Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome III


LE ROI

 

Alors Pilate lui dit : « Tu es donc roi? » Jésus répondit : « Tu l'as dit; je suis roi. »

(JEAN XVIII, 37-)


Mes frères,

L'an 754 de Rome, à la lumière matinale d'un jour d'avril, un homme de trente-trois ans était traîné aux portes du prétoire du proconsul romain de Jérusalem; cet homme, abandonné par ses amis, insulté par la foule, pâle et fléchissant sous l'angoisse, répondit à Pilate qui l'interrogeait : « Je suis roi, je suis né pour cela, » et cette étrange parole arracha à son juge une exclamation de sur. prise et de dédain.

Pourtant cette parole était vraie, et le règne de Jésus est venu. Dix-huit siècles nous séparent de lui; mais il y a ici des hommes dans le coeur desquels il tient la première place, et le même fait se passe à l'autre extrémité du monde. Dans des millions d'âmes, sa parole a exercé et exerce encore la plus puissante des autorités. Quelle royauté peut être comparée à celle-là ? Quel empire approche de cette domination qui s'établit par le plus irrésistible attrait, par le plus puissant des amours? Or, de même que ce règne est venu jusqu'à nous, nous croyons, nous, chrétiens, qu'il doit un jour envahir l'humanité tout entière... et nous ne sommes pas seuls à le croire. Aujourd'hui j'entends ceux-là mêmes qui refusent à Jésus-Christ une mission divine, et qui ne voient en lui que le plus noble des initiateurs, affirmer, eux aussi, que l'avenir est à sa pensée, c'est-à-dire a la religion telle qu'il l'a fondée. Nous, nous allons plus loin, nous saluons le jour où non pas sa pensée seulement, mais sa personne elle-même concentrera sur elle l'amour et le culte de l'humanité, où tout genou fléchira devant lui, où toute langue proclamera qu'il est le Seigneur à la gloire de Dieu le Père. Pour nous, l'empire des âmes est à lui, l'avenir lui appartient. Quant au jour de son triomphe, c'est le secret de Dieu; mais il n'y a plus là qu'une question de temps.

Cependant, cette royauté, d'autres la lui contestent, avec quel acharnement, vous le savez... Le plus redoutable et le plus habile de tous les adversaires du christianisme à notre époque a prononcé là-dessus le vrai mot : « Jusqu'à présent, a-t-il écrit, on s'est trop occupé des évangélistes, et on a laissé Jésus à l'écart, tout comme, dans la fiction constitutionnelle, on s'en prend au gouvernement en laissant la couronne de côté (1) » Aujourd'hui , mes frères, la question qui doit se débattre est une question de couronne. il s'agit de savoir si le Christ peut s'appeler le roi des âmes, et si l'empire lui appartient, ou s'il n'est plus que l'un des sages qui ont servi dans le passé à guider la marche vacillante de l'humanité.

Je me propose donc d'étudier avec vous la royauté de Jésus-Christ. Dans ce but, je chercherai tout d'abord par quels moyens Jésus a prétendu régner. Entre toutes les royautés auxquelles obéissent les hommes, royautés de la force ou de l'habileté, royautés de l'ordre intellectuel et moral, je chercherai quelle place il faut faire à la sienne ; puis, une fois ce premier point résolu, j'examinerai tout ce que renferme cette idée de la royauté du Christ et dans quelles relations elle nous place vis-à-vis de lui.

Quand je vois passer dans l'histoire les royautés de la terre, je distingue au front de presque toutes une marque qu'elles cherchent vainement à effacer; cette marque, c'est la force. Triompher par la force, c'est la voie la plus courte et la plus facile. Or, quelle est, dans l'histoire, la puissance, même religieuse, qui ait été pure de l'emploi de semblables moyens? Hélas ! l'Eglise, l'Eglise chrétienne a souvent recouru aux oppressions les plus détestables pour réussir ici-bas... La tentation pour elle était grande. Puisque l'erreur est mortelle aux âmes, disait-on, pourquoi ne pas la frapper de mort elle-même ? Pourquoi ne pas brûler ce livre qui va répandre partout des semences de perdition ? pourquoi ne pas bâillonner cette bouche qui blasphème ? pourquoi ne pas immoler, s'il le faut, cette génération égarée, afin que celle qui la suit soit préservée de l'erreur, comme on coupe sans pitié un membre atteint de la gangrène pour sauver le corps entier. Voilà le raisonnement terrible dont la logique irréfutable en apparence égara les âmes les plus droites et fit des hommes les meilleurs et les plus pieux, d'un saint Louis, par exemple, des fauteurs ardents de l'inquisition. Il semblait du moins que l'histoire eût dû éclairer les plus aveugles, il semblait que l'on eût dû comprendre que la violence appelle la violence par d'inexorables retours, qu'à une Saint-Barthélemy, par exemple, correspondent à deux siècles de distance, s'il le faut, les massacres de 93, et que la contrainte spirituelle produit fatalement l'impiété...

Cependant, nous avons entendu le chef du catholicisme déclarer récemment, dans une solennelle Encyclique, qu'il est impie de nier le droit de l'Eglise de s'appuyer sur la force, en sorte qu'il se trouverait qu'à ce moment même, en affirmant que la vérité doit triompher par sa force spirituelle, nous affirmerions une impiété. Quel renversement inouï! N'est-ce Pas ainsi qu'on s'y prendrait si l'on voulait rendre le christianisme odieux aux hommes les plus généreux de notre époque et justifier les griefs les plus spécieux de ses ennemis? Eh bien, quand je vois avec quelle obstination l'homme incline à chercher son appui dans la force, l'autorité de Jésus-Christ revêt à mes yeux une nouvelle, une incomparable grandeur; car, remarquez-le, lui qui a prétendu au règne universel, il n'a pas prononcé une parole, une seule qui montre qu'il ait jamais voulu s'appuyer sur la force... et cela est d'autant plus frappant qu'à son époque, tous l'auraient voulu, même les meilleurs, même ces âmes d'élite, ce saint Jean, par exemple, qui appelait le feu du ciel sur une bourgade inhospitalière. Ai-je besoin d'insister sur ce point et de rappeler toutes ces déclarations magnifiques par lesquelles Jésus affirme que son règne n'est pas de ce monde, qu'il ne ressemble pas aux souverains de la terre, que celui qui, pour défendre sa cause, se sert de l'épée périra par l'épée? Ah! le Fils de Dieu seul pouvait concevoir une royauté semblable. C'était là une pensée qui n'était point montée au coeur de l'homme... Pour croire au triomphe de l'esprit, à l'avènement de ce règne qui devait germer lentement à travers les siècles , il fallait voir toutes choses au point de vue de Dieu lui-même, de Dieu qui est patient parce qu'il est éternel, de Dieu qui n'use point de la force pour soumettre sa créature rebelle, parce qu'il respecte en elle la liberté qu'il lui a donnée, de Dieu qui ne veut régner que par l'amour sur des adorateurs volontaires.

Il semble, mes frères, que tous devraient être unanimes à reconnaître ce caractère sublime de la domination de Jésus-Christ. Qui le croirait, pourtant ? L'incrédulité, de nos jours, changeant tout à coup d'allure, a réussi à trouver dans ce fait même un argument contre Jésus-Christ. On concède que Jésus n'a jamais voulu recourir à la force, car cela ; mais on prétend y voir un signe est trop évident, de faiblesse et d'impuissance; on a inventé contre le christianisme une accusation nouvelle, on l'accuse d'être la religion des molles résignations. « Voyez plutôt, nous dit-on : le Christ a prêché l'obéissance à César, ses apôtres ont sanctionné l'esclavage, ils ne se sont point préoccupés de l'avenir de l'humanité... Impuissante doctrine, ajoute-t-on, molle religion, qui devait produire la servitude morale et l'abaissement de la société... »

Ah! que n'y aurait-il pas à répondre à une accusation semblable ? La révolution profonde, incomparable, accomplie par le christianisme, la liberté que seul il a fondée, l'humanité nouvelle qu'il a enfantée, le progrès qui n'existe pas en dehors des pays chrétiens, que d'arguments écrasants contre ce reproche de faiblesse qu'on lui lance aujourd'hui ! ... Mais, laissant là ces réponses, j'entre un moment dans l'idée de nos adversaires, et je leur dis : « Eh quoi ! vus auriez voulu que Jésus-Christ repoussât la force par la force, et qu'il consentît à faire franchement une révolution sociale. Et qu'eût donné au monde, je vous le demande, cette révolte, ce triomphe par la force que Jésus-Christ ni ses apôtres n'ont voulu ? Supposons que l'Eglise eût fait ce qu'on lui reproche de n'avoir pas osé faire, qu'elle eût prêché la résistance au pouvoir, l'affranchissement des opprimés, qu'elle eût appelé les peuples comme elle le pouvait à une révolte immense; encore une fois qu'est-ce que le monde y aurait gagné? Quand, sur les débris du trône impérial, les opprimés soulevés comme des flots par l'orage auraient anéanti les oppresseurs, quand le sang des Césars, des patriciens et des prêtres aurait coulé par torrents, qu'est-ce que le monde y aurait vu de nouveau? Encore un massacre, encore une proscription après celles de Sylla, de Marius ou de Tibère, encore une de ces effroyables mêlées de toutes les passions humaines... Or, ce n'est pas là ce que Dieu voulait montrer à l'humanité. Il voulait lui donner un autre spectacle étrange, inouï, sublime; celui d'un supplicié, cloué sur un poteau d'infamie, et, du haut de sa croix sanglante, conquérant un empire que jamais César n'eût osé rêver; et là, au pied de cette croix, le monde devait apprendre qu'il y a quelque chose de plus puissant que la force, c'est l'esprit; de plus puissant que l'esprit, c'est l'amour « Quand j'aurai été élevé de la. terre, j'attirerai tous les hommes à moi. »

Au reste, cette puissance, la société romaine l'a bien sentie. Voyez de quelle furieuse et implacable haine elle a poursuivi le christianisme. - Oui, cette société païenne jusque-là si tolérante, si sceptique, si indifférente, qui avait ouvert son Panthéon à tous les dieux présents et à venir, qui acceptait toutes les opinions religieuses> dès qu'elle voit venir le christianisme elle e met en garde, elle est inquiète; son vieil instinct politique ne la trompe pas. Ce n'est pas elle qui juge avec nos modernes incrédules que l'Evangile ne prêche qu'une molle résignation; elle le croit si peu qu'elle s'arme contre ces inoffensifs d'une vigilance et d'une sévérité terribles; et, veuillez le remarquer, les pires des persécuteurs, ce ne sont pas les empereurs sceptiques et corrompus. Non, ce sont, au contraire les plus grands, les vrais représentants de l'état antique, les héritiers de l'ancienne politique romaine : les Trajan, les Marc Aurèle, les Dioclétien; ce sont ceux-là qui commandent les plus effroyables massacres, les proscriptions sans pitié; c'est qu'ils ont senti, mais trop tard, la vérité de cette parole dont s'était raillé le représentant de Rome : « Tu l'as dit, je suis roi, je suis né pour cela. »

Ainsi, nous avons vu passer les rois de la force, et Jésus-Christ n'était pas avec eux. Portons nos regards plus haut. Au-dessus de la force, il y a l'habileté; les habiles finissent presque toujours par avoir raison des forts. Avez-vous vu le génie de l'habileté ourdissant sa trame dans l'ombre et préparant son succès ? Avec quelle patience il crée les ressources! Avec quelle assurance il supplée par l'audace à ce qui lui manque, amusant l'imagination des hommes, jusqu'au jour où il se sent assez fort pour dévoiler ses prétentions et se poser cri maître! On admire ces succès, mais, à les voir de près, quelles tristes choses on y découvre ! ... Par combien de calculs ne sont-ils pas achetés, par combien de ruses et de fourberies! Demandez à un habile de ce monde ce qu'il pense d'un homme qui voudrait réussir en ne faisant pas la plus petite concession morale aux nécessités, en suivant jusqu'au bout sans fléchir la ligne du devoir; et voyez avec quel dédain il renverra cette innocence naïve dans la région des chimères.

Pourtant, mes frères, le Christ a fondé un plus grand empire que les plus habiles, et, quand j'examine sa vie, je n'y trouve pas la moindre trace d'habileté. Que dis-je? ce mot même est absolument incompatible avec l'impression générale, immédiate que produit sur nous son caractère. Quand la critique contemporaine, voulant expliquer le prodigieux empire que Jésus exerçait sur les siens, lui a attribué le calcul, la dissimulation, le mensonge, on peut dire que la conscience publique a répondu par une immense protestation.

L'habileté! et, qu'est-ce qui la rappelle dans la vie de Jésus ? Est-ce ainsi qu'on s'y prend pour réussir? Quand il s'agit de répandre une doctrine nouvelle et d'y gagner les intelligences, va-t-on s'enfermer dans un canton obscur comme la Galilée, va-t-on proclamer les enseignements les plus sublimes devant des ignorants qui n'en soupçonneront pas même la beauté ? Quand on veut amener à soi les hommes, ne leur fait-on pas quelques concessions, ne cherche-t-on pas ce qui, dans leurs idées, peut être flatté par la doctrine que l'on annonce ? Ainsi, Jésus, au début de son ministère, voit venir à lui secrètement un pharisien, un des principaux de cette illustre classe... S'il avait été habile, son premier soin ne devait-il pas être de le ménager? Gagner à soi un pharisien, s'assurer par là un point d'appui dans le parti le plus puissant d'Israël, quel succès et quelle tentation !

Or, vous savez comment Jésus accueille Nicodème: « Se te dis en vérité que si un homme ne naît de nouveau, il ne peut entrer dans le royaume des cieux. » Voilà comment il parle aux sages de ce monde... Est-ce là de l'habileté? Mais, dira-t-on, il prévoyait que les pharisiens devaient le repousser. Alors il aurait dû au moins ménager le peuple, faire quelque concession à ses rêves messianiques, à ses espérances politiques; or, vous savez comment il les a traitées, vous savez qu'à ce peuple enthousiaste qui le suivait par milliers, il parla de telle sorte qu'un jour tous le quittèrent et que Jésus se tournant vers les douze dut s'écrier : « Et vous, ne voulez-vous pas aussi m'abandonner ? » Est-ce là de l'habileté ?... Mais ces disciples au moins, cette poignée d'hommes faibles qu'attend une mission aussi redoutable que celle de la conquête du monde, Jésus va les soutenir, il va leur parler d'une victoire rapide et prochaine, car il sait apparemment qu'on ne triomphe qu'en croyant au triomphe. Il va leur dire que les temps sont mûrs, que le monde est prêt à les comprendre, que leur parole va trouver partout un facile accès... Eh bien! je vous le demande encore, est-ce ainsi qu'il leur a parlé, et, ne vous rappelez-vous pas aussitôt ces paroles fermes et sévères dans lesquelles il leur annonce les persécutions qui les attendent, les difficultés de la route, les douleurs du renoncement, le mépris et la haine des hommes qui seront leur partage ? Est-ce là de l'habileté ? Est-ce être habile que de dire à tous la vérité en face et de renvoyer les multitudes scandalisées et les grands irrités ? Est-ce être habile que de retourner contre soi et les rêves déçus de la foule et l'implacable rancune des pharisiens surpris dans leur hypocrisie? Est-ce être habile que de ne jamais faire fléchir la vérité, même dans les occasions où il suffisait d'un mot pour entraîner après soi tout un peuple ravi ? Habile que d'annoncer aux siens qu'ils seront haïs de tous et traînés de tribunal en tribunal, que de dresser devant leurs yeux épouvantés une croix sanglante dans les profondeurs ténébreuses de l'avenir?... Non, qu'on ne nous parle plus d'habileté! Au point de vue de la politique humaine, ici tout est folie, et c'est ainsi pourtant que le règne du Christ est venu, et cette folie est aujourd'hui la puissance morale la plus forte qu'il y ait ici-bas.

Ainsi, mes frères, le règne de Jésus-Christ ne doit rien à la force ni à l'habileté. Si puissante qu'ait été son action sur le monde, ce n'est pas dans la politique de ce monde qu'il a pris son appui. Il faut nous élever dans des régions plus hautes pour trouver son véritable domaine. Or, il y a au-dessus du monde visible, au-dessus de la sphère où la force et l'habileté dominent, il y a le domaine immense, infini de l'esprit, et ce domaine a ses rois aussi, Rois de l'art on de l'intelligence, poètes, artistes ou penseurs, interprètes du beau ou de la vérité scientifique, nous les voyons passer devant nous dans leur majesté idéale. Homère ou Platon, Newton ou Raphaël, ne sont-ce pas des rois aussi, et le génie n'est-il pas la plus brillante des couronnes ? Eh qu'importe qu'ils n'aient jamais eu d'éclat visible et que leur part ait été peut-être la dépendance et la pauvreté ! Quand le temps a fait disparaître le faux prestige de la richesse oui de la gloire apparente, leur oeuvre demeure et l'humanité, dans son orgueil, les divinise et s'adore elle-même en ces héros. Eh bien ! est-ce dans leurs rangs, est-ce à leur tête qu'il faut placer Jésus-Christ? Examinons plutôt :

Parmi ceux que j'appelle les rois du monde spirituel, je distingue trois classes de génies. Chacune des sphères dans lesquelles ces génies dominent répond à l'une des aspirations par lesquelles l'âme humaine tend vers le beau, le vrai et le bien. Au désir du beau correspond le domaine de l'art, au désir du vrai le domaine de la science, an désir du bien le domaine moral. Chacun de ces domaines a ses rois. Dans lequel chercherons-nous Jésus-Christ ?

Recueillez ici vos impressions... Vous avez été émus par une oeuvre d'art. Le sens du beau suprême qui est en vous s'est comme réveillé au contact d'une création sublime. Un souffle divin, pour employer la manière de parler des hommes, a emporté vos ânes vers les hauteurs lumineuses où les grands poètes et les grands artistes disent dans leur langage ce qu'ils ont vu du monde idéal. Eh bien! est-ce sur ces hauteurs-là que vous rencontrez Jésus-Christ? Non, mes frères, et pourtant je sais qu'à l'imagination aussi Jésus a apporté un idéal nouveau, qu'il lui a révélé des beautés que jamais jusque-là on n'avait entrevues, et que l'art doit au christianisme quelques-unes de ses inspirations les plus grandioses. Je le sais, mais que votre conscience réponde. Est-ce une émotion de cette nature qu'éveille en' vous l'Evangile ? Quand la pécheresse pleure aux pieds du Maître, quand le péager repentant se frappe la poitrine, quand le Sauveur du monde expire pour nous sur la croix, est-ce votre imagination seule qui s'émeut d'un magnifique idéal, et n'êtes-vous pas transportés dans une autre région, plus intime, plus profonde, la région de l'amour et de la sainteté? Oui, que votre conscience réponde, ô vous qui avez compris l'Evangile et qui y avez trouvé la lumière, la paix et le pardon, Qu'elle nous dise si le monde de l'art, avec ses ravissements et ses enthousiasmes, approche de ce monde supérieur où le Sauveur parle aux âmes en souverain. Elevons-nous donc au-dessus de la région du beau, et cherchons plus haut encore le règne de Jésus-Christ.

Voici devant nous le monde de la science. Quelle royauté que celle de l'intelligence humaine! Qu'est-ce que toutes les splendeurs visibles a côté de la gloire pure dont sont entourés les hommes qui furent ici-bas les révélateurs du vrai ? Aussi voyez quel enthousiasme ils excitent! Avec quelle admiration l'humanité salue ces esprits d'élite qui s'élevèrent des phénomènes sensibles à l'intelligence des lois éternelles, et comme nous sommes saisis nous-mêmes d'une joie élevée en nous associant à leurs recherches! Eh bien ! encore une fois, est-ce parmi eux que nous placerons Jésus-Christ ? Non, mes frères, je n'hésite pas à le dire, la royauté de Jésus-Christ est plus haute encore... Ah! sans doute, il brille aussi aux yeux de l'intelligence, et son enseignement est d'accord avec les lois les plus élevées de l'esprit; c'est aussi dans les pays chrétiens que la science humaine a pris son essor le plus rapide et le plus grand. Pourtant ce n'est pas dans l'ordre de l'intelligence que Jésus-Christ a jamais prétendu régner. Il l'a dit lui-même un jour où, saisi à cette pensée d'une émotion profonde, il s'écria : « Je te loue, ô Père, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants. » Il ne s'est point adressé aux sages de la terre. Croyez-vous qu'il lui eût été difficile de raisonner avec eux et de les confondre? Il ne l'a pas fait.

La force par laquelle il nous persuade ne doit rien à la logique humaine; jamais un syllogisme ne se plaça sur sa bouche, jamais en l'écoutant nous ne pensons à l'école, jamais nous ne songeons même de loin à la philosophie. - Ah! je sais bien qu'on lui en fait un reproche, je sais que Lucien, Celse et Porphyre, ces grands moqueurs d'autrefois , se raillaient déjà de la pauvreté philosophique de l'Evangile , s'étonnant qu'un livre qui n'argumente pas eût une telle prise sur l'esprit de l'homme; mais, moi, j'y vois au contraire une des preuves les plus éclatantes de la mission divine de Jésus-Christ. Et supposez un moment, je vous prie, que le Christ eût régné par l'intelligence, et que l'intelligence seule eût pu comprendre sa grandeur. - Qui verrions-nous autour de lui ? Les sages, les savants de la terre. A ceux-là, il aurait révélé les mystères de l'essence divine, les lois par lesquelles Dieu gouverne le monde, ses desseins cachés et ses plans éternels... Je ne sais s'il les eût ainsi convertis, et si ces divines connaissances eussent changé leurs coeurs, mais je sais bien qu'il n'a pas voulu s'adresser à eux, et je l'en bénis, je l'en bénis au nom des pauvres, des ignorants, des petits de la terre, de ces multitudes immenses qui jamais ne sauront raisonner, dont l'intelligence ne saura pas saisir la force de de la dialectique, mais qui, chose merveilleuse, ont pu comprendre ce Maître des maîtres, et sont venues s'asseoir à ses pieds. Je l'en bénis, car une religion que les sages seuls eussent comprise eût été la plus monstrueuse consécration de l'inégalité des hommes. Eh quoi ! la vérité religieuse, et par une conséquence logique le salut de l'âme, dépendrait des aptitudes intellectuelles, des dons de l'esprit, des chances de la fortune et de l'éducation, des progrès de la science, et une prédestination nouvelle marquerait du sceau des élus ceux qui furent déjà les privilégiés de l'intelligence!... Non, tout ce qu'il y a en nous de justice et d'équité proteste contre une semblable théorie; nous sentons que si quelque part l'égalité doit régner, ce doit être dans le domaine spirituel ; nous sentons que s'il y a une vérité religieuse, elle doit être accessible à tous, même aux derniers des hommes, et que s'il y a eu un Révélateur divin, ce doit être Celui qui s'est fait comprendre de tous et qui a fait des plus ignorants des hommes les messagers et les apôtres de la vérité qui sauve,.. Voilà pourquoi j'ai dit, mes frères, que ce n'est pas dans l'ordre de l'intelligence avant tout que Jésus a voulu régner.

Où donc le placerons-nous ce règne unique ? Mes frères, au-dessus de l'ordre intellectuel, que rencontrez-vous? L'ordre moral, et au-dessus de l'ordre moral il n'y a rien, car l'ordre moral c'est l'expression de la volonté de Dieu, ou, pour mieux parler, de sa nature même. C'est aussi dans cet ordre suprême que Jésus est roi, roi par la sainteté, roi par l'amour, car l'amour et la sainteté sont les deux pôles de ce monde. - Voilà dans quel sens Jésus a pu dire à Pilate : « Je suis roi, je suis né pour cela. » Nous cherchions la nature de sa royauté, et nous l'avons trouvée. Il nous reste à montrer tout ce que renferme cette idée de la royauté du Christ, et dans quelles relations elle nous place vis-à-vis de lui.

Quand on parle de la royauté morale de Jésus-Christ, on peut entendre simplement par là qu'il a révélé aux hommes le plus grand idéal, qu'il leur a fait connaître la vérité religieuse absolue et définitive, qu'il a dit le mot suprême sur les rapports de l'âme avec Dieu. En affirmant que Jésus a fait tout cela, il est à peu près certain, mes frères, que nous ne soulèverons aucune opposition. Tous les esprits élevés en tomberont d'accord avec nous. L'incrédulité la plus fanatique oserait seule refuser à Jésus-Christ l'honneur d'avoir initié l'humanité au plus grand idéal de charité que le monde ait encore entrevu. Certes, ce rôle d'initiateur est immense et magnifique, trais, ai-je besoin de le dire, il y a autre chose dans la royauté de Jésus-Christ.

Supposons, en effet, que Jésus n'ait été qu'un initiateur, qu'un témoin de la vérité morale. Il serait roi, je le veux bien; mais dans quel sens ? Dans le sens où l'ont été Bouddha, Confucius, Socrate, et tous les grands sages, tous les prophètes de l'humanité. Vous lui donneriez le premier rang parmi eux, mais qu'importe? Si élevée que serait sa royauté , elle ne serait pas d'une autre nature. Or, voici les conséquences qui résulteraient logiquement de cette supposition.

Jésus n'est qu'un initiateur. Eh bien! dans ce cas, je me demande tout d'abord si vous avez le droit de lui donner le premier rang que vous lui assignez. Que nous a-t-il révélé? L'amour de Dieu et des hommes dont il a fait le premier et le plus grand commandement. Mais y avez-vous réfléchi? Ce commandement suprême, ce n'est pas Jésus qui l'a découvert, ce n'est pas Jésus qui lui a donné sa formule éternelle. Il y avait quinze siècles qu'il était écrit dans la loi de Moïse. Rendez donc à Moïse ce qui est à Moïse, et si Jésus n'est qu'un révélateur, placez-le aux pieds du législateur d'Israël. Conclusion énorme, impossible, contre laquelle tout en nous proteste et se révolte !

Ce n'est pas tout. Si Jésus-Christ n'a été que le prophète de la vérité, il est clair qu'en parlant de sa royauté on n'entend point lui attribuer l'exercice d'un pouvoir réel, d'une domination souveraine sur les âmes; on ne voit, dans ce mot qu'une brillante image de la gloire qu'a répandue sur lui la vérité dont il a été l'apôtre. Ainsi, sa gloire lui vient du dehors; en servant la vérité comme lui, nous serions rois dans le même sens. Saint Paul n'est séparé de lui que par quelques degrés. Qu'en eût pensé saint Paul, et comment eût-il accepté ce qui lui eût semblé un blasphème? Allons plus loin. Si Jésus n'a été que le plus grand apôtre de la vérité, nous pouvons supposer cette vérité, en dehors de lui et sans lui, également grande, belle, adorable. Dès lors que nous importe sa personne, pourvu que l'idée qu'il a révélée subsiste ? De même que la loi de la gravitation est désormais indépendante de la personne de Newton qui l'a révélée au monde, et que la loi du mouvement des planètes est indépendante de Képler, de même aussi la religion sera de plus en plus indépendante de la personne de Jésus. Reconnaissez-vous là l'Evangile? Concevez-vous le christianisme arrivant, par son développement même, à se passer de Jésus-Christ?

On n'ira pas si loin, je le sais, parce que, grâce à Dieu, le sentiment chrétien fait dévier la logique. On entend que Jésus-Christ demeure au centre de la religion, on ne veut pas lui enlever sa couronne, et on nous répond qu'il ne faut pas voir seulement en lui un révélateur, mais une révélation, et que sa vie étant la manifestation de l'idéal moral sous sa forme la plus élevée, cette vie demeure à jamais nécessaire à l'humanité.

Certes, ce n'est pas nous qui ferons peu de cas de cet aveu. Voir en Jésus-Christ non pas le prophète seulement, mais l'incarnation de la vérité morale, croire que sa vie est le foyer auquel s'est rallumée la conscience humaine, c'est rendre à sa personne la première place, c'est reconnaître qu'il est roi non pas seulement dans l'ordre de l'idée, mais dans l'ordre des faits, c'est l'élever à une hauteur à laquelle aucun sage, aucun prophète inspiré ne prétendit jamais.

Et cependant, est-ce là toute sa royauté ? Est-ce lit tout ce que nous enseigne l'Evangile? Est-ce là tout ce que réclame Jésus-Christ? N'est-il que le plus pur, que lé plus parfait des enfants des hommes, et en contemplant sa vie, n'éprouvons-nous que ce noble frémissement qu'éveille en notre âme la vue du plus saint idéal réalisé sur la terre? Non, mes frères, non. Quiconque a lu l'Evangile sait que Jésus réclame tout autre chose. Non, sa royauté n'est pas une place d'honneur, et comme un spectacle idéal offert a l'humanité, en sorte qu'on pourrait lui appliquer cette parole : qu'il règne et ne gouverne pas.

Ne nous y trompons pas! Ce que Jésus veut c'est le pouvoir le plus entier sur les âmes, c'est la domination spirituelle la plus réelle et la plus absolue. Ai-je besoin de montrer comment, à ce point de vue, tout change dans l'idée qu'on se fait de la religion? Je me trouvais en présence du plus grand des prophètes et du' plus saint des hommes, en présence du plus pur enseignement et de la plus noble vie; à travers dix-huit siècles je cherchais à en saisir la bienfaisante influence; - mais maintenant me voici en face d'un Etre vivant et présent qui prétend régner sur moi, exercer sur mon âme une autorité souveraine... Pour qui va au tond des choses, il y a là, en réalité, deux conceptions religieuses absolument différentes : celle du Christ simple homme, mort il y a dix-huit siècles, et celle du Christ vivant et régnant aux siècles des siècles; vous savez laquelle de ces deux croyances ont prêchée les saint Paul, les saint Pierre et les saint Jean, laquelle a fondé l'Eglise, et l'a soutenue jusqu'à aujourd'hui. Eh bien ! il nous reste à prouver que c'est bien dans ce sens suprême, absolu, divin, que Jésus revendique sa royauté.

Pour le prouver, il faut nous rappeler la méthode que Jésus-Christ suit dans son enseignement. Cette méthode est graduelle; Jésus-Christ, ne l'oublions jamais, proportionne la lumière spirituelle à l'état de celui qui doit la percevoir. Ecoutez-le, au début de son ministère. Vous ne l'entendez point encore parler de sa gloire ni de son règne, vous ne l'entendez point affirmer qu'il est le Fils de Dieu, vous ne le voyez point réclamer sur les âmes une domination absolue; au contraire, il semble cacher qu'il est le Messie, et, à ceux qui ont compris qu'il l'est, il commande souvent de garder le silence et d'attendre... Pourquoi ? Parce que Jésus ne veut pas surprendre la liberté humaine en se posant en maître, en usant, si je puis dire, de coups d'autorité ; il l'aurait pu, comme il aurait pu aussi ouvrir son ministère par d'éclatants prodiges et triompher par la force, il ne le fait pas, car il veut travailler à l'éducation spirituelle de ses disciples, de cette Eglise naissante qui est le type de l'Eglise à venir, car il veut montrer, par la manière même dont il l'instruit, comment à toutes les époques l'âme qui s'attache à lui parviendra à l'intelligence de sa grandeur et de sa divinité.

Au début de son ministère, que fait-il? Il prêche uniquement la loi morale, la nécessité du repentir et de la sanctification, prédication admirable, dont le sermon sur la montagne est resté le monument immortel. C'est ainsi qu'il réveille dans les consciences des besoins supérieurs, la faim de la justice, de la vérité, de la sainteté, et qu'il leur tait désirer ardemment la venue de son règne dont il a dit qu'il était proche.

Puis, tout à coup, au grand étonnement de ses apôtres, Jésus change de manière de parler (2). Il enseigne pour la première fois en paraboles. Or, quelle est l'idée fondamentale des paraboles? C'est précisément la venue et la réalisation de ce règne de Dieu auquel il avait préparé ses disciples. Tantôt les paraboles nous dépeignent sa lente venue et sa consommation glorieuse, tantôt elles nous apprennent les conditions religieuses nécessaires pour y entrer; mais, dans presque toutes, vous retrouvez la même pensée dominante du règne de Dieu au milieu des hommes.

Enfin, à mesure que soit ministère avance, Jésus devient lui-même le sujet essentiel de ses discours, il prépare ses disciples à ses prochaines souffrances, à sa mort qui doit être la condition de son triomphe, à son règne qui doit la suivre. Il leur montre qu'il est lui-même le centre de ce royaume dont il avait jusque-là dépeint la nature; il se révèle comme le Maître souverain, et il s'étonne lorsqu'il voit que ses apôtres eux-mêmes ont tardé si longtemps à le comprendre. « Philippe, il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m'as point connu! » C'est saint Jean surtout, mes frères, qui nous a conservé les déclarations de Jésus sur sa propre personne; c'est aussi dans saint Jean que nous trouvons cette grande parole : « Tu l'as dit, je suis roi... » Et cela devait être, car saint Jean, l'apôtre bien-aimé, admis à la communion la plus intime de son Maître, devait aussi pénétrer le plus avant dans l'intelligence de sa vraie nature. Mais cette progression qui nous frappe dans son enseignement, les autres évangiles l'ont aussi constatée, et il suffit de les étudier attentivement pour s'en persuader. A ce point de vue élevé, nous voyons se fondre les contradictions entre les évangiles, entre le Christ de saint Matthieu et le Christ de saint Jean; rien alors ne nous paraît plus admirable que cette éducation progressive par laquelle Jésus élève les âmes des premiers principes de la vie morale jusqu'aux réalités les plus hautes du monde spirituel, route vraiment divine, à l'entrée de laquelle je vois de pauvres pêcheurs de Galilée s'attachant au Maître qui leur prêche la repentance, et à l'extrémité de laquelle j'entends le dernier d'entre eux et le plus lent à croire, tomber à genoux devant Jésus en s'écriant à son tour : « Mon Seigneur et mon Dieu. »

Eh bien, si tout cela est vrai, il en résulte que pour montrer, ainsi que nous le voulons, que Jésus est roi dans le sens le plus absolu, nous voyons devant nous deux sortes de preuves : les unes indirectes , ce sont les faits et les paroles dans lesquels l'autorité suprême de Jésus se trahit comme malgré lui; les autres directes, ce sont' les déclarations par lesquelles Jésus lui-même revendique ouvertement sa divine royauté sur les âmes.

Voyez, vous dirai-je tout d'abord, Jésus opérant ces guérisons, ces nombreux miracles que nous ont conservés les évangiles. Le premier trait qui nous y frappe, n'est-ce pas l'exercice paisible et naturel d'une puissance souveraine, qui est comme l'émanation de son être? Je demande à tout esprit non prévenu si c'est là le caractère des récits dont la légende a jonché toutes les religions? Le caractère dominant de la légende, n'est-ce pas la recherche de l'effet extérieur, du merveilleux qui éblouit l'imagination? Avec quel soin puéril elle montre les difficultés de l'oeuvre à accomplir, avec quel accent de triomphe elle constate les effets du prodige, et comme elle l'exprime en complaisantes hyperboles! En Jésus-Christ, rien de semblable. OÙ est chez lui la recherche du merveilleux ? Il la condamne ouvertement, et lorsqu'il voit que seule elle anime les foules qui l'entourent, il refuse d'accomplir les miracles qu'on lui demande. Jamais il n'applique à son propre avantage sa mystérieuse puissance, comme le font tous les thaumaturges dont nous connaissons l'histoire. Il nous apparaît comme le libérateur qui, sans effort, par un mot, détruit les effets de la souffrance et du péché. De bonne foi, croyez-vous que des Galiléens, inventant une histoire, se fussent élevés à cet incomparable idéal, Est-ce que l'imagination exubérante qui produit les légendes aurait conservé ce calme admirable, cette dignité souveraine, ce caractère profondément spirituel, ces paroles inséparables de ces actes et où nous retrouvons, au plus haut point, l'accent d'autorité qui marque le langage de Jésus d'une incomparable grandeur? Est-ce donc ainsi qu'on invente ?... Je n'insiste pas. C'est à vous de conclure; mais j'en appelle à cette impression candide de l'âme non prévenue qui est le meilleur juge de la vérité.

Cette même attitude que j'appelle royale me frappe dans son enseignement. Jésus annonce les réalités les plus sublimes du monde invisible, et il les annonce sans effort, sans hésitation, sans la moindre recherche, non pas comme un homme qui y est parvenu, mais comme le Fils de Dieu qui les révèle. Quelle distance à cet égard entre lui et les maîtres les plus grands que le monde ait entendus! Or parle de Socrate, et Socrate en effet a été un maître dans l'enseignement populaire, mais comme on sent chez lui le pénible effort d'une noble intelligence cherchant à saisir quelques rayons de la vérité morale! Quels longs circuits, quelles subtilités, quelle dialectique fatigante, et que de fois on est forcé de se souvenir que ce grand ennemi des sophistes a été pourtant formé à leur école! Socrate cherche la vérité et ce sera là son éternelle gloire, Jésus la révèle en maître, et c'est là qu'il est roi. Comparez même un moment à l'enseignement de Jésus celui d'un apôtre inspiré, de saint Paul, par exemple. C'est la vérité que saint Paul nous apporte, mais comme on sent bien que cette vérité le domine, l'accable; comme son langage rude, haletant, brisé, trahit un homme qui avec effort aux réalités spirituelles qu'il est chargé d'annoncer! Jésus parle du ciel comme quelqu'un qui en est descendu, comme un fils parlerait de la maison de son père.

Jésus affirme, il ne raisonne jamais; jamais il n'argumente. Sa parole vient accompagnée de ces mots solennels : «En vérité, en vérité, je vous dis. » Cela suffit, à quoi servirait le raisonnement? Cette parole porte en elle le sceau de son origine. On peut mesurer la hauteur d'où elle est descendue, à la profondeur à laquelle elle a pénétré dans la conscience humaine. C'est là ce qui lui donne ce caractère étrange d'autorité qui frappait les foules. Les pharisiens pourtant étaient des hommes d'autorité; ils appelaient à leur aide le prestige de l'antiquité, du formalisme, de la terreur, comme l'ont fait en tout temps les clergés qui ne songent qu'à assurer leur suprématie. Jésus n'emploie aucun de ces moyens, et cependant la foule remarque qu'il parle avec autorité, non pas comme les pharisiens. Aveu frappant dans lequel nous retrouvons l'impression que produit cette parole souveraine qui lie et qui délie, cette parole vraiment royale qui se justifie par son accent même, par cette vérité intérieure dont on a pu dire, comme du soleil visible, qu'elle se montre et ne se démontre pas !

Ecoutez-le dans ses entretiens familiers, dans ces occasions où le fond même de l'âme se laisse entrevoir. Jésus s'exprime-t-il jamais autrement que comme un Maître, et sa parole trahit-elle jamais une terrestre origine? Jusque dans les moindres détails, ce caractère divin apparaît. Quand il s'adresse aux hommes, Jésus ne s'associe jamais à eux, comme le feraient Esaïe, saint Pierre ou saint Paul. Il leur dit toujours vous : « Vous pensez, vous croyez, vous dites. » Jamais il ne dit, en se confondant avec eux : « Nous pensons , nous croyons, nous disons (3). » Trait lumineux, car il montre d'une manière indirecte et d'autant plus significative, que Jésus parle à ceux qui sont de la terre comme étant lui-même du ciel. Il est le Fils de l'homme pourtant on le voit à cette tendresse infinie dont il est ému envers l'humanité tombée, on le voit au sentiment de confiant amour qu'il éveille dans le coeur des siens. Et cependant, au milieu de l'humanité, un prestige ineffable l'entoure. Non-seulement il se sent affranchi du péché qui nous a tous atteints, mais rien n'annonce chez lui ces luttes intérieures, ces douloureux combats contre le mal, qui sont le partage des âmes les plus élevées et que saint Paul nous a dépeints avec un si dramatique accent. Et veuillez remarquer qu'il y a en lui plus qu'une suprême innocence. Il y a une sainteté victorieuse qui éveille chez tous ceux qui l'approchent une voix accusatrice. « Seigneur, retire-toi de moi! je suis un homme pécheur! » Voilà leur cri. La conscience humaine a reconnu son juge!

Ce sont là, mes frères, ce que. j'appelle les signes indirects de la royauté du Christ. Ainsi, sous le voile de l'humiliation dont il s'entoure, notre regard aperçoit quelques-uns des rayons qui s'échappent de Sa divine auréole. Mais il est temps de l'entendre lui-même revendiquer son règne et nous dire quelle est la domination qu'il veut exercer sur nos âmes.

J'ai souvent désiré n'avoir jamais entendu parler de l'Evangile pour me représenter l'impression première que produirait sur moi tout à coup la figure de Jésus-Christ. Je suppose que nous soyons pour la première fois mis en présence de son histoire, et voici le fait étrange qui, me semble-t-il, m'y frapperait tout d'abord.

Un homme a paru, il y a dix-huit siècles, et cet homme a eu la pensée inouïe que les destinées éternelles de chaque âme humaine et l'avenir de l'humanité tout entière dépendaient de lui. Il disait : « Je suis la lumière du monde, je suis le chemin, la vérité, la vie. Hors de moi, vous ne pouvez rien faire. » A des Juifs, à des adorateurs du Jéhovah jaloux de sa gloire, il disait : « Celui qui, m'a vu, a vu mon Père. » Il remettait les péchés et renvoyait les pécheurs absous et le coeur rempli de paix. Il choisissait un enfant des hommes, il lui disait : « Suis-moi, » et on le suivait, et, ceux qui venaient à lui, il les soumettait tellement à son empire que désormais il leur tenait lieu de tout. Il en choisit douze qu'il chargea de lui conquérir le monde. Il prédit sa mort, et, par une intuition sublime, il annonça qu'une fois élevé sur la croix il attirerait tous les hommes à lui; à la veille d'un supplice infâme, il s'écria : «J'ai vaincu le monde. » Devant le juge qui allait l'envoyer au Calvaire, il dit : « Je suis roi ! »

Avouez-le, mes frères, ici tout est prodigieux. Mais voici qui est plus extraordinaire encore :

Un homme a paru, il y a dix-huit siècles, et cet homme a eu la prétention étrange, unique, d'être aimé par-dessus toutes choses, d'être aimé de tous les hommes, d'être aimé dans tous les siècles à venir. C'est bien là, en effet, ce que veut Jésus-Christ. Quand je l'interroge, je vois que partout il se place au centre de nos pensées et de nos affections. On soutient, en exagérant une observation vraie, que l'évangile de saint Jean seul insiste sur cette prétention du Sauveur. Cependant, ce n'est pis saint Jean qui nous a conservé les paroles les plus fortes, par lesquelles Jésus revendique sur le coeur des hommes la domination la plus absolue. C'est dans saint Matthieu que je trouve cette déclaration frappante : « Celui qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi, n'est pas digne de moi. » C'est dans saint Luc que Jésus promet le bonheur éternel à ceux qui 'auront tout quitté pour l'amour de lui. Sur ce point, le témoignage de tous les évangiles est le même. C'est à Jésus qu'il faut regarder, c'est en lui qu'il faut croire, c'est de lui qu'il faut vivre. Il s'élève au-dessus de tout, il vient prendre au fond des coeurs la place la plus intime et la plus sacrée. Il la demande, il la réclame, il l'exige.

Et veuillez remarquer qu'en demandant aux hommes leur affection suprême, Jésus leur demandait ce qu'il y a de plus difficile à obtenir. L'autorité, assez d'hommes l'ont réclamée et l'ont obtenue, assez d'hommes ont exercé sur leurs semblables une domination despotique. Mais l'amour, nul n'a osé le réclamer. Est-ce que Bouddha, est-ce que Mahomet ont jamais prétendu se faire aimer? Ils s'en sont bien gardés, ils ne se sont point risqués dans une semblable aventure; ils savaient trop qu'on ne se fait pas aimer par cela seul qu'on veut être aimé. Oh! je n'ignore pas qu'on peut obtenir des hommes un attachement idolâtre en flattant leurs passions, en excitant leur enthousiasme. Rien n'est plus fréquent dans l'histoire que de semblables apothéoses. Mais ai-je besoin de redire ici ce que j'ai déjà prouvé surabondamment, c'est que jamais Jésus n'a fait aux passions humaines la moindre concession, c'est que jamais il n'a voulu frapper l'imagination des hommes, c'est que jamais il n'a cherché à exciter leur enthousiasme. C'est en disant à tous, aux plus pauvres comme aux plus riches, aux savants comme aux ignorants, au peuple comme aux pharisiens, la vérité (et quelle vérité!); c'est en dévoilant toutes les misères du coeur humain, tous les vices, toutes les ruses de notre pauvre nature, que Jésus a prétendu se faire aimer. C'est en annonçant à ses disciples un avenir de souffrances, d'humiliations et d'opprobres qu'il a prétendu se faire obéir. C'est calmement et sans les séduire, sans les entraîner, qu'il leur a demandé à tous de l'aimer plus qu'un père, plus qu'une mère, plus qu'un enfant, et de tout lui sacrifier. - Osons le dire, jamais prétention plus audacieuse ni plus inconcevable n'est sortie de la bouche d'un homme, et, ce qu'il y a de merveilleux , mes frères, c'est que Jésus a réussi ! ...

Songez-y bien, en effet. Qui, dans le passé, a jamais été plus aimé que Jésus-Christ, Pour lui ses disciples ont tout quitté... Ils ont eu à choisir: d'un côté, son amour et les plus affreux sacrifices; de l'autre, le bonheur terrestre et les affections les plus légitimes... Jésus l'a emporté! Expliquez-moi par quel miracle cet amour s'allume aussitôt après eux chez des milliers d'hommes qui jamais n'avaient vu Jésus-Christ? car, ne vous y trompez pas, c'est bien là le sentiment qui inspire à l'Eglise des premiers siècles cet héroïque dévouement, cette charité que n'éteindra pas la persécution la plus sauvage et la plus atroce.

Et, si vous franchissez ces dix-huit siècles, qui est aujourd'hui plus aimé que Jésus-Christ ? Qui occupe, dans les affections des hommes, une aussi immense place ? Et pour nous qui l'aimons, Jésus est-il simplement un personnage du passé, une belle et touchante figure , dont l'histoire nous a conservé le souvenir ? N'est-il pas, au contraire, l'être le plus vivant et le plus présent? L'amour dont il est l'objet est-il une abstraction, et n'a-t-il pas, comme les affections les plus vives, ses douleurs et ses épreuves, ses déchirements dans nos chutes, ses joies dans nos relèvements? Sommes-nous les objets d'une hallucination fantastique, quand nous sentons son invisible présence, quand le regard de sa sainteté nous trouble au milieu de nos mauvais plaisirs, quand repentant et confus, nous allons pleurer dans son sein, quand repoussés par le monde, nous sentons ses consolations inonder notre âme ?

Et si nous étions seuls à sentir cet amour ! Mais y avez-vous réfléchi ? Cet amour, il a brillé sur tous les points du monde. Nous voici, mes frères, en présence d'un problème inexplicable, s'il n'est pas divin. On a vu, ai-je dit, des hommes qui ont obtenu de leurs semblables un attachement idolâtre. Chaque peuple a eu ses héros; mais, ce qu'on n'a jamais vu, c'est un homme qui, dans tous les pays, dans tous les temps, et chez les races les plus dissemblables, ait pu éveiller au plus profond des coeurs les mêmes émotions et le même amour. N'est-il pas certain que les héros d'un peuple n'ont souvent aucun prestige pour les autres races parce que chacun d'eux a le type exclusif de sa nationalité, et puise ainsi son influence dans des causes qui la limitent du même coup ? Essayez de faire admirer chez nos races européennes les héros, les demi-dieux que l'Orient adore, et, lors même que par impossible leur religion pourrait y être établie, essayez de les y faire aimer, mais le Christ seul a cette merveilleuse puissance de se faire aimer partout, à travers le temps et la distance. Chaque langue a fait monter vers lui un hymne d'amour et d'adoration. Ces émotions divines qui traversent mon âme en l'écoutant, Origène, Augustin les ont connues il y a quinze cents ans sous le ciel de l'Afrique, et aujourd'hui, dans sa hutte lointaine, un Esquimau des régions polaires, un pauvre nègre les connaîtra comme moi.. - A cette heure, en ce Jour du dimanche, partout où l'Eglise est assemblée, des millions de coeurs sont émus au nom du Christ des mêmes émotions que vous, et si toutes ces voix pouvaient se faire entendre, vous sauriez jusqu'où s'étend son règne... Assemblez, parla pensée, tous ceux que cet amour a sauvés, ignorants et savants, grands et petits de la terre, enfants dont l'âme innocente a senti pour Jésus un mystérieux attrait et qui sont morts en allant dans ses bras, pécheurs tombés au plus bas de l'abîme, âmes en deuil et gémissantes. Voyez à travers les siècles ce cortège d'adorateurs qui va grandissant tous les jours, et, devant cet universel témoignage des coeurs qui l'aiment, reconnaissez celui pour lequel ces coeurs ont été faits. Il a dit : « Je suis roi, » et voici l'humanité sauvée qui lui répond en proclamant son règne. Quelle royauté, quelle domination, quel empire ! Être aimé dans tous les siècles, aimé par-dessus tout, aimé jusqu'à la mort, aimé toujours davantage; voilà le règne du Christ, et l'on nous demande encore pourquoi nous croyons à sa divinité!

O sages de ce monde, qui croyez que son règne est fini et qui ne voyez plus en lui qu'un maître dépassé; vous qui pensez que la critique de l'école fera ce que n'ont pu faire dix-huit siècles d'attaques et réduira l'Evangile en poussière; vous ne savez pas combien le Christ est aimé, vous ne savez pas quelle place il occupe au milieu du monde. oui, dans l'Eglise d'aujourd'hui, si faible pourtant si infidèle et si mondaine, vous ne savez pas tout ce que l'on verrait éclater de dévouement et d'héroïsme le jour où, pour confesser Jésus-Christ, il faudrait tout quitter, jusqu'à sa vie. J'ignore ce que l'avenir nous réserve. J'ignore ce que produiront les doctrines que cette génération écoute avec une molle complaisance, ce matérialisme qui nie la liberté en Dieu et la responsabilité en l'homme, cet insultant dédain du monde invisible, cette confiance orgueilleuse dans les forces de l'humanité, ce fanatique athéisme qui traite d'hypocrisie ou d'imbécillité la foi à la prière et au surnaturel!... J'ignore si l'Eglise sera appelée à traverser un nouveau baptême de souffrance et de persécution. En tout cas, ce n'est pas sur les simples progrès de la tolérance, ni sur la bonté native de l'homme que je compte pour rendre ces excès à tout jamais impossibles. Je me rappelle que nulle époque plus que le dernier siècle ne prêcha la bonté de l'homme et la tolérance. et je me rappelle aussi comment ce siècle a fini. Mais si l'orage devait venir, qu'il vienne, qu'il vienne ! ... Car, s'il doit enlever à l'Eglise tous les hommages factices, tous les respects trompeurs que lui prodigue encore une génération qui se raille en secret de sa foi, qu'importe ! Dans cette inévitable défection, le monde apprendra, du moins, combien le Christ est aimé, il verra tout ce qui se rattache à lui de foi, de dévouement et d'espérance ; il verra qu'il est encore le roi des âmes et que, pour l'arracher à l'amour de l'Eglise, il faudrait arracher le coeur même de l'humanité !

Seigneur! l'avenir est à toi... L'empire t'a été donné> et ton règne viendra; mais que nous servirait-il de proclamer ton règne sur la terre, si tu n'as pas d'abord triomphé dans nos coeurs? Ah ! soumets-les, ces coeurs mondains et rebelles, brise nos résistances, notre orgueil et notre égoïsme, et règne du moins sur le peuple que tu t'es acquis en attendant ces jours auxquels nous avons foi, où tu régneras sur la terre pacifiée et où l'humanité tout entière fléchira le genou devant toi.


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 1 Strauss, Nouvelle Vie de Jésus, Préface.. p. XI.
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2 Matth.. XIII (voyez surtout versets 3 et 10); Marc IV 1 et suiv.; Luc VIII, 4 et suiv.
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3 Dans le seul passage qui semble contredire cette assertion (Jean III, 11), l'emploi du mot nous n'indique nullement une association aux autres hommes, car c'est précisément dans ce discours que Jésus oppose avec le plus d'énergie Celui qui est venu du ciel à ceux qui viennent de la terre.

 

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