UN
SIÈCLE DE MISSION A
MADAGASCAR
CHAPITRE XI
LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE ET SES
CONSÉQUENCES
À LA CONQUÊTE DES
RÉGIONS CÔTIÈRES
C'est au moment même où
s'ébauchaient tous ces plans
qu'éclata l'épouvantable cataclysme
mondial de 1914, qui ébranla toute l'oeuvre
missionnaire, en tarissant ses ressources, en la
privant du concours de plusieurs de ses
collaborateurs parmi les plus jeunes et les plus
ardents, et en jetant le trouble dans le coeur des
chrétiens indigènes,
désorientés tout d'abord par cette
terrible manifestation de haine entre nations dites
chrétiennes.
« C'est une chose
incompréhensible pour moi, écrivit un
jeune élève africain, que de voir les
peuples qu'on nous disait si sages et qui viennent
de Dieu, se détruire entre eux. »
Un autre allait jusqu'à dire que pour lui
c'était certainement la fin du monde qui
arrivait, tellement cette catastrophe lui semblait
affreuse.
La violence de la tempête fit
toutefois ressortir à nouveau la
solidité des fondements posés.
Grâce à leurs efforts
désintéressés, les
missionnaires avaient su
inspirer confiance à leurs fidèles et
ils arrivèrent à éclairer ces
derniers sur les causes profondes de l'immense
conflit.
On nous permettra de nous citer
nous-mêmes en donnant ci-après un
extrait de notre brochure sur « Nos
indigènes mobilisés ».
« Très peu de temps
après les premiers combats, et avant
même que l'on eût officiellement
parlé de l'envoi de troupes malgaches en
Europe, la pensée de s'engager directement
au service de la France naquit spontanément
au coeur de certains des jeunes gens instruits dans
les grandes écoles protestantes de
Tananarive (École Normale et École
Paul-Minault). Et, au premier appel, il y eut de
nombreux engagements de jeunes indigènes qui
savaient pourquoi ils partaient et quelle cause ils
allaient soutenir. Au contact de l'Évangile,
leur coeur, leur conscience s'étaient
éclairés encore mieux que leur
esprit, et ils étaient tout prêts
à vibrer à ces grandes notions de
justice, de vérité, de défense
des faibles qui sont comme l'essence même de
l'enseignement de Jésus-Christ.
« Je ne songeais nullement
à m'engager, écrivait, peu de temps
après son incorporation, un des
élèves d'une des écoles de
Tananarive, mais j'ai été
emporté par ce désir invincible de
servir la patrie ; car, lorsque le droit et la
justice sont foulés aux pieds par les
méchants, il est impossible que le coeur des
jeunes ne s'enflamme pas d'une sainte
ardeur. »
« Et un autre proclamait sa
volonté de tout supporter pour la grande
cause dont il avait saisi toute l'importance en
adressant aux siens une lettre dont nous extrayons
le court passage suivant :
« Je vous donne l'assurance que je
saurai remplir jusqu'au bout mon devoir d'enfant
adoptif de la France, et montrer ainsi que dans ma
poitrine d'adolescent bat un coeur
d'homme. »
« Un trait
révélateur de l'état
d'âme de l'élite malgache pendant les
premiers mois de la guerre, a été
l'engagement volontaire contracté par le
vieux pasteur d'Ambositra, Rajafetra. Dès le
début, il voulait partir, afin d'aider du
mieux qu'il le pourrait ceux qui avalent
déjà répondu à l'appel
de la France. Il n'était plus assez fort
pour se mettre à apprendre la manoeuvre du
fusil. Mais il pouvait soigner le corps et, avant
tout, l'âme de ses compatriotes
dirigés vers le front.
« Dans une conversation que nous
eûmes avec lui à Tananarive, juste
avant qu'il ne partît, il nous dit que
l'armée alliée était pour lui
comme un prolongement de l'Eglise, puisque les
soldats combattaient pour cette justice qu'on
prêchait au temple.
« M. Péchin, missionnaire
de l'Église d'où est parti Rajafetra,
écrivait :
« De nombreux Malgaches sont
déjà partis comme tirailleurs ou
comme artisans, cordonniers, tailleurs,
dactylographes. Notre Église
d'Ambositra, elle aussi, est
heureuse de payer son tribut.« Le Dr
Ramamonjisoa, membre du Conseil de l'Eglise, a
été invité à travailler
à Madagascar parmi les troupes
indigènes pendant la durée de la
guerre. Comme père de six enfants, il aurait
pu être exempté, néanmoins il
n'a pas hésité à
répondre affirmativement à l'appel
qu'on lui adressait. Il vient de partir pour
Diégo, laissant sa famille à
Ambositra. »
Nos indigènes ont été
durant la guerre de véritables missionnaires
dans les contrées les plus diverses. Leur
foi naïve, mais ferme, leur
piété simple et fervente, leur
empressement à se réunir entre eux
pour prier et leur courage devant la mort firent
très souvent impression sur ceux qui purent
les voir.
En Allemagne, en Autriche, parmi les troupes
d'occupation, aussitôt arrivés dans le
pays, ils se préoccupent de chercher un lieu
de culte protestant et, quand ils l'ont
trouvé, d'en obtenir l'usage pour leurs
réunions religieuses. À Landau, ils
sont accueillis chez un pasteur retraité.
À Semandria, en Serbie, le jour de
Noël, quelques protestants malgaches et
français, y compris le médecin-chef
de la formation, se réunissent pour un culte
en commun. En Hongrie, dans la ville de Neusatz, ce
sont des tirailleurs malgaches qui apportent
à la grande église
réformée (2.500 paroissiens) la
révélation de l'oeuvre des
Missions.
D'autres édifièrent leurs
aumôniers européens
par la manière dont ils acceptèrent
la mort loin des leurs, sur le champ de bataille ou
sur un lit d'hôpital.
Citons ces paroles écrites par un
ancien élève de l'École
Paul-Minault, au sujet de la mort d'un camarade
tué au front :
« Secrétaires de
l'Intendance de Rochefort, nous partîmes
quatre volontaires pour le front. L'un des
nôtres est mort bravement le 8 mai, faisant
son devoir jusqu'au bout en donnant sa vie pour la
France. Son corps est livré à la
corruption, mais son sacrifice contribuera à
la victoire. Pour moi, le suis toujours prêt
à remplir mon devoir et à suivre
l'exemple de mon camarade. Si le dois mourir, ce
sera pour la France. Promettez-moi de ne pas me
pleurer. »
Voici d'autre part comment le pasteur
Matossi, alors aumônier des hôpitaux de
Menton, raconte la mort d'un Malgache du nom de
Ravelojaona :
« Ravelojaona était en
traitement dans un hôpital de
contagieux ; c'était mon meilleur
interprète malgache. Il était
toujours souriant, « toujours
joyeux » comme dit saint Paul. La joie
qu'il avait de me voir se lisait dans ses grands
yeux d'enfant. Quand le quittais l'hôpital,
une fois notre tournée faite, il me
remerciait avec effusion non seulement pour lui,
mais aussi pour les camarades qui avaient
reçu ma visite.
« Son état empira
rapidement, il dut s'aliter. Il était dans
une grande salle avec neuf
camarades qui, à part
deux exceptions, un mahométan et un
catholique, étaient tous protestants. Il y
avait là quatre Malgaches, deux Tahitiens et
un Néo-Calédonien, presque tous
formés par la Mission de Paris.
« Un jour Ravelojaona, se sentant
plus mal, me demanda la communion. Cela lui
donnerait, disait-il, des forces s'il fallait
mourir. Et ce fut impressionnant, ce service de
Sainte Cène dans cette salle. Comme ses
camarades de souffrance n'étaient pas admis
au nombre des communiants, ils n'y prirent point
part, mais, tout le temps que dura cette simple
cérémonie, ils restèrent
debout, tête découverte, au pied de
leur lit et, au moment de la prière, ils
cachèrent tous leur tête dans leurs
mains.
« Deux jours après, vers
cinq heures du matin, la mort approchait à
grands pas. Alors (Je tiens ces détails du
médecin-chef lui-même) Ravelojaona
appela un de ses camarades de chambre et lui
demanda de lire pour lui quelques passages
préférés du Nouveau Testament,
puis de lui chanter un cantique et enfin de prier.
Quand il eut termine, les lèvres du mourant
remuèrent encore quelques instants comme
s'il priait, puis s'arrêtèrent... Dieu
venait de le rappeler à lui. C'était
le matin de Noël.
« Le jour des obsèques,
devant le piquet d'honneur, beaucoup de ses
camarades étaient réunis. Les
infirmières et, les femmes de journée
qui travaillaient à l'hôpital avaient,
contrairement à l'habitude, voulu assister
à la levée du
corps ; elles pleuraient à chaudes
larmes en m'entendant commenter ces paroles :
« Heureux les morts qui meurent dans le
Seigneur. Éternel, que je meure de la mort
du juste et que ma fin soit semblable à la
sienne ! »
Que de faits semblables on pourrait
citer ! (1)
D'autre part, une si terrible conflagration
ne pouvait pas ne pas troubler certains esprits et
amener au jour les secrets désirs, les
ambitions longtemps refoulées, d'une
jeunesse aussi naïve que romantique. Quelques
étudiants en médecine avaient
fondé une petite société plus
ou moins clandestine, d'abord sans but bien
défini ; mais s'étendant, le
mouvement finit par prendre, surtout au
Betsiléo, une allure à la fois
païenne et révolutionnaire :
quelques énergumènes ne parlaient de
rien moins que de délivrer Madagascar du
joug européen ! Tout cela n'aurait eu
aucun rapport avec l'histoire des églises si
les propagateurs n'avaient prétendu agir au
nom des principaux pasteurs et prêtres
catholiques indigènes que, dans des listes
forgées à plaisir, ils
présentaient comme leurs chefs
occultes.
Le « complot » fut
découvert. Le 22 décembre 1915, des
arrestations eurent lieu à Ambalavao, au sud
de Fianarantsoa, suivies, deux jours après,
par celles, beaucoup plus sensationnelles, des
trois pasteurs les plus connus de Tananarive, MM.
Rabary, Razafimahefa et
Ravelojaona, du père
catholique indigène Venance, et des
frères Julien et Raphaël, tous deux
frères indigènes de la doctrine
chrétienne. En quelques jours, plus de
quatre cents arrestations furent
opérées. L'opinion publique
européenne s'affola. Les bruits les plus
exagérés circulèrent.
L'état de siège fut proclamé
dans l'île, ce qui était donner au
mouvement une importance qu'il n'avait jamais
eue.
On organisa, pour frapper l'imagination, un
vaste procès dans la grande rotonde occupant
tout le centre du palais de l'ancien premier
ministre malgache. Les débats furent
publics. Ils firent nettement ressortir, ainsi que
l'exprima si bien, aussitôt après, un
publiciste français M. Henry Joly
(2), qu'il ne
s'agissait dans l'affaire « que
d'excitation à un complot, d'un complot en
rêves pour ainsi dire ». Rien de
plus inconsistant que la soi-disant
société secrète, rien de plus
imprécis, de plus ondoyant que son but,
variable suivant les sections et les
individus.
Des peines légères auraient
dû suffire. Mais il fallait compter avec
l'opinion des colons qui exigeait du sang. Une
répression sanglante eût
été pourtant la plus grave des fautes
et eût risqué de compromettre à
tout jamais l'oeuvre de la colonisation
française, en séparant par un
fossé infranchissable la masse
indigène des représentants de la
France. Les énergiques
efforts de nos missionnaires
pour éclairer le Gouverneur
général réussirent à
empêcher la catastrophe. Les peines d'une
excessive sévérité qui furent
appliquées montrèrent à quel
diapason la peur et la colère étaient
montées chez le plus grand nombre des
Européens. Il y eut dix condamnations aux
travaux forcés à
perpétuité, quatre à vingt
ans, huit à quinze ans, quatre à dix
ans et huit à cinq ans.
Sept prévenus étaient
acquittés dont trois des quatre pasteurs
protestants arrêtés, et les trois
prêtres catholiques mis en cause.
En tête de la liste des
condamnés le plus durement frappés se
trouvait le pasteur Ravelojaona, venu à
Paris en 1904-1906 pour s'initier aux fonctions de
secrétaire d'Union chrétienne, en
même temps que pour s'assimiler plus
complètement la langue, la civilisation et
la mentalité françaises. Sur de
fausses dénonciations, le tribunal avait cru
devoir le considérer comme le
véritable instigateur de la
société secrète. En vain,
l'accusé avait protesté avec la plus
grande énergie ; en vain ses
missionnaires, qui l'avaient suivi de près
depuis quinze ans, avaient sans réserve
témoigné en sa faveur :
Ravelojaona était condamné aux
travaux forcés à
perpétuité.
Mais à peine le verdict
était-il rendu que ses accusateurs, pris de
remords, se rétractaient. Malgré la
constatation du faux témoignage, il fallut
deux jugements successifs pour qu'enfin Ravelojaona
fût acquitté, avec des
considérants le lavant de
tout soupçon de participation à la
société secrète.
Ce douloureux incident n'entrava en aucune
manière le développement de l'oeuvre
d'expansion du Christianisme.
En effet, dans les années 1917-1920
la marche en avant de l'Évangile prit, dans
les régions côtières tout au
moins, une allure bien plus rapide que par le
passé.
La tourmente mondiale, et les
difficultés si inattendues que cette
tourmente avait Soulevées avec elle,
n'arrêta nullement le développement
des oeuvres nouvelles du Boina, de Diégo, de
Tamatave, prises résolument en main par la
Mission protestante française, ou celle du
pays Antsihanaka, faite en commun par la Mission de
Londres et le Comité missionnaire
indigène de l'Isan-Enim-Bolana.
En 1913, juste à la veille de la
guerre, du poste de Marovoay, à
quatre-vingts kilomètres au sud de Majunga,
poste à peine fondé puisque la
station missionnaire n'était pas encore
construite, dépendaient seulement douze
annexes, parmi lesquelles l'église de
Majunga elle-même. Or dès 1918, en
plein cataclysme, il devenait nécessaire de
dédoubler le district. M. Rusillon dans son
rapport pour cette dernière année de
la guerre, faisait connaître à ses
collègues que 14 nouveaux lieux de culte
avaient été ouverts dans les douze
mois écoulés, portant le nombre total
des annexes à 60. Aussi fallut-il fonder,
à Majunga, une
deuxième station,
où M. Beaulieu s'installa dès 1919.
La progression dans le nombre des
collectivités de fidèles a
continué et, en fin 1924, on en comptait
154, dont 92 pour le district de Marovoay et 62
pour celui de Majunga.
Diégo-Suarez voyait un
développement semblable. M. Parisot premier
missionnaire placé à Diégo,
n'y avait trouvé, en 1914, qu'une quinzaine
de lieux de culte. En 1925 son successeur doit
s'occuper de tout près de cent annexes.
En 1914, M. Escande se félicitait de
la fondation d'une quatorzième annexe dans
son district de Tamatave. En 1917, revenant
après trois ans d'absence il
découvrait toute une floraison nouvelle
d'églises nées spontanément
dans la région de Vatomandry. Et M. Ferrand,
chargé en 1923 de ce district, terminait son
rapport relatif à l'année 1924 par
les lignes suivantes :
« La construction de la grande
école de station sera bientôt
terminée, elle pourra contenir 270
élèves. Nous espérons que
beaucoup de ces enfants instruits par nous
deviendront plus tard des collaborateurs pour
l'évangélisation de la côte
Est. Il nous faut des agents nombreux ;
actuellement, au sud comme au nord de Tamatave, des
Églises nouvelles se créent comme par
enchantement. Les Betsimisaraka s'éveillent,
et leurs progrès, quoique très
superficiels encore, sont véritablement
troublants, à cause du nombre infime de nos
collaborateurs capables de
diriger ce mouvement pour amener ce peuple au
véritable Évangile.
« Dans la région de
Vatomandry, un seul évangéliste, avec
l'aide de deux ou trois collaborateurs
bénévoles, a pu créer en cinq
ou six ans, 36 lieux de culte. À
Maroantsetra, il n'y a plus
d'évangéliste depuis près de
quatre ans et cependant l'unique Église du
chef-lieu a maintenant 14 annexes
autorisées, nées sous la simple
impulsion de laïques. Partout des foyers
s'allument, mais ils ne peuvent être
soigneusement entretenus et
régulièrement visités, cela
par manque de personnel indigène, et
à cause de l'insuffisance d'un seul
missionnaire, chargé déjà
aujourd'hui de la direction de 124
Églises. »
À ce zèle pour la
conquête manifesté par les
chrétiens malgaches, a correspondu un esprit
de libéralité remarquable. De plus en
plus les églises cherchent les moyens
d'atteindre l'autonomie financière.
« L'année 1924,
écrivait M. Forget, a été
marquée dans le district d'Ambositra par un
événement important. Les
Églises du Betsileo ont pris, toutes
ensemble, d'un bel élan, la
résolution de ne plus demander de subsides
à la Mission et de réaliser
dès juin 1925 l'autonomie financière
de nos 105 annexes. »
« Nous avons eu de grandes
réunions chaque fois qu'une église a
pris pour conducteur un jeune élève
de l'École pastorale ou un ancien
évangéliste. Ce fut pour moi une
occasion de jeter un regard dans
la vie des Églises ou dans celle de leurs
conducteurs. Trop souvent les replis
intérieurs des consciences malgaches nous
sont inconnus. Il est bon qu'une fenêtre
s'ouvre qui nous permette d'y jeter un coup d'oeil.
On est tout étonné alors de constater
que les Malgaches vibrent beaucoup plus que nous ne
le pensons. Dans le silence de la vie de
l'âme, il s'opère à l'insu des
hommes, un travail réel, sérieux et
profond.
« Les Malgaches sont en
général peu expansifs, du moins avec
nous Européens ; aussi sommes-nous
tentés de croire que leur vie est toute de
surface. Non, chez eux aussi, la conscience est
vivante ; on peut même dire que, comme
chez tous les primitifs probablement, les
impressions ressenties, les émotions, les
épreuves, les rêves même, les
frappent fortement et ont une action
décisive sur l'orientation de leur vie.
Cela, nous ne le savons pas toujours, mais
incidemment, dans un discours, il nous est
donné de l'apprendre. C'est ainsi que j'ai
su comment un tel avait relevé de ses ruines
son Église et groupé les protestants
apeurés, au temps des persécutions.
J'ai appris qu'un autre, très sourd et que
je pensais un peu simple d'esprit, avait
été longtemps l'instituteur de son
village, il y a bien des années. Ailleurs,
j'ai entendu Rabary raconter ses impressions
d'enfant, quand son père était
mpitandrina à Imerina-Imady, et j'ai
été ému de l'entendre dire ces
mots qui dans sa bouche avaient
une saveur inattendue : « Depuis
l'âge de vingt ans, j'aime
Jésus. »
Quelques mois après un missionnaire
parlant des réunions tenues à
Ambositra à l'occasion du cinquantenaire de
la fondation de l'Eglise donnait un aperçu
saisissant des progrès réalises dans
ce demi-siècle.
« Ces réunions, disait-il,
ont duré de 8 h. 30 à 16 h. 30
environ, avec une interruption, de deux heures
chaque fois pour déjeuner. Les
églises d'Europe supporteraient
difficilement, je crois, de pareilles
séances, qu'il faut endurer patiemment,
assis sur des bancs assez durs, au milieu de
courants d'air violents, ou au contraire dans une
atmosphère trop renfermée, portes et
fenêtres étant closes, dans un temple
contenant au moins 1.200 personnes. Il nous est
arrivé, ces dernières années,
d'avoir des auditoires beaucoup plus nombreux,
débordant, hors du temple, et remplissant la
cour et les deux étages de la Maison du
Centenaire ; mais jamais nous n'avons eu
d'auditoire plus rayonnant et plus enthousiaste. Ce
jour était en effet une date glorieuse pour
le Betsiléo. Il y a cinquante ans, il n'y
avait pas un seul chrétien dans la
région et maintenant nos statistiques
accusent l'existence de 30.000 protestants, dont
2.500 communiants. Il y a cinquante ans, il
n'existait pas une seule église ici, et
maintenant il y en a 109. (En 1895, après la
tourmente, lorsque les missionnaires
français vinrent à Ambositra, sur les
50 églises existantes, il
n'en restait plus qu'une seule.) Il y a cinquante
ans, il n'existait qu'un seul conducteur malgache,
tandis qu'aujourd'hui nous avons 90 agents (dont 26
pasteurs, 33 catéchistes, 23 instituteurs
brevetés à la campagne, 8 garderies).
Il y a cinquante ans, l'instruction était un
sujet de terreur ; les parents se figuraient
que les enfants envoyés à
l'école étaient volés pour
être envoyés en Europe ;
aujourd'hui, au contraire, rien que dans Ambositra
même, nos deux écoles de
garçons et de filles réunissent
chaque matin plus de 1.000 enfants dont les uns
commencent à épeler l'alphabet, et
les autres se préparent aux deux examens du
brevet. Voilà des faits nombreux dont les
habitants d'Ambositra (Hovas et Betsiléo)
ont le droit d'être fiers. C'est avec raison
qu'ils peuvent remercier Dieu, et dire comme le
Psalmiste au retour de l'Exil :
« L'Éternel a fait pour nous de
grandes choses. »
C'est vers la même époque que
la Mission protestante française dans un
élan de foi, qu'on pourrait presque appeler
téméraire, eu égard à
ses ressources si limitées en moyens
financiers et en personnel, amorça deux
importants prolongements de son oeuvre
déjà si démesurément
étendue, l'un au nord-est dans la
région d'Antalaha, l'autre au sud-est dans
celle de Mananjary.
Depuis quelques années le
missionnaire de Diégo avait fait
déjà de temps à autre des
tournées de visite dans
la première de ces régions,
où, dans plusieurs endroits, des planteurs
indigènes venus des Hauts-Plateaux, avaient
tenté d'organiser de petites églises
locales. Mais l'on sentait le besoin d'une
véritable direction pour ces troupeaux
animés souvent de plus de zèle
extérieur que de véritable
connaissance de l'évangile. Le nombre de ces
petits foyers de lumière allait d'ailleurs
en grandissant d'année en année, et
bientôt tout un champ de travail nouveau vint
s'offrir de lui-même à notre
Mission.
La Conférence chargea M. Becker,
alors missionnaire à Diégo, de faire
un minutieux voyage d'enquête pour
étudier la question et choisir le lieu le
plus favorable à l'établissement
d'une nouvelle station. Et voici ce que disait
à ce propos le journal des Missions de
juillet 1927 (p. 449) : « Une
décision importante de la Conférence
est celle qui a fixé à Antalaha la
nouvelle station missionnaire de la côte
nord-est et le centre du district
intermédiaire entre celui de Tamatave et de
Diégo-Suarez.
« Cette détermination n'a
pas été prise sans une étude
prolongée... M. Becker a employé
toute une année à étudier sur
place l'organisation de ce nouveau district et
l'emplacement le plus favorable pour y mettre le
missionnaire. Il y a quelque chose
d'émouvant à voir, la
Conférence de nos missionnaires, si
réduite en nombre, accepter cependant les
tâches nouvelles qui s'imposent à
elle, et répondre à des
appels qu'elle ne se sent pas le
droit de repousser. »
C'est dans le même esprit
d'obéissance à Dieu que notre
Société envisagera, à peu
près à la même époque,
l'éventualité d'une extension de
l'oeuvre dans la région de Mananjary. Ce
nouveau pas en avant fut la conséquence de
la flamme qui brûlait au coeur de M. Groult
dont l'activité scolaire
déployée d'intense façon dans
la direction de l'École Normale de
Fianarantsoa, ne satisfaisait pas
entièrement l'esprit de conquête.
Inlassablement, M. Groult pendant les mois de
vacances de son école, sema la bonne semence
dans ce grand district où en 1926 il avait
déjà réussi à organiser
15 églises nouvelles, outre celle de
Mananjary, datant d'avant la conquête
française. Mais il qualifiait alors ces
premiers fruits de son travail de
« pauvres lumignons dans une nuit
épaisse », tout en ajoutant :
« Il y a partout une grande aspiration
vers l'Évangile : ce qu'il nous
faudrait, ce sont des hommes, des conducteurs. Il y
a des étendues immenses qui n'ont jamais vu
un missionnaire. La vérité est qu'il
faudra un jour ou l'autre, se résoudre
à placer un missionnaire à Mananjary.
Il y aura alors un district presque aussi grand,
que l'Imerina et qui deviendra vite aussi
florissant que ceux du nord. »
Le 14 août 1928, M. Groult revenait
sur la question en constatant qu'il avait
déjà pu ouvrir trente annexes, en
dépit des désastres causés
par un cyclone qui avait
jeté par terre une vingtaine de temples,
dont dix-huit avaient été
rebâtis rapidement par les fidèles
eux-mêmes. « Ces petites
églises de la grande dispersion, presque des
orphelines, auxquelles je ne puis donner qu'une
parcelle de mon temps et dont je m'occupe surtout
par correspondance, s'étonnent que la
Mission protestante française ne leur donne
pas les mêmes soins et le même amour
qu'aux églises du Nord, et ne leur envoie
pas un missionnaire à
demeure. »
M. Groult dut attendre près de neuf
ans encore, avant de voir la question de cette
nouvelle station à fonder, aboutir en
principe. Au début de 1937, en effet, M.
Schlcesing, accompagné de M. Kaltenbach,
vint visiter Madagascar avec une mission officielle
du Comité de Paris, et lors de la
conférence générale qui se
tint à Tananarive en avril, un vote fut
émis concernant la nécessité
de donner le plus tôt possible au district de
Mananjary le missionnaire réclamé
avec tant d'insistance par celui qui depuis quinze
ans s'efforçait d'apporter dans la
région la lumière de
l'Évangile. Le Comité de Paris
ratifia ce vote et avait bien espéré
passer rapidement à la période des
réalisations. La nouvelle guerre de 1939
vint malheureusement l'obliger à remettre
à plus tard cette création
nouvelle.
Cet accroissement constant de l'oeuvre de la
Mission de Paris, dont l'ouverture de la nouvelle
station d'Antalaha, et les débuts de celle
de Mananjary furent les marques
les plus évidentes, put se constater
à peu près dans toutes les
régions côtières.
Au nord-ouest, dans le Boina, les
progrès furent un peu plus lents qu'à
l'est et cela pour plusieurs causes. En premier
lieu, dans les années 1931 à 1936, il
y eut une certaine perturbation dans le personnel
missionnaire ayant charge de l'oeuvre. Pendant de
longs mois, une institutrice, Mlle Becker, demeura
seule dans cet énorme district, presque
aussi grand que le douzième de la France
entière, avec des moyens de communications
à peu près inexistants (sauf en ce
qui concerne la route reliant Majunga à la
capitale). Successivement, MM. Peyrot et Mondain
furent chargés, tout en habitant Tananarive,
de veiller à la bonne marche des deux cents
et quelques églises dépendant
directement de la Mission protestante
française, sans compter les quelque
quatre-vingts lieux de culte, dont le Comité
d'Évangélisation indigène de
Tananarive (Isah-Enim-Bolana) garde la
responsabilité financière, tout en
laissant aux missionnaires du Boina la direction
générale.
En second lieu, les progrès de 1925
à 1930, ainsi qu'on a pu le constater dans
les pages précédentes, avaient
été très rapides, et il
était nécessaire de consolider les
annexes récemment fondées, avant de
se lancer dans de nouvelles créations.
Malgré cela, l'oeuvre grandit peu à
peu, et en 1943 en pouvait compter
250 temples dans la
région, dont la Mission française
avait la charge entière. Le nombre des
établissements scolaires s'était
aussi accru, et à Majunga même, un,
grand internat commencé par M. Dautheville
(continué par M. Mondain, pendant un
intérim de quelques mois fait en 1936), fut
achevé par M. de Visme et put abriter 32
internes, ce qui permit de développer
davantage la préparation aux examens
officiels.
Le District de Tamatave fut, pendant la
même période, lui aussi, le
théâtre de succès
réjouissants, en dépit de
circonstances, à vues humaines, tout
à fait défavorables. Tout d'abord, en
1927, une très sérieuse catastrophe
s'abattit sur la partie centrale du district,
détruisant un grand nombre de lieux de culte
et semblant mettre en péril toute l'oeuvre
de la région.
En effet, le jeudi 3 mars 1927, se
déchaînait sur la côte est un
terrible cyclone dont Tamatave fut le centre et
qui, faisant de nombreuses victimes, transforma la
station missionnaire, les quatre temples
protestants et les deux écoles de la
mission, en un monceau de ruines. Dans toute la
région, plus de 40 temples furent
également détruits, Il semblait qu'un
coup fatal eût été ainsi
porté à l'oeuvre religieuse dans tout
le pays côtier.
Or il n'en fut rien. Le dimanche 13 mars (10
jours après la catastrophe) eut lieu le
premier culte malgache convoqué après
le désastre, sur le
terrain de la Mission, au milieu du chaos
formé par les débris des immeubles
renversés. Les différentes
églises de la ville étaient largement
représentées. Depuis des
années, des rivalités de prestige, de
castes et de rang social, avaient
séparé trois de ces
communautés, en dépit des efforts
incessants des missionnaires qui s'étaient
succédé au poste de Tamatave. Or
à la fin de ce culte, les anciens de ces
trois églises déclaraient
unanimement : « Par le cyclone qui
vient de raser notre ville, Dieu nous a
parlé, et nous sommes résolus
à écouter sa voix. En
détruisant nos demeures, nos temples et nos
écoles, Il a aussi balayé nos
divisions, nos chicanes et nos rivalités.
C'est pourquoi nous avons résolu de nous
unir pour relever nos ruines ». Et ce ne
furent pas là de simples paroles ; les
actes suivirent. En quelques semaines, une grande
salle provisoire en bois, pouvant contenir
jusqu'à 800 personnes, fut
édifiée ; les écoles
furent rebâties, et bientôt grâce
à l'union et à la ferveur de tous, un
nouveau projet enthousiasma les fidèles,
galvanisés il faut le dire, par
l'infatigable ardeur de leur missionnaire d'alors
M. H. Brunel. Ce projet consistait à
élever à Tamatave un temple beaucoup
plus grand que ceux qui avaient été
élevés dans le passé.
Pendant plusieurs années, les
fidèles aidés par le concours des
Églises d'Imerina, rivalisèrent de
zèle, de générosité et
de travail effectif, pour dresser à la
gloire de Dieu un temple
magnifique. C'est un édifice de 46
mètres de long, tout en béton
armé, orné de hautes verrières
et flanqué de deux tours
élégantes. Il fut solennellement
inauguré le 31 octobre 1937, en même
temps que s'y déroulait la
cérémonie de consécration de
six pasteurs malgaches. « Cette
consécration - écrivait M. Becker -
était la première que notre Mission
célébrait avec imposition des mains.
Ce fut une puissante démonstration
d'universalisme chrétien, les candidats
appartenant à plusieurs races
différentes. »
Et pourtant le cyclone de 1927 ne fut pas le
seul coup que le district de Tamatave eut à
subir. En janvier 1926 déjà, un
cyclone passant sur Vatomandry avait mis par terre
une cinquantaine de lieux de culte ; le 28
février 1928, un autre cataclysme semblable
sévit dans l'extrême sud, du district,
et de nouveau le 11 février 1929, un cyclone
de violence pareille à celui de Tamatave, se
déchaîna sur Brickaville et
Andevorante, mettant en miettes plus de quarante
temples : une des églises ainsi
détruite en était à sa
quatrième démolition en moins de cinq
ans.
Après chacune de ces épreuves,
pourtant si répétées et si
proches les unes des autres, bien peu perdirent
courage. Non seulement on redressa les ruines avec
une admirable énergie, mais on voulut
qu'aucune des activités religieuses ne se
trouvât entravée par la
nécessité où l'on était
de consacrer de grosses sommes
et de nombreuses heures de
travail bénévole à la remise
en état des lieux de culte disparus. Le
travail d'évangélisation fut
poussé avec le même élan
qu'auparavant, et l'extension du champ de travail
se poursuivit. En 1924, alors que le nombre des
communautés dont il avait la charge
s'élevait à 124, le missionnaire de
Tamatave trouvait déjà la tâche
bien lourde pour un seul homme. Or, en 1939, ce
nombre était monté à plus du
double, et devait atteindre en 1944 le record
merveilleux, mais presque dangereux de 304.
Des développements du même
genre ont pu être constatés dans
d'autres régions plus ou moins
éloignées de la mer. Le district
d'Ambatornanga s'était depuis des
années étendu vers l'est, depuis la
plaine de Moramariga (grosse localité sur la
ligne de chemin de fer de Tamatave, à
environ 120 km. de la capitale) jusque fort loin
dans la direction de la province de Vatomandry. M.
Foltz, puis M. Raymond Delord, continuèrent
avec zèle et persévérance, les
efforts de leurs prédécesseurs dans
ce sens et eurent la joie de voir s'ouvrir de plus
en plus à l'Évangile cet
arrière-pays, dont la population
était restée jusqu'à ces
dernières années, entièrement
païenne. « Cet immense district -
écrivait M. Delord le 10 octobre 1929 - est
limité au point de vue missionnaire par les
églises de la Mission de Londres (au nord de
la voie ferrée), par celles de notre
collègue de Tamatave à l'est, par
celle des Norvégiens
d'Antsirabé au sud du
fleuve Onive. Au sud-ouest, nous ne pouvons faire
autrement que de répondre aux appels des
villages païens que la Mission anglicane n'a
pas su atteindre. Bien que nous côtoyions
ainsi de loin les champs de plusieurs Missions
soeurs, nous ne risquons pas de nous disputer les
chaires de nos modestes temples. Le missionnaire
est bien sûr de ne jamais rencontrer son
semblable dans la grande
forêt. »
Peu à peu, le nombre des annexes
fondées dans cette région
dépendant de Moramanga, monta au chiffre
respectable de 70. Aussi la Conférence
générale, saisie plusieurs fois de la
question, se décida-t-elle à
envisager la création d'une nouvelle station
à Moramanga même.
Dans leur visite à Madagascar en
1937, MM. Schloesing et Kaltenbach
acceptèrent au nom du Comité le
principe de cette extension de l'oeuvre Un grand
terrain fut acheté en Vue de la construction
de la future station, et des dispositions furent
prises pour l'établissement d'un
missionnaire. Parallèlement à ces
projets d'extension, un réel travail,
d'organisation intérieure était
poursuivi et aboutissait à une refonte
générale des règlements
ecclésiastiques. « On peut noter,
- disait le rapporteur de la Conférence de
1938, - le développement de l'organisation
des églises en paroisses
régulièrement constituées et
les efforts persévérants
tentés dans le plus grand nombre des
districts pour établir
une caisse centrale commune
à toutes les communautés religieuses
de chacun d'eux. »
M. Pilet déclarait que, dans son
grand district du Vonizongo, l'organisation en
paroisses de ses 90 communautés, poursuivie
depuis quelques années, paraissait
solidement constituée, et qu'en même
temps s'était heureusement
réalisée une caisse centrale,
après de longs et laborieux efforts.
Grâce à cette caisse, pour la
première fois depuis six ans, les agents
avaient tous pu être payés
normalement.
De son côté, M. Becker, se
félicitant d'un recrutement plus abondant et
milieux qualifié de l'École Pastorale
qu'il dirigeait, attribuait cet heureux
résultat à plusieurs facteurs, dont
l'introduction dans la Mission de Paris de la
consécration pastorale, et la
réorganisation des districts au point de vue
financier. L'établissement d'une caisse
centrale, en effet, rend au ministère sa
dignité et affermit son autorité
spirituelle ; il permet aussi d'assurer aux
agents fidèles une modeste retraite. M.
Becker ajoutait les conclusions suivantes :
« Notre Mission fait depuis plusieurs
années un gros effort d'organisation,
d'unification et de discipline ; ne
cédons pas à la tentation de
sous-estimer la portée de cet effort :
il est de première importance ; ne le
rabaissons pas à la recherche de recettes
matérielles : il est susceptible des
plus belles moissons spirituelles, si même il
n'en est pas la condition
indispensable. » Dressant le bilan de dix
années d'activité à
l'École Pastorale depuis
le départ du directeur
précédent, M. Frédéric
Vernier, il pouvait dire que 40 des
élèves qu'il avait eu à former
étaient au travail, la proportion des
vocations interrompues n'étant que de 4 %.
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