LETTRES
À MON CURÉ
UNE CONVERSATION
J'ai rencontré mon curé ! Ce
fut peu de jours après ma dernière
lettre. Un ami commun voulut bien nous
réunir chez lui. La conversation, on le
croira sans peine, ne tarda pas à tourner en
discussion. Je fus charmé de trouver dans
mon interlocuteur un homme aimable, sérieux,
instruit, disposé à oublier
l'autorité du prêtre pour se fier aux
seules armes du raisonnement. il serait trop long
de rapporter toute notre conversation, je n'en
citerai qu'un fragment.
Si l'on y retrouve quelques
considérations déjà
présentées dans les pages
précédentes, on verra en même
temps que ce dialogue forme
comme un résumé et un
complément des lettres qu'on vient de lire.
il me semble en même temps qu'il va plus au
fond des choses. La discussion orale a cet avantage
qu'elle force de serrer les idées de plus
près et qu'elle pousse rapidement les
adversaires vers ces questions de principe qui
forment la ligne de partage des opinions.
Notre controverse menaçait de
traîner en longueur. Je voulus
l'abréger :
- Finissons, lui dis-je, par où nous
aurions dû commencer. Donnez-moi une
définition. Qu'est-ce que le
catholicisme ?
- Qu'à cela ne tienne,
répondit-il, avec un sourire où je
crus discerner un léger embarras. Le
catholicisme, c'est à la fois la religion
révélée et l'Église
instituée par Jésus-Christ ; le
catholicisme, c'est le christianisme.
- Prenez garde. Votre définition a le
tort de tenir pour accordé ce qui est
précisément en question. Elle exprime
l'idée que les catholiques se font du
catholicisme, voilà tout. Ne serait-il pas
possible d'arriver à quelque formule plus
impartiale ? Ne pourrait-on pas dire, par
exemple, que le catholicisme est une des formes
sous lesquelles le christianisme s'est
réalisé sur la terre. l'un
des grands systèmes entre
lesquels se partagent les chrétiens ?
De cette manière, nous aurions égard
à toutes les prétentions rivales, et
nous éviterions de décider entre
Rome, Genève et le saint-Synode.
- Eh quoi ! s'écria-t-il, ne
voyez-vous pas que, sous prétexte
d'être impartial, vous devenez
sceptique ? En prenant position en dehors des
Églises, vous les placez sur le même
rang, comme si elles pouvaient être toutes
à la fois dans le vrai. Vous voulez arriver
à une définition objective, comme on
dit, et, au fond, vous ne faites que substituer
votre subjectivité à la mienne, une
définition d'indifférent à une
définition de croyant. Tenez, laissez-moi
vous faire à mon tour une question :
croyez-vous à l'existence de la
vérité sur la terre ?
- Je ne comprends pas très bien.
Voulez-vous dire que la vérité est
une personne ou une chose occupant un espace
quelconque de notre globe ?
- Vous avez raison. L'expression dont je me
suis servi est à la fois trop abstraite et
trop métaphorique. Eh bien ! dites-moi
si vous croyez à la distinction du vrai et
du faux.
- Assurément.
- Et le vrai ne vaut-il pas mieux que le
faux ? Le premier n'est-il
pas le bien, la vie de l'âme, tandis que le
second en est la mort ?
- Sans doute ?
- Et ce bien de l'âme, Dieu
n'aura-t-il rien fait pour le procurer aux
hommes ?
- Continuez ; je n'ai garde de vous
contredire.
- Faisons donc un pas de plus, me
dit-il : le christianisme est-il vrai ou
faux ?
- Quel christianisme ? vous savez bien
qu'il y en a plusieurs.
- Le vôtre, si vous voulez,
répliqua-t-il avec humeur. De grâce,
laissons de côté pour un moment ce
genre d'objections. Je répète ma
question : Croyez-vous que le christianisme
soit vrai ou faux ?
- Je le tiens pour vrai.
- Et croyez-vous, demanda-t-il, que le
christianisme sauve les hommes parce qu'il est
vrai, ou qu'il pût être
également divin, également saint,
également puissant sur les âmes, s'il
était faux ?
- Non, certes. J'estime que la
vérité ne fait qu'un avec le
bien.
- Dieu, qui a donné le christianisme
aux hommes, a probablement voulu qu'ils en eussent
connaissance ?
- Je vous l'accorde.
- Et non seulement qu'ils en eussent
connaissance, continua-t-il, mais qu'ils en eussent
une connaissance exempte d'erreur, puisque
autrement le christianisme aurait cessé
d'être la vérité,
c'est-à-dire d'être le christianisme
et le salut du monde.
- Je vous entends, répondis-je ;
vous croyez que le christianisme n'est pas
seulement la vérité en soi, dans la
pensée et dans les paroles du Christ, par
exemple, mais qu'il est également vrai dans
sa manifestation terrestre ; Dieu, selon vous,
a fait en sorte que la vérité
chrétienne fût maintenue pure de toute
erreur ; il a ménagé un moyen
pour que tous les hommes pussent en avoir une
connaissance exacte. En un mot, vous croyez
à la vérité absolue sur la
terre, au moins dans l'ordre religieux, et vous
croyez que la vérité absolue c'est le
catholicisme.
- Précisément.
- Fort bien, et je rends grâce aux
hasards de la discussion qui nous conduisent ainsi
au coeur de la question débattue entre nous.
Il y a longtemps, en effet, que je regarde la
prétention à l'absolu comme le fond
même du catholicisme. Mais ne nous payons pas
de mots et tâchons de saisir les choses
derrière les noms
qu'elles portent. Permettez-moi
donc de vous demander ce que vous entendez par la
vérité absolue ?
- J'entends par là, dit-il, la
vérité parfaite et sans
mélange d'erreur.
- À merveille ; mais la
vérité elle-même, comment la
définissez-vous ? Nous sommes d'accord,
je crois, à reconnaître que ce n'est
ni une personne, ni une substance, ni une
entité quelconque. Qu'est-ce
donc ?
- On la définit, je crois, la
conformité d'une notion avec l'objet de
cette notion.
- On ne peut mieux, poursuivis-je. La
vérité n'est donc pas dans l'objet
lui-même, mais dans la notion que je m'en
forme. Un corps est ce qu'il est, un fait s'est
passé comme il s'est passé ; la
connaissance que j'en ai n'y change rien ;
mais cette connaissance elle-même peut
être exacte ou inexacte. En un mot, ce qui
est vrai ou faux, c'est ma notion des faits, c'est
ma conception des choses.
- Je vous l'accorde, dit-il.
- Par conséquent, repris-je, quand
vous parlez de vérité absolue, vous
voulez dire une idée absolument conforme
à la nature des choses, et, quand vous dites
que le catholicisme est la vérité
absolue, vous entendez que le catholicisme
est une conception
adéquate du christianisme, une religion
entièrement conforme à l'enseignement
et à l'institution de
Jésus-Christ.
Il inclina la tête en signe
d'assentiment. Je continuai :
- Encore une fois, prenons garde de ne pas
nous payer de mots. Rien n'égare comme les
termes abstraits. Nous parlons d'une conception du
christianisme, mais cette conception suppose un
sujet. Je m'explique. Il faut que la notion
catholique du christianisme se soit formée
dans des intelligences humaines. Eh bien, où
s'est-elle formée, où se
trouve-t-elle ? Qui en est le porteur ou le
dépositaire ?
- L'Église.
- Encore un terme abstrait ! Qu'est-ce
que l'Église ? Voulez-vous parler de
l'Église enseignante ?
- Sans doute.
- Mais quoi ? Attribuez-vous
l'infaillibilité à tout le
clergé ? Tout prêtre est-il
à l'abri de l'erreur.
- Non, mais l'Église
représentative, le pape et les
conciles.
- Allons, je ne veux pas vous presser sur ce
point. Je mettrai l'infaillibilité où
vous voudrez, dans les conciles
présidés par le pape, dans les
conciles seuls, dans le pape seul, cela m'est
égal. Tenez, plaçons-la dans le pape.
La vérité absolue dont se vante le
catholicisme consistera donc en ceci que le pape
aura du christianisme une connaissance exempte de
toute erreur.
- Ajoutez que cette conception du
christianisme, comme vous l'appelez, est, en partie
du moins, déjà fixée dans les
ouvrages des Pères et formulée dans
les décrets de l'Église.
- Qu'à cela ne tienne. Mais pourquoi,
je vous prie, l'Église catholique
attache-t-elle tant d'importance à la
possession de la vérité absolue et
à l'infaillibilité qui lui garantit
cette possession ?
- Vous le demandez, s'écria-t-il avec
chaleur. Parce qu'il n'y a que la
vérité qui sauve, parce que la
vérité c'est la vie, ainsi que vous
l'avez reconnu vous-même. Rien n'est moins
arbitraire, au fond, que la nécessité
de l'orthodoxie pour le salut.
- J'attendais cette réponse.
Maintenant, voici quel est mon embarras. Dieu est
la vérité substantielle.
Jésus-Christ, si j'ose m'exprimer ainsi, a
conçu Dieu d'une manière infaillible.
Le pape, à son tour, a conçu la
conception de Christ d'une manière
également infaillible. Mais la
conception de cette
conception ? Mais l'interprétation de
cette interprétation ? Seront-elles
infaillibles aussi ?
L'Église enseignante n'a pas
reçu le dépôt de la
vérité absolue pour elle-même,
ou pour elle seule, mais pour en faire part aux
fidèles : ces fidèles seront-ils
infaillibles aussi ?
S'ils ne le sont pas, la
vérité absolue ne deviendra-t-elle
pas relative, c'est-à-dire imparfaite et
mêlée d'erreurs, en
pénétrant dans leur esprit ?
Dès lors, pourra-t-elle encore les
sauver ? Et si elle les sauve, malgré
le caractère relatif qu'elle a revêtu,
pourquoi ne sauverait-elle pas aussi bien
l'hérétique, le protestant, par
exemple, dont les erreurs ne sont pas sans doute
sans quelque mélange de
vérité ?
Je ne vois pas pourquoi
l'infaillibilité est nécessaire au
pape si elle ne l'est point aux
évêques, aux prêtres, aux
simples fidèles ; et, si le
fidèle peut s'en passer pour recevoir
l'enseignement des docteurs, je ne comprends pas
pourquoi les docteurs n'ont pu s'en passer
lorsqu'il s'agissait de comprendre l'enseignement
du Christ.
Mon interlocuteur ne répondit pas
tout d'abord. il avait l'air de soupçonner
quelque point faible dans mon raisonnement. Je
repris moi-même au bout d'un instant.
- Vous ne sortirez pas de là.
L'infaillibilité est
nécessaire partout ou elle ne l'est nulle
part. L'apôtre a été
infaillible en interprétant la doctrine de
Jésus-Christ, les Pères de
l'Église l'ont été en
interprétant les enseignements des
apôtres, les conciles l'ont été
en déterminant le sentiment des
Pères ; mais vous n'avez rien
gagné si l'évêque n'est pas
infaillible en expliquant les conciles à mon
curé, si mon curé ne l'est pas en me
transmettant les explications de son
évêque, si moi-même enfin je ne
le suis pas pour comprendre les paroles de mon
curé.
Je vous défie de montrer que la
vérité risque moins de
s'altérer à un degré de cette
transmission qu'à un autre. De deux choses
l'une : vous allez trop loin ou vous n'allez
pas assez loin. Vous prétendez à la
vérité absolue, et il se trouve que,
l'eussiez-vous, elle ne vous servirait de rien.
À quoi bon commencer par l'absolu pour
retomber ensuite dans le relatif ?
Nous marchâmes quelque temps en
silence, cherchant de part et d'autre à
jeter sur la question un regard plus direct,
à en obtenir une intuition plus vive et plus
complète. Cela dura deux ou trois minutes.
Je continuai :
- L'hypothèse de la
vérité absolue est facile à
vérifier. L'existence de
l'inconditionné, comme disent les
philosophes, dans un monde où tout le
reste est relatif,
borné, conditionnel, doit se
reconnaître aussitôt. C'est un miracle,
un miracle permanent, un miracle qui ne peut
manquer de se détacher avec éclat sur
le tissu des faits purement naturels dont se
compose l'histoire des hommes. Nous avons
éprouvé l'hypothèse catholique
en examinant comment elle résout le
problème pour la solution duquel elle a
été inventée. je voudrais
continuer l'épreuve en poussant cette
même hypothèse à ses
conséquences prochaines et légitimes.
Il y a longtemps que le terme de
vérité absolue me paraît
synonyme de vérité
évidente ; je veux dire que l'un de ces
attributs implique l'autre, que le second est le
corrélatif inséparable du premier.
Qu'en pensez vous ?
- Comment l'entendez-vous ? dit-il.
Qu'est-ce qui est évident ? La
vérité de la doctrine catholique, ou
cette vérité particulière que
l'Église catholique est infaillible et son
enseignement absolument vrai ?
- L'un et l'autre, répondis-je. Les
deux choses n'en font qu'une. Vous ne nierez pas
que la doctrine catholique ne se résume dans
le dogme de l'infaillibilité,
c'est-à-dire dans la croyance au
caractère absolu de son enseignement.
Dites-moi donc ce que vous en pensez : vous
semble-t-il que la possession de
la vérité, par l'Église
catholique soit évidente ?
- Mais non. Expliquez-vous.
- Je dis que, si ce privilège n'est
pas évident, il doit l'être, et que
cette évidence est un corollaire
nécessaire, une conséquence
inaperçue peut-être, mais
étroite, un élément logique du
système, catholique. Vous croyez que
l'Église catholique est dépositaire
de la vérité absolue ; comment
le savez-vous, dites-moi ?
- Par l'Église elle-même, ou,
si vous voulez, par Jésus-Christ et les
apôtres qui ont fondé
l'Église.
- Impossible ! Nous sommes en plein
cercle vicieux. Le témoignage de
Jésus-Christ, des apôtres, de
l'Église, font partie de cette
vérité dont nous cherchons le
caractère ; la réalité,
le sens, la valeur de ce témoignage
dépendent de la valeur de l'enseignement de
l'Église, c'est-à-dire de cela
même qui est en question.
- Reste à savoir si l'on peut
éviter le cercle vicieux en pareille
matière.
- On le doit dans tous les cas, et on le
peut à une condition : c'est que le
point de départ soit l'évidence. Nous
voici arrivés à la thèse que
je voulais établir : le catholicisme
n'est rien s'il n'est pas
évident. Il faut qu'il s'appuie sur un
axiome, et cet axiome ne peut-être que
lui-même, ses prétentions ou ses
droits, son caractère absolu. Mais je touche
ici à une autre considération.
Voyons, laissons pour un moment le catholicisme de
côté ; connaissez-vous quelque
autre vérité absolue dans le
monde ?
- Sans doute ; l'axiome par exemple,
dans l'ordre mathématique, et, dans l'ordre
moral, le devoir.
- Et comment savez-vous que ces
vérités sont absolues, si ce n'est
par la possibilité de comparer à
chaque instant la notion avec l'objet. la
définition de la ligne droite avec la ligne
droite elle-même, l'acte commandé par
la conscience avec le sentiment même de
l'obligation morale ? Et comment
s'opère cette comparaison, si ce n'est par
une intuition plus ou moins directe :
- ....... per se noto,
- A guisa del ver primo che l'uom
crede.
or, la possibilité d'une intuition de ce
genre est précisément ce que nous
appelons l'évidence. Si donc le catholicisme
est la vérité absolue, il ne peut
être reconnu comme tel qu'intuitivement et
par voie d'évidence, il faut qu'il soit
évident.
- Soit, me dit-il, je ne tiens pas à
vous contredire. Je suis prêt à
admettre que le catholicisme est
évident.
- Un instant, repris-je. La thèse
mérite qu'on l'établisse avant de
l'admettre. Comment dites-vous que l'homme est
sauvé ?
- Par la foi.
- Oui, mais par quelle foi ?
- Par la foi orthodoxe.
- C'est-à-dire en croyant ce
qu'enseigne l'Église, tout au moins en
étant prêt à y croire,
c'est-à-dire encore en croyant à
l'Église même, à son
infaillibilité, à sa qualité
de dépositaire de la vérité
absolue. La foi à l'Église est donc
obligatoire ?
- Assurément.
- Obligatoire pour tous, pour le
prêtre et le laïque, le savant et
l'ignorant, le missionnaire et le
sauvage ?
- Pourquoi donc tant insister ? Cela va
sans dire.
- Voyez maintenant si le catholicisme peut
se passer de l'évidence ! Il faut y
croire, y croire comme à la
vérité absolue, y croire sous peine
de damnation ; - il faut que le plus ignorant
des hommes y croie comme le plus
éclairé ;
comment cela se pourrait-il si
l'objet proposé à notre foi
n'était pas évident ? Les
artisans et les paysans de nos contrées, les
nègres ou les sauvages de nos colonies ne
peuvent pas faire des études pour
apprécier les preuves
alléguées par vos savants et vos
prédicateurs ; il leur faut quelque
chose de plus universellement accessible. Ou bien
peut-être prétendez-vous qu'on croie
sans raison de croire ?
- Nullement. Au reste, je vous le
répète, je ne vois pas quel
intérêt j'aurais à faire des
réserves contre vos conclusions.
- Attendez. Je ne vous lâche pas
encore. Je veux établir sans réplique
que le catholicisme prétend à
l'évidence et ne saurait s'en passer. Vous
savez qu'il n'est pas tolérant de sa
nature.
L'emploi de la contrainte pour convertir,
soit les hérétiques, soit les
incrédules, est une tradition constante de
votre Église.
Augustin invoquait ce moyen, les papes et
les rois très chrétiens en ont
beaucoup usé, les plus zélés
et les plus approuvés de vos organes dans la
presse ne veulent pas qu'on en médise, et le
fait est que l'autorité catholique
officielle ne l'a jamais réprouvé.
C'est une satisfaction qu'elle n'accordera point
à l'esprit moderne. Je crois qu'en cela elle
est guidée par un instinct très
sûr. Elle comprend que la
vérité absolue
doit être une
vérité évidente, et que
l'évidence d'une religion rend la
persécution aussi naturelle, aussi
nécessaire, qu'elle serait autrement odieuse
et absurde. Je n'ai pas besoin de développer
cette proposition.
Si la vérité du catholicisme
brille d'une évidence suffisante pour
convaincre tous les esprits, il est clair que tout
le monde l'embrassera, sauf le méchant ou
l'insensé. Dès lors aussi je ne vois
pas pourquoi il ne serait pas légitime,
disons mieux, utile et convenable de forcer le
méchant à s'amender et de le
châtier s'il s'y refuse
obstinément.
- Bravo ! dit-il en riant, on n'a
jamais mieux plaidé que vous la cause de
l'intolérance.
- C'est la cause de la logique que je
plaide. Mais revenons aux faits. M'accordez-vous ce
que je demande ? Comprenez-vous qu'une
vérité absolue ne peut être
qu'une vérité évidente, et que
les deux termes sont, sinon identiques, du moins
corrélatifs ?
- Je crois pouvoir vous l'accorder.
- Vous me l'accordez !
m'écriai-je alors avec quelque
vivacité. Vous me l'accordez ! le
catholicisme évident ! Mais c'est une
mauvaise plaisanterie ! Dites plutôt
qu'il est paradoxal. En quoi est-il
évident ? Sur quel point ?
Est-elle évidente, cette
tradition qui gît éparse et
insaisissable dans les Pères et dans les
conciles ?
Évidente, cette autorité dont
on n'a jamais pu décider quel en est le
siège ?
Évidente, cette infaillibilité
qui reste sans rapport avec les lumières, le
caractère, la sainteté de ceux qui en
sont les organes, si bien qu'un
scélérat peut devenir la bouche du
Saint-Esprit ?
Évidents, ces sacrements qui, rites
extérieurs et matériels, doivent
laver le péché et
régénérer les
âmes ?
Évidente, cette transsubstantiation,
miracle anonyme qui n'existe que pour la foi, fait
surnaturel qui se cache sous les apparences du
naturel ?
Il faut que le catholicisme soit
évident, je le vois bien, et, encore une
fois, il n'est rien s'il n'est pas cela. Mais, en
même temps, il ne l'est point, il ne peut
l'être, il ne le sera jamais. Il y a
là une contradiction interne et qui le
ronge !
- Je ne vois là aucune contradiction,
répondit-il. je ne vois pas même
comment il pourrait y en avoir une. La
prétention à l'évidence,
manquât-elle de fondement, serait toujours
une excellente fin de non-recevoir. Vous avez beau
soulever des objections contre la religion, je
déclare que cette religion porte à
mes yeux le caractère de
l'évidence ; que me
répondrez-vous ? Si l'évidence
ne se prouve pas, elle ne se discute pas non plus,
elle ne se réfute pas. Je
vois, je dis que je vois ; vous ne
prétendez pas, je pense, me prouver que je
ne vois pas.
- Faites donc attention. Vous oubliez votre
rôle. Vous maniez une arme qui va vous couper
les mains. Ne venez-vous pas de dire je et
moi ? N'avez-vous pas déclaré
que la religion est évidente à vos
yeux ? Vous vous retranchez par là dans
votre sentiment intime, dans votre conviction
personnelle. Mais c'est l'évidence qu'il
fallait invoquer et non votre propre sentiment,
l'évidence qui, au reste, n'a pas besoin
d'être invoquée, parce qu'elle est la
même pour tous, l'évidence que
personne ne pense à contester ou à
prouver, précisément parce qu'elle
est l'évidence, parce que tous la voient. On
ne dispute pas sur la lumière du jour, parce
qu'on sait que tout le monde y participe
également.
- Sauf les aveugles.
- Laissons les aveugles. J'y reviendrai tout
à l'heure. Je disais donc que le propre de
l'évidence c'est l'universalité, et
que le catholicisme n'est pas universel. On pouvait
se faire illusion avant le seizième
siècle ; depuis que la moitié de
l'Europe s'est détachée de
l'Église romaine, il n'y a plus moyen. Le
catholicisme n'est plus qu'une branche du
protestantisme.
- Que voulez-vous dire ?
- Qu'il n'est plus qu'une opinion à
côté d'une autre opinion, une secte
à côté d'une autre secte. Il
maudit l'individualisme, le subjectivisme, et il ne
peut s'y soustraire lui-même. Vous affirmez
vos dogmes, vous maintenez l'infaillibilité
de votre Église, la vérité
absolue de son enseignement, l'évidence de
ses prétentions, qu'est-ce à
dire ? Que telle est votre opinion,
voilà tout. Peu importe d'ailleurs que cette
opinion soit partagée par un grand nombre de
personnes, c'est là une question de plus ou
de moins, une affaire de chiffres. La
majorité ne fait rien à la
vérité.
Voyez-vous, repris-je, l'évidence est
évidente ou elle n'est pas. Vous la
réclamez, c'est déjà mauvais
signe, c'est une preuve qu'on ne la voit point. Or,
qu'est-ce qu'une évidence qui ne se voit
point ? On peut différer de vous
puisqu'on en diffère ; on ne le
pourrait fi votre vérité absolue
était une vérité
manifeste.
Vous dites que le catholicisme est vrai, un
autre en dira autant de sa religion ou de son
irréligion ; vous dites qu'il est
évident, mais si l'évidence devient
affaire d'opinion, un autre invoquera aussi
l'évidence. Vous aurez beau faire, vous vous
trouverez toujours vis-à-vis d'une opinion
différente de la vôtre et qui fera
valoir absolument les
mêmes droits et les mêmes
prétentions, sans que le monde entier vous
fournisse le moyen de trancher la question à
la satisfaction commune.
À tous vos arguments, je pourrai
répondre qu'ils ne me convainquent point,
que je pense différemment, que les avis sont
libres. Que voulez-vous ? Dieu a ainsi fait le
monde ; il n'a pas permis que la
vérité religieuse fût comme le
lustre qui pend au plafond d'une chambre et que
chacun aperçoit en entrant.
Vos tentatives pour faire sortir la
vérité de cette condition relative
où Dieu l'a placée, vos efforts pour
constituer l'absolu sur cette terre,
méconnaissent les conditions mêmes du
problème, je pourrais dire les conditions de
l'humanité. Vous êtes comme un homme
qui voudrait monter sur ses propres épaules,
ou se mettre à la fenêtre pour se voir
passer lui-même dans la rue. Pardonnez-moi,
mais je ne puis m'empêcher de trouver tout
cela passablement puéril.
- Et moi, s'écria-t-il à son
tour avec chaleur, je ne puis m'empêcher de
dire que vous nagez en plein scepticisme. À
vous entendre, il n'y aurait plus ni vrai ni
faux.
- Vous vous trompez. il y a le vrai relatif,
c'est-à-dire ce que chacun tient pour vrai.
Car, remarquez-le bien, je ne prétends pas
que vous cessiez de tenir le
catholicisme pour vrai, et, si vous voulez, pour
évident : il est dans la nature des
choses que nous tenions pour tel ce que nous tenons
pour vrai ; nous ne pouvons à la fois
regarder une proposition comme vraie et comme
douteuse, comme certaine et comme incertaine. Tout
ce que je demande, c'est que vous réagissiez
contre votre impression. Il faut contrôler le
fait personnel et intérieur au moyen du fait
extérieur et historique.
Vous tenez une thèse pour
évidente, c'est-à-dire qu'elle vous
paraît telle ; mais d'autres ne sont pas
de votre avis ; dès lors cette
thèse n'est pas évidente, car
l'évidence exclut la différence
d'opinions, et vous devriez vous borner à
dire que la thèse en question est
évidente pour vous, ou, mieux encore, que
vous la regardez comme vraie, que vous y
croyez.
- Nullement ! Le genre humain ne dit
pas « Cela me paraît
vrai ; » il dit :
« Cela est vrai. » Et
pourquoi ? Parce qu'il croit à
l'unité de l'intelligence humaine ; il
n'admet pas que ce qui est vrai pour l'un puisse ne
pas l'être pour l'autre, pour tous. Je le
répète, vous tombez dans le
scepticisme. Aussi bien, c'est le sort de ceux qui
abandonnent la vérité
catholique.
- Vous oubliez, répondis-je, que le
même homme qui identifie son opinion avec la
vérité absolue reconnaîtra
peut-être demain qu'il s'est trompé et
adoptera avec confiance un nouvel avis que, mieux
informé, il sera forcé d'abandonner
encore.
Vous vous enfermez dans l'observation du
phénomène psychologique,
c'est-à-dire dans le fait personnel et
subjectif, tandis que la question qui nous occupe
est une question capable d'une solution historique.
Que dis-je ? Au fond, c'est une question de
mots. il s'agit de savoir ce que c'est que
l'évidence. Eh bien ! je l'ai
déjà dit, l'évidence n'est pas
ce qu'un ou plusieurs individus tiennent pour
certain, mais ce qui entraîne la certitude
pour tous, ce qui la produit bon gré mal
gré, ce qui l'impose.
Après cela, continuai-je, je n'ai
garde de nier une certaine objectivité de la
vérité. il y a autre chose au monde,
je le reconnais, que des opinions individuelles, il
y a une fusion de ces opinions qui s'opère
au milieu de la lutte même et du choc des
esprits, il y a une vérité
générale qui se dégage des
affirmations et des négations
particulières, il y a comme une puissance
objective du vrai qui plane au-dessus d'elles, qui
les modifie, qui les tempère et les
harmonise. C'est ainsi que l'humanité
résout successivement telle ou telle
question pour n'y plus revenir,
après quoi elle passe à d'autres et
avance toujours, laissant les bords du chemin
jonchés de débris. Ces débris
sont ceux des doctrines qu'elle a essayées
et rejetées, des idées surtout dont,
après avoir dégagé la
substance, elle a laissé tomber l'expression
première, abandonné la forme
enfantine et naïve. On a dit et on a pu dire,
dans ce sens, que la vérité n'est
pas, mais qu'elle se fait. Reste à savoir si
le catholicisme est une de ces conquêtes
définitives que l'humanité a
accomplies, s'il est devenu l'un des axiomes de sa
vie intellectuelle et morale, ou s'il n'est pas
plutôt l'enveloppe vieillie de quelque
vérité substantielle, une forme dont
le genre humain sentira de plus en plus
l'insuffisance.
- J'aime à croire,
répliqua-t-il, que les vérités
morales sont au nombre de celles auxquelles vous
accordez la puissance objective et
l'évidence qui en résulte. Eh
bien ! je ne réclame rien de plus pour
le catholicisme. Le catholicisme est évident
d'une évidence morale ; il est puissant
d'une puissance religieuse. Il va sans dire aussi
qu'il exige des dispositions correspondantes.
L'Évangile s'adresse aux coeurs humbles et
pénitents. il n'y a pas de
démonstration de la foi pour celui qui
craint les exigences de la foi. La lumière
brille pour tout le monde, mais
il est des hommes qui aiment mieux les
ténèbres que la lumière.
- Voilà qui s'appelle rabattre de ses
prétentions. Vous avez commencé par
soutenir l'évidence du catholicisme ;
cette assertion n'allait à rien moins
qu'à déclarer tout dissident atteint
de folie ou coupable d'endurcissement. Maintenant
vous renoncez à l'évidence
intellectuelle ; il est clair, en effet, que
tous les incrédules ne sont pas aux petites
maisons. Mais vous y renoncez pour vous retrancher
dans une prétendue évidence morale.
La position vaut-elle beaucoup mieux ?
Toutes les Églises, toutes les
opinions ne peuvent-elles pas invoquer le
même moyen ? Ne le font-elles pas ?
Ne serait-il pas convenable d'abandonner de part et
d'autre un argument qu'on fait valoir de part et
d'autre ?
Peut-il être question
d'évidence lorsque chacun réclame
cette évidence pour sa propre cause ?
Mais ce n'est pas tout. Je vous conteste la
vérité de votre assertion ; et
j'en appelle de votre apologétique à
votre conscience, de votre théorie morale
à votre sentiment moral.
Vous parlez des dispositions
intérieures nécessaires pour
croire ; ces dispositions conduisent-elles
nécessairement au catholicisme ? N'y
a-t-il de repentance, d'humilité, de
charité, de dévouement, que dans
votre Église ?
L'hérésie n'a-t-elle pas ses
saints ?
N'avez-vous jamais senti l'esprit du Christ
dans d'autres communions que la vôtre ?
N'est-ce pas le malheur, j'allais dire la
malédiction de votre système, de ne
pouvoir reconnaître la piété
chez un dissident, d'être obligé de la
nier, sous peine de se nier lui-même ?
Croyez-moi, ne soulevez jamais la question à
laquelle vous venez de toucher ; il n'en est
pas de plus dangereuse pour le catholicisme ;
c'est le côté par lequel sa
théorie se brise contre les faits, c'est
là qu'elle devient ou inconséquente
ou odieuse !
- Vos arguments sont spécieux,
répartit mon interlocuteur ;
peut-être serais-je embarrassé pour y
répondre, et cependant, l'avouerai-je ?
votre dialectique ne m'ébranle pas beaucoup.
Il est si facile de critiquer ! Vous avez beau
prouver que le catholicisme est faux, il n'a pas
moins été pendant des siècles
la vie d'un monde ; et aujourd'hui encore que
lui manque-t-il pour sauver la
société, si ce n'est d'être cru
par cette société
émancipée ?
- Le malheur est précisément
que la société ne peut plus y croire.
Vous vous défiez de la dialectique,
dites-vous ; comme si j'avais fait autre
chose, dans toute cette discussion, que de montrer
le désaccord de la théorie catholique
avec la réalité et
l'expérience. Il y eut un temps où
cette théorie correspondait avec les faits.
Le catholicisme était vraiment catholique,
car il embrassait sinon le monde, au moins
l'Europe ; ses doctrines pouvaient passer pour
évidentes, puisqu'elles étaient
généralement admises ; les
vérités qu'il enseignait pour
absolues, car on n'en soupçonnait pas
d'autres. Mais les faits qui le soutenaient l'ont
abandonné aujourd'hui ; il y a
contradiction entre lui et la
réalité, entre ses dogmes et les
besoins, les tendances, les idées de notre
siècle. Il a vieilli, il est devenu
impossible.
Et plût au ciel que ce fût le
seul reproche à lui adresser ! Le
catholicisme, ce n'est pas moi qui le contesterai,
le catholicisme a été une des grandes
choses de ce monde ; il a veillé au
berceau de notre société
moderne ; il lui a appris le nom de Dieu et
celui de Jésus-Christ ; il lui a
inculqué la foi à l'esprit et
à l'immortalité ; il a, dans des
âges de rudesse et de licence,
représenté lui seul la justice et la
charité : nous lui devons tout ce que
nous sommes.
Hélas ! ce n'est pas nous qui le
quittons. c'est lui qui nous a abandonnés.
Il n'a pas su rester jeune ; avec la force il
a perdu la sincérité, avec la
sincérité, la sève et la vie.
Pour ceux qui savent s'élever au-dessus des
passions sectaires et regarder
les choses à la lumière de la
vérité éternelle, il n'est
pas, soyez-en sûr, de plus douloureux
spectacle que le catholicisme moderne avec son
impuissance, ses passions, ses paradoxes
puérils, la mauvaise foi de sa
polémique, l'âpreté de son
esprit de parti, son manque de moralité
politique, avec son clergé fanatique et
ignorant, avec ses journaux voués au
dénigrement de toutes choses, avec un pape
occupé à décréter
l'immaculée conception !
Il porte au front tous les signes de la
décadence ; dans notre époque de
grandes ruines, c'est, au fond, la ruine la plus
étrange et la plus complète.
FIN
Jésus a dit, en parlant de
lui : Je suis le chemin, la
vérité, et la vie. Nul ne vient au
Père que par moi.
Jean 14: 6
Jésus lui dit: Je suis le chemin
et la vérité et la vie. Personne ne
va au Père si ce n'est par moi. (TOB)
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