Mais, étant collaborateurs, nous vous exhortons à ne pas avoir reçu en vain la grâce de Dieu; car il dit: « Au temps favorable je t'ai exaucé, et au jour du salut je t'ai secouru (1). » Voici maintenant un temps bien favorable, voici maintenant un jour de salut. Nous ne donnons nul scandale à personne, afin que notre ministère ne reçoive aucun blâme, mais nous nous recommandons nous-mêmes en toutes choses comme ministres de Dieu: en beaucoup de patience, en angoisses, en difficultés, en extrémités, en coups, en prisons, en émeutes, en travaux, en veilles, en jeûnes, en pureté, en connaissances, en longanimité, en bonté, en Esprit saint, en charité sans hypocrisie, en parole de vérité, en puissance de Dieu; par le moyen des armes de la justice, celles de droite et celles de gauche, à travers gloire et déshonneur, à travers mauvaise réputation et bonne réputation; comme séducteurs, et pourtant véridiques; comme ignorés, et pourtant bien connus; comme mourants, et voici nous vivons; comme châtiés, mais n'étant pas mis à mort; comme affligés, mais toujours dans la joie; comme pauvres, mais enrichissant plusieurs; comme n'ayant rien, et pourtant possédant toutes choses.
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Que manque-t-il à la description du ministère évangélique en général et de l'apostolat de Paul en particulier ? Les épreuves, les joies, l'objet, le principe de son ambassade, il nous a raconté tout cela avec une émotion communicative. Ne pourrait-il pas en venir maintenant au récit de sa rencontre avec Tite? Nous l'attendons depuis longtemps; pourquoi cette digression si étendue ?
Franchement, le voudrais que dans notre correspondance ou dans nos écrits toutes nos digressions fussent aussi intéressantes. Car enfin celle-ci, en nous ouvrant, comme nulle autre page de ses épîtres, le coeur de notre apôtre, pénètre dans les entrailles mêmes de son sujet. Il faut qu'en lavant ses collègues de maintes imputations malveillantes, il achève de se justifier personnellement avant de reparaître dans Corinthe. Les attaques, d'abord sournoises, puis ouvertes et décidément méchantes, ne sont pas réduites au silence. Paul sait bien comme Pascal que: « le moi est haïssable. » Il parlera pourtant encore de lui; il s'y voit contraint; mais il le fera sous une impression particulièrement solennelle, se rappelant et rappelant à ses lecteurs une leçon trop vite oubliée: « C'est aujourd'hui le temps favorable. » Comme il possède l'art de revenir sans se répéter sur les mêmes pensées (les hommes de Dieu ne sont pas nécessairement des maladroits), il se contentera maintenant de quelques mots hardis, placés les uns vis-à-vis des autres dans une frappante opposition; quelques phrases hachées dont l'éloquence la mieux apprêtée n'égalerait pas la vigueur.
Essayons de le suivre dans cette course haletante.
I. Aujourd'hui.
« Mais, commence l'apôtre, travaillant ensemble (ou: étant collaborateurs), nous vous exhortons aussi à ne pas avoir reçu en vain la grâce de Dieu. »
Quelle bienveillance et quelle habileté! Paul imagine de faire de tous les Corinthiens ses collaborateurs, ses émules peut-être. Et non seulement cela; mais, se joignant à eux, il les unit à lui pour faire du pasteur et du troupeau les collaborateurs de Dieu. Pensée très simple et très grande, parce qu'elle est très vraie. Osons le dire comme lui: pour. qu'une Eglise reçoive la grâce divine, pour qu'elle la conserve une fois reçue, la coopération de trois ouvriers est nécessaire. Travail du pasteur: il laboure, il sème, il arrose; fidèlement, dans la mesure où l'Esprit-Saint l'anime, il publie, il présente le salut par sa parole et par son exemple.
Travail du troupeau; de chaque membre du troupeau pour saisir individuellement ce salut, et de l'ensemble pour fortifier chacun par la puissance de l'amour fraternel. Travail de Dieu, surtout; sans lui, aucun des deux précédents n'aboutirait; lui seul donne l'accroissement (2); et quand il le donne, une oeuvre se fait, les Eglises se fondent, les réveils éclatent. Voilà pourquoi le missionnaire des Corinthiens commence son apologie par ces mots: « Etant votre collaborateur. »
Au nom de ce travail en commun, il les supplie de ne pas avoir reçu en vain la grâce de Dieu. Donc, ils l'ont reçue ; Paul ne le met pas en doute. Un changement capital s'est produit dans leur vie; les eaux du pardon de Dieu ont coulé dans leur désert et l'ont transformé en un jardin. Mais il y a quelque chose de pire que de n'avoir point reçu la grâce: c'est de la perdre après l'avoir possédée, par conséquent de l'avoir reçue en vain. Il est dur de vivre dans la pauvreté; il est amer d'y retomber après avoir connu la richesse. Le dépouillement succédant tout d'un coup à l'opulence amène, par comparaison, des privations plus cuisantes. Spirituellement il en va de même. Tomber des hauteurs sublimes de la grâce dans les fondrières de la propre justice et de l'indifférence, c'est un effondrement. Paul voudrait en préserver les Corinthiens.
Il faut donc saisir aujourd'hui la grâce présentée. Il faut la garder aujourd'hui, pour la retenir encore demain. C'est aujourd'hui le jour du salut. Ainsi l'annonçait Esaïe, s'adressant au serviteur de l'Eternel: « Au temps de la grâce, je t'exaucerai, au jour du salut, je te secourrai. (3)» Au nom de l'histoire, l'apôtre transforme en passés les futurs du prophète; je t'ai exaucé, dit-il; je t'ai secouru. Car il se trouve que le temps favorable, c'est précisément le temps actuel, l'occasion présente. Le secours n'est plus à espérer: il est là; il a été envoyé; Dieu ne l'a pas retiré; ceux-là seuls s'en privent qui ne veulent pas le recevoir. Or, nous le savons tous, les anciens déjà nous l'enseignaient dans une de leurs fables: l'occasion se montre et ne revient pas. Qui ne la saisit pas au passage, en la retenant, en la forçant à demeurer, ne la retrouvera peut-être jamais. Ou, comme on l'a dit dans un langage chrétien, aujourd'hui, c'est le mot de Dieu; demain, c'est le mot du diable. Aujourd'hui l'offre, dès lors la possibilité du salut; demain le remords terrible de l'avoir négligé. Après le jour favorable, le jour des portes fermées et des cris inutiles. Ne vous laissez pas prendre aux conseils perfides du temporisateur, à ses continuels renvois dont chacun équivaut pour vous à une défaite. Un instant de délai peut suffire pour perdre une âme; une minute de résolution pour la sauver. Vous qui avez hésité et renvoyé jusqu'à présent, à présent écoutez la voix de l'apôtre, répondez à son appel, car c'est aujourd'hui une occasion favorable.
Paul l'a saisie, cette occasion, et chaque fois qu'il en rencontre une nouvelle, il la saisit avec le même empressement. Sachant que le temps est court, il n'en veut pas perdre une parcelle pour exercer son ministère de réconciliation. Il entend ne fournir à personne aucun sujet légitime de le blâmer comme s'il négligeait ses fonctions. Hélas! il ne faut qu'un seul scandale, encore même plus apparent que réel pour détruire une série de prédications ou de bons écrits, pour abîmer un pastorat tout entier. Et assez d'yeux malins sont ouverts autour de l'apôtre, assez de regards mauvais épient le moindre de ses actes, pour tenir sa vigilance constamment en éveil. jour après jour il doit se recommander à tous, païens, juifs ou chrétiens, comme un serviteur de Dieu.
Cela vous semble facile? Il tient au contraire cette tâche pour fort ardue. Il a reconnu et presque compté une multitude de pièges tendus sous ses pas; épreuves dans la main de Dieu, embûches dans les desseins de ses adversaires ; essais de le faire tomber par le moyen des grâces reçues aussi bien que des périls encourus; faiblesses avidement remarquées, bruyamment publiées et transformées en chutes graves compromettant l'apostolat. Pour la seconde fois, il va reprendre ces dires calomnieux; opposer au cliquetis des mots la réalité des faits et tirer de nouveau des imperfections de l'instrument la gloire de l'ouvrier divin.
2. Un parallèle.
Le chapitre quatrième nous présentait déjà, versets 8 à 10, une série de contrastes entre les souffrances et les délivrances dont la carrière de Paul était remplie. Il reprend maintenant ce parallèle pour lui donner un plus ample développement; l'esquisse devient tableau. Trente-huit expressions, adjectifs et substantifs se suivant presque sans verbes, décochés comme des flèches sorties d'un carquois inépuisable, et dont pas une ne manque le but. Cascades écumantes d'un torrent où l'eau ne tarit jamais. Chants de victoire faisant taire les gémissements d'un blessé. Autant d'images imparfaites de ce discours, où l'orateur semble se moquer des règles de l'éloquence. Marche un peu déconcertante, peut-être, mais singulièrement entraînante.
D'abord, avec une vivacité qui laisse entrevoir des blessures toutes fraîches, et les tourments que lui causent avec l'envie des ennemis les exigences de l'apostolat : support considérable, afflictions, angoisses, extrémités, coups, prisons, soulèvements, fatigues, veilles, jeûnes.... Vous ne trouvez pas beaucoup d'ordre dans ce catalogue? Y en a-t-il dans les calomnies; en rencontrez-vous dans les soubresauts de la douleur ?... Ensuite les faveurs excellentes qui lui ont été départies, afin de les employer, malgré tout, au service des Eglises : pureté, connaissance, longanimité, bonté, Esprit saint, amour sans hypocrisie, parole de vérité, puissance de Dieu .... Peu de suite encore; mais quels élans du coeur! ... En tout cela, combats sans trêves, dans lesquels cet indomptable soldat apprit à manier tour à tour les armes défensives et les armes offensives (4). Passage continuel, très déprimant pour la nature humaine, d'une gloire méritée, mais peut-être exagérée par des amis maladroits, à un déshonneur injuste machiné par les faux-frères ; d'une mauvaise réputation, fomentée par les légistes et les scribes, à la renommée équitable due à son dévouement.... Enfin, opposition saillante entre les griefs ramassés contre lui, les caricatures de sa personne et de sa mission, et l'état vrai des choses, qui dément jusque dans les détails ces inventions de la lâcheté. Sept fois il donne à entendre pour qui on ose le tenir dans certains milieux et jusque dans Corinthe : pour un séducteur, un inconnu, un homme en train de mourir, un mécréant châtié de Dieu, un malheureux plongé dans le chagrin, pauvre jusqu'à la mendicité, ne possédant pas un fétu. Sept fois il met en regard de ces peintures de fantaisie des traits dessinés par la vérité, et derrière lesquels il se reconnaît : nous sommes véridiques, fort bien connus, très vivants, en aucune façon vaincus par la mort, toujours joyeux, en mesure d'enrichir un grand nombre de nos frères, en possession de toutes choses.
Il est donc aisé de s'en rendre compte: au cours de ces sept versets deux énumérations se poursuivent parallèles et opposées. Enumération d'épreuves: persécutions plus ou moins violentes, jugements sans pitié, fatigues sans relâches ; c'est la part des hommes dans la formation de Paul à l'apostolat. Enumération de grâces particulières, depuis les armes pour le combat jusqu'aux richesses à distribuer aux autres, c'est la part de Dieu dans cette même éducation.
Or, vous ne l'ignorez pas : cette double énumération se rencontre dans toute vie d'homme. Les termes en varient d'un individu à l'autre, c'est inévitable ; pour le fond, elles se ressemblent étonnamment. Ici les souffrances, les privations, les défaites, les pleurs : là les bonheurs successifs, les joies, l'abondance. De la manière dont ce parallèle s'agencera ressortiront des existences diamétralement contraires.
Beaucoup de chrétiens, - je ne me sais aucun droit de leur contester ce titre, - beaucoup de frères et de soeurs condensent leur histoire comme suit : J'ai des sujets de joie, oui, je ne puis en disconvenir.... mais, combien de motifs de tristesse et de peines toujours sensibles. D'autres renversent les termes. Ils disent: J'ai des sujets de douleur, de véritables échardes dans ma chair et dans mon âme.... mais combien de causes de bonheur et de raisons d'actions de grâces. Les premiers passent un moment, un court moment à faire l'énumération lumineuse, et puis des heures, des jours, des semaines dans celle où tout est obscur. Ils font et refont sans cesse la description et le compte de leurs misères ; à les entendre, ils seraient presque déçus d'y trouver une éclaircie. Les seconds n'oublient pas leurs larmes et ne songent point à nier leurs sanglots ; toutefois, loin de s'interdire la reconnaissance, ils cherchent et ils notent avec empressement tout ce qui peut l'entretenir. Chez les uns l'aurore n'apparaît que pour appeler le soir. Chez les autres, les nuages masquent le soleil pour un instant seulement; ils s'évanouissent bientôt à la chaleur de ses rayons. Ici l'énumération qui abat et décourage ; là celle qui relève et fortifie. Cette dernière est celle de saint Paul.
Vous désirez, je le pense, un secret 'pour faire comme lui.- Placez-vous avec lui en face de cette déclaration toujours vraie: c'est aujourd'hui un temps favorable ! Favorable pour vous consoler, si le deuil vous enveloppe. Favorable pour sanctifier vos joies, si vous en êtes inondés. Surtout favorable à votre salut, pour vous le communiquer ou pour le maintenir, suivant le degré de votre foi. Une extraordinaire angoisse vous serre le coeur; des remords la rendent plus aiguë ; des appréhensions de tout genre vous rongent. Défilé terrible où vous devez vous engager, mais pour votre salut, peut-être pour celui des autres. Tout votre être, au contraire, s'épanouit et se dilate : encore pour votre salut ce temps de la faveur de Dieu, et, puisque le bonheur franchit votre porte, laissez-la grande ouverte, afin que votre frère se puisse réjouir avec vous. Quand l'énumération des jours mauvais viendra se présenter à votre esprit, vous vous rappellerez ces instants et vous redirez avec votre apôtre : « Comme affligés, mais toujours joyeux; comme pauvres, mais enrichissant plusieurs. »
Je ne sais pas si Adolphe Monod, au temps où l'oratoire Saint-Honoré était trop étroit pour la foule des auditeurs, a plus enrichi l'Eglise qu'il ne l'a fait par ce petit livre intitulé : Les adieux, dicté de son lit de mort, à travers des souffrances rebelles à tous les remèdes. Et sur les bords du Zambèze, François Coillard, dépouillé de tout, nous a laissé un legs d'une incomparable valeur.
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