Vous regardez à l'apparence (1). Si quelqu'un se fait fort d'être de Christ, qu'il réfléchisse de nouveau en lui-même que, comme il est de Christ, nous le sommes aussi. Car si je me glorifie un peu trop du pouvoir que Dieu nous a donné pour votre édification et non pour votre destruction, je n'en rougirai point, afin que je ne paraisse pas comme si je voulais vous épouvanter par mes lettres, puisque, dit-on : « Les lettres ont du poids et de la force, mais la présence du corps est faible, et la parole est misérable.. » Que celui [qui tient ce langage] réfléchisse que, tels nous sommes en paroles, par nos lettres, lors de notre absence, tels nous sommes en action lors de notre présence, car nous n'avons pas la hardiesse de nous égaler ou de nous comparer nous-mêmes à ces quelques personnages qui se recommandent eux-mêmes : mais ces gens , se mesurant eux-mêmes en eux-mêmes, et se comparant eux-mêmes avec eux-mêmes, sont sans intelligence. Mais nous ne nous vantons point en dépassant la mesure, mais seulement selon la mesure de la règle dont Dieu nous a mesurés, d'être arrivés jusqu'à vous. Nous
ne nous étendons point outre mesure comme si nous
n'étions point parvenus à vous, car nous sommes parvenus
à vous dans l'Evangile du Christ. Nous ne nous vantons
point en passant les bornes dans les travaux d'autrui;
nous espérons que, par l'accroissement de votre foi,
nous grandirons parmi vous selon notre règle, de plus en
plus, pour annoncer l'Evangile au delà de chez vous,
sans nous vanter, en règle étrangère de ce qui nous
attend; mais que celui qui se glorifie, se glorifie dans
le Seigneur. Car ce n'est pas celui qui se recommande
soi-même qui est au titre, mais c'est celui que le
Seigneur recommande.
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Les adversaires du christianisme reprochent volontiers aux chrétiens de ne pas mettre leurs actions en accord avec leur profession de foi. Vous parlez bien, leur disent-ils, vous énoncez des principes fort beaux; malheureusement, vos vies ne s'en ressentent guère. Pour croire à votre Evangile, il faudrait pouvoir se borner à vous entendre, et même d'un peu loin. Il vaudrait mieux ne pas vous voir. Or, nous ne vous entendons que de temps à autre ; nous vous voyons tous les jours , voilà pourquoi nous ne croyons pas.
Le reproche n'est pas nouveau; nous le rencontrons, en fait, dès les origines de l'Eglise. Il est dur; est-il immérité ? Pour quelques-uns, oui, grâce à Dieu. Et certainement, un de ceux qui le méritaient le moins était celui sur lequel il s'acharnait le plus: l'apôtre Paul. Il s'en défend à maintes reprises, et avec assez de vigueur pour nous faire sentir combien il en était blessé, moins dans sa personne, du reste, que dans son apostolat. Les douze versets qui terminent le chapitre dixième de notre lettre contiennent encore une apologie et en préparent une dernière. Vous y surprenez, à simple lecture, une abondance d'indignation, comme nous en rencontrions déjà dans les pages précédentes. Le style en devient presque confus; les mots s'entassent les uns sur les autres, lie pouvant pour ainsi dire plus suivre la pensée. Raison de plus pour étudier celle-ci avec attention.
I. Calomniateurs.
Il convient d'abord de le répéter, parce que le fait est très rare. Paul ne nomme aucun des ennemis qui le poursuivent. De cette habitude prise dans sa correspondance, il ne s'est presque jamais départi, sauf, par exemple, quand il écrit à Timothée, pour le préserver d'une société dangereuse: « Alexandre le fondeur m'a fait beaucoup de mal.... Garde-toi aussi de lui (2). » Repousser des attaques, réfuter des arguments, sans doute ; c'est pour l'apôtre un devoir. Mais à quoi bon livrer des noms à la postérité? Il semble plutôt se hâter de les oublier lui-même. S'il éprouve pour les procédés une très vive indignation, il ne conserve pas de rancune contre les personnes. Cette leçon n'est pas une des moindres que nous devions à cet homme extraordinaire.
Dans leur guerre sans pitié, ces inconnus concentraient depuis quelque temps leurs assauts sur un seul point: les titres de Paul à l'apostolat. A les entendre, ces titres étaient faux ou nuls. Soutenir pareille accusation dans l'Eglise de Corinthe pouvait passer pour une entreprise singulièrement téméraire. Tout ne révélait-il pas, dans cette ville enfin ouverte à l'Evangile, la puissance apostolique de notre Paul? Des diplômes et des parchemins valent-ils donc les fruits nombreux et visibles à tous les yeux d'un ministère de dix-huit mois? Non, certes. Mais demandez aux pharisiens contemporains de Jésus. Ils ont vu les vendeurs du temple chassés du parvis à sa voix. Et les solennels gardiens de la tradition viennent aussitôt questionner le Christ: En quelle autorité oses-tu bien faire ces choses ? Un docteur patenté, n'est-ce pas, en aurait seul le droit! Même procédé à l'égard de Paul. Un troupeau chrétien s'est formé dans Corinthe: On dit que c'est par tes soins. D'abord, ce n'est pas tellement sûr que cela. Ensuite ce troupeau ne doit pas valoir grand'chose, puisque tu ne possédais pas de licence académique.... Incurable sottise humaine! Toujours la fameuse sentence des médecins de Molière: Il vaut mieux mourir suivant les règles que de réchapper contre les règles.
Pour démasquer leurs batteries, les adversaires avaient lâchement attendu l'heure où la mission appelait ailleurs le missionnaire. Pendant que Paul, au cours de son troisième voyage, s'arrêtait dans Ephèse, des émissaires, venus probablement de Jérusalem, répandaient chez ses disciples ces semences de mort. Peut-être connaissaient-ils avant Basile le mot de la haine: « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. » L'apôtre n'est plus là pour nous répondre face à face; profitons-en pour le décrier. Ainsi fait-on de nos jours dans maintes campagnes électorales; des proclamations, des affiches signées de noms que l'on croyait honorables, mordent à pleines dents une réputation; on ment outrageusement, on invente, on tord, on fausse, tout cela pour empêcher un rival d'être nommé. Et tout cela en l'an 57 de notre ère, pour ruiner, si possible, le crédit d'un apôtre.
Les faits, au premier abord, semblaient se prêter assez bien à ce plan de campagne. Paul, décidément, ne tenait pas ce qu'il avait promis. Il avait dit : je reviendrai, et, depuis tantôt trois ans, il ne revenait point. Il se bornait à écrire. Or, ses lettres (3) étaient fortes, il fallait bien en convenir. Mais sa présence ne répondait pas le moins du monde à l'impression produite par ses écrits. La tenue, la taille, le visage, les dehors, en un mot, de l'apôtre n'imposaient point l'attention. On ne se sentait pas du tout conquis en le voyant ; ni grâce, ni majesté, rien de ce qui gagne la sympathie ou prévient les hostilités. D'où la conclusion facile: cet homme-là se tient volontairement à distance, il n'ose pas se montrer. Il tremble qu'on ne se moque de lui. S'il n'est puissant que de loin, ce n'est pas seulement parce que son apparence est méprisable, c'est aussi parce qu'il ne se sent pas véritablement apôtre.
Pour le dire en passant, et pour compléter nos remarques précédentes, il ne faudrait pas prendre trop à la lettre ce portrait de l'apôtre tracé par des railleurs. Les païens de Lystre, un jour, l'ont appelé Mercure (4), et ce dieu-là ne manquait point de beauté, bien au contraire. Tant il est vrai que les jugements changeants de la foule et des partis ne tracent presque jamais le portrait exact d'un homme, ni au moral ni même au physique.
Mais ce dernier point n'importe guère à l'apôtre; il ne s'y arrête pas. Son caractère moral, en revanche, ne peut pas, ne doit pas être soupçonné. « Vous regardez au visage, » écrivait-il en commençant (v. 7); pas moi: je regarde à l'âme. Tel d'entre vous se persuade qu'il appartient à Christ, moi je lui appartiens aussi, et, dès lors, la duplicité dont vous m'accusez ne se rencontre pas chez moi. Etre à Christ entraîne forcément et nécessairement l'absolue droiture de la conduite. Vous admettez que le Seigneur m'a confié sur vous un certain pouvoir. je le sais comme vous et je me sers de ce pouvoir pour votre édification, non pour vous détruire.
Vous m'attribuez le calcul de vous épouvanter par mes lettres afin, sans doute, que cette frayeur salutaire vous empêche, quand vous me reverrez, de mépriser ma pauvre apparence.... Eh bien écoutez. assez d'insinuations, prouvez maintenant. S'il y a quelqu'un de faux dans cette affaire, assurément ce n'est pas moi. Tous ceux qui me connaissent, ceux du moins qui ne ferment pas les yeux pour ne pas voir, savent qu'il n'y a pas deux Paul, un par les épîtres, un par les actes; un de loin, un de près, mais un seul Paul, unique, depuis que le Seigneur l'a pris à lui.
Oui, un seul. Il n'a pas été dépassé ni égalé. Qu'il écrive, qu'il parle ou qu'il agisse, il reste toujours le même, parce que toujours et partout il obéit à son Maître. On ose répandre le bruit qu'il se constitue de son chef ministre du Christ pour se rendre en missionnaire là où le Christ ne l'a point envoyé; qu'on le prouve ! Car enfin la conférence de Jérusalem (Act. XV), à laquelle même les émissaires judaïsants ne cessent de se référer, avait très nettement établi le partage des champs -d'évangélisation entre Paul et Pierre. A ce dernier la mission parmi les juifs; à Paul, celle parmi les païens. Corinthe, fait-elle, oui ou non, partie du « territoire des Gentils? » Oui? Alors de quelle usurpation l'ardent apôtre s'est-il rendu coupable ? Seule la mauvaise foi peut soutenir l'accusation. En s'établissant dans cette ville où tant de voyageurs se rendaient pour souiller leur corps et leur âme, Paul, prédicateur du salut, n'a outrepassé aucun de ses droits. Il ne les dépasse pas non plus en espérant pousser plus loin ses conquêtes et porter son Evangile bien au-delà des frontières de l'Achaïe (v. 15 et 16). « Souviens-toi, disait le vénéré doyen Curtat en consacrant son fils au saint ministère, souviens-toi qu'il n'y a désormais de repos pour toi que sur un lit de maladie ou dans la tombe. » De cette vérité, Paul s'est constamment souvenu. N'est-ce pas, mieux que les diplômes les mieux libellés, la marque authentique de l'apostolat ? Celui qui écrivait dans une de ses lettres: « Malheur à moi si je n'évangélise ! » a évangélisé partout, jusques et y compris son cachot. Nulle opposition entre sa correspondance et sa vie. Il n'est ni un homme double, ni un homme timide.
2. Fausse gloire et vraie gloire.
Au surplus, Paul n'a pas grand'peine à discerner le mobile des attaques dont il est l'objet. Le même, ou peu s'en faut, ameutait contre Jésus les Pharisiens et les Sadducéens; c'est la jalousie. Les successeurs de ces envieux couraient de lieu en lieu sur les pas du missionnaire, comme une meute furieuse dont les aboiements ne se taisaient jamais. Il leur était venu à l'esprit de crier bien haut qu'ils avaient travaillé et travaillaient encore beaucoup plus que lui. Et pour prouver cette assertion étrange, ainsi que notre auteur l'observe, - non sans une pointe d'ironie, - ils avaient imaginé de se comparer eux-mêmes avec eux-mêmes. Habile parallèle, car la comparaison directe de leurs travaux avec ceux de Paul les eût pris de court; ils ne s'en seraient pas tirés sans y perdre beaucoup de leur jactance; mais se comparer à soi: quelle trouvaille! Comme on doit se trouver grandi, et comme les autres vont être rapetissés.
La langue ne fournira pas assez de termes pour exprimer combien on sera content du résultat. Ainsi faisait le Pharisien de la parabole. Il s'examinait à la lumière qui jaillissait de lui, et il ne pouvait s'empêcher de s'admirer beaucoup. Mieux que cela : dans sa prière qui ne demandait rien, il invitait Dieu à l'admirer, après avoir eu la bonne fortune de découvrir un péager qui servira de repoussoir : 0 Dieu! je te rends grâce (et il aurait dit : je me rends grâce que le sens eût été le même) de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes.... ou comme ce péager-là (5).
Prière nullement ignorée à notre époque, bien que s'exprimant peut-être avec moins de naïveté. Qui donc, au lieu de se juger d'après la loi de Dieu, n'a pas été tenté de se comparer à quelque péager, toujours facile à trouver, et de conclure après tout, je vaux mieux que lui? Les détracteurs de Paul ne se donnaient pas même cette peine. Ils se jugeaient d'après eux-mêmes, se comparaient à leur propre image, et se trouvaient bien, très bien vraiment. Aussi l'apôtre des Gentils, malgré sa grandeur, n'apparaissait plus guère, au-dessous d'eux, que comme un nain. Et je suppose qu'ils ne prenaient plus la peine de murmurer : 0 Dieu! nous te rendons grâce ! ...
Paul connaît et emploie un autre point de comparaison. Il se met en face de l'ordre reçu du Seigneur. Dieu lui commanda, un jour, de se rendre à Corinthe. Il n'a pas discuté; il est venu. Comme autrefois Abraham, « étant appelé il partit (6). » De lui-même, il n'aurait point fait ce voyage. Il l'accomplit, - nous le savons par son propre aveu, - « avec beaucoup de crainte et de tremblement (7). » Car enfin, ce héros que nous nous représentons quelquefois comme taillé à coups de cognée, savait trembler comme un enfant. Toujours est-il qu'il a obéi, ni plus, ni moins. Et vraiment mieux que César il aurait le droit de dire à présent : je suis venu, j'ai vu, J'ai vaincu (8) !
Seulement sa tâche n'est point terminée. Après Corinthe, d'autres villes. De nouveaux horizons succéderont à ceux de l'Achaïe. Et s'il ne les désigne pas ici d'une façon plus précise, nous savons qu'il entrevoyait déjà l'Italie. Rome ! il faut aller à Rome! Pourtant pas avant que le Seigneur m'y envoie. Dès que l'ordre du départ sera donné, l'apôtre partira. A toute heure au service du Maître ! il ne veut pas d'autre gloire. Sur quoi, revenant à ses chers prophètes, il trouve dans une parole de Jérémie, rappelée de mémoire plutôt que citée, la confirmation divine de son point de vue. « Que celui qui veut se glorifier, disait le texte, se glorifie d'avoir de l'intelligence et de me connaître, de savoir que je suis l'Eternel (9),» ce que Paul condense en un bref molto, devise dès lors de tout humble chrétien : « Que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur. » Jésus, au reste, n'en suivait pas une autre durant son ministère terrestre; rappelez-vous son apostrophe aux juifs vaniteux : « je ne prends pas de gloire de la part des hommes.... Vous, comment pouvez-vous croire en prenant votre gloire les uns de la part des autres ? Et vous ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique (10). »
Ce n'est pas la première fois dans notre étude que nous rencontrons des applications très directes des paroles de l'apôtre aux circonstances et au besoin d'aujourd'hui. Plus nous avançons, par exemple, plus nous découvrons autour de nous de gens possédés de ce besoin maladif, signalé et stigmatisé par Paul : le besoin de se recommander soi-même. En général, ceux qui cèdent à cette tentation commencent par protester qu'ils ne parlent point d'eux.... oh non! Ils ne sont pas comme celui-ci qui.... ni comme celui-là que.... Ils usent plutôt d'une modestie touchante. Et là-dessus une belle description de cette vertu, la leur, par conséquent de leurs mérites. Une humble glorification du moi ! ! si nous osons accoupler ces termes. La simple bienséance, pensons-nous, devrait interdire pareille façon d'agir. D'accord. Mais les bienséances, voyez-vous, sont à elles seules des barrières très fragiles. On s'en entoure un certain temps; on se croit à l'abri. Un beau jour, tout s'écroule, parce que l'orgueil qui avait tout bâti avait en même temps tout miné.
L'homme cherche la gloire. Non seulement Dieu le lui permet, mais il l'y encourage; il veut autour de lui une famille glorieuse. Or, il y a une gloire qui se fane comme la fleur de l'herbe; gloire d'apparat et de clinquant, vraie verroterie de l'esprit, dont on peut dire avec le poète
- Et comme elle a l'éclat du verre,
- Elle en a la fragilité.
Il y en a une autre, préparée et donnée à ses enfants par le Père céleste. Gloire faite d'amour et de travail, d'oubli de soi et de consécration au Seigneur. Gloire commençant à la conversion pour se développer, la vie durant, par la sanctification et pour aboutir au suprême « cela va bien! » adressé par le Maître au fidèle serviteur. Ici donc, ici comme toujours, il faut choisir. L'une ou l'autre de ces gloires, mais jamais toutes les deux réunies. L'une immole l'autre sur son autel.
A celui qui choisit la seconde, savez-vous ce que Dieu promet? Pas moins que sa recommandation personnelle. Je n'invente pas. Relisez notre dernier verset : « Ce n'est pas celui qui se recommande soi-même qui est au titre, mais celui que le Seigneur recommande.... » Quand vous séjournez dans une ville étrangère, vous tenez, n'est-ce pas, à pouvoir présenter quelques recommandations de poids. Si vous en possédez de la part d'un personnage de marque, vous vous sentez forts, voire même glorieux. Pour achever votre carrière à travers le monde et pour vous présenter à la porte du ciel, Dieu vous offre sa propre recommandation.... Mes amis, vous en faudrait-il une plus haute?
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