certaines modifications plus ou moins
heureuses, à la date du 11 mars 1913.
Ce document mettait fin à
l'arbitraire dont nos églises avaient tant
souffert jusque-là, et permettait aussi de
régler définitivement certains
litiges qui avaient douloureusement agité
nos fidèles, comme à
Ambatolampy.
Un jugement fortement motivé de la
Cour d'appel de Tananarive, à la date du 9
décembre 1915, vint fixer la situation
légale des
collectivités
protestantes. Il reconnaissait l'autorité
des synodes et accordait la jouissance des temples
contestés au groupements acceptant la
direction de ces synodes. Par cela même,
toutes les dissidences furent comme
étouffées et la paix
intérieure régna presque
partout.
Le décret n'est pourtant pas
libéral, au moins dans certaines de ses
dispositions les plus importantes. C'est ainsi que
l'article 6 donne au Gouverneur
général la faculté de refuser
l'autorisation d'ouvrir un Temple si, dans un,
rayon de huit kilomètres, il y a
déjà cinq édifices
consacrés au culte et si le nombre des
fidèles intéressés au culte
est inférieur à quatre-vingts.
Dans l'esprit du rédacteur de cet
article, ces dispositions étaient faites en
faveur des Églises : elles limitaient
le pouvoir jusque-là illimité des
Gouverneurs, en même temps qu'elles les
autorisaient et les incitaient même à
accepter les demandes faites à peu
près dans tous les cas, n'envisageant un
refus que dans des circonstances rares et nettement
justifiées. L'administration, par horreur
des responsabilités, les a totalement
transformées en un prétexte à
refus à peu près constant des
demandes de collectivités ne remplissant pas
à la fois les deux conditions
indiquées dans la loi comme simples motifs
de non-autorisation éventuelle. Le mot
français « peut » a
été traduit par
« doit », ce qui est à
peu près le contraire. Et le mot
« intéressés au
culte » qui, dans le texte
primitif, était
expliqué par l'expression très
précise « de tout âge et de
tout sexe » a été souvent
compris comme désignant des adultes, ce qui
a amené des complications sans fin. Quelle
monstruosité, en fait, que d'exiger, dans
une région semi-désertique,
quatre-vingts adultes vraiment chrétiens
dans un rayon de cinq, kilomètres avant de
les autoriser à avoir un culte public !
Espérons que plus tard un règlement
d'administration viendra mettre fin à de
pareilles interprétations, absolument
restrictives de la liberté de culte et
entièrement contraires à la
volonté du législateur.
La promulgation de cet important
décret sur la législation cultuelle
précéda de peu l'arrivée
à Madagascar de la plus imposante des
délégations que les Églises
d'Europe aient jamais envoyées dans la
grande île.
Chacune des grandes Sociétés
de Missions à l'oeuvre à Madagascar
avait désigné trois
délégations. Pour la Mission de
Paris, les délégués furent MM.
Daniel Couve, directeur-adjoint de la
Société, Adrien De Jarnac et Pierre
de Seynes.
Il s'agissait avant tout de manifester mieux
que par le passé l'union profonde de tous
ceux qui, venus de pays différents et
appartenant à des organismes
ecclésiastiques de tendances très
diverses, depuis les Anglicans ritualistes
jusqu'aux Quakers, en passant par les
Luthériens stricts, les
Presbytériens, et les
Congrétionalistes, veulent cependant
travailler d'un commun accord
à l'évangélisation de
Madagascar. Dans de grandes réunions tenues
à Tananarive en octobre 1913 et que
présida M. Couve, on affirma cette union des
coeurs et cette unité dans la
diversité qui est la caractéristique
du protestantisme. On fit plus que
d'affirmer : la conférence de 1913 fut
le point de départ d'une nouvelle
période dans l'histoire de l'oeuvre des
Missions évangéliques à
Madagascar, période marquée par une
collaboration étroite et méthodique
entre les diverses sociétés.
On procéda à une
répartition fraternelle des diverses
régions de Madagascar entre les sept
missions, de façon à éviter
autant que possible les causes de frottement et
à intensifier l'action vraiment
conquérante.
La continuité de cet effort de
coopération fut assurée par la
création d'un Comité
intermissionnaire destiné à
étudier les mesures nécessaires pour
l'occupation progressive de toute l'île au
nom de Jésus-Christ, à agir le cas
échéant comme conseil d'arbitrage, et
à rester en relations avec le comité
de continuation de la Conférence universelle
des Missions d'Edimbourg.
Dès l'année suivante, le
Comité intermissionnaire prenait la charge
du Collège évangélique
Paul-Minault, qui devenait ainsi, à la
capitale, un témoignage vivant de l'entente
et de la collaboration intime des Missions
protestantes.
Il remit aussi à l'étude,
dès cette époque,
la fondation d'une grande Union
chrétienne de jeunes Gens ; mais il
fallut, hélas ! attendre encore dix ans
pour voir la réalisation de ce projet :
n'étions-nous pas à l'aurore de
l'année 1914 ?
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