Notre bouche s'est ouverte à votre sujet, Corinthiens; notre coeur s'est élargi ; vous n'êtes point mis à l'étroit en nous, mais vous êtes mis à l'étroit dans vos propres entrailles : pour nous rendre vraiment la pareille - je parle comme à mes enfants - soyez élargis, vous aussi. Ne vous attelez pas avec les infidèles à un joug étranger, car quelle participation y a-t-il de la justice à l'iniquité, ou quelle communauté entre lumière et ténèbres ? Mais quel accord de Christ avec Béliar? Quelle part le fidèle a-t-il avec l'infidèle ? Mais quel établissement commun pour le temple de Dieu et les idoles ? Car c'est nous qui sommes temple du Dieu vivant, ainsi que Dieu a dit: « J'habiterai et je séjournerai au milieu d'eux, et je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. C'est pourquoi, sortez du milieu d'eux et soyez séparés, dit le Seigneur, et ne touchez à rien d'impur, et moi je vous recevrai, et je vous serai pour père, et vous, vous me serez pour fils et pour filles, dit le Seigneur tout-puissant. » Ayant
donc ces
promesses-là, bien-aimés, purifions-nous
nous-mêmes de toute souillure de chair et d'esprit,
menant à terme notre sanctification en crainte de
Dieu. Faites-nous place; nous n'avons fait tort à
personne, nous n'avons corrompu personne, nous n'avons
pressuré personne. Je ne le dis pas pour vous
condamner, car j'ai déjà dit que vous
êtes dans nos coeurs pour mourir ensemble et pour
vivre ensemble. J'ai grande hardiesse en ce qui vous
concerne, j'ai maint sujet de me glorifier à cause de
vous, je suis rempli de consolation, je suis
débordant de joie en toute notre
affliction.
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Vous êtes-vous aperçus que, jusqu'à présent, au cours d'une lettre si personnelle, l'apôtre n'a encore jamais nomme ceux auxquels il l'adressait ? Leur nom parait ici pour la première fois sous la plume de Paul : « 0 Corinthiens ! » s'écrie-t-il. Et ce nom, aussitôt, s'accompagne d'une explosion d'affection : « Notre bouche s'est ouverte à propos de vous, notre coeur s'est élargi ! » Comme s'il leur disait : nous n'avons rien dissimulé de ce que nous devions vous faire connaître; rien diminué, ni des bonnes nouvelles, ni des avertissements; rien perdu de l'amour dont nous étions animés pour vous....
Soudain, une ombre traverse cette lumière. Il y a un fait que Paul ne parvient pas à oublier. Le voici dans toute sa nudité : aimant les Corinthiens avec les ardeurs d'une âme de missionnaire, il n'est point payé d'un égal amour. Son coeur, pour eux, s'est élargi presque à l'infini. Le leur, hélas! ne s'élargit guère pour lui; il s'y sent à l'étroit;. on le traite en étranger. Que si vous avez quelque doute sur la douleur qu'en peut ressentir l'apôtre, questionnez une mère découvrant un jour que son enfant l'aime moins, l'aime peu, ne sait plus l'aimer. Au lieu des baisers de la confiance et de la tendresse, les glaçons de l'indifférence. La mère, peut-être, se fera violence pour ne pas laisser voir sa torture. Le père composera son visage, quand il découvrira les froideurs de son fils à son égard. L'ami se taira pour laisser ignorer à d'autres que son ami se détourne de lui. Mais, soyez-en sûrs : ils sont comme marqués au fer rouge. Et ces brûlures s'enfonçaient dans l'être entier du pasteur, parce que son troupeau se refusait à l'aimer.
Il ne peut tolérer la prolongation de pareilles relations. Les Corinthiens, d'ailleurs, n'y pourraient pas tenir mieux que lui-même. Avec cette délicatesse féminine dont ce théologien donne tant d'exemples, il leur écrit : « Vous n'êtes pas mis a l'étroit en nous ; mais vous êtes mis à l'étroit dans vos propres entrailles » (VI, 12). Que cela est vrai! Ne pas aimer, ce n'est pas seulement serrer le coeur d'autrui, c'est racornir son propre coeur, en diminuer l'espace. Eh bien, cela ne doit pas durer. L'apôtre, pour faire cesser cette situation déplorable, ne récriminera point. Ni menaces, ni lamentations; ce serait temps perdu. Reprenant ses fonctions d'ambassadeur, il continuera sa prière. Il disait tout à l'heure : Soyez réconciliés avec Dieu. Il écrit maintenant : Réconciliez-vous avec moi. Rendez-moi la pareille de mon affection pour vous. je vous parle comme à mes enfants. Elargissez ce coeur en train de se refermer.... joint-il les mains pour une invocation ? Ouvre-t-il les bras pour une accolade? L'un et l'autre, je pense; il est difficile de se montrer plus séduisant, et, si le mot n'était pas trop mondain, je parlerais de caresses. Seulement, Paul n'oublie jamais sa mission. Vous allez voir.
I Jamais deux maîtres.
Que viennent faire, en effet, après de telles effusions, ces avertissements presque sévères ? Pourquoi maintenant cette défense de s'atteler au joug des infidèles, et toutes ces questions pressées, comme celles d'un catéchisme supérieur enseigné à des catéchumènes : Quel partage peut-on établir entre la justice et l'iniquité ? Quelle communauté y a-t-il entre Christ et Béliar ? Quelle association entre le fidèle et l'infidèle, etc. ?
Ce brusque changement de ton a paru si étrange à quelques commentateurs qu'ils ont proposé, les uns de supprimer tout simplement le fragment commençant à notre verset 14 et s'étendant jusqu'à VII, 2, les autres, de le transporter ailleurs, ou d'y voir le débris d'une autre épître dont tout le reste se serait perdu. Malgré les autorités qui appuient ces mesures ou ces hypothèses, je ne saurais les adopter (1). De bonnes raisons, si je ne fais erreur, justifient à la fois ce texte et la place que nos éditions ordinaires lui donnent. La pensée de l'apôtre me parait se développer comme suit :
Je m'aperçois que les Corinthiens ne me rendent pas l'attachement que j'ai pour eux. Leur coeur se ferme à mon approche. Notre revoir en ce moment serait une gêne pour eux et pour moi. je sais pourquoi. Ils ont voulu traiter avec l'idolâtrie, au lieu de la bannir irrévocablement. Partagés dans leur conduite et jusque dans leur foi, ils ne peuvent pas ne pas l'être aussi dans leurs affections. La justice, la lumière, Jésus-Christ trouvent chez eux bon accueil. Oui; et l'iniquité, les ténèbres, Béliar sont reçus de même façon. Ils ouvrent une porte à Jésus pour le laisser entrer ou le chasser aussitôt après. Comment me verraient-ils avec plaisir? Avant de les prier de m'aimer, je dois leur commander de choisir entre le vrai et le faux. Il faut en venir là; le plus tôt sera le mieux.... Elargissez-vous, Corinthiens! Mais, avant tout, prenez parti. N'imposez pas aux infidèles un joug dont vous ne voulez pas, et n'essayez pas davantage de vous atteler avec eux pour porter le leur. Ce serait tout ensemble impossibilité et folie, en vous exposant à sentir durement cet aiguillon contre lequel j'essayai un jour de regimber.
Y a-t-il, dans cette façon de raisonner, un défaut réel de logique, un décousu indigne de notre écrivain ? J'ai peine à le croire, et je reprends son questionnaire en vous priant, mon cher lecteur, de vouloir bien vous placer pour un moment dans la compagnie des Corinthiens.
Voyons : connaissez-vous un moyen honnête d'établir un partage à l'amiable entre la justice et l'iniquité? Beaucoup de philosophes et de gens du monde s'attellent (pour conserver l'image de l'apôtre) à cette tâche-là. Les uns après les autres ils y usent leurs forces et leur temps. Tantôt ils font triompher la justice, et l'iniquité se retire en grimaçant, attendant l'heure de la revanche. Tantôt, ils se laissent vaincre à la première rencontre avec l'injustice, lui ouvrant le champ libre, reléguant la loyauté, le droit, la loi, au rang de ces chimères dont notre siècle ne veut plus.
Connaissez-vous une parenté quelconque entre la lumière et les ténèbres, un procédé scientifique capable de les fondre en un phénomène unique? Les voyez-vous s'associer fraternellement, en telle sorte qu'ils se confondent, et que le microscope le plus exact ne distingue plus entre l'ombre et le rayon ?
Connaissez-vous une harmonie, réelle ou simplement apparente, entre Christ et Béliar (2), c'est-à-dire entre Jésus, votre Sauveur, et son ennemi acharné, qui essaya de le faire tomber au désert et en Gethsémané? Avez-vous découvert un secret pour les faire habiter ensemble, de bonne amitié, dans une âme d'homme? Ici, n'est-ce pas? le chemin, la vérité et la vie ; là, le mensonge, la perdition, la mort; mais entre eux pas la moindre opposition ? Non pas tour à tour, mais au même instant, le pauvre coeur habité de la sorte obéit à l'un et à l'autre, mentant et disant vrai; aimant et haïssant ? Que vous ayez essayé de cette existence, je le crois. Que d'autres en essaient encore, j'en suis sûr. Et je vous laisse le soin de nous dire si vous avez réussi : où vous avez échoué, ils échoueront à leur tour, car la parole du Christ demeure : « Nul ne peut servir deux maîtres (3). »
Continuons. Dites-moi, je vous prie, comment vous allez vous y prendre pour partager un même héritage, d'origine céleste, entre le croyant et l'incrédule; comment vous fonderez, comment vous maintiendrez une Eglise en donnant exactement la même part, donc les mêmes droits, à l'un et à l'autre? Depuis dix-neuf siècles, le langage chrétien entend par le mot Eglise l'assemblée des croyants. Y faire entrer les non-croyants, c'est donc y introduire ce qui, par définition, n'en fait pas partie. Paul dénonce cette erreur. Or, en pareille matière, une erreur est un danger. On ne fonde pas une société sur deux bases diamétralement opposées, ce serait la dissoudre dès son origine. De même on ne fusionne pas en Eglise les adorateurs de deux divinités contraires; ceux dont le dieu ressemble à celui d'Ernest Renan : « Un bon vieux mot, un peu lourd peut-être, » ou encore « Notre père l'abîme, » et ceux qui saluent le Dieu de l'Evangile comme leur Créateur et leur Père céleste.
Enfin, - car l'apôtre a le tact de ne pas prolonger indéfiniment cet interrogatoire, - enfin, dites-moi donc quelle place vous prétendez réserver aux idoles dans le temple de Dieu? Dans un Panthéon, à la bonne heure. Là où tout est dieu, rien n'est un vrai Dieu; cela va de soi. Mais dans le temple du Dieu vivant; dans ce sanctuaire appelé ailleurs par Paul « la colonne et l'appui de la vérité, » quelle statue et quel autel voulez-vous dresser? Y mettrez-vous Apollon, qui envoyait tour à tour aux anciens Grecs les bienfaisantes clartés du soleil et les ravages de la peste? ou Jupiter avec ses foudroyantes colères et ses abominables débauches? ou Junon avec ses jalousies sanglantes, et Mars déchaînant sur le monde les fureurs de la guerre ? Plus moderne et plus dégagé de superstitions, y couronnerez-vous les bustes de Danton, de Marat, de Voltaire?... je n'allonge pas. J'aurais l'air de railler et je proteste que je suis fort sérieux. je conclus plutôt par une réponse négative à toutes ces questions. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'accord entre le temple de Dieu et les idoles, entre la sainteté et l'impureté, entre Christ et Satan. Il faut choisir. « Arrangez-vous comme vous pourrez, dirons-nous avec Vinet, on obéit toujours, et c'est au démon si ce n'est à Dieu (4). »
Les Corinthiens, au moins dans leur majorité, ont fini par bien choisir. Pour enlever leur décision, l'apôtre leur a dit: Nous sommes un temple du Dieu vivant. « Nous sommes, » vous et moi, missionnaire et convertis, pasteur et paroissiens. « Nous sommes, » non pas nous avons été dans le passé ou nous serons dans l'avenir. Nous sommes à présent un temple de Dieu. Aux idoles de pierre ou d'or, à celles mille fois redoutables de l'imagination et de la pensée, nous répondrons, quand elles se présenteront à la porte: je ne vous connais pas!
2. Promesses.
Arrivé à ce point de son appel, Paul l'appuie par quelques citations de l'Ancien Testament. Les lecteurs familiarisés avec sa correspondance n'en seront pas surpris. Quand son enseignement dépasse les opinions moyennes, touche même au paradoxe, il s'empresse de recourir à l'Ecriture sainte. Nous aurons plus tard l'occasion d'examiner l'usage qu'il en fait et d'en tirer, j'espère, une leçon utile. Bornons-nous à constater maintenant que pour lui la Bible est, manifestement, une autorité.
Ici trois citations. Elles serviront à établir cet axiome: l'homme ne peut pas ne pas obéir à un maître. D'où l'importance hors ligne de bien choisir ce maître. Le premier passage est tiré de Lévitique XXVI, 12: « Je marcherai au milieu de vous, je serai votre Dieu et vous serez mon peuple. » Le second d'Esaïe LII, 11 : « Partez, partez, sortez de là! Ne touchez rien d'impur! Sortez du milieu d'elle! » Le troisième de 2 Sam. VII, 14: « Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils, » peut-être avec réminiscence de Jér. XXXI, 9 : « je suis un père pour Israël. » Il y a dans chaque verset reproduit par l'apôtre quelque modification du texte, mais sans altération du sens. Le troisième surtout mérite d'être signalé comme un exemple de la liberté respectueuse avec laquelle Paul explique et applique certaines déclarations de l'ancienne alliance. Celle de 2 Sam. VII s'adresse à David; annonçant le règne de Salomon, l'Eternel promet (par la bouche de Nathan) d'être pour lui un père. L'apôtre étend cette promesse aux descendants de David, tant selon l'esprit que selon la chair, puisque le troupeau chrétien de Corinthe n'était point composé uniquement d'Israélites. Dans sa large compréhension des écrits sacrés, le missionnaire invoque à l'appui de sa thèse la loi, la prophétie et un livre historique, imitant en cela son Maître, qui trouvait dans Moïse et dans tous les prophètes les garants de sa mort et de sa résurrection (5). Moïse aussi et les prophètes ont inscrit à toutes leurs pages le devoir catégorique pour le peuple de Dieu de rompre avec les idolâtres et les pratiques du paganisme. En retour de quoi, l'Eternel s'engageait, comme par un contrat, à demeurer toujours chez les fils d'Abraham, comme un père à son foyer au milieu de ses enfants.
Servilement copiées, avec la plume correcte mais ignare d'un scribe, ces trois citations auraient déjà pu atteindre leur but. Comme elles y touchent plus sûrement par l'interprétation élevée et fidèle de l'apôtre! En même temps, quel habile retour à son point. de départ! Il veut, lui aussi, habiter à Corinthe au milieu de son peuple. Rêve irréalisable si les Corinthiens entendent associer son ministère à celui des prêtres d'Aphrodite. « Faites-nous place, » leur écrit-il. Mais cela signifie: toute la place, je ne consens pas à partager.
Une crainte resterait-elle encore dans l'esprit de ces Grecs ombrageux et inquiets? Ont-ils établi la balance entre les profits de l'idolâtrie et les gains réalisables dans le christianisme? Il se pourrait. Mais Paul aussi a fait ce calcul. Il en connaît très bien le résultat, et il le présente à ses lecteurs avec une tranquillité qui ne redoute aucun contrôle : « Ayant donc ces promesses-là, mes bien-aimés, purifions-nous nous-mêmes de toute souillure. »
Car nous avons des promesses, chrétiens de Corinthe ou de Genève, du premier siècle ou du vingtième, nous en avons un grand nombre et de magnifiques. Et l'une de nos fautes, c'est de n'y point penser assez. Nous ne nous réveillons pas le matin, nous ne nous couchons pas le soir en nous disant : j'ai des promesses. Le souvenir de nos malheurs nous hante bien plus aisément. Pourtant dès la naissance de l'Eglise, au jour de la Pentecôte, Pierre prêchait bien haut à la foule : « La promesse est à vous et à vos enfants (6) » Pourquoi restreindre ce privilège et appauvrir ce trésor en n'y puisant pas? Plus nous deviendrons conscients de ce que nous possédons (et promesse de Dieu équivaut à possession), plus l'esprit timide ou morose s'enfuira loin de nous. Nous reprendrons courage pour la lutte. Si, dans un mauvais moment, nous avons laissé tomber le travail de la sanctification, nous le reprendrons avec un zèle redoublé! Nous cesserons de mettre obstacle à l'action du Saint-Esprit; nous ne consentirons plus à nous endormir dans nos souillures,... car nous avons des promesses.
Ainsi l'entendait Paul. Que les Corinthiens fassent tous les calculs qu'il leur plaira. Que ces commerçants émérites mettent au net leurs comptes de doit et avoir. Ils trouveront au service du Christ ce que le culte des idoles ne leur pourra jamais procurer: la sainteté; et la sainteté vaut plus que beaucoup d'or. Ils retrouveront en même temps leur apôtre. Il viendra et ils le recevront. Ils reconnaîtront la vanité des accusations lancées contre lui. Ils auront beau chercher, fouiller, ils ne découvriront, dans sa conduite vis-à-vis d'eux, rien qui ressemble à de la duplicité, point de mesquin désir de s'élever au-dessus des autres; aucune trace d'injustice, pas le moindre tort fait à qui que ce soit.... Et puis, comme si ce coeur de père se reprochait tout d'un coup d'en dire trop, et de susciter de nouvelles défiances en les voulant dissiper: - Comprenez-moi, reprend-il. je ne vous condamne point. je me réfugie dans vos coeurs pour mourir et pour vivre avec vous. Quand je pense à vous, je suis plein d'assurance. Mieux que cela, je me glorifie! Je suis rempli de consolation. Ma joie surabonde en toutes mes afflictions.
Voilà comment on sent et comment on parle quand on croit aux promesses de Dieu. Voilà comment ces promesses calment les ressentiments les plus naturels. Si les Corinthiens résistent à un tel langage, si les barricades amoncelées par quelques faux frères entre le troupeau et son pasteur ne sont pas démolies, c'est à désespérer de ramener jamais cette Eglise à l'obéissance.... Mais ne désespérez point. Déjà quand il écrivait ces lignes, Paul savait que la victoire était remportée. Et nous allons l'entendre entonner un hymne triomphal.
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