Notre Père
Que ton règne vienne
Si le sens de ces mots nous est plus
familier que celui de la première demande,
nous ne savons cependant pas davantage - et
même nous savons moins encore - ce que nous
disons quand nous prononçons ces
paroles : « Ton
règne ». Pas plus que nous ne
pourrions dire « Ton nom soit
sanctifié », si Dieu ne nous avait
révélé son Nom trois fois
saint, nous ne pourrions dire « Ton
règne vienne », si le Royaume de
Dieu ne s'était approché de nous, si
notre vie n'avait été un jour tout
ébranlée de sa présence, si la
promesse de ce Royaume n'était venue
soulever notre coeur paralysé de
désespoir, et nous faire balbutier :
« Viens, Seigneur, viens donc
toi-même, viens prendre le pouvoir et
régner », si la promesse de Dieu
ne nous avait « fait renaître pour
une espérance vivante ».
« Que ton nom soit
sanctifié »,
c'est la prière de
l'humilité. « Que ton règne
vienne », c'est la prière de
l'espérance. Et quand le Seigneur nous met
cette prière dans la bouche, il nous
établit merveilleusement dans
l'humilité et dans l'espérance.
Mais dans l'espérance de quoi, au
juste ? Qu'est-ce que le royaume de Dieu
auquel se réfère constamment le
message de la Bible ? Il n'est guère de
notions que nous remplissions plus que
celle-là de nos fantaisies. Si l'on pouvait
aligner tout ce que les hommes imaginent du Royaume
de Dieu, on aurait une collection étonnante
des images que notre raison et notre coeur sont
capables de tailler, une interminable
kyrielle de toutes les illusions que notre
désespoir est capable d'engendrer.
Le Royaume de Dieu, c'est tantôt pour
les uns la paix intérieure d'une conscience
tranquille ; pour les autres, c'est le
progrès social et scientifique ou le
progrès moral et religieux ; pour
beaucoup d'autres encore, c'est le monde meilleur
où se sont envolés leurs
bien-aimés le jour de leur mort. Pour
la plupart des hommes, le Royaume
semble bien être un état
supérieur auquel le monde accéderait
peu à peu avec ou sans l'aide de Dieu,
grâce à la science, à
l'instruction, à la morale et à la
religion. Pour les chrétiens c'est avec
l'aide de Dieu, et, pour les autres, c'est à
l'aide de leurs seules forces. Peu importe
d'ailleurs, car ici justement
« chrétiens » et
« païens » gens religieux
et athées, partagent exactement la
même illusion, l'illusion d'une
amélioration de ce monde, d'une
transformation progressive de l'humanité.
Cette illusion est même beaucoup plus grande
chez les chrétiens ; car les
païens, eux, n'ayant pas la promesse de Dieu,
ne peuvent rien concevoir d'autre ni de mieux que
les progrès du monde, tandis que les
chrétiens, au lieu de bien lire la Bible et
ce qui leur y est promis, prêtent d'abord
l'oreille aux conceptions de la sagesse humaine
auxquelles ils ne font qu'ajouter la Parole de Dieu
comme une confirmation. Bien souvent, les
chrétiens écoutent d'abord leur
propre pensée et y conforment la Parole de
Dieu, au lieu d'écouter
d'abord la Parole et d'y conformer toutes leurs
pensées. En effet, le Royaume de Dieu n'est
pas le meilleur des Royaumes de ce monde, ni le
royaume que les hommes construisent avec l'aide de
Dieu, ni l'achèvement par Dieu de ce que les
hommes ont commencé. Tout cela n'est pas
biblique et supposerait un monde perfectible, une
nature humaine non sérieusement
corrompue.
Il n'est pas question dans la Bible d'un
monde qui deviendrait le Royaume de Dieu, mais d'un
nouveau monde qui remplacera l'ancien, exactement
comme le nouvel homme doit remplacer le vieil homme
corrompu. Quand la Bible annonce la venue du
Royaume de Dieu, elle annonce le jour où se
passera pour le monde entier, universellement, ce
qui se passe individuellement dans le secret de la
foi pour chacun de nous lorsque nous rencontrons
Jésus-Christ : une mort et une
résurrection, un renouvellement total, un
commencement de vie aussi pur, aussi neuf, aussi
merveilleux que la
création du monde. « Les choses
anciennes sont passées ; toutes choses
sont devenues nouvelles. » Rien ne se
prolonge mais tout prend naissance dans une
pureté, dans une vérité, dans
une justice absolues. « On ne se
souviendra plus des choses
anciennes » ; il y aura un
abîme absolument infranchissable entre elles
et tout ce qui constituera le nouveau
régime ; il ne restera aucune
possibilité à nos rancunes, à
nos jalousies, à nos convoitises de parvenir
jusqu'à la Terre Sainte. Tout ce qui nous
faisait mourir sera mort.
Le Royaume de Dieu, c'est
Jésus-Christ et tout ce qui est au pouvoir
de Jésus-Christ. Quand le Royaume s'approche
de nous, quand il est au milieu de nous, c'est que
Jésus-Christ s'approche, c'est que
Jésus est au milieu de nous. Mais, pas plus
que Jésus n'est le meilleur des hommes, le
Royaume de Dieu n'est le meilleur de nos royaumes.
Jésus n'est pas issu du monde, il est issu
du Père. Ainsi le Royaume
descend du ciel et ne monte pas
de la terre. D'autre part, ce Royaume qui s'est
approché de nous en Jésus-Christ, ce
Royaume qui est déjà venu, a
été rejeté, enterré par
les hommes ; il a été
éliminé radicalement. De sorte
qu'à nos yeux de chair il s'en est
allé, bien plutôt qu'il n'est venu, il
s'est éloigné bien plutôt qu'il
ne s'est approché, il a disparu plutôt
qu'il ne s'est révélé.
Le Roi du Royaume est mort et sa
royauté nous est plus invisible que s'il
n'avait jamais paru. Il est mort et nous vivons
dans le monde de sa mort, dans le monde de sa
souffrance et de sa patience et de son agonie,
cependant qu'il est ressuscité et qu'il est
monté au ciel. Nous restons sous sa croix,
et le souvenir de sa présence n'est qu'une
immense attente, l'attente d'un retour, l'attente
d'une autre venue où le Roi ne se laissera
plus rejeter par ses ennemis, mais les rejettera et
triomphera d'eux comme ils avaient cru triompher de
lui, où Jésus en finira avec
l'histoire de ce monde, comme le monde avait cru en
finir avec lui. La Croix, c'est le jugement du
monde,et ce qui est arrivé
à Jésus sur la Croix, c'est ce qui
arrivera au monde et à tout homme de ce
monde au jour où il reviendra.
Ainsi lorsque nous demandons :
« Que ton règne
vienne », nous demandons que
Jésus-Christ vienne, et non pas qu'il vienne
« dans nos coeurs », et non pas
qu'il vienne spirituellement, et non pas qu'il
vienne comme il est déjà venu, d'une
manière obscure et cachée, car, de
cette manière-là, il ne cesse
d'être avec nous par son Saint-Esprit qui est
la présence du Crucifié dans son
Église. Non, mais qu'il vienne vraiment,
lui-même, en Roi de gloire, en Seigneur
tout-puissant et en Juge, qu'il vienne autrement
qu'il n'est venu, non plus pour souffrir notre
injustice mais pour y mettre un terme
définitif, non plus incognito mais
manifesté à tous, non plus pour
servir, mais pour régner. Il s'agit donc
très concrètement d'une prise de
pouvoir, d'une révolution où le
Prince de ce monde sera détrôné
et anéanti avec tous ses serviteurs et
courtisans, où le Crucifié prendra en
mains le gouvernement du monde et
régnera avec les siens, avec les
rachetés, sur une terre nouvelle.
Il s'agit là, encore une fois, non
pas d'un événement spirituel, mais
d'un événement total :
Jésus deviendra, visiblement et
incontestablement, le Roi du Ciel et de la terre,
et Dieu sera tout en tous. Il s'agit là
aussi d'un événement dernier,
c'est-à-dire au delà duquel il n'y a
plus rien à attendre, chose parfaitement
bonne, pleinement désirable, accomplissement
de l'espérance des enfants de Dieu, terme de
toute prière imaginable, paix qui surpasse
toute intelligence, joie pure et simple que nul ne
pourra nous ravir, communion des créatures
dans l'amour et la. louange de leur Seigneur. La
transformation de l'univers sera telle que le loup
paîtra avec l'agneau et que l'enfant jouera
dans le nid de la vipère. Il n'y aura plus
ni cri, ni douleur, ni mort, puisque aucun menteur,
aucun égoïste, aucun lâche
n'entrera dans ce royaume et que rien
n'échappera au gouvernement du Roi de
Justice, du Prince de la Paix.
Quand vous dites : « Que ton
Règne arrive », vous demandez
cela, rien de moins que cela, rien de moins et rien
d'autre que la fin du monde et l'avènement
de Jésus-Christ, la Résurrection des
morts et la vie éternelle, rien de moins que
le renversement de l'ancien régime et
l'instauration, pour toujours, du nouveau
régime, de la monarchie absolue de Dieu.
Vous ne pouvez rien : demander de plus, car
ainsi vous demandez tout ce qu'à jamais une
créature de ce monde pourra demander. Vous
demandez Dieu lui-même et le jugement
dernier, c'est-à-dire la réparation
de tout l'irréparable, la consolation de
tous les deuils inconsolables, la destruction de
tous les destructeurs. Vous ne pouvez rien
souhaiter de plus, mais il vous faut le demander
totalement tous les jours. Qu'aucun bonheur jamais
n'amoindrisse cette espérance, et que des
victoires humaines attendues n'aillent pas
bientôt nous la faire oublier. Car,
même si la guerre s'achevait selon nos
désirs les plus légitimes, même
si l'ordre, la justice, la liberté, la
vérité reprenaient
un jour droit de cité en Europe, même
si les dispersés se retrouvaient et les
exilés rentraient chez eux, il n'en faudrait
pas moins prier : « Que ton
Règne vienne » et consentir
à ce que cette demande nous tourne
entièrement vers l'avenir pour faire de nous
des étrangers en ce monde. Car ce
règne, « jusqu'à ce qu'il
vienne », demeure purement à
venir, et tous ceux qui sont destinés
à ce royaume ne cesseront pas d'être
jusqu'au dernier moment ces pauvres en esprit, ces
affamés de justice, ces hommes
« travaillés et
chargés » dont parle
l'Évangile.
En plein bonheur comme en plein malheur, le
Royaume de Dieu vient pareillement, et il n'est pas
moins en train de venir, et l'Eglise fidèle
ne l'appelle pas moins quand tout va bien que quand
tout va mal. Quoi qu'il arrive, Jésus vient.
Il n'est, dans notre monde, qu'un condamné
à mort, mais il vient comme un roi et un
vainqueur. C'est pourquoi l'Eglise
répète tout au long des
siècles de l'agonie de son chef :
« Que ton Règne
vienne ». Il ne faut donc ici rien
mêler ni rien
édulcorer : cette demande se rapporte
exclusivement au fils de Dieu revenant dans la
gloire, à l'événement final du
jugement dernier et de la résurrection. Les
autres demandes nous ramènent à notre
situation présente, mais celle-là
c'est l'appel tout pur jailli d'une pleine
espérance, c'est l'attente d'un avenir
où n'entreront ni la turpitude ni les faux
bonheurs présents. On n'attendra rien d'un
avenir humain, on attendra tout de l'avenir
éternel du Royaume lié au souvenir
non pas de quelque âge d'or, mais des signes
de ce Royaume, que Jésus venait donner quand
il guérissait les malades, ressuscitait les
morts, calmait les tempêtes, changeait l'eau
en vin, chassait les vendeurs du temple et les
démons.
Que ton Règne vienne ! Que
vienne ce règne dont nous avons un
aperçu dans les récits du
ministère de Jésus ; que tout se
passe en grand et pour toujours, comme cela s'est
passé en petit et pour un moment en
Palestine, sous Tibère Auguste ; que
vienne le jour où s'enfuiront dans les
pourceaux et se
précipiteront avec eux dans l'abîme
tous les démons qui secouent les peuples
aujourd'hui. Et les hommes stupéfaits devant
leur nouveau maître se laisseront conduire
vers les sources d'eau vive.
Que ton Règne vienne ! Par cette
demande l'Eglise va droit au but et ne tergiverse
pas. Si elle savait ce qu'elle demande, elle
n'oserait pas prier ainsi. Elle demande la ruine de
Babylone, de cette cité que les hommes
construisent sur l'oppression, la cupidité
et le mensonge, la ruine de tout ce que les hommes
bâtissent pour eux-mêmes, et
l'édification de Jérusalem, la
cité que Dieu a fondée sur la
vérité, la justice et l'amour.
En disant « Que ton Règne
vienne », l'Eglise complote, elle prend
la tête d'une conjuration que le monde ne lui
pardonnera jamais. Elle devient un mouvement de
résistance. Elle appelle de tout son
être l'ennemi mortel de toutes les idoles
triomphantes et de tous les tyrans de la terre.
Elle appelle l'Étranger, celui qui fut
chassé du territoire et qu'on
entend bien ne pas laisser
reprendre pied sur notre sol, elle appelle celui
qui fut vaincu et qui par conséquent avait
tort, et dont, par conséquent, nul n'avait
le droit, en bon citoyen de ce monde, de prendre le
parti.
Que ton Règne vienne ! Mais nous
savons que ce Règne ne viendra pas avant que
l'Évangile n'ait été
prêché à toute créature.
Cette heure est peut-être en marche, elle le
serait du moins, si nous prenions au sérieux
la tâche missionnaire de l'Eglise, si nous
étions nous-mêmes cette Église
missionnaire qui crie à tous les vents que
Jésus va venir, et si nous donnions les
moyens d'agir à ceux qui sont appelés
à s'y consacrer.
Nous savons aussi que le Royaume ne viendra
pas sans que le peuple d'Israël ne reconnaisse
pour son Roi celui qu'il a crucifié et ne
rejoigne ainsi la route de son élection pour
n'être plus qu'un avec l'Eglise. En
disant « Que ton Règne
vienne », nous demandons par
conséquent, non pas seulement l'extension de
la mission en général, mais
aussi et particulièrement
la conversion d'Israël, donc d'être
nous-mêmes les témoins de la
grâce du Christ auprès de ce peuple.
L'antisémitisme est le plus effectif des
refus de la venue du Royaume.
Que ton Règne vienne ! Beaucoup
le demandent sans doute, mais combien le
désirent vraiment dans le renoncement
à tous les autres royaumes, à tous
les autres ordres, à tous les autres
régimes ? Et combien le demandent en
premier lieu, avant toutes choses, avant le pain,
avant le pardon, avant le bonheur humain, sachant
que tout le reste est donné par
surcroît ?
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