Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome III


LA DOCTRINE ET LA VIE

 

Sanctifie-les par la vérité; ta parole est la vérité.

(JEAN XVII, 17.)


Mes frères,

«Sanctifie-les par la vérité; ta parole est la vérité. » Dans cette prière que Jésus adresse à Dieu pour ses disciples, un trait m'a toujours frappé : c'est l'union intime, étroite, que notre Sauveur établit entre la vérité, c'est-à-dire la Parole divine, et la sanctification du coeur. C'est de cette union que je veux vous entretenir aujourd'hui. Je pourrais le faire en m'adressant avant tout à l'expérience des croyants, en leur rappelant tout ce qu'ils puisent de vie, de force, d'édification, de sainteté dans cette parole qui, pour eux comme pour leur Maître, est la vérité. Mais quelque attrait que ce côté de mon sujet présente, j'y renonce pour traiter cette question sous une face à la fois plus générale et plus actuelle, celle de la solidarité de la doctrine et de la vie; je veux montrer que la morale chrétienne est inséparable des faits et des vérités qui constituent à mes yeux le christianisme lui-même.

Je n'ai pas choisi ce sujet. Il s'est imposé à mon esprit par son actualité même. Vous le savez comme moi : il y a aujourd'hui une vaste école qui prétend constituer la morale en dehors des croyances communes à toutes les Eglises chrétiennes, qui affirme que la morale est indépendante des dogmes religieux , de tout dogme, même de celui du Dieu personnel et vivant. Quand des opinions pareilles sont hardiment proclamées, quand elles se font populaires, il serait insensé de ne pas s'en préoccuper. Et qu'on ne nous dise pas qu'il est inutile de traiter une question semblable ici, dans cette chaire, et devant des auditeurs convaincus d'avance de ce que nous affirmerons; je ne puis oublier que nous sommes tous de notre siècle, que nous ne respirons pas impunément son atmosphère, que nous avons tous besoin d'être affermis contre ses négations; et d'ailleurs, la tendance dont je parle à chez beaucoup d'entre nous une alliée, c'est l'indifférence qu'ils professent à l'égard des questions de doctrines : il est certain qu'à leurs yeux ces questions ont une importance très-secondaire, il est certain que ce qu'ils nous demandent avant tout c'est de prêcher les côtés moraux du christianisme, d'insister sur ses applications pratiques, de parler de nos devoirs, surtout de la charité, et que, selon eux, une prédication est d'autant plus acceptable qu'elle traite moins des vérités dogmatiques et du côté surnaturel de la révélation; le mal dont je parle est donc intérieur, il nous menace tous et ce n'est pas perdre mon temps que de le combattre ici.

Mais, avant d'entrer dans cette question, je m'arrête sur le seuil de mon sujet, et je me demande s'il n'y a rien de légitime dans la tendance que je dois combattre. D'où vient donc ce désir d'affranchir la morale de la religion ? D'où vient que parmi ceux qui le partagent il nous faut avec douleur compter des hommes devant la droiture et l'honnêteté desquels nous devons nous incliner? Est-ce uniquement l'esprit du mal qui les pousse, et ne sont-ils pas entraînés par un funeste malentendu? Je me pose cette question, et, devant Dieu, la main sur la conscience, je suis obligé de reconnaître que s'ils veulent séparer aujourd`hui la religion de la morale, l'exemple leur en est souvent venu de l'Eglise elle-même, et que ce divorce ce sont les chrétiens qui l'ont accompli les premiers.

Oui, dans l'Eglise, la morale a souvent été sacrifiée aux intérêts de la religion; la maxime que la fin justifie les moyens a régné pendant des siècles, tantôt altière et violente , tantôt timide et rampante, mais jamais franchement désavouée; dans l'Eglise, ai-je dit, mais non dans l'Evangile, car s'il y a quelque chose qui me frappe dans l'Evangile, c'est cette inflexible sainteté qui n'a jamais fait aux passions humaines la plus petite des concessions, et qui force toute conscience droite à s'incliner devant elle; mais, dans l'Eglise! répondez, chrétiens qui m'écoutez, est-ce que la morale n'a pas été à toutes les époques outrageusement violée pour servir les intérêts de Dieu? Est-ce que toutes les oppressions ne se sont pas réclamées du nom de Jésus Christ? Est-ce que le crucifix ne s'est pas dressé, comme un lugubre symbole, sur quelques-unes des scènes les plus affreuses que jamais le soleil ait éclairées? Est-ce que hier encore on ne défendait pas au nom de la Bible la vente de l'homme par l'homme et les cruelles infamies que l'esclavage entraîne après soi ? Est-ce qu'il n'y a pas eu une école qui, sous le nom de casuistique, réussissait à rendre la morale accommodante, la dévotion aisée, le péché licite ou facilement atténuable, et cette école n'a-t-elle pas eu à certains jours l'oreille et la conscience de ceux qui menaient les nations? Est-ce que la chaire chrétienne n'a pas été souvent muette et désarmée vis-à-vis d'heureux coups de la force et de l'habileté qui pouvaient profiter à l'Eglise ? Est-ce que le pavillon de la piété n'a pas couvert et protégé des iniquités et des crimes envers lesquels on eût été implacable s'ils eussent arboré le drapeau de la libre pensée ? - Or, cet héritage du passé, qui pèse d'un poids fatal sur l'Eglise contemporaine, voilà ce que nos adversaires nous reprochent; et aveuglés par la prévention, confondant tous les croyants dans un même anathème, ils nous disent d'un ton superbe : « Hommes de religion, vous n'avez pas voulu de la morale, eh bien, nous, hommes de la morale, nous ne voulons plus de votre religion. »

Toutefois, mes frères, que ceux qui nous accusent ainsi prennent garde; leur propre langage les accuse à leur tour. Pourquoi les iniquités dont je viens de parler soulèvent-elles à ce point leur indignation ? Parce que ce sont des chrétiens qui les ont commises. Des chrétiens! Oui, remarquez-le, si elles s'étaient produites au nom d'une autre religion, ils les auraient Peut-être comprises. Mais des chrétiens sanctionner l'iniquité ! ... Ah! vous avez raison; mais cette logique, que ne la suivez-vous jusqu'au bout? Vous reconnaissez donc que l'Evangile devait porter d'autres fruits, vous reconnaissez qu'il est inique de justifier le mal et l'injustice en son nom, vous sentez par un secret instinct qu'on le torture et qu'on l'exploite quand on le fait servir à de tels desseins. Eh ! que ne l'embrassez-vous cette religion dont vous faites, en nous accusant, un si magnifique éloge ? Etrange raisonnement que le vôtre! « Les chrétiens sont doublement coupables, dites-vous, car ils font ce que le christianisme condamne; et partant de ce principe, qui est vrai, vous concluez à accuser le christianisme lui-même, ce christianisme que votre propre bouche vient de justifier. »

Quoi qu'il en soit, mes frères, il est certain que c'est au nom de la morale désormais affranchie qu'on prétend aujourd'hui repousser nos croyances. Eh bien, pour écarter cet anathème qu'on nous lance, que faudrait-il ? Que la chaire chrétienne, afin de montrer qu'elle veut servir la justice, se transforme en tribune, qu'elle se fasse le dénonciateur et le grand justicier de tous les scandales de la société ? A Dieu ne plaise! Ce serait oublier sa mission, faire appel à des passions toutes terrestres, vouloir surmonter le mal par le mal, et aboutir au néant. Non, ce n'est pas ainsi que Jésus et ses apôtres ont transformé le monde.

Ce qu'il faudrait, c'est que la conscience chrétienne, retrempée aux sources austères de l'Evangile, parlât si fermement qu'on ne pût plus méconnaître sa voix; c'est que la vie des chrétiens présentât avec celle du monde un contraste que l'on fût forcé d'apercevoir; c'est que l'Eglise montrât que lorsqu'il s'agit de défendre la justice, la fermeté des principes, ou d'éclairer, de relever tous ceux qui souffrent, elle est à l'avant-garde. Or, je vous le demande encore, est-ce là le spectacle qu'elle présente aujourd'hui ? Ah ! je sais tout ce qui se fait d'admirable au sein de l'Eglise, je sais toutes les merveilles d'humilité, de charité qui, dans le silence, au chevet du pauvre, du malade, à l'hôpital, auprès des enfants abandonnés, comme dans la hutte lointaine du missionnaire catholique ou protestant, s'accomplissent tous les jours. Dieu me garde de l'oublier jamais! Et cependant, quand je vois la piété contemporaine, est-ce que le caractère dominant qui m'y frappe est celui de la sainteté morale? Est-ce que la conscience y fait entendre son mâle accent? C'est d'après l'Eglise de la majorité que l'on juge de la religion en France, et cela est naturel; souvent je parcours la littérature que cette Église répand au sein de notre peuple. Le dirai-je? Ce qui me frappe dans beaucoup de ces écrits, c'est un caractère fade, doucereux, c'est une prédilection puérile pour le merveilleux et la légende, c'est un mysticisme malsain, qui s'allie à de dénigrantes attaques à notre adresse, ou aux altières prétentions d'un parti plus politique au fond que religieux. Il n'y a là rien de mâle, ni de fort, rien qui rappelle le langage de la Bible, rien qui saisisse la conscience et qui transforme la vie.

La sainteté, la conversion, on en parle sans doute, niais, comme en définitive elles n'ont leur expression vraie, authentique que dans les vocations exceptionnelles que le couvent abrite, on ne peut les imposer strictement aux gens du monde, et pour ceux-ci, la religion n'est souvent plus qu'un ensemble de pratiques et de cérémonies dont l'accomplissement méritoire met leur conscience en paix. Aussi voyez comme la mondanité la plus décidée s'allie à merveille avec cette dévotion-là, Elle y vient chercher à certaines époques de l'année des impressions dont la douceur et le sérieux contrastent avec les plaisirs irritants de la veille ; ainsi dans un concert, on aime un air grave et triste qui succède à des variations brillantes; la prière ainsi comprise a ses voluptés aussi; elle rafraîchit l'âme et la repose; en la traverse pour en ressortir plus avide de plaisirs et d'étourdissements. Jusqu'à présent, mes frères, ce fut l'honneur de la piété protestante de considérer la religion comme chose sérieuse, de ne point admettre ces compromis sacrilèges entre le monde et Dieu, et de ne jamais prétendre, par les effusions de piété d'aujourd'hui, acquérir une indulgence plénière pour les excès d'hier ou pour ceux de demain. Est-ce donc par ce côté-là qu'il nous faudra retourner au catholicisme, et, quand nous aurions à lui emprunter tant de nobles exemples de dévouement et de sacrifice, nous verra-t-on imiter ce qu'il y a de pire dans son formalisme religieux ? Quoi qu'il en soit, je ne m'étonne pas qu'une partie de notre peuple, en voyant cette religion ainsi comprise et pratiquée, ne puisse pas la prendre au sérieux; je ne m'étonne pas que ce ne soit point là qu'il aille chercher la morale dont il a besoin pour porter le poids du jour, pour gagner honnêtement le pain de ses enfants, pour les élever et leur apprendre à travailler et à souffrir.

Ce qui m'étonne, c'est de voir des chrétiens contempler sans effroi cet abîme qui va s'élargissant entre la religion du grand monde et la vie morale du peuple, comme si ce n'était pas là la plus redoutable menace pour l'Eglise et, la société. Ah! mes frères, le plus grand péril d'une religion, ce n'est pas d'être haïe par les passions mauvaises, ce n'est pas de soulever contre elle la persécution de la force et de la violence, ou les railleries d'un scepticisme corrompu; cela, mais c'est son honneur, c'est sa gloire, c'est sa vie! Non, son plus grand danger c'est de voir une conscience sincère la regarder en face et lui dire : « Je ne veux plus de toi !» C'est par là que les Eglises périssent, le jour où les hommes droits laissent la religion pour aller à la morale, et s'il fallait absolument choisir, je ferais comme eux: j'aime mieux celui qui fait l'oeuvre de Dieu que celui qui parle de Dieu; j'aime mieux ceux qui refusent d'invoquer son nom que ceux qui s'en emparent pour le déshonorer.

Mais cette séparation est-elle possible? Non, mes frères, non! La morale dont nous vivons tous, si vous la séparez de la doctrine chrétienne, est condamnée à mourir. En renversant nos croyances, c'est elle-même que vous renversez.

On ne veut pas le voir, et chaque jour on vient nous dire : « Prêchez-nous la morale. Les dogmes, c'est affaire de théologie et de controverse. La raison moderne n'en veut plus. Ce sont les dogmes qui nous divisent, c'est la morale qui nous unit. Prêchez-nous la morale, et les âmes viendront à vous. »

Vous le croyez? Eh bien, je l'admets un moment avec vous. Infidèle à ma conscience, je vais sacrifier aux objections de ce siècle ces vieilles doctrines qui ne sont plus, dit-on, que des superfétations, que des excroissances du sentiment religieux, la création, la chute, la rédemption, le jugement futur, et pour vous satisfaire le Dieu personnel et vivant. Vous croyez qu'en prêchant la morale évangélique je vais gagner la sympathie des hommes de cette génération. Ah! c'est se faire du coeur de l'homme une bien naïve idée, c'est donner tête baissée dans une bien étrange illusion. La morale de l'Evangile populaire! Et vous croyez qu'on l'aime ? Et vous croyez qu'on en veut? En théorie, oui ! Il est de mode de l'admirer et de la proclamer sublime, il n'est pas d'esprit si vulgaire qui ne soit prêt, lorsqu'on en parle, à protester de son admiration. Mais quand il faudra la prendre au sérieux et la réaliser dans sa vie, quand il faudra entendre parler de péché, de jugement, de conversion, d'humilité, de repentir, de sacrifice, vous croyez qu'on goûtera notre prédication ?

Prenez, si vous le voulez, celui des commandements de l'Evangile qui éveille le plus de sympathie, celui de la charité; non pas cette charité molle, efféminée, qui n'est qu'un lâche énervement de l'âme humaine, mais la charité, telle que le Christ l'a prêchée et l'a vécue, cette charité qui sait dire la vérité pour sauver les âmes, cette charité qui trouble, qui importune, qui veut arracher les coeurs à leur égoïsme, et qui dresse devant eux, comme un sanglant reproche, l'image de l'amour crucifié; vous croyez qu'on l'aimera?...

Pour moi, je ne crains pas de le dire, une prédication semblable, si elle était courageuse et fidèle, soulèverait des tempêtes. La morale chrétienne populaire! L'était-elle au temps de la Réformation ? Qu'est-ce qu'on a le moins pardonné à nos pères, à nos grands huguenots du seizième siècle ? Leurs doctrines ? Pas tant que leurs moeurs. Leur inflexible austérité blessait la cour voluptueuse des Valois; ce qu'on haïssait en Jeanne d'Albret, en Coligny, c'était la sainteté de leur vie, et ne pouvant les avilir, on aima mieux se débarrasser d'eux.

Et les premiers chrétiens, pensez-vous que ce furent leurs croyances avant tout qui sept fois soulevèrent contre eux toutes les forces de l'empire romain ? Leurs croyances! Dans le scepticisme universel où était alors plongé le monde, on les eût peut-être tolérées, mais quand on les vit purs, inflexibles au sein d'une corruption sans nom, alors toutes les convoitises, toutes les voluptés rugirent comme rugit la bête fauve quand on vient lui disputer sa proie... La morale chrétienne populaire! mais voyez celui qui a été la sainteté, la charité vivante, incarnée! chose épouvantable à dire : personne n'a été plus haï que Jésus-Christ.

Ainsi, mes frères, il est dérisoire de prétendre que nous gagnerions à nous ce siècle en lui prêchant la morale; à notre parole, si elle était fidèle, vous verriez se soulever toutes les répugnances, toutes les antipathies du coeur humain. La lutte recommencerait plus vive, plus acharnée; chacun s'efforcerait d'enlever à cette morale ce qui le blesserait, chacun la taillerait à sa mesure et, à la place de cette unité touchante que vous avez rêvée, vous verriez vingt morales se disputer, sur les débris de l'Evangile, des âmes qui ne seraient unanimes que pour repousser le joug insupportable d'une sainteté dont elles ne voudraient plus.

Nous n'aurions donc rien gagné à sacrifier nos croyances. Que dis-je ? Nous y aurions tout perdu, car, ainsi que je vais le montrer, cette séparation dont on nous parle est impossible.

Et comment la pourrait-on concevoir ? De quoi s'agit-il en morale? De savoir comment je dois vivre; de connaître quelle est la règle qui doit s'imposer à mes affections, à ma volonté. J'ai en moi le sentiment instinctif de l'obligation. Dès lors se dressent devant moi ces deux questions solennelles : envers qui suis-je obligé ? à quoi suis-je obligé ? Or, croyez-vous que la réponse que je ferai à ces deux questions ne dépendra pas nécessairement de l'idée que je me fais de la vie, de mes relations avec mes semblables et avec Dieu ? Supposons, par exemple, que j'admette un système philosophique ou religieux qui fasse de ma personnalité le centre unique et le seul but de mes affections et de mes actes, qui fasse, par conséquent, de l'égoïsme la loi suprême, ou que j'admette au contraire une religion dans laquelle ma personnalité doive se rapporter à Dieu par l'obéissance et l'amour ? N'est-il pas évident que de ces deux systèmes découleront deux morales ? N'est-il pas évident que l'athéisme devra porter d'autres fruits que la foi au Dieu que nous appelons notre Père? Ah! je sais, mes frères, que, par une heureuse inconséquence, les pires doctrines ne portent pas toujours leurs fruits, et que la vertu des athées a souvent pu faire rougir des chrétiens. Je sais que des païens adorant des dieux immoraux, capricieux et cruels ont été purs, grands et justes; je sais que, suivant la magnifique parole de Rousseau, les plus méprisables divinités furent servies par les plus grands hommes, et que la sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur la terre et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les coupables.

Je le sais, mais vais-je trop loin en affirmant que ce furent là des exceptions, et qu'en définitive la morale du monde antique, s'abîmant de plus en plus dans la fange, a été déterminée par la religion de l'antiquité ? N'est-il pas évident qu'il en doit être ainsi toujours, et que si j'admets un Dieu créateur, un Dieu saint, que j'appelle amour, il est dérisoire de me demander de constituer une morale quelconque, que dis-je ? d'accomplir un devoir quelconque, fût-ce même le plus petit des devoirs, en dehors de la pensée de ce Dieu, auquel doit se rapporter ma vie? Or c'est là précisément ce que le christianisme a mis en lumière de la manière la plus admirable. Ce qui fait le caractère distinctif et profond du christianisme, c'est d'avoir tellement uni la morale à la doctrine qu'elles forment un tout homogène, et absolument indissoluble. Quand vous m'aurez montré une partie du corps humain d'où le sang ne sorte pas quand Pépée y pénètre, vous pourrez me montrer une doctrine de l'Evangile d'où la morale ne jaillisse pas. Ce qui me frappe dans l'Ecriture, c'est le caractère pratique de ses enseignements, c'est que rien ne s'y adresse à l'esprit spéculatif, c'est qu'elle ne renferme pas une page de métaphysique ni de théodicée. Vous n'y trouverez pas une seule définition de Dieu; Dieu s'y révèle en agissant. C'est aux ordres qu'il donne que vous devinez sa nature; c'est sa loi qui nous fait pénétrer dans son essence, et c'est en lui obéissant que nous le connaissons, Dites-moi donc où commence la morale, où finit la doctrine, je vous en défie; elles sont tellement unies qu'autant vaudrait séparer la branche de l'arbre, le rayon du soleil, et le fleuve de sa source, que de séparer la morale chrétienne du dogme chrétien, Mais, pour rendre cette partie plus sensible, je vais supposer, si vous le voulez, un homme essayant d'accomplir un devoir de morale chrétienne sans croire au dogme chrétien.

Cet homme, ce sera vous qui m'écoutez. Vous êtes arrivé, mon frère, par le travail de votre esprit et par l'influence de la critique contemporaine, à renoncer à votre foi d'enfance; nos croyances, nos doctrines ne sont plus les vôtres, vous n'en sentez plus la nécessité, et peut-être plus d'une fois, en nous entendant les prêcher, nous avez-vous accusé d'étroitesse et d'inintelligence des vrais besoins de notre temps.

Vous êtes donc affranchi du dogme; mais, sur le terrain de la morale, vous nous tendez une main fraternelle; votre conscience est d'accord avec notre enseignement; plus d'une fois vous avez admiré l'intime et profonde correspondance qui existe entre les commandements de l'Evangile et votre propre coeur; plus d'une fois vous avez tressailli d'émotion en présence de l'idéal de charité auquel Jésus-Christ vous appelle; par ce côté-là, vous voulez être chrétien encore, et c'est pour cela que vous êtes ici.

Eh bien, je vous suppose un jour aux prises avec la tentation. Dans un moment d'égarement, votre coeur a été sur le point de céder; une affection coupable vous a troublé; une image qui flottait devant vos yeux vous attirait vers l'abîme ; ému, chancelant sous une fatale ivresse , vous alliez succomber... Tout à coup votre conscience a parlé; vous vous êtes souvenu de votre foyer domestique, de la compagne de votre vie à laquelle vous aviez devant Dieu juré d'être fidèle; la grandeur du crime vous a effrayé; votre ivresse s'est dissipée, et l'ennemi vaincu est rentré dans son antre.

Ce jour-là, dans cet acte de votre âme victorieuse de la chair, il n'y avait, pensez-vous, que de la morale. Détrompez-vous, chrétien qui ne voulez plus de nos doctrines; c'est à l'une de ces doctrines que, sans le savoir, vous avez obéi. La sainteté du mariage chrétien repose sur une institution divine, écrite à la première page de la Révélation, et rétablie, dans son pur éclat, par Jésus-Christ. Supposez la Bible déchirée, supposez cette institution oubliée ou reléguée parmi les traditions plus ou moins authentiques du peuple hébreu. Croyez-vous que la morale n'en fût pas ébranlée ? Croyez-vous que votre conscience eût éprouvé ce trouble, ce remords qui vous ont sauvé? Les auriez-vous éprouvés, si vous étiez né dans la religion de Bouddha ou de Mahomet ? Est-ce que la pierre angulaire de notre foyer domestique ne repose pas sur une révélation de Dieu? Et vous vous étonnez, vous, homme du devoir, que nous insistions sur nos dogmes et que nous ne souffrions pas qu'on y touche!

Choisissons un autre exemple : un pauvre est venu frapper à votre porte. L'importun! Il avait mal choisi son heure; car, à ce moment-là, vous rêviez une affaire heureuse, la réalisation d'un projet depuis longtemps caressé, un succès mondain, un agrandissement de vos domaines, un embellissement de votre demeure, un plaisir, enfin, qui vous tenait à coeur. Quel contraste entre ce rêve d'un bonheur égoïste, et cette réalité cruelle, poignante d'une misère en haillons! Irrité par ce contraste, même, vous alliez le repousser avec une dure parole... Tout à coup, une page de l'Evangile vous est revenue à la mémoire... Sous les haillons de ce misérable, vous avez vu la grande figure du Christ qui vous disait : « J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai été nu et vous ne m'avez pas vêtu. » Votre conscience a parlé, voire coeur s'est ému , un don généreux a échappé à vos mains, votre bouche a prononcé une parole de bonté et d'encouragement, et voici une famille relevée, voici des malheureux sauvés de la honte et peut-être du vice, voici dans votre vie une pige bénie qui un Jour sera votre consolation.

Ce jour-là, mon frère, vous n'aviez accompli, pensez-vous, qu'un devoir de morale. Détrompez-vous! Dans ce mouvement de votre âme, il y avait un acte de foi. Est-ce que cette idée du Christ, vivant dans l'Eglise et jugeant le monde, n'est pas une des croyances des chrétiens? Est-ce que si le Christ n'avait été qu'un sage comme Socrate ou Platon, une telle idée eût été possible? Est-ce que son image, si, sous les attaques de la critique moderne, elle perdait son idéal de pureté, de sainteté, pourrait produire sur vous la même impression? Et vous vous étonnez, vous, homme de la morale, que nous défendions nos dogmes et que nous ne souffrions pas qu'on touche à notre Sauveur !

Non, me répondez-vous. Pour nous, dans cet enseignement, il n'y a qu'une figure et rien de plus. Sans cette croyance , nous reconnaissons dans le pauvre un homme, et cela nous suffit pour le secourir. Non, la charité ne dépend d'aucun dogme. Il nous suffit de savoir que les hommes sont frères, et c'est assez pour que leurs misères trouvent un écho dans notre coeur.

Vraiment! et vous croyez, cri nous répondant cela, n'avoir rien à compter avec nos doctrines ?

Tous les hommes sont frères, cela vous suffit! Et cette idée de la fraternité humaine, vous 'croyez apparemment qu'elle est inhérente f votre nature ? Détrompez-vous , et apprenez, aveugle, quelle est la source où vous l'avez puisée. Croyait-on à la fraternité humaine dans l'ancien monde ? Y a-t-on cru pendant quatre mille ans ? Y croyait-on à Rome, où à l'époque de la civilisation la plus raffinée, on faisait mourir dix ou vingt mille prisonniers en un soir dans le cirque pour amuser le peuple ? Y croyait-on en Grèce, où les plus savants et les plus éloquents des sages laissaient tomber sur les barbares un mot de mépris, où l'on jetait les nouveau-nés à la voirie , où l'esclave malade, c'est Platon qui le conseille, ne valait pas la peine qu'on le soignât ? Y croirait-on longtemps aujourd'hui, si les doctrines modernes qui donnent à l'homme une origine purement animale pouvaient s'établir et porter leurs fruits? L'homme serait-il longtemps chose sacrée pour ceux qui ne verraient en lui qu'un singe perfectionné ? Croirait-on que les hommes sont frères, le jour où s'effacerait la croyance chrétienne au Père universel, le jour où le dogme de la création tomberait en poussière? Et vous vous étonnez, vous, homme de la morale, que nous défendions nos doctrines, et que, devant les insensés qui se raillent comme à plaisir de nos croyances, nous nous écriions : « Prenez garde! c'est notre dignité, c'est notre noblesse que vous allez nous arracher. »

Je pourrais multiplier ces exemples. Ceux-là suffisent. Par là vous pouvez voir si la morale chrétienne peut aisément se séparer de la foi des chrétiens. C'est aussi là notre réponse à une objection qui nous est souvent faite. On nous montre des hommes étrangers à nos Eglises, à nos croyances et qui accomplissent des oeuvres de dévouement, de charité, devant lesquelles on est obligé de s'incliner avec respect, des hommes d'une vie exemplaire et d'une inflexible droiture, et l'on en conclut à l'inutilité de nos principes et de notre foi. D'un autre côté, des croyants, troublés, aigris par cette objection , s'efforcent de rabaisser ce:; actes, de dénigrer ces vies, d'y chercher des motifs toujours intéressés; à quoi nos adversaires répondent en dénigrant à leur tour les oeuvres chrétiennes, et, d'attaque en attaque, d'aigreur en aigreur, la lutte aboutit souvent à l'injure. Pour moi, je n'imiterai pas cette tactique; je souffre pourtant, je l'avoue, de voir des hommes droits, honnêtes, charitables , repousser des croyances qu'ils devraient bénir Mais, dans ces âmes qui nous échappent, je distingue encore le sceau divin que le christianisme y a imprimé, et je leur dis : « Quoi que vous fassiez, vous ne pourrez pas renier votre origine; le sang qui coule dans vos veines, c'est notre sang; avec nous vous avez puisé le lait spirituel au sein d'une mère commune, et ce sont nos croyances, mêlées, sans que vous le sachiez, à votre vie la plus intime, qui vous font ce que vous êtes. » Vous croyez échapper au christianisme; vous êtes comme un insensé qui prétendrait échapper au soleil. Il s'enferme dans sa maison, il fait murer ses fenêtres, et là, dans cette nuit que sa lampe seule éclaire, il croit avoir atteint son but, comme si le soleil n'était pas dans l'air qu'il respire, dans la douceur de l'atmosphère qui le fait vivre, dans les aliments dont il se nourrit, dans la chaleur de son corps, dans la vie qui court à travers toutes les fibres de son être et jusque dans les battements de son coeur. Eh bien ! pauvre raisonneur qui travaille renfermé dans les murs épais de ta dialectique, à la maigre clarté de ta science d'un jour; toi qui crois te soustraire à ce soleil du christianisme d'où descendent sur nous depuis dix-huit siècles, la chaleur et la vie, sors de ta prison, lève les yeux vers le ciel, et puis, fléchis le genou, courbe la tête et adore !

Vous comprenez maintenant, mes frères, pourquoi nous insistons sur la nécessité de prêcher la doctrine chrétienne, et l'expérience universelle des croyants confirmerait ce que je vous ai dit. Tous les grands mouvements religieux, tous les grands réveils de l'esprit chrétien dans l'Eglise ont été provoqués bien moins par la prédication de la morale que par l'affirmation victorieuse des vérités de la foi. Cela doit être. La morale seule nous accable autant qu'elle nous attire; plus elle est sainte, plus elle est capable de nous décourager. En présence de cet idéal, l'homme pénétré du sentiment de son impuissance se replie sur lui-même et le désespoir le saisit. Témoin la plus noble école morale de l'antiquité, le stoïcisme, qui a étonné le monde par le nombre de ses disciples qui se sont suicidés.

Prenez l'acte le plus sublime de la morale, le sacrifice. Suffira-t-il de me le prêcher pour que je l'accomplisse ? Mais si mon imagination l'admire, ne voyez-vous pas que mon être tout entier recule en frémissant devant une semblable loi ? Si, au contraire, pour me commander le sacrifice, vous me montrez un père qui me l'ordonne; si le sais que ce sacrifice trouve dans son amour sa sanction et sa récompense; si, enfin, vous me montrez ce sacrifice réalisé par celui-là même qui me le commande, ne voyez-vous pas que vous m'inspirez une force illimitée qu'aucun raisonnement ne pourra me donner? Or, voilà ce que fait la doctrine chrétienne; cette doctrine où l'on prétend ne voir qu'une excroissance du sentiment religieux, c'est l'arbre même d'où sortent ces fruits de vie morale et de sainteté dont le monde ne peut plus se passer. Supposons les apôtres partant pour ne prêcher au monde que la morale? Croyez-vous qu'ils fussent jamais arrivés à fonder l'Eglise? Demandez à nos missionnaires si c'est en prêchant la morale qu'ils arrivent à convertir les coeurs. Demandez-le à l'Eglise tout entière; elle vous répondra, par ses plus grands représentants, que sa force est dans ces doctrines qu'on voudrait aujourd'hui nous arracher. De deux prédicateurs prêchant, l'un ce que doit faire l'homme pour plaire à Dieu, l'autre ce qu'a fait Dieu pour sauver l'homme, lequel, selon vous, convertira le plus d'âmes? Si' vous hésitez à répondre, voyez devant vous, d'un côté, le Sinaï, où la loi morale a resplendi dans tout son éclat; de l'autre, le Calvaire où l'amour divin est apparu dans sa magnificence, et demandez à l'histoire si c'est du Sinaï ou du Calvaire que sont sortis la vie et le salut du monde. Il

Apprenons de là, mes frères, à maintenir sans faiblesse les grandes vérités de l'Evangile; souvenons-nous que c'est la vérité divine qui seule sanctifie, qu'en dehors d'elle il peut y avoir des vertus, d'admirables élans; mais que seule elle imprime à l'âme humaine la direction continuelle vers le bien, que seule elle lui donne la force pour agir et pour persévérer. Au nom de la morale elle-même, affirmons avec énergie les enseignements de la foi. On nous accusera d'inintelligence et d'étroitesse. On nous dira que nous méconnaissons les besoins de notre siècle. Et qu'importe ! Ce n'est pas pour plaire à notre siècle, c'est pour obéir 'i la vérité que nous prêchons l'Evangile; d'ailleurs, si nous choquons nos sages d'aujourd'hui, je sais qu'en prêchant cela nous répondons aux éternels besoins de l'âme humaine. Mes frères, chaque siècle a la vue courte, chaque époque se fait de l'humanité une idée incomplète et mesquine; un jour on la divinise, le lendemain on l'abaisse et on la dégrade; l'éducation crée en nous des notions artificielles; la mode du jour altère notre nature et la fausse. Le Dieu de l'Evangile n'est pas le Dieu d'un siècle; c'est le Dieu de l'humanité, et les doctrines de la révélation répondent aux besoins profonds, éternels de la conscience et du coeur humains; voilà pourquoi la morale n'a de vie et de sûreté que là.

Oui, prêchons les doctrines chrétiennes. Mais savez-vous ce qui paralyse notre prédication? Hélas! c'est le peu d'effet que ces doctrines produisent sur beaucoup de ceux qui les acceptent et qui les professent. Pour moi , j'avoue que c'est là ce qui a souvent troublé ma foi Quai-id j'examine le christianisme lui-même dans son magnifique ensemble, quand je vois ces vérités majestueuses de la révélation, semblables à de hautes montagnes dont les cimes se perdent dans les profondeurs des cieux, quand je suis à travers les siècles cette merveilleuse histoire qui commence au berceau de l'Eden et qui doit aboutir au règne universel de la justice et de la charité sur la terre pacifiée; quand j'arrête mes regards sur la face adorable du Christ, sur sa sainteté sans égale, sur son amour tel qu'il a resplendi au Calvaire; quand j'entends retentir la parole qui descend de ses lèvres avec l'accent d'une autorité si divine , alors je crois, j'adore, et, comme Félix Neff mourant, je m'écrie : « L'Evangile est vrai, vrai, vrai! » Mais ce qui m'a souvent troublé, c'est la vie de ceux qui s'appellent chrétiens. Et comment croire que ces doctrines sont efficaces, quand ceux qui depuis vingt ou trente années les ont embrassées et les professent sont tels aujourd'hui qu'ils étaient autrefois, quand un esprit amer ou étroit les anime, quand de leurs bouches tombent sur leurs frères des jugements sans pitié? Comment le croire, quand les appels les plus pressants de la charité réussissent à peine à les émouvoir et n'obtiennent que les restes de ce que l'amour-propre, la vanité, le désir de briller ont sacrifié au monde? Comment le croire, quand on voit ceux qui demandent une prédication fidèle, ceux qui veulent qu'on leur parle d'un Dieu saint, du péché, de la vie, de la mort éternelles, se plonger dans le tourbillon du monde et nous confondre par leur légèreté, quand des chutes soudaines, ou de secrets désordres viennent humilier l'Eglise et réjouir les mondains? Comment le croire, quand, dans les affaires, la piété extérieure couvre souvent l'indélicatesse des procédés, le manque de scrupule et d'honnêteté, tellement que vis-à-vis d'un langage religieux, on voit des hommes droits concevoir une défiance instinctive ? Voilà, mes frères, ce qui fait les sceptiques; voilà ce qui affaiblit notre prédication, ce qui frappe de mort nos efforts et nos apologies; voilà ce qui perd les âmes, voilà ce qui détruirait l'Eglise, si l'Eglise pouvait être détruite... Ah! puisse cette pensée nous remplir d'un salutaire effroi! Puissions-nous tous, hum liés, repentants, nous frapper la poitrine et nous souvenir que si la vérité que nous croyons ne change pas nos coeurs et ne transforme pas nos vies, elle sera au dernier jour notre condamnation !


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