Notre Père
Que ta volonté soit faite sur la
terre comme au ciel
APRÈS la prière de
l'humilité et celle de l'espérance,
vient la prière de l'obéissance.
Après la demande qui engageait notre avenir
éternel et le sort final de toute chose,
vient la demande qui engage notre présent et
le sort actuel de l'humanité. Si nous avons
dû nous tourner vers cette venue invisible du
Royaume et affirmer que, quoi qu'il se passe dans
le cours de l'histoire présente, le Royaume
demeurera toujours purement à venir, objet
d'une pleine espérance, maintenant nous
sommes ramenés à la plus stricte
actualité de notre vie.
Car l'espérance du Royaume n'est pas
une échappatoire, une possibilité de
fuite hors du monde, un refuge à l'abri des
responsabilités présentes. S'il
arrivait que nous pensions cela et que notre
appel : « Viens, Seigneur
Jésus » nous soit un
prétexte à nous
absenter du monde et à nous
désintéresser de la terre, la demande
suivante se chargerait bientôt de nous
réveiller, de nous désabuser et de
nous rendre cette présence au monde dont
nous nous déchargeons si volontiers.
Attendre la nouvelle terre où la justice
habitera n'implique pas l'abandon de cette terre
où l'injustice habite. Cette attente est le
contraire d'une désertion ou d'un
relâchement ; cette attente même
est la condition première de notre
fidélité quotidienne. Car pour faire
la volonté de Dieu sur la terre comme au
ciel, il faut savoir comment elle est faite au
ciel. Or, ce ciel n'est pas la contrée
imaginaire de nos rêves, ni quelques
Champs-Elysées d'outre-tombe, ce ciel, c'est
précisément le Royaume qui vient et
que nous attendons et que nous demandons, c'est la
Terre promise, la montagne sainte, la
Jérusalem nouvelle où ne se causera
plus aucun dommage, où ne retentiront plus
que des chants de louange et de joie.
Quand la promesse du Royaume nous est
faite, quand Jésus-Christ
s'est approché de nous, alors nous savons ce
qu'est un monde où Dieu règne, nous
entrevoyons le Ciel, c'est-à-dire une terre
nouvelle, où la volonté, de Dieu
s'accomplit totalement et uniquement. Et c'est
quand nous entrons dans l'espérance du
Royaume que nous pouvons alors demander :
« Que ta volonté se fasse sur la
terre, aujourd'hui, comme elle se fera le jour
où tu viendras dans ton Règne. Que
déjà quelque chose se réalise
de ce ciel d'où nous attendons notre
Seigneur. Que déjà nous soyons sur la
terre les témoins de ce Royaume futur. Que
déjà nous cherchions en toute chose
la puissance de celui qui vient. Que
déjà nous obéissions comme si
le royaume était venu. »
L'obéissance chrétienne est
une anticipation du Royaume, c'est là comme
une vérification du sérieux de notre
espérance, car peut-on attendre vraiment
quelque chose, peut-on désirer vraiment la
présence de quelqu'un sans se tenir en son
absence comme s'il était
présent ? Nous ne serions pas dans la
véritable attente du
Royaume, si nous ne faisions pas, dès
maintenant, tous nos efforts pour vivre en citoyens
du nouveau monde, pour faire la volonté de
Dieu sur la terre, c'est-à-dire si notre
espérance du Royaume n'était pas une
tension continuelle vers ce Royaume dans tout ce
que nous accomplissons. Telle est
l'obéissance chrétienne : une
tension vers le Royaume. Certes, nous ne
l'atteignons pas. Il demeure futur jusqu'au
Jugement dernier, et il ne cesse de venir, mais
nous sommes tendus vers lui, vers cet
accomplissement dernier de la volonté de
Dieu, dans tous les domaines de notre existence
présente, et nous demandons à Dieu de
maintenir en nous et sur la terre cette tension
vers sa justice, cette volonté d'être,
au milieu du monde que domine l'Ennemi, les
précurseurs de la victoire finale.
« Que ta volonté se
fasse. » Nous donnons fréquemment
à cette demande un sens passif comme si la
volonté de Dieu se limitait à des
choses que nous sommes obligés de
subir. Dans la maladie, dans le
deuil, dam l'épreuve, on entend souvent des
chrétiens dire : « Que la
volonté de DIEU soit faite. »
Certes la volonté de Dieu peut s'accomplir
dans ce que nous avons à souffrir, dans
l'acceptation d'une épreuve ou d'une
situation donnée. Notre passivité,
notre patience peuvent y être mises en
question, mais il s'agit d'abord de notre
activité, et la volonté de Dieu
s'accomplit bien plutôt dans ce que nous
faisons que dans ce que nous subissons. Que
ta volonté soit faite signifie :
accorde-moi de faire ta volonté et accorde
aux autres de la faire et non pas seulement :
« Accorde-moi de me soumettre aux
événements. »
Il faut bien prendre garde au fatalisme
païen qui pourrait se glisser dans cette
demande et à la désobéissance
que constituerait l'acceptation de certains
états de fait ; ce n'est pas
« le cours de l'histoire », ce
n'est pas « le déroulement des
événements », ce n'est pas
« ce qui arrive », non, c'est
autre chose, c'est une autre histoire que nous
sommes appelée a vivre à l'encontre
peut-être de ce qui arrive,
c'est une lumière que nous avons à
dresser au milieu du cours aveugle des
événements, c'est une attitude et un
visage que nous avons à prendre au milieu
d'un monde informe et sans visage.
La volonté de DIEU, ce n'est pas
toujours ce qui arrive, mais peut-être
justement ce qui n'arrive pas à cause de
notre désobéissance. La
volonté de Dieu, c'est cette autre histoire
que nous pouvons vivre et accomplir par la foi,
cette autre histoire qui est celle de
Jésus-Christ dans le monde, qui est la vie
de Jésus-Christ sur la terre. Car nous
savons qu'elle a été faite une fois
pour toutes et jusqu'au bout sur la terre, cette
volonté ; nous savons que Jésus
a été obéissant jusqu'à
la mort, et qu'à Gethsémané,
il a renversé les derniers bastions de notre
résistance et vaincu le monde après
une véritable agonie en disant :
« Que ta volonté soit faite, et
non la mienne ». Croyez bien que ce
n'était pas de sa part soumission à
l'inévitable, mais connaissance de ce que
Dieu voulait de lui et libre choix
de cette volonté.
« Personne ne m'ôte la vie,
dira-t-il, je la donne de
moi-même. »
Ainsi, même au moment de la Passion,
quand il n'est plus que l'agneau qu'on mène
à la boucherie, quand il semble n'avoir plus
de volonté, être purement passif et
patient, il ne cesse pourtant de faire librement ce
que Dieu veut et de se livrer lui-même
à ceux qui prétendaient s'emparer de
lui. Il n'y a pas dans sa soumission la plus petite
part de hasard ou de fatalité, mais pure
obéissance à une volonté
vivante. C'est cette obéissance-là
que nous demandons et pas une autre. C'est elle
aussi qui nous est donnée et pas une autre.
La volonté de Dieu dont nous demandons
à Dieu d'être les instruments, c'est
celle qui s'est faite de Noël au
Vendredi-Saint, c'est l'accomplissement de la loi
par le fils de Joseph, accomplissement qui, par la
Résurrection et l'Ascension, a pris valeur
et autorité sur toute chose. Elle est donc
déjà faite, cette volonté, et
c'est pourquoi nous pouvons demander de la faire
puisqu'ainsi nous ne demandons que
Jésus-Christ,
l'obéissance et la
fidélité de Jésus-Christ. Nous
demandons que ce qu'il a accompli le soit vraiment
pour nous et en nous, et en toute créature,
qu'il fasse, lui, son oeuvre, qu'il vive, lui,
notre vie nouvelle, et qu'il crée, lui,
cette histoire nouvelle au milieu de l'histoire
ancienne.
« Que ta volonté se
fasse » : Quel engagement qu'une
telle prière ! Et comment osons-nous la
prononcer ? Désirons-nous vraiment de
tout notre coeur faire cette volonté, ou
bien prononçons-nous des paroles convenues,
pour nous dérober ensuite devant la
première exigence concrète du
Seigneur ?
Voulons-nous faire vraiment cette
volonté sur la terre et suivre
Jésus-Christ, ici et maintenant, ou
sommes-nous des comédiens ?
Voulons-nous qu'il règne, ici et maintenant,
quoi qu'il puisse nous en coûter ?
Aujourd'hui comme au jour où il
reviendra ? Sur la terre comme au ciel ?
Sur la terre, cela ne veut pas dire : le
dimanche seulement, cela ne veut pas dire dans les
bureaux de bienfaisance et les facultés de
théologie.
La terre, c'est tout ce qui vit de la terre
et tout ce qui se fait sur la terre. La terre,
c'est la famille, c'est l'usine, le bureau, le
collège, la caserne, la préfecture,
le parlement, et le palais du roi. La terre, c'est
toute la vie sociale et politique. Oui, politique,
car enfin, la politique ne serait-elle pas de ce
monde mais du ciel ou bien appartiendrait-elle
à quelque domaine souterrain où
n'entrerait pas la volonté de Dieu ?
Ici encore est-ce que vous vous rendez compte de ce
que cela implique, de demander : Que ta
volonté se fasse dans la cité
terrestre, dans la vie politique nationale et
internationale, comme elle se fait dans la
cité céleste ?
Est-ce que vous comprenez bien qu'une telle
prière nous oblige à choisir et
à prendre parti dans le conflit qui
déchire le monde ? Quand une politique
de mensonge et de violence triomphe, il n'est pas
possible de dire : « Que ta
volonté soit faite sur la terre »,
sans être de toute sa force et de toute sa
pensée contre une telle politique. Je sais
bien, qu'à ce moment-là, tous ceux
qui se moquent de la
volonté de Dieu et qui n'obéissent,
eux, qu'à leurs passions politiques, vous
accuseront de « faire de la
politique ». Mais vous supporterez
gaillardement cette accusation et vous
répondrez : « Oui, je fais de
la politique, si c'est faire de la politique que de
vouloir que la volonté de Dieu se fasse sur
la terre, de prétendre que
Jésus-Christ est le Roi des rois, et pas
seulement le Sauveur des gens d'Eglise ; si
c'est faire de la politique d'affirmer que le
respect du droit, de la justice et de la
vérité passent avant tout ce que l'on
baptise : intérêt national, ou
nécessité vitale. C'est même
dans ce domaine qu'est aujourd'hui la pierre de
touche de l'obéissance chrétienne. Il
est urgent de le comprendre et que cette
prière nous aide à le comprendre
enfin.
Le juge cantonal WOLF vient de dire
magnifiquement dans son discours d'ouverture du
synode de Zurich:
« La tragédie du
christianisme actuel réside dans son
incapacité de voir qu'à notre
époque le choix entre le Christ et
l'Antéchrist doit se faire
non pas dans le domaine
ecclésiastique ou théologique mais
avant tout dans le domaine politique. Devant
l'injustice, la violence et l'inhumanité qui
triomphent tout autour de notre pays, on ne saurait
s'embarrasser de considérations de prudence.
Ces considérations nous égarent. Nous
voulons écouter la parole de notre
réformateur Zwingli : « Que
chacun de nous regarde son capitaine
Jésus-Christ, il ne nous trompera
pas. »
Si seulement les chrétiens voulaient
prier, et qu'à tous les postes qu'ils
occupent, rien d'autre que la volonté de
Dieu ne leur importait pour eux-mêmes et pour
leur pays ; s'ils pouvaient comprendre qu'il
n'y a pas de vie sociale et politique en dehors de
cette volonté, que toutes leurs combinaisons
les mieux intentionnées et les plus habiles
n'aboutiront qu'à des catastrophes, si elles
ne sont pas conformes à cette
volonté, qu'il n'est donc qu'une seule
politique possible, une seule attitude possible en
toute chose, l'obéissance à Celui qui
vient !
C'est d'ailleurs merveilleusement simple.
Au lieu de calculer, de combiner, de prendre
le vent, de supputer les chances, il n'y a
qu'à se placer tout bonnement dans cette
prière et à obéir, sans nulle
considération de l'opinion et du
résultat. Si réellement nous prions
ainsi, nous vivons dans une liberté
extraordinaire, car rien au monde ne pourra nous
empêcher de faire cette volonté. Quand
on a cloué Jésus sur la croix, pour
l'empêcher de faire cette volonté,
à ce moment précis, il la faisait
jusqu'au bout, il obéissait parfaitement.
C'est là notre joie, c'est là notre
souveraineté, qu'il n'existe aucune
occasion, aucune circonstance, où il n'y ait
cette volonté à faire et cette
prière à prononcer. Et s'il vous
arrive d'être par trop écrasé
ou désolé, d'avoir la sensation que
toute issue est fermée, qu'il n'y a plus
rien à faire, alors dites-vous
aussitôt qu'il y a la volonté de Dieu
à faire. Rien ne peut vous en
empêcher. Il y a toujours cette aventure
à tenter qu'est l'obéissance à
Jésus-Christ. Il y a toujours même
pour le paralytique, même pour le prisonnier,
la possibilité de dire :
« Accorde-moi de faire
ta volonté ». Le
trésor de notre vocation est
inaliénable.
Il est une question que nous avons sciemment
laissée de côté, celle du
discernement de la volonté de Dieu. Question
souvent dramatique, parce que beaucoup ne demandent
qu'à faire la volonté de Dieu, mais
ne savent pas quelle elle est dans tel ou tel cas
précis, ou bien se trompent lourdement avec
les meilleures intentions. Aussi ne pouvons-nous
demander à Dieu de faire sa volonté,
sans lui demander de nous l'indiquer, jour
après jour, d'autant plus que les grands de
ce monde brouillent à tel point les cartes
et baptisent leurs entreprises de tant de noms
divins qu'il est bien difficile, au milieu de ces
mensonges, de retrouver la ligne droite et de ne
pas se laisser embarquer dans des iniquités
camouflées en croisade. Là nous
perdons à coup sûr, si nous n'avons
pas reçu le discernement du Saint-Esprit,
qui, en nous empêchant de croire les
mensonges, nous permet d'obéir à la
vérité ; le
discernement du Saint-Esprit qui nous empêche
aussi de confondre notre volonté, ou celle
de notre classe, ou celle de notre nation avec la
volonté de Dieu. Aussi nous demandons
à la fois la connaissance de cette
volonté et la force de l'accomplir.
Quiconque la demandera au nom de
Jésus-Christ sera exaucé.
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