En effet, quand nous fûmes arrivés en Macédoine, notre chair n'eut aucun relâche, mais serrés en toutes choses - au dehors des combats, au dedans des terreurs.... Mais Dieu qui console les abattus nous a consolés par la présence de Tite : mais pas seulement par sa présence, mais aussi par la consolation dont il avait été consolé à votre sujet. Il nous racontait votre ardent désir, votre lamentation, votre zèle en ma faveur, en sorte que plutôt je me suis réjoui. C'est que, si je vous ai affligés dans ma lettre, je ne m'en repens pas. Si même je m'en suis repenti, voyant que cette lettre vous a affligés même pour une heure, maintenant je me réjouis, non pas de ce que vous avez été affligés, mais de ce que vous l'avez été en vue d'une repentance (1) ; vous avez été, en effet, affligés selon Dieu, afin qu'en rien vous ne reçussiez un dommage de notre part. Car l'affliction selon Dieu produit une repentance à salut dont on ne se repent pas ; mais l'affliction du monde produit la mort. Car voyez, le fait même d'avoir été affligé selon Dieu, quel zèle cela vous a valu, mais quelle apologie! mais quelle indignation! mais quelle crainte! mais quel désir (2) mais quelle ardeur! mais quel châtiment! En tout vous avez établi votre innocence en cette affaire. Si donc aussi je vous ai écrit, ce n'est à cause ni de celui qui a commis le tort ni de celui qui l'a souffert, mais afin que fût manifesté votre zèle à notre sujet en votre faveur, devant Dieu. C'est pourquoi nous avons été consolés. Mais quant à notre consolation, nous nous sommes réjouis encore plus surabondamment de la joie de Tite, parce que vous avez tous procuré du repos à son esprit. Et si je me suis vanté un peu devant lui à votre sujet, je n'en ai point eu de honte, mais comme nous vous avions parlé en tout avec vérité, ainsi notre glorification en présence de Tite s'est trouvée vérité, et ses entrailles sont plus abondamment [ouvertes] pour vous, quand il se souvient de votre obéissance à tous, de la crainte et du tremblement avec lesquels vous l'avez reçu. je me réjouis de ce qu'en tout j'ai bon courage à votre sujet. |
La première partie de notre lettre, jusque vers la fin du chapitre Il, raconte, il vous en souvient, une histoire. Elle dépeint les angoisses de Paul dans Ephèse, où il attendait vainement des nouvelles des Corinthiens. Elle relate son départ pour Troas, où sa prédication ne tarde guère à gagner un grand nombre d'âmes; puis l'impatience qui l'a bientôt repris dans ce beau champ de travail, la continuation de son voyage, enfin son arrivée en Macédoine, où il devait rencontrer Tite.
Ce récit, brusquement, s'était arrêté et fondu dans une prière d'actions de grâces. L'apôtre avait remercié Dieu, avant toute autre chose, pour sa marche triomphale à travers le monde. Puis, emporté par cette pensée, oubliant en apparence les nouvelles que Tite lui devait, l'apôtre s'était lancé dans une description enthousiaste du ministère évangélique. Il en a successivement exposé les privilèges et les épreuves, exceptionnels les uns et les autres ; le principe, la nature, l'objet suprême, savoir la réconciliation de l'homme avec Dieu. Enfin, appuyé de son expérience, il a insisté sur la nécessité absolue de choisir entre Christ et Bélial, et terminé par une touchante supplication adressée aux Corinthiens: faites-moi place dans vos coeurs !
Précisément cette pensée le ramène au récit tout d'un coup suspendu. Car il sait bien pourquoi l'Eglise de Corinthe semblait, un temps, lui fermer ses portes. Il lui avait écrit une lettre dont certaines phrases avaient dû paraître virulentes. Ignorant encore l'effet produit, il tremblait d'être allé trop loin. Cette âme extraordinairement sensitive ne se possédait plus ; l'inquiétude la rongeait.... Enfin, enfin Tite était arrivé. Et de longs entretiens, des nouvelles vingt fois répétées, parce qu'on ne se lasse ni de les raconter, ni de les entendre quand elles sont bonnes, ont rassuré complètement l'apôtre.
Le voilà maintenant transporté en esprit à cette bienheureuse rencontre. Il y veut introduire les Corinthiens. Il la décrit dans un style que les puristes appelleront peut-être ampoulé, mais qui vibre de la plus saine émotion. N'est-ce pas ? Plus un père a tremblé pour son enfant, pour la santé de son corps et surtout pour celle de son âme, plus il tressaille d'allégresse quand il constate les signes de la guérison. S'il écrit alors à un ami, il n'ira pas chercher tous ses mots dans le dictionnaire de l'Académie, et ses épanchements n'en resteront pas moins touchants. C'est ainsi que Paul écrit maintenant.
I. Joie d'un apôtre.
Les renseignements apportés par Tite sont, en effet, satisfaisants ; beaucoup plus que l'apôtre ne l'avait pensé. Le parti du désordre, si fort pendant plusieurs semaines, n'a plus la haute main et ne terrorise plus les honnêtes gens. Les vrais chrétiens, un moment ahuris devant l'intensité du mal, se sont ressaisis. Honte de leur faiblesse, répulsion décidée pour le scandale, crainte de châtiments très mérités, peur de voir leur Eglise disloquée et détruite, tout cela réuni triomphe de leurs atermoiements. Faisant front contre les calomniateurs de l'apôtre, ils ne voient plus dans les termes les plus vifs de sa première épître que le zèle pour la maison de Dieu. Ils comprennent, ils acceptent, ils cèdent - et c'est cela même que Tite vient dire à son maître. Heures bénies! N'entendez-vous pas Paul répéter: Est-ce bien vrai? Se peut-il? Tu n'exagères pas ? Puis il aboutit à sa conclusion ordinaire : Grâces à Dieu pour son don ineffable !
Du fond de cette Macédoine où les deux amis se sont rencontrés, l'un, le plus âgé et le plus éprouvé, le plus extraordinaire aussi par la puissance de son esprit, nous transporte en pleine Achaïe. Nous entrons avec lui dans Corinthe. Nous voilà au sein du troupeau. Nous partageons ses agitations. A l'éloignement qu'il éprouvait naguère pour son pasteur, succède un ardent désir de le revoir. Il ne pourra venir assez tôt, ni rester trop longtemps. Relisez les versets 7e et 11e. Tite raconte: à Corinthe, c'est une attente, un soupir, un zèle extraordinaire. Paul dépeint, comme présent lui-même à ces manifestations: c'est un dévouement, Une apologie, une indignation (contre le coupable), une crainte (des punitions de Dieu), un besoin (de revoir le pasteur), un zèle (pour le retour de la discipline), un jugement (contre celui qui l'a mérité). Oui, l'on gémit dans Corinthe en comparant l'état présent de la communauté à celui que Paul avait rêvé pour elle. On n'admet plus les taches morales comme des infirmités chroniques dont il est inutile de chercher à se débarrasser. On se rend compte du danger et de la folie de s'atteler à un même joug avec les infidèles. Les mesures trop longtemps retardées se prennent enfin, et la réputation compromise de ces convertis redevient celle de vrais enfants de Dieu.
Au reste, avec cette finesse de sentiments dont l'apôtre nous a déjà fourni tant de preuves, il fait éclater la joie de Tite plus haut encore que la sienne. Car Tite, élevé à son école, savait aussi pleurer sur le péché et se réjouir de la sainteté. Son allégresse donc, au retour de Corinthe, fut complète. « Le Dieu qui console les abattus nous a consolés en la présence de Tite ; et non seulement en sa présence mais aussi en la consolation dont il a été consolé à votre sujet (v. 6). Paul s'effaçant derrière son messager ; lui qui se mettait jadis en tête des persécuteurs. La transformation opérée en lui par l'Esprit de Dieu ne s'est pas arrêtée à la surface. Son moi ne joue certes plus le premier rôle. Cela l'empêche si peu de se réjouir, qu'il se sent plus heureux que jamais. Et c'est une si bonne chose que la joie ! la vraie, celle du chrétien, celle qui n'est pas empoisonnée par le remords, ni déflorée par l'appréhension. Paul s'y abandonne en cet instant. Sa conscience peut lui rendre le témoignage d'avoir, par sa fidélité, sauvé une Eglise où Satan faisait déjà brèche. Nous le répétons encore: heureux le pasteur fidèle !
Gardez-vous cependant de réserver au pasteur seul des joies pareilles. Elles sont l'apanage de tout chrétien. Disons mieux: elles sont la marque d'une foi sincère. Autant le dieu de ce siècle et ses adorateurs se réjouissent de la chute d'une âme ou du déclin d'une Eglise, autant et bien plus les enfants du Dieu vivant, imitant leur Père, laissent paraître leur joie « pour un seul pécheur qui s'amende (3). » Mes jeunes amis, j'ai connu les rires mauvais d'étudiants ou d'apprentis faisant des gorges chaudes (c'est leur mot) de l'inconduite d'un camarade. Membres de nos Unions chrétiennes, j'ai entendu vos prières d'actions de grâces et vos chants de louanges, lorsqu'un des vôtres, un moment pris dans quelque piège, en était enfin délivré. Ici, laissez-moi le dire avec la franchise d'un frère aîné, - ici un écho de l'allégresse des anges, là le ricanement de Satan. je ne sais rien de pire que s'amuser du mal, si ce n'est peut-être ne pas savoir se réjouir du bien. Voulez-vous donner pour modèle à vos entretiens celui de Paul et de Tite en Macédoine?
2. Tristesse salutaire.
Elle fut, au reste , achetée chèrement la joie dont le coeur de l'apôtre déborde maintenant. Il y a bien peu de temps encore, tout était sombre dans ses pensées, et dans Corinthe tout était trouble et anxiété. Une tristesse extraordinaire avait envahi l'Eglise. Ces hommes et ces femmes, volontiers si gais, plus habituellement insouciants que préoccupés, ne se reconnaissaient plus eux-mêmes. Les fêtes, les plaisirs se taisaient. On pleurait. Sans doute, avec la mobilité ordinaire aux Grecs, on passait vite d'un extrême à l'autre. On exagérait peut-être les signes extérieurs. N'importe : le fond même était changé. Maintenant, la joie pouvait revenir; elle revenait.
Aurait-elle donc pour condition la tristesse ? Assurément, dans une foule de cas. Cela parait très bizarre au monde. C'est exact, cependant, et Alfred de Musset se trouvait plus près de la vérité qu'il ne le croyait, quand il écrivait:
Le seul bien qui me reste au monde C'est d'avoir quelquefois pleuré.
Hâtons-nous, d'ailleurs, de l'ajouter - il y a plus d'une sorte de tristesse; toutes ne conduisent pas nécessairement au bonheur. Et Paul nous donne à ce propos une leçon digne d'être méditée. Il y a, nous dit-il, une tristesse selon Dieu. Celle-là porte comme premier fruit le repentir, et de ce repentir-là on ne se repent jamais, parce qu'il a pour terme le salut. Mais il y a une tristesse du monde, issue de lui, inspirée par lui, ne sortant pas de lui, n'aboutissant à rien qui ne soit du monde et faisant en dernier ressort tomber dans la mort. La première a pour cause le sentiment très profond, non pas du péché universel de la race humaine, mais du péché personnel entraînant la condamnation du pécheur. Elle se manifeste par une transformation plus ou moins rapide, mais nécessaire, des dispositions et de la vie. C'est un déplacement du centre de gravité; un changement d'axe, si vous aimez mieux; disons plus simplement : une conversion. Non plus quelques ruisseaux dérivés de leur course primitive; mais le remplacement d'une source par une autre; comme le dit saint Augustin : l'amour pour Dieu succédant à l'amour du moi, et créant la cité céleste. - L'autre tristesse demeure étrangère à l'idée même du péché. Elle ne connaît ni les remords, ni les humiliations. Elle est faite de dépit, de vexations, d'ennuis; quelquefois uniquement de ses larmes mêmes dans lesquelles elle se complaît, refusant d'être consolée. Fâchée d'un insuccès, elle peut se mettre en colère; elle ne sait pas se repentir. Ou bien encore elle crie, elle se désespère; mais elle ne conduit pas au salut.
Voulez-vous quelques exemples ?
Dans une superbe salle de bal, non loin d'un grand lac de l'Orient, toute une cour royale est en fête. On s'amuse beaucoup. Une jeune fille, en particulier, vient d'obtenir un succès énorme, elle danse à ravir. Le roi la distingue entre tous ses invités. Il lui fait une offre très princière et très folle. Et la danseuse, naturellement en profite. Fille insouciante d'une mère cruelle, dont elle sert aveuglément la vengeance, elle demande au monarque une tête; rien que cela.... Oh! vous savez, Hérode en est très attristé. Cette manière de répondre à sa proposition le gêne et le trouble. Il se repent, mais il cède. Et voyez : dans les rangs de ces beaux jeunes gens, de ces femmes rieuses, circule, sur un plat, la tête de Jean-Baptiste. La tristesse du monde produit la mort. Elle tue le Précurseur, elle tue petit à petit son meurtrier par la hantise du remords; entendant parler de Jésus, Hérode disait : « Ce Jean que j'ai décapité, c'est lui qui est ressuscité (4). »
Dans les rues d'une grande capitale, aux premières lueurs du matin, un homme erre comme au hasard. Sa figure sombre, ses regards fiévreux, ses paroles entrecoupées inspirent l'épouvante. A l'entendre, vous devinez qu'il vient de commettre un crime infâme. Il le dit, il en convient tout haut, il se repent. Il va chercher le salut? Non, il cherche le suicide. Après s'être maudit lui-même, il s'étrangle.... C'est Judas Iscariot. La tristesse du monde produit la mort.
Elle la produit même sans passer par ces drames sanglants. Le poète Henri Heine pleure un jour de vraies larmes devant la statue d'une divinité païenne. Profondément malheureux, à peine cherche-t-il encore une consolation. Il a cultivé les jouissances de l'esprit, les raffinements de l'art.... et l'incurable tristesse qui l'accompagnait ne le quitte point aujourd'hui dans ses élans poétiques, ni dans ses lamentations. Nous y sentons déjà une marque de mort.
Des tristesses plus touchantes peuvent ne pas aboutir à la vie. Il y a, - vous en connaissez, - des deuils dont on ne sait pas, dont on ne veut pas sortir. On cultive sa douleur comme une plante de choix. On se croirait impie d'y laisser pénétrer le moindre sourire. Et je ne puis parler de ces âmes qu'avec une profonde sympathie. je le leur demande toutefois : sont-elles bien sûres d'être dans le vrai? Croient-elles qu'en les affligeant Dieu se soit proposé uniquement de les terrasser, et de les jeter vivantes dans le tombeau de leurs bien-aimés ? A leur insu, je n'en doute pas, sans aucune préméditation, elles se laissent envahir par une tristesse du monde, et notre devoir est de leur répéter, avant qu'il soit trop tard, que cette tristesse-là produit la mort.
Mais contemplez-en d'autres, mes amis; non moins amères, je vous assure, même peut-être plus aiguës, et voyez, parce qu'elles étaient selon Dieu, où elles ont conduit.
Arrêtez-vous au commencement du seizième siècle, dans une petite ville allemande, à la porte d'un couvent. Entrez. Parcourez les corridors déserts. Faites halte devant une cellule où vous surprenez un bruit de sanglots. Vous discernez quelques paroles : Mes péchés! mes pêchés! et la voix qui soupire ainsi paraît tout près de se briser. Depuis des jours, des semaines, elle a fait entendre les mêmes accents, et rien ne l'a soulagée.... Soudain, cette même voix, devenue aussi retentissante que les vagues de la mer, annonce à l'Europe réveillée d'un long sommeil que le juste vivra par la foi. Luther a levé le drapeau de la Réformation. Les chaînes de la superstition tombent. La tristesse selon Dieu produit une repentance à salut, dont on ne se repent jamais.
Multipliez les exemples. Ajoutez au nom de Luther ceux de Calvin, de Spener, de Wesley, de Félix Neff, d'Adolphe Monod.... Certes, il nous faudra couper court ici, et dire avec l'auteur de l'épître aux Hébreux « Le temps me manquerait si je voulais parler.... (5) » Mais ne vous bornez pas seulement aux noms les plus connus. Il y a des héros obscurs dont l'exemple, pour ne pas paraître au livre de l'histoire, n'en est pas moins inscrit devant Dieu. Il y a des mères dont le foyer a été ravagé, dépouillé, et qui de leur détresse ont tiré, pour consoler d'autres mères, des chants d'une ineffable douceur. Il y a d'humbles croyants qui, ayant tout perdu : famille, santé, position, trouvent moyen d'enrichir de leur pauvreté, - et même de leurs larmes, - des centaines de frères ignorés. Tel Livingstone mourant à genoux au centre de l'Afrique, dans sa cabane de branchages, sans un compagnon, sans un témoin, et léguant au monde ses nègres, ses chers nègres, au coeur desquels il avait fait luire l'espérance de l'immortalité.
Autant de prédicateurs de la justice. Familiers avec la tristesse selon Dieu, ils ne l'ont point repoussée comme un mal; ils l'ont acceptée comme une grâce. Et ils ont appris à la transformer en une joie, non pas égoïstement couvée pour eux seuls, mais partagée avec d'autres, augmentée par ce partage même, recherchant sur la route les coeurs abattus, les relevant par une sympathie qui sait souffrir, mais qui sait chanter aussi.... Dites, tout cela n'est-il pas la vie?
Mes chers lecteurs, des deux tristesses énoncées par saint Paul, laquelle fut, laquelle aujourd'hui est la vôtre ? Que vous n'en traversiez jamais aucune, cela ne se peut; je n'ose pas vous le souhaiter. Mais votre choix est fait, n'est-ce pas ? La tristesse qui vivifie ! à aucun prix la tristesse qui tue! Non le repentir de judas, mais le repentir de Luther!
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