LES VAUDOIS
ET L'INQUISITION
CHAPITRE VIII
Les Vaudois des Alpes.
ARTICLE I. - ÉPOQUE DE
TRANQUILLITÉ RELATIVE.
Le cours du XlVe siècle assistait donc
à la disparition des Vaudois du Languedoc.
Leurs frères de la Provence, du
Dauphiné, du Piémont, de l'Embrunois
et du Valentinois, jusqu'alors assez tranquilles,
se virent à leur tour vigoureusement
pourchassés. D'où étaient
venus ces Vaudois ? De Lyon, disent les uns
(1), des
conversions opérées sur place par les
prédicateurs ambulants
(2), suivant
d'autres.
D'après une troisième opinion,
les fugitifs du Languedoc, de la Lombardie et des
autres pays de persécution, avaient
cherché, dans les montagnes, pauvres,
offrant en échange des retraites faciles,
l'asile qu'ils ne pouvaient trouver dans leurs pays
natals, plus riches, mais trop surveillés
(3). Probablement
l'afflux des Vaudois dans les
Alpes dut son origine aux trois causes
réunies. En tout cas, les disciples de
Valdo, répandus sur les deux versants
piémontais et dauphinois des Alpes, eurent
à leur tour à soutenir des assauts
semblables à ceux de leurs frères du
Languedoc.
À vrai dire, ils n'étaient pas
restés jusqu'alors sans inquiétudes.
L'ordre d'Othon IV prescrivant à
l'évêque Carisio de Turin d'expulser
les Vaudois de son diocèse
(4),
n'était probablement pas resté lettre
morte. Si, à Milan, en 1228
(5), on avait
institué une commission inquisitoriale, les
Vaudois s'étaient trouvés soumis
à ses rigueurs, tout autant que les Patarins
et les autres dissidents. Contre eux tous
étaient dirigées les dispositions
hostiles aux hérétiques,
insérées alors dans les statuts de la
ville (1223)
(6).
D'autre part, les statuts de Pignerol
frappaient d'une amende quiconque
hébergerait sciemment un Vaudois ou une
Vaudoise (7).
Comme nous savons que l'évêque
Guillaume de Carpentras livra, vers 1240 au bras
séculier, trois Vaudois pour les faire
périr : Pons Lombard, Jean de Marseille
et Girard Étienne
(8), nous
comprenons que le danger
environnait les pauvres croyants vaudois des
montagnes. Malgré tout, cependant, en
dépit des dispositions législatives
des autorités italiennes, bien que les
bûchers s'allumassent ici ou là sur la
rive gauche du Rhône, les Hautes-Alpes
avaient, jusqu'au XIVe siècle, joui d'une
tranquillité relative
(9). Les Vaudois
y avaient multiplié leurs lieux de
culte ; les fidèles s'y livraient
à l'agriculture, défrichant les
pentes boisées des Alpes, et vivant, ce
semble, en bons termes avec leurs seigneurs.
Les archevêques d'Embrun du XIIIe
siècle, tout occupés de querelles au
sujet de leurs intérêts temporels, ne
se préoccupèrent pas outre mesure de
leurs diocésains, hétérodoxes
peut-être, mais tranquilles
(10). Pourtant
les franciscains s'étaient établis
vers 1220 dans la ville métropolitaine sous
l'administration de Bernard Il Chabert
(11),
et,dans leur cloître, un ou
deux frères avaient probablement reçu
le titre d'inquisiteurs ; mais nous ignorons
ce qu'ils firent. La première trace d'une
peine inquisitoriale se rencontre à
Pérouse, où l'inquisiteur,
soldé par Philippe de Savoie, inflige
quelques pénitences à des
hérétiques (1297)
(12).
Auparavant, le concile de Seyne,
près de Digne (1267), sous la
présidence de l'archevêque d'Embrun,
Henri de Suze, avait bien fait aux
évêques l'obligation de rechercher
avec soin et de punir les hérétiques
de leurs diocèses ; ni ces
prélats, ni les inquisiteurs que nous
trouvons à Embrun (1288), puis à
Briançon (1290), ne semblent cependant avoir
obtenu de résultats bien marquants
(13).
ARTICLE Il. - ACTES DE VENGEANCE DES
VAUDOIS.
Avec le XIVe siècle, l'histoire des
Vaudois alpins devient plus mouvementée. Le
premier supplice connu est celui, à
Pignerol, d'une femme accusée de
« valdésie » (1312)
(14). À
partir de ce moment, la lutte devient
sérieuse. Mais, contradiction bien
humaine ! les disciples de Valdo, jusqu'alors
si ennemis de la peine de mort qu'ils
réprouvaient la guerre et les
exécutions judiciaires, se
laissent aller à des
assassinats d'abord, puis à des
rébellions à main armée. Ils
prennent les armes, ils se défendent.
Peut-être bien se sentaient-ils
poussés à bout, et l'instinct humain
de la défense l'emportait-il sur leur foi.
Peut-être aussi, poussés par la
nécessité, les Barbes
accordèrent-ils aux
« croyants » une permission,
qu'ils refusaient pour eux-mêmes
(15). Cela
prouve, du moins, cette fluctuation de doctrines
dont nous avons parlé. Quoi qu'il en soit,
les deux franciscains Catalan Fabri et Pierre
Pascal étaient inquisiteurs à
Valence. Ils y condamnèrent un certain
nombre de Vaudois à porter des croix. Bien
que relativement douce, cette pénitence
mécontenta la population. Un complot se
forma entre hommes déterminés, qui
s'emparèrent des deux moines et les
massacrèrent (1321)
(16).
Qu'advint-il aux meurtriers, l'histoire ne
le dit pas. Ce qui est certain, c'est qu'à
partir de ce moment les Vaudois sont traqués
de près. Malgré leur modestie, leurs
précautions, leur soin de se dissimuler,
l'oeil de lynx de l' Inquisition les surveille. Ils
se vengent s'ils le peuvent. Ainsi un curé
d'Angrogne, soupçonné d'avoir
dénoncé des Vaudois à
l'inquisiteur, fut mis à mort (133-9)
(17). Un peu
plus tard. Benoît XII, l'ancien
évêque Jacques Fournier, de Pamiers,
devenu pape, pressait l'évêque de
Valence, le Dauphin Humert II et
l'évêque de Vienne Adhémar de
Poitiers, de porter secours aux inquisiteurs, en
contraignant les baillis ou les gouverneurs
à agir
(18).
Une petite expédition fut, en
conséquence, envoyée dans les
montagnes (1336), et, à sa suite,
l'inquisiteur d'Embrun se transporta à la
Vallouise, où il condamna plusieurs
sectaires, dont les biens furent confisqués
(1338) (19).
Les années suivantes,
nouvelles condamnations, exhumations et
crémations de cadavres
(20). Quelques
hérétiques de Queyras
arrêtés se virent enfermés dans
le château de Briançon. Un certain
Rifle de Vallouise, cité avec sa femme,
abjura ; il en fut quitte pour une amende.
Nous savons que les chanoines d'Embrun
prêtaient leur concours aux inquisiteurs,
ayant obtenu le privilège d'avoir part dans
ce cas, même absents, aux distributions
canoniales
(21). Ces
détails nous montrent donc, vers le milieu
du XIVe siècle, l'Inquisition en pleine
activité dans les montagnes, avec ses
coutumes et ses règles propres, telle en un
mot qu'elle agissait dans le Languedoc.
La peste noire s'était abattue sur le
Dauphiné (1346). Ses ravages
détournèrent pour quelque temps de la
persécution des hérétiques, et
firent porter les colères populaires sur les
Juifs accusés, suivant la coutume, de
l'empoisonnement des sources. Quatre-vingt-treize
de ces pauvres diables égorgés dans
le seul village de Veynes-sur-Buëch,
témoignèrent de la folie des
populations, autant que de l'impuissance des
autorités
(22). Pendant
ce temps, de l'autre côté des
montagnes, l'inquisiteur
dominicain du Piémont, Ruffino Gentili, dont
le dauphin Humbert II soldait les dépenses,
l'indemnisait, grâce au profit des
confiscations. Le supplice de deux Vaudois,
condamnés au feu, terrorisa les paroisses
suspectes, qui consentirent à verser d'assez
fortes amendes, pour expier leur négligence
à poursuivre l'hérésie
(23).
ARTICLE III. - L'INQUISITION DANS LES
MONTAGNES.
Après la peste, les vallées
françaises revirent les inquisiteurs. Sur le
siège d'Embrun se trouvait un prélat
ne manquant pas d'énergie, Pasteur de
Sarrats (24).
Fortement appuyé par le
Dauphin, il fit, dit-on, brûler douze
hérétiques devant sa
cathédrale
(25). Bien
qu'avec moins de rigueur, les poursuites
continuèrent sous son successeur Guillaume
des Bordes
(26),
assisté de l'inquisiteur franciscain, Pierre
des Monts. Le pape Clément VI leur
écrivit en effet de purger le pays de
l'hérésie (1352), tandis que le
nouveau dauphin, Charles II, fils du roi Jean II de
France, ordonnait à ses baillis de seconder
leurs pieuses entreprises. Aussi des cadavres
furent exhumés, douze, dit-on,
brûlés ensuite ; vingt et un
Vaudois de la Vallouise fugitifs frappés de
contumaces ; d'autres, punis d'amendes, ou
condamnés à porter les croix sur
leurs vêtements
(27).
Avec l'inquisiteur François Borelli,
les choses vont encore plus mal pour les Vaudois.
C'est un franciscain, digne émule des
inquisiteurs dominicains du Languedoc, non qu'il
abuse de son pouvoir : l'Inquisition est
maintenant trop réglée, fonctionne
trop mécaniquement pour qu'il y ait place
à de grandes
irrégularités ; mais il l'exerce
avec intelligence et activité, ce qui suffit
largement.
Si c'est lui que les documents
désignent sous le nom de l'inquisiteur
François, il dut commencer son
ministère à peu près en
l'année 1360, car en 1365 et 1366 une petite
troupe, envoyée par le dit François,
pénétra en Vallouise, fit
brûler vifs plusieurs Vaudois, exhumer et
brûler les ossements d'autres
condamnés ; il confisqua. par
surcroît les biens de ces pauvres gens,
tristes dépouilles, dont la vente paya
à peine les dépenses de
l'expédition
(28).
Sous la pression du pape Grégoire XI,
la persécution redouble. Le Pontife se
plaint en effet que l'hérésie se
répande, grâce à la connivence
des officiers royaux. Ceux-ci, au lieu d'aider les
inquisiteurs, leur suscitaient des obstacles, les
obligeaient de procéder conjointement avec
des juges séculiers, ou délivraient
les prisonniers arbitrairement
(29). Pour
remédier à ces abus, le pape envoyait
un commissaire pontifical, l'évêque de
Massa (1375), qui devait donner un coup
d'épaule aux évêques ainsi
qu'aux deux inquisiteurs, François Borelli
et Bertrand de Saint-Guillaume. Les emprisonnements
devinrent alors si nombreux, que les prisons du
pays furent insuffisantes. L'argent manquait pour
la nourriture des prisonniers. Aussi le pape
ordonna-t-il de construire de
nouvelles prisons, et fit appel à la
charité des fidèles, pour l'entretien
des prisonniers
(30).
Confirmé dans son office par
Clément VII, chargé de faire une
enquête dans tout le pays, d'Avignon à
Genève, François Borelli fit, pendant
treize ans encore (1380-1393), la vie dure aux
habitants des vallées. Sans pouvoir fixer de
nombre, ni admettre ceux bien
exagérés, semble-t-il, de cent
cinquante victimes de Vallouise,
brûlées à Grenoble en un seul
jour, de quatre-vingts pour Freyssinières et
Largentière
(31), nous
sommes cependant sûrs d'une
persécution sanglante.
En 1380 l'inquisiteur abandonna cent
soixante-neuf Vaudois contumaces au bras
séculier. Beaucoup
échappèrent, d'autres attrapés
par les soldats furent, sans autre forme de
procès, livrés aux flammes
(32). Deux ans
plus tard, autre expédition armée aux
ordres de l'inquisiteur, dans laquelle trois
Vaudois d'abord, puis un certain nombre d'autres
brûlés au pied du rocher d'Embrun,
trois à la Vallouise, leurs biens
confisqués, témoignent de
l'activité, mais aussi de la
sévérité du frère
François
(33).
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