Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome III


L'ÉTROITESSE DE L'EVANGILE

 

Entrez par la porte étroite.... car la porte étroite et la voie étroite mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent.

(MATTH. VIl, 13 et 14.)


Mes frères,

Je ne sais rien de plus large que le christianisme Il n'est pas une des idées dont il s'est emparé qu'il n'ait agrandie dans des proportions infinies.

S'agit-il, par exemple, de l'idée de Dieu ? Qu'était-elle devenue dans le monde ancien ? Chaque peuple avait ses dieux, étroits, exclusifs et jaloux, faits à l'image de leurs adorateurs, farouches et sombres chez les nations du Nord, majestueux et beaux chez les Grecs, sanguinaires et voluptueux en Asie à peine, ici et là, un philosophe parvenait-il à s'élever au-dessus de ces notions vulgaires, et, si la raison d'un Socrate ou d'un Sénèque avait saisi l'idée de l'unité divine, jamais cette abstraction n'était devenue à leurs yeux un Etre vivant auquel ils pussent élever leurs coeurs et leurs prières. Jésus-Christ paraît, et d'un mot brise et met en poussière ces barrières étroites qui séparaient les âmes. a Le temps est venu, dit-il, où vous n'adorerez plus sur cette montagne, ni dans ce sanctuaire. Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l'adorent l'adorent en esprit et en vérité.» Ce que le maître a dit, saint Paul l'annonce au monde. Il va prêcher au milieu des païens « un seul Dieu père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous, et en tous, » un Dieu « en qui tous ont la vie, le mouvement et l'être. » Dix-huit siècles ont passé dès lors; j'écoute tous les penseurs qui se vantent d'avoir dépassé l'Evangile, et j'en cherche vainement un seul qui sache me donner de Dieu une idée plus large, plus élevée et plus magnifique.

S'agit-il de l'idée de l'humanité? Vous savez ce qu'elle était devenue dans le monde ancien. Les nations étaient séparées comme leurs dieux; pour le Grec et le Romain, l'étranger n'était qu'un barbare; aucun lien supérieur ne rattachait les âmes; chez les plus civilisés, la société mettait face à face l'oppresseur et l'opprimé, l'esclave et le citoyen qui s'appelait libre. Ici et là, quelque esprit élevé entrevoyait vaguement une cité universelle qui devait rassembler les peuples, et Cicéron avait balbutié ce mot sublime: « L'amour du genre humain. » Mais ce n'étaient là que des rêves sans action sur les coeurs, et la seule unité qu'eût réalisée le monde, c'était l'unité dans la même servitude, dans le même abaissement, sous la même tyrannie. Jésus-Christ paraît; il dit à ceux qui le suivent : « Vous êtes tous frères, car vous avez un même Père qui est aux cieux. » Saint Paul va porter au monde cette grande nouvelle; il prononce cette parole étrange : « Il n'y a plus ni Scythe, ni Grec, ni esclave, ni libre, ni homme, ni femme; Dieu a fait naître d'un seul sang tout le genre humain. » Dix-huit siècles ont passé dès lors, je cherche vainement, dans tous les systèmes que la raison humaine a produits, un seul qui me donne de l'humanité une idée plus large, plus élevée et plus magnifique. Que dis-je? Loin d'être dépassée, cette idée est à peine comprise aujourd'hui. Pour que le noir auquel elle assurait sa dignité ait pu occuper sa place légitime au foyer de la liberté commune, il a fallu hier encore sacrifier plus d'un million de vies; et pour que nous-mêmes nous apprenions à nous dépouiller de notre égoïsme, à voir, à respecter, à aimer un frère dans l'être pauvre, ignorant, dégradé, ce n'est pas trop de tous les appels de l'Evangile, de toutes les sollicitations de l'esprit de Dieu.

S'agit-il enfin de la destinée de l'homme individuel? Voyez comme elle grandit à la lumière du christianisme. Devant le dernier des êtres, l'Evangile ne place pas un but moindre que la perfection même; il lui ouvre, dès ici-bas, la vie éternelle, cette vie dans laquelle tout son être se développe et se renouvelle à l'image de Dieu, en attendant que la mort lui ouvre ce progrès dans la gloire , ce développement sans fin que saint Pierre exprime en un mot d'une hardiesse étrange: «participant de la nature divine.» Sublime, mais douloureuse destinée! J'en atteste cette inquiétude, ce sourd malaise qu'elle éveille et entretient dans les âmes d'élite qui l'ont vraiment comprise. Pourquoi ce mécontentement qui les poursuit sans cesse, qui leur fait tenir pour rien tout ce qu'elles ont accompli ? Pourquoi cette recherche d'un but toujours supérieur? Pourquoi cet amour qui va s'élargissant toujours plus, qui agrandit le cercle de leur sollicitude, qui leur fait entendre les cris de la douleur la plus lointaine, qui les fait souffrir d'une iniquité commise à l'autre extrémité du monde? Pourquoi ? Parce que le christianisme ne les appelle à rien moins qu'à l'infini dans la perfection morale, dans la ressemblance avec Dieu. Faut-il s'étonner que le monde subisse cette influence? Faut-il s'étonner que la foi au progrès soit née sous l'action de cette doctrine et n'ait pu se réaliser que là? Faut-il s'étonner que, tandis que, sous l'influence du bouddhisme ou du mahométisme, les nations languissent et s'atrophient dans une torpeur sans espoir, les sciences, les libertés, les lumières suivent le soleil de la vérité religieuse dans sa marche ascendante et victorieuse? Eh bien, ici encore je cherche en vain une doctrine, un système qui ouvre à l'âme humaine de pareilles perspectives. Ce n'est pas, à coup sûr, cette science sans idéal qui, usurpant le nom de positive, prétend enfermer à jamais l'homme dans le fini, et lui interdit de se demander d'où il vient et où il va, comme si l'homme ne portait pas l'infini dans son coeur, comme si, dans tous les élans de son âme, il n'échappait pas aux réalités palpables , comme si enfin on pouvait le satisfaire en le réduisant à n'être que le plus intelligent des animaux!

Ainsi, mes frères, de quelque côté que je l'envisage, je vois que l'Evangile a agrandi, dans des proportions infinies, les pensées, les recherches, les espérances, les affections de l'humanité.

Et cependant, partout où le christianisme a été fidèlement prêché, il a été accusé d'étroitesse. Je dis fidèlement prêché, parce que je sais qu'il y a une espèce de christianisme qui ne s'attire jamais ce reproche-là, un christianisme que le monde supporte et dont il s'accommode aisément. C'est celui de ces prédicateurs qui trouvent moyen de toujours plaire, de flatter les instincts secrets de ceux qui les écoutent, de leur prouver qu'après tout ils sont meilleurs et plus croyants qu'ils ne pensent, et de les renvoyer toujours satisfaits d'eux-mêmes; c'est cette religion facile qui ne froisse pas, qui ne blesse pas, qui n'effraye pas, et qui ne convertit pas. Qu'on ne l'accuse pas d'étroitesse, je n'en suis pas surpris, mais qu'on y reconnaisse l'accent de l'Evangile, voilà ce qui me confond.

D'où vient donc ce reproche d'étroitesse que s'est attiré de tout temps le christianisme fidèle? Faut-il le faire retomber tout entier sur ses représentants ? Notre nature est-elle à ce point infirme que la fidélité ne puisse exister sans entraîner l'étroitesse avec elle, Soyons ici sincères avec nous-mêmes et sachons nous humilier. Oui, à toutes les époques, les chrétiens ont compromis par leur manque de largeur la cause qu'ils avaient à défendre. Depuis ces premiers disciples qui écartaient de Jésus la Cananéenne, l'aveugle Bartimée ou ces enfants que Jésus voulait bénir, il semble que dans tous les temps ceux qui suivaient le Christ aient été tentés de rendre la voie qui conduit à lui d'un accès difficile et souvent impossible. Entre le Christ et les âmes, ils ont mis, les uns, leurs traditions et leur Eglise, les autres leurs systèmes; tous, leurs erreurs, leurs préjugés, leur orgueil spirituel. Ne croyez pas que je fasse allusion ici à aucun des partis qui divisent aujourd'hui l'Eglise. Je signale une tendance du coeur naturel qui se retrouve, hélas! dans tous les partis, et si vous me demandez sous quelle forme elle se montre le plus souvent aujourd'hui, je vous répondrai que c'est dans ce détestable esprit de jugement qui porte non sur les doctrines que nous avons le droit de juger et de connaître, mais sur les individus que Dieu seul connaît et qu'il nous est interdit de juger. Je dirai ici toute ma pensée : je souffre quand je vois avec quelle légèreté nous donnons ou nous refusons le titre de chrétiens à ceux auxquels il nous plaît, comme si l'expérience ne nous montrait pas ce que ces classifications ont de superficiel et d'arbitraire, comme si tel homme peu éclairé ne servait pas Dieu plus fidèlement qu'un autre dont la profession 'est plus exacte et plus complète, comme si le coeur chez beaucoup ne valait pas mille fois mieux que l'intelligence, comme si enfin Dieu nous avait révélé l'état intérieur d'aucun homme et le partage final qui lui est réservé.

Cela dit, je me demande si ces causes suffisent à expliquer pourquoi l'Evangile est accusé d'étroitesse. Non, mes frères, la vraie cause de ce reproche est dans l'Evangile lui-même. Fût-il annoncé par des êtres salis tache, fût-il annoncé par des anges, il n'échapperait pas à cette accusation. Que dis-je ? N'a-t-il pas été apporté sur la terre par le saint et le juste, par celui qui fut la charité même? Or Jésus-Christ a-t-il échappé Là ce reproche? Mais il s'en est emparé, il a fait de l'étroitesse un des caractères de l'Evangile, c'est lui qui a prononcé cette parole étonnante : « Entre: par la porte étroite. » Acceptons donc cette parole et cherchons, avec l'aide de Dieu, à en saisir le véritable sens.

En allant au fond de cette pensée, je trouve tout d'abord que la voie de l'Evangile est étroite, parce que c'est la voie de la vérité.

Cette assertion peut sembler paradoxale, mais un raisonnement bien simple va la justifier.

Je suppose que Jésus-Christ, au lieu de dire : « Je suis la vérité.. Nul ne vient au Père que par moi, » eût dit: «Je suis l'un des chemins qui conduisent à Dieu; » je suppose que saint Pierre, au lieu de dire : « Il n'y a point de salut en aucun autre que Jésus-Christ, » sût dit que Jésus Christ était « l'un des moyens de salut de l'humanité; » je suppose que saint Jean, au lieu de dire : « Quiconque ne demeure point dans la doctrine de Jésus-Christ, ne possède point Dieu, » eût dit que par Jésus-Christ, on connaissait Dieu mieux que par toute autre voie; je suppose que saint Paul, au lieu de dire : « Il y a une seule foi, » eût dit que toute foi sincère était également bonne; - je suppose qu'à notre tour, au lieu de vous dire quand nous vous annonçons l'Evangile: « Voici la vérité,» nous vous disions: «Voici notre opinion, » croyez-vous que le christianisme ainsi présenté fût un seul moment accusé d'étroitesse? Non, sans doute. D'où lui vient donc ce reproche? C'est qu'il se donne pour la vérité.

Au moment où le christianisme parut sur la terre, la tolérance la plus illimitée régnait dans le monde. Toutes les opinions religieuses étaient professées, tous les cultes pouvaient être célébrés en paix. Rome ouvrait le plus vaste de ses temples à toutes les divinités des nations qu'elle avait conquises, et dans cet immense Panthéon leurs statues se comptaient par milliers. Si l'on eût dit à quelque philosophe du temps de César, à Cicéron par exemple, que l'on répandrait bientôt du sang pour des opinions religieuses, il eût repoussé cette idée avec indignation peut-être, ou tout au moins avec un soutire d'incrédulité. Cent ans plus tard, les préfets romains étaient officiellement chargés des fonctions d'inquisiteurs, et l'on voyait commencer ces épouvantables persécutions qui devaient durer trois siècles. Pourquoi cela ? Parce que les chrétiens, en apportant l'Evangile dans le monde, n'avaient pas dit : « Voici une religion de plus, » mais « Voici la vérité. » On ne put pas supporter tant d'étroitesse et on le leur montra bien.

Aujourd'hui, la liberté religieuse est entrée dans nos moeurs pour n'en plus sortir. Je ne m'en effraye pas, je m'en réjouis, au contraire. Le monde a compris que l'âme humaine relève directement de Dieu, que nulle puissance terrestre n'a droit sur elle quand il s'agit de sa foi. Voilà la véritable origine de la liberté, son origine évangélique et réellement divine, marquée par Jésus-Christ le jour où, délivrant l'âme à jamais du joug de la force, il prononça cette parole immortelle : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Mais ce n'est pas toujours ainsi qu'on l'entend. Aux yeux du grand nombre, la tolérance est fille du scepticisme, et c'est par ce côté-là qu'elle leur plaît. Notre siècle a une étonnante largeur pour toutes les opinions religieuses. Loin de les repousser avec dédain comme on le faisait il y a cent ans, loin d'y voir l'oeuvre du sacerdoce et de l'imposture, il se plaît à y reconnaître les effusions les plus spontanées et les plus profondes de l'âme humaine; à ce titre, il les accueille, il les examine avec curiosité; quand elles sont élevées et poétiques, il leur témoigne une sympathie respectueuse : mais ce que notre siècle ne peut souffrir, c'est qu'une religion se présente à lui et lui dise : « Je suis la vérité. »

Croyez-en ici notre expérience. Il y a un instinct secret qui nous avertit de ce qui plaît ou de ce qui blesse dans notre prédication. Tant que nous nous bornons à émouvoir les âmes, à décrire nos maladies morales et nos souffrances, à faire appel aux sentiments humains, nous ne soulevons aucune opposition. Dès que nous faisons intervenir la vérité révélée, dès que nous parlons au nom de l'autorité qui nous lie, il y a des sympathies qui se retirent de nous.

Quelle idée, cependant, se fait-on du ministère? Pourquoi êtes-vous rassemblés ici? Est-ce pour entendre les opinions d'un homme ? Est-ce pour nous incliner tous ensemble devant la vérité de Dieu ? Là est la question. Il faut choisir entre l'Eglise et l'école. Pour moi, je le dis fermement, si j'arrivais à ne plus croire que l'Evangile fût la vérité absolue et définitive, si je n'avais à vous apporter ici que mes opinions, mes hypothèses et mes espérances, quelque élevées et consolantes qu'elles puissent vous paraître, je descendrais de cette chaire, et j'irais ouvrir une école de philosophie où, au nom de ma seule intelligence, je m'adresserais à d'autres intelligences. Me suivrait qui voudrait, mais là du moins je serais dans le vrai, et ma conscience y respirerait à l'aise. Si je reste ici, si je vous y apporte, dans ma faiblesse, non pas des opinions, mais des certitudes, non pas des questions, mais des réponses, c'est qu'avec vous j'écoute et j'adore Celui qui a dit au monde

« Je suis la vérité. »

Et pourtant, dans tout autre domaine, notre génération accepte fort bien qu'on lui parle de vérité. Dans les sciences, par exemple, elle sait que la vérité seule est bonne, avantageuse et féconde. Lorsqu'un inventeur, découvrant la vraie loi de certains phénomènes, rejette sans hésiter toutes les explications précédentes et dit : a Voici le chemin qu'il faut suivre, » nul, assurément, ne l'accusera d'étroitesse; au contraire, on le suivra dans cette nouvelle voie; on sent qu'il serait insensé de rester indifférent ou stationnaire en présence de cette découverte, et d'affirmer encore que toutes les voies sont bonnes, que toutes les explications sont plausibles. Pourquoi n'en est-il pas de même en religion ?

Pourquoi, mes frères ? Parce que les autres vérités ne gênent en rien notre indépendance morale, parce qu'elles ne font cri définitive que contribuer à notre bonheur matériel. Mais il en est autrement de la vérité religieuse : celle-ci, si elle existe, doit être la vérité de toutes choses; elle doit régner en maître sur nos pensées et sur nos volontés. Et comment n'en serait-il Pas ainsi? La vérité religieuse, c'est Dieu retrouvé, et notre relation avec Dieu ne peut être qu'une relation d'obéissance; si Jésus-Christ a dit vrai, ne voyez vous pas aussitôt que ma vie tout entière doit tendre au but qu'il m'assigne, et que mon indépendance orgueilleuse est obligée d'abdiquer? Or, on prétend rester indépendant, on prétend être libre de croire ce qu'on veut sur la vie, sur le devoir, sur Dieu, sur l'éternité. On ne peut souffrir d'accepter de Dieu une vérité toute faite devant laquelle il faut s'incliner. C'est qu'il y a dans l'orgueil de l'intelligence de secrètes et mystérieuses voluptés qui enivrent ceux qui s'y plongent; voluptés qui valent toutes celles des sens. Oh! la délicieuse indépendance que celle d'un esprit que rien ne lie, qui peut errer à son gré dans le ciel des opinions et des croyances humaines, sans en servir aucune; puisant dans chacune ce qu'elle a d'attrayant, repoussant ce qu'elle a d'austère , s'oubliant dans ce jeu qui amuse et qui irrite son insatiable curiosité! Oh! la réputation aujourd'hui si désirée de critique distingué et d'esprit délicat! Oh! le plaisir souverain de mépriser toutes les idées conventionnelles, de regarder de bien haut la mêlée des croyances et des passions humaines, de tout apprécier en juge et de ne jamais devenir l'esclave de la vérité! Là est le péril de la critique contemporaine : la critique, cette science si grande et si féconde quand elle s'étudie à dégager la vérité pour la faire connaître et adorer; mais qui, si elle se sépare de la foi à la vérité, n'est plus qu'une puissance de mort et de dissolution. Eh! qui ne le connaît ce scepticisme maladif incapable de rien affirmer et de rien conclure, cherchant toujours et n'arrivant jamais, toujours en quête d'opinions et d'impressions nouvelles, mais ayant toujours horreur de s'engager dans la voie étroite de la vérité ? Qui n'a senti son atteinte aux heures mauvaises où la conscience est muette et où l'âme, oublieuse de sa destinée, s'abandonne aux molles séductions du présent? Prenons-y garde! c'est par là que beaucoup sont morts à la vraie vie. Pour avoir vu passer la vérité sans la suivre, pour avoir refusé de la servir dans le renoncement et dans l'humilité, ils sont devenus incapables de la discerner davantage, ils ont fini par dire avec Pilate : « Qu'est-ce que la vérité? » C'est qu'on ne joue pas avec ce qu'il y a de plus saint et de plus sérieux au monde, c'est qu'ici la haine elle-même est moins à craindre que la frivolité dédaigneuse. Ames agitées, esprits incertains, le salut pour vous est dans la foi et dans l'obéissance. Entrez dans la voie étroite, entrez-y, car seule elle conduit à la vie.

J'affirme, en second lieu, que si la voie de l'Evangile est étroite, c'est parce qu'elle est la voie de la sainteté.

La morale de l'Evangile ne s'est pas toujours attiré ce reproche d'étroitesse. C'est de trop de largeur qu'on l'a d'abord accusée. Jésus-Christ a été mis à l'index par les rigoristes de son temps C'était pour eux un mangeur, un buveur, un ami des gens de mauvaise vie. Comment l'esprit pharisaïque aurait-il pu comprendre son enseignement? Comment aurait-il reconnu l'accent de la sainteté dans cette parole qui brisait toutes les prescriptions de pureté légale, toutes les strictes ordonnances, toutes les traditions auxquelles on rattachait l'idée même de la sainteté? Plus de serment, plus d'ablution, plus de prière récitée, plus d'aumône méritoire, plus de lieu saint, n'était-ce pas le renversement de la morale elle-même? Que penser ensuite d'un maître, d'un prophète qui semblait se plaire au contact de ceux que l'on appelait les impurs, des lépreux, des péagers, des êtres les plus vils, et qui proposait aux Juifs l'exemple des païens? On devait crier au scandale, on l'a fait. La largeur de l'Evangile a été l'une des causes principales qui ont élevé la croix de Jésus-Christ.

On l'admire aujourd'hui. On s'étonne de cet enseignement d'une spiritualité si pure qui affirme tout ce qui est saint et bon, en rejetant, sans hésiter, toutes les prescriptions formalistes, semblable à ces glaciers transparents des Alpes qui repoussent, en se formant, tous les éléments étrangers, toutes les scories que l'avalanche avait mêlées à leur eau. On s'étonne de cette morale que le travail de dix-huit siècles n'a pas eu besoin d'élargir, et qui convient à l'homme moderne comme à ceux qui l'entendirent pour la première. fois; de cette morale qui, sortie de la nationalité la plus farouche et la plus étroite, est la plus humaine qui fut jamais; si ardente pour le bien, et cependant si opposée au fanatisme; si admirable de bon sens et cependant si pure de tout esprit utilitaire, plus extraordinaire peut-être parce qu'elle permet que parce qu'elle interdit, et qui, en ouvrant à l'âme les aspirations les plus élevées et les plus sublimes, connaît à fond toutes les faiblesses, toutes les ruses, toutes les misères du coeur naturel. On l'admire donc, on lui donne volontiers la première place, et dans ce jugement les voix sont unanimes; les vicieux mêmes parlent ici comme les autres; car les vicieux ont aussi des droits à défendre; à ce titre, la morale ne leur est pas indifférente, ils ont besoin d'elle, ne fût-ce que pour être protégés; l'égoïste habile tremblerait à la pensée de vivre dans une société faite à son image; il ne lui déplaît pas qu'il y ait ici-bas une doctrine qui prêche aux autres le sacrifice et l'abnégation. Ainsi, l'intérêt chez les uns, l'enthousiasme chez les autres, l'amour et l'obéissance chez le plus petit nombre, tout s'unit pour créer, en faveur de la morale évangélique, un préjugé favorable qui ressemble à une universelle adhésion.

Mais sortez de ces généralités. Prenez cette morale dans son principe même et dans son esprit. Enseignez avec saint Paul que la gloire de Dieu doit être le mobile de tous nos actes et de toutes nos pensées, dites avec Jésus-Christ que le crime d'impureté est déjà dans la convoitise, que le meurtre est déjà dans la haine, prenez-en un mot le péché au sérieux, vous verrez quelles antipathies, quelles colères, quelle opposition vous soulèverez bientôt. L'étroitesse, le rigorisme, ce seront les mots les plus doux qu'on vous appliquera. Heureux serez-vous si l'honnêteté vulgaire n'accuse pas d'hypocrisie cette exagération qui la confond et qui l'irrite.

Et pourtant que prétend-on ? Enlever à la morale évangélique son principe? Mais c'est lui enlever du coup sa grandeur et son unité. La rendre moins spirituelle ? Mais c'est placer le mal non plus dans l'intention, mais dans l'acte; c'est retomber en plein pharisaïsme. Chose frappante! Si vous proposez à l'homme moins que ce que l'Evangile lui propose, moins que l'amour de Dieu et de l'homme, si vous faites fléchir cette loi de l'épaisseur d'un cheveu, elle croule tout entière; vous aurez des préceptes épars que chacun interprétera à sa manière, vous n'aurez plus de loi.

Vous la trouvez trop étroite, cette voie. Vous voulez l'élargir! L'élargir! Et comment, Ah! je vous entends. Chacun voudrait qu'elle pût laisser passer ses penchants favoris : l'un son ambition, l'autre ses attachements coupables , l'autre ses rancunes, tous leurs secrètes idolâtries. Rien ne les irrite plus que d'entendre l'Evangile déclarer qu'un sacrifice vivant, saint et sans réserve est le seul service raisonnable du chrétien. Eh bien, élargissons-la donc, et que votre volonté s'accomplisse. Faisons un évangile selon votre coeur, et soyez satisfaits. Satisfaits ? Et qui me dit que vous le serez demain ? Qui me dit que votre passion toujours plus envahissante et plus insatiable ne demandera pas des concessions nouvelles? Et si vous savez y mettre un terme, qui m'assure qu'un autre saura s'arrêter comme vous, et qu'il ne viendra pas, au nom de la largeur que vous invoquez, briser toutes les barrières qui s'opposent encore à ses caprices ! - Plus d'étroitesse ! dira la volupté. Plus d'étroitesse! répondront en choeur toutes les passions et toutes les convoitises. Faites-nous la voie large. Arrière les préjugés religieux, les vains scrupules des âmes timorées, toutes ces chaînes trop longtemps portées! A nous la jouissance, à nous l'heure présente avec toutes ses délices, à nous pour abreuver nos lèvres frémissantes la coupe du plaisir où les heureux de la terre ont sans nous étanché leur soif, - et, dans cette affreuse mêlée de toutes les convoitises, la victoire sera sans doute à l'égoïsme le plus sauvage et le plus fort. Voilà le dernier mot de la largeur humaine. Vous n'en viendrez pas là, je le sais bien, mais il ne suffit-il pas de mesurer du regard ces hideuses conséquences pour voir ce que l'on gagne à faire fléchir la loi divine! Ainsi, mes frères, il faut choisir : ou la voie large de la passion sans limite, ou la voie étroite de la sainteté.

Faisons un pas de plus. La voie de l'Evangile est étroite, parce que c'est la voie de l'humilité.

J'ai montré qu'elle ne pouvait laisser passer nos passions et nos vices; J'affirme maintenant qu'elle est fermée à l'orgueil même vertueux. S'humilier, reconnaître sans détour ce qu'on vaut aux yeux du Dieu de sainteté, se dépouiller de ses vertus, de ses prétendus mérites, et recevoir le salut comme une grâce, c'est là, mes frères, la seule attitude qui nous convienne, mais qu'elle est douloureuse au coeur naturel! C'est par là que l'Evangile est trop étroit pour beaucoup d'hommes. Combien volontiers ils payeraient leur salut des plus éclatants sacrifices, si ce salut était leur oeuvre, s'ils pouvaient par là mériter le ciel! La grâce, c'est-à-dire le pardon complet, la grâce sans laquelle l'Evangile ne serait qu'une loi plus inflexible que celle du Sinaï, que d'oppositions elle soulève! Et pourtant c'est la seule voie par laquelle des êtres tombés pourront entrer dans la communion du Dieu saint. Est-ce donc Dieu qui l'a faite étroite ? Jugez-en vous-mêmes. Voici au milieu de la nuit une maison envahie par un incendie. Partout la flamme éclate avec la rapidité de l'éclair. On pousse des cris d'alarme, car il y a là un malheureux donnant au-dessus de cette fournaise qui va le dévorer. Il s'éveille, il promène partout ses regards effarés. Devant lui, un seul passage reste ouvert, étroit, mais suffisant à sauver sa vie. Que fait-il ?

D'une main avare et fiévreuse, il ramasse tout ce qu'il peut sauver de ses biens, et, chargé de ses trésors, pliant sous le fardeau, il arrive à cette porte qui refuse de lui livrer passage. « A moi ! s'écrie-t-il alors, à moi ! la porte est trop étroite. » Eh ! pauvre insensé! laisse là tes trésors qui vont te coûter la vie, dépouille-toi de ce qui arrête ta marche, consens à tout sacrifier. Ton salut n'est qu'à ce prix. » Vous m'avez compris, mes frères, cette maison qui s'écroule, c'est notre vie; cette flamme dévorante, c'est le jugement du Dieu saint; cette porte ouverte, c'est le pardon; et ces trésors qui vont vous perdre, ce sont ces qualités, ces vertus, ces mérites, que vous voulez conserver à tout prix. Oui, la porte du 'ciel est trop étroite pour les propres justes, et c'est par là que l'Evangile soulève chez eux tant de répugnance et d'irritation! Ah ! le délire de l'orgueil humain est quelque chose qui confond. Tandis que nous entendons les âmes les plus saintes que le monde ait comptées, gémir à la pensée de leurs infidélités et crier grâce, il faut nous résoudre à voir des êtres dont la longue existence est vis-à-vis de Dieu un tissu de transgressions, une ingratitude continuelle ; des êtres qui ont comme vous, comme moi, dans leur existence, de ces pages cachées qu'ils ne voudraient faire lire à aucun regard d'homme, repousser la grâce comme trop humiliante, s'indigner qu'on leur propose le pardon, et parler de leurs vertus, de leurs bonnes oeuvres, sans songer que leur orgueil seul les flétrit aux yeux du juste Juge; ils s'en vont donc au-devant de la mort, ne demandant que la justice, en face de la croix qui leur offre la miséricorde. Ils s'en vont réclamer leur place légitime dans la société des saints, dans cette lumière sans tache où Dieu habite; ils s'en vont, et ils ne savent pas qu'un seul regard du juste Juge éclairant d'une formidable lueur le fond de leur vie cachée suffirait à les condamner.

Ah ! bénissons Dieu, mes frères, de ce qu'il a dissipé notre aveuglement, troublé notre sécurité charnelle, et, pendant que le salut nous est offert, acceptons-le, comme une grâce. Entrons dans la voie étroite, car seule elle conduit à la vie.

J'affirme enfin que la voie de l'Evangile est étroite, parce que c'est la voie de l'amour.

Je sais qu'une telle pensée peut sembler étrange. On n'est guère accoutumé à entendre associer l'idée d'étroitesse avec l'idée d'amour. Au contraire, rien n'est si fréquent aujourd'hui que d'entendre parler d'une religion de l'amour dans laquelle doivent désormais se confondre toutes les idées, toutes les croyances qui divisaient jusqu'ici les hommes. « Dieu est amour, nous dit-on, que lui importent au fond nos erreurs et nos faiblesses? En quoi les actes d'êtres qui passent peuvent-ils troubler la sérénité de l'Etre universel ? Laissez là, ô croyants, vos jugements, vos damnations, vos anathèmes! Ouvrez aux créatures égarées la miséricorde infinie ! Pourquoi troubler leurs joies passagères? Pourquoi empoisonner leurs plaisirs? L'homme est si faible et la vie est si courte! » C'est ainsi qu'ils parlent, et jusque dans des pages malsaines, ils chantent l'amour de Dieu. Oui, sur des lèvres souillées, viennent se placer des effusions mystiques à l'amour de Dieu. Oui, ce sanctuaire, ce Saint des Saints où l'on ne devrait pénétrer qu'en tremblant, c'est aujourd'hui un lieu de passage, où chacun vient insolemment prendre place, et abriter ses idées, son incrédulité, ses vices et jusqu'à ses blasphèmes.

Savez-vous ce qu'il y a au-dessous de cette pensée? Avec une odieuse profanation, il y a un hideux mélange d'égoïsme et d'orgueil. Dieu est amour , disent-ils, donc nous sommes libres, libres de penser, d'aimer, d'agir à notre guise !

Arrière l'intolérance! Le ciel nous est ouvert à tous. -Voilà ce qui ne se peut supporter.

Ah! sans doute, le christianisme tout entier peut se résumer dans l'amour. Mais quel abîme entre l'amour tel que l'entend le monde et l'amour tel que l'entend l'Evangile! Oui, l'amour de Dieu est la religion même, mais qu'est-ce que cet amour et qu'est-ce que ce Dieu? C'est le Dieu saint dont les yeux sont trop purs pour voir le mal, c'est le Dieu devant lequel les anges eux-mêmes doivent se voiler la face. C'est le Dieu jaloux qui veut régner sans partage sur les coeurs et qui n'y supporte aucune idole. Donc l'amour qu'il nous porte doit être saint et jaloux comme lui, et l'amour que nous lui portons doit être de même nature. Il est étroit en ce sens qu'il repousse tout ce qui lui est contraire. Il cherche Dieu, c'est dire qu'il ne peut être indifférent à tout ce qui touche Dieu. Tout ce qui offense Dieu l'offense, tout ce qui déshonore Dieu l'atteint lui-même. Arrière donc cette universelle et lâche tolérance que l'on prétend abriter sous l'Évangile! L'amour chrétien entraîne avec lui la haine la plus énergique de ce qui lui est contraire, suivant cette belle parole du Psalmiste : « Vous tous qui aimez l'Eternel, haïssez le mal. » Bien loin de justifier l'indifférence, il a l'indifférence en horreur, et si, vis-à-vis des pécheurs, il s'appelle la miséricorde infinie, vis-à-vis du péché il est l'inflexible sainteté.

Ici j'en appelle à vous-mêmes. N'est-ce pas ainsi, que vous aimez, vous qui savez aimer ? Mère, vous est-il indifférent que le coeur de votre enfant se donne à toutes les passions, à tous les attachements honteux qui le sollicitent? Epouse, acceptez-vous, que, sous prétexte de largeur, celui qui a juré de vous être fidèle aille se plonger dans les tentations qui l'attirent? Ah! votre amour est étroit, étroit parce que c'est de l'amour, parce que le jour où il cesserait de l'être, le jour où vous prendriez votre parti d'être aimée après l'étrangère, le jour où cette honte vous laisserait indifférente et froide, ce jour-là il n'y aurait plus que des cendres dans le foyer éteint de votre coeur.

Eh bien! croyez-vous que le Dieu de l'Evangile nous demande moins que ce qu'une créature peut demander à une autre créature ? Et qui donc a le droit de réclamer notre coeur, si ce n'est celui qui l'a fait? Quoi! ces trésors de tendresse, ces irrésistibles élans, cette soif ardente de sympathie, ce besoin d'admirer, d'adorer, toutes ces énergies d'un coeur d'homme, Dieu qui les a mises en nous, serait le seul qui n'en aurait rien! Osons le dire : un Dieu qui vous demanderait moins qu'un sacrifice absolu, sans réserve, moins que votre vie et votre coeur, ce Dieu-là, vous ne croiriez pas en lui un instant. Et c'est par là que la voie de l'Evangile est étroite, parce que celui qui s'y engage n'a désormais qu'un but, qu'une ambition suprême, le service de Dieu dans l'amour. Voilà ce qui vous épouvante, ô mondains; je savais bien que nous ne nous entendrions pas. Cet amour exclusif vous répugne: consacrer sa vie à Dieu, aimer tout par lui et pour lui, perdre sa vie en lui, comme dit l'Evangile, c'est une voie trop étroite pour un coeur tout épris de lui-même. Pourtant, il faut choisir : ou la voie large de l'égoïsme où l'on sauve sa vie pour la perdre, ou la vole étroite de l'amour où l'on perd sa vie en Dieu pour la sauver.

Je vous ai montré, mes frères, pourquoi la voie de l'Evangile est étroite. Me trompé-je en affirmant que pendant que je vous parlais dans ma faiblesse, votre conscience d'accord avec moi confirmait secrètement ce que j'avançais ? Maintenant il faut conclure. Si parmi ceux qui m'écoutent, un seul, dans le silence, devant Dieu qui le regarde, se décidait à s'engager dans la voie que je lui ai ouverte, quel succès pour moi et quelle récompense! Mais pour lui quelle joie! Quelle joie? oui malgré ce que ce sacrifice a d'amer. Je n'ai pas voulu vous tromper. D'autres vous diront que la voie de l'Evangile est large, d'autres vous flatteront. Ils vous diront que la vie chrétienne telle que je vous l'ai présentée est mystique et sombre, terne, monotone et dépouillée. Eternelle séduction du monde, mensonge éternel qu'il répète à tous ceux qui veulent suivre Jésus-Christ! Demandez plutôt à ceux qui ont suivi la voie étroite, demandez-leur s'ils regrettent leurs dépouillements et leurs sacrifices, demandez-leur si toutes les illusions de la chair et de l'orgueil valent le bonheur immense d'une âme réconciliée avec Dieu, vivant dans ce qui est vrai, assurée de son bonheur éternel; demandez-leur si toutes les jouissances de l'égoïsme valent la joie pure d'un amour qui commence sur la terre pour s'épanouir au ciel dans sa plénitude infinie. Non, Seigneur, tu ne nous trompes pas, tu n'agis pas avec nous comme le monde. Le monde nous promet la joie, il ne nous donne que l'amertume; toi, tu nous promets la croix et tu nous donnes la couronne; le monde nous ouvre la voie large, mais c'est la voie des égarements et des déceptions sans espoir; toi, tu nous ouvres la voie étroite, mais elle conduit au ciel; oh! donne-nous à tous de la suivre, pour parvenir à cette vie véritable où nous pourrons grandir en connaissance, en sainteté, en amour, et nous renouveler sans cesse à ton image!


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