Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome VI


L'AMOUR DE DIEU
RÉVÉLÉ PAR JÉSUS-CHRIST

 

Dieu est amour.

(JEAN IV, 16?

Il y a eu un jour dans l'histoire où un homme de génie a découvert la loi de l'attraction qui relie entre eux les mondes. Dans le cours infini des siècles, cette loi avait toujours existé, se produisant à toutes les distances, ainsi qu'à travers toutes les substances, reliant entre elles les moindres molécules comme les astres les plus gigantesques, toujours la même, toujours inaltérée, toujours agissante, avant que les hommes eussent appris à en épeler la formule, familière depuis Newton à tous les enfants de nos écoles.

Ce qu'est l'attraction dans le monde physique, l'amour de Dieu l'est dans le monde moral. Dieu est immuable, il n'y a en lui, dit saint Jacques, aucune variation, ni aucune ombre de changement. Dieu est amour, il l'a toujours été. Il l'était avant que le monde fût, car le Dieu des chrétiens n'est pas le Dieu solitaire du déisme; il l'était quand l'erreur et la superstition des hommes le représentaient sous les traits affreux d'un Moloch ou d'un Bahal, quand la philosophie athée niait son existence ou ne voyait en lui que l'impitoyable destin; il l'était quand, à l'ombre de la croix, on calomniait et défigurait son caractère en lui prêtant les étroitesses, les colères, les malédictions et les haines dont l'esprit sacerdotal a souvent donné le scandaleux exemple, il l'était dans les âges où la violence, l'astuce, triomphaient sur la terre;, Il -l'était à l'époque où les grandes migrations barbares laissaient après elles les cités détruites, les champs en friche, et les populations massacrées; il l'était, il l'est encore quand la souffrance décime l'humanité, quand la guerre ou la famine couvre de milliers de cadavres une terre qui semble maudite, et que l'homme désespéré ne croit plus qu'à la fatalité. Il est là, toujours agissant, toujours le même, comme le soleil est là, même dans ces longues nuits polaires où les tristes habitants de ces régions glacées peuvent le croire éteint pour jamais.

Mais cet amour de Dieu a été en un jour de l'histoire révélé à l'humanité par Jésus-Christ, et c'est par lui seulement qu'elle l'a connu. Sans doute il avait pu être pressenti par la sagesse antique, et l'on a souvent rappelé que Platon avait, lui aussi, écrit cette parole : « Dieu est amour, » mais c'était dans un sens bien différent de celui de l'Évangile; c'était dans le sens esthétique qui voyait en Dieu le grand artiste, et non dans le sent chrétien qui voit en lui le Créateur, le Rédempteur et le Père. Sans doute, le sommaire de la loi qui affirme si magnifiquement l'amour de Dieu et l'amour des hommes était contenu dans le Deutéronome, mais que de siècles il y est resté à l'état de lettre morte! C'est Jésus-Christ qui en a fait une réalité, c'est Jésus-Christ qui a fait entrer cette grande vérité, je ne dis pas seulement dans l'intelligence des docteurs, je dis dans les croyances et dans le coeur des ignorants, des enfants et des derniers des hommes. Avant Jésus-Christ, l'humanité l'ignorait; en dehors de Jésus-Christ, l'humanité l'ignore encore, et quand elle se sépare de Jésus-Christ, elle retourne inévitablement ver% la vieille idole de la fatalité, comme le prouve irrésistiblement l'incrédulité contemporaine. Jésus-Christ a été le révélateur de l'amour de Dieu.

Il l'a révélé par son enseignement et par sa vie. Il l'a montré à l'humanité, Car le Christ, ce n'est pas seulement le docteur de Nazareth, le rabbin du rationalisme qui aurait apporté aux hommes quelques vérités morales; le Christ qu'a toujours adoré l'Église, c'est l'incarnation même de Dieu, l'image visible du Dieu invisible, de telle sorte qu'en le contemplant, nous contemplons le Père, et nous apprenons de Dieu tout ce que nous en pouvons savoir. « Nul n'a jamais vu Dieu, dit l'apôtre de l'amour. Le Fils unique qui est dans le sein du Père est celui qui nous l'a fait connaître. » Non; ce ne sont pas quelques enseignements, si sublimes et si divins qu'on les suppose, qui auraient suffi à faire entrer dans l'humanité la croyance à l'amour de Dieu. Il y fallait autre chose, il y fallait cette vie courte, mais unique, dans laquelle on peut dire que le ciel a vraiment visité la terre, il y fallait les ardeurs miséricordieuses du coeur du Fils de l'homme, il y fallait l'étreinte de sa tendresse accueillant les derniers et les plus souillés, il y fallait le sang de la croix.

Entrant dans cette pensée et voulant vous montrer ce qu'est l'amour de Dieu pour les hommes, j'ouvre l'Évangile et je vais chercher avec vous comment Jésus-Christ les a aimés. L'amour du Fils nous révélera l'amour du Père, suivant cette parole du Christ lui-même : « Comme mon Père m'a aimé, je vous ai aussi aimés. » Je ne ferai ressortir que quelques traits de ce grand tableau, mais j'en dirai assez, je l'espère, pour que vos coeurs tressaillent de reconnaissance, et pour que vous puissiez répéter avec transport cette parole de l'apôtre de l'amour : « Nous aimons Dieu parce qu'il nous a aimés le premier. »

Le premier trait qui me frappe dans l'amour que Jésus-Christ porte aux hommes, c'est son caractère désintéressé; pour employer une expression favorite de saint Paul, c'est un amour tout gratuit. Ce n'est pas pour lui, c'est pour eux qu'il les aime, et c'est là ce que les apôtres aiment à rappeler en disant que le Christ s'est livré pour eux. Jamais sacrifice n'a été plus complet, plus absolu.

Rien ne flétrit la confiance dans l'affection des hommes comme la pensée qu'à la racine de cette affection il y a un sentiment intéressé. Le jour où nous découvrons que nous ne sommes aimés que par calcul et dans une pensée toute personnelle, que ce qu'on aime en nous ce n'est pas nous, mais les services que nous pouvons rendre et le profit qu'on peut tirer de nous, notre coeur se ferme, et il suffit que ces expériences se répètent pour que le scepticisme l'ait bientôt endurci. Sommes-nous au contraire en face d'un amour purement désintéressé, d'un dévouement sans calcul, notre coeur tressaille, et le plus sceptique laisse tomber une larme. Eh bien! je dis que si l'amour de Dieu existe, il doit se reconnaître à ceci, qu'il dépasse toutes les affections humaines, car s'il y avait sur la terre quelque chose de plus grand que dans le ciel, c'est sur la terre et non dans le ciel que nous devrions placer notre trésor et nos coeurs. L'amour que Jésus-Christ a révélé au monde a été le plus désintéressé des amours. Quels sont ceux qui en ont été les objets? Des pauvres, des ignorants, des misérables auxquels nul ne pensait, dont nul ne se souciait. Qu'est-ce que Jésus-Christ a demandé aux hommes? Pas même un lieu pour reposer sa tête, l'ignominie à la place de la gloire, des épines pour sa couronne, un roseau pour son sceptre, les insultes et les crachats du prétoire pour ovation, l'abandon de tous pour sa récompense, la croix enfin pour son triomphe. Mais c'est précisément en contemplant ce sacrifice inouï que l'humanité s'est sentie aimée, c'est alors qu'elle a reconnu l'amour de Dieu et qu'elle y a répondu. Mes frères, Dieu n'a pas besoin de nous. Nous ne pouvons rien ajouter à sa béatitude et à sa gloire éternelle, et cependant Dieu nous a aimés, aimés jusqu'à réclamer nos coeurs, nos coeurs corrompus et flétris, et il y a dans le ciel une joie, immense lorsqu'un pécheur se repent et revient à Dieu. Voilà ce qu'il y a au fond de la doctrine sublime de la grâce, voilà ce qui nous force à dire avec saint Jean : « Nous aimons Dieu, parce qu'il nous a aimés le premier. »

Le second caractère que je remarque dans l'amour de Jésus-Christ pour les hommes, c'est que c'est un amour sans illusion.

Nous avons peur de voir l'humanité telle qu'elle est. Ce que nous y découvrons à certaines heures est effrayant, Il y a tel sentiment qui traverse nos coeurs et que nous n'oserons jamais avouer. On a mille fois fait ressortir en plaisantant le contraste qui existe entre ce qu'on dit et ce qu'on pense. Nous en avons ri souvent, et cependant est-ce que tout cela n'est pas navrant? On a dit que, si on lisait ce qui se passe au fond des coeurs, il n'y aurait pas deux amis sur la terre. On a dit que dans le malheur de nos amis

il y a quelque chose qui ne nous déplaît pas toujours. Récriez-vous, répétez, si vous le voulez, que ce sont là des boutades de misanthrope; vous savez bien au fond que tout cela est plus vrai

qu'on ne veut en convenir. On ne connaît pas l'humanité quand on ne la juge que d'après les vies heureuses; demandez à ceux auxquels la pauvreté, la maladie ou le deuil ont fait une situation dépendante ou isolée ce qu'ils pensent de la valeur d'un certain langage, et des effusions d'affection que l'on échange dans le monde; un sourire triste, un hochement de tête vous diront bien vite qu'ils savent ce que vaut cette monnaie et qu'à leurs yeux elle est fausse. Quand on voit celles des meilleurs, chez les plus pieux, chez les plus sincères, tout ce qui reste encore d'égoïsme et de petitesse, on estime 'par là ce qu'il y a chez les autres. Écoutez une conversation mondaine où l'esprit se donne libre carrière et où le désir de briller l'emporte sur ces hypocrites convenances que l'on prend parfois pour le respect d'autrui; notez, si vous le pouvez, toutes les trahisons de détail, toutes les petites perfidies, toutes les critiques acérées qui s'y prodiguent, et venez nous dire ensuite que Larochefoucauld a calomnié l'humanité!

Cela est si vrai que tout l'art des mondains consiste à, créer l'illusion et à la maintenir. On transfigure l'humanité, mais par des moyens artificiels. De même qu'au théâtre, au feu de la rampe, tout se transforme et prend des couleurs et des proportions factices, de même dans le monde on s'efforce de cacher la réalité qui est triste sous des dehors qui imposent et qui distraient. On y réussit parfois, l'illusion humaine va jusqu'à l'idolâtrie. Ce qu'il y a d'infini dans le coeur, on le donne à la créature, on la pare, on l'idéalise, on la contemple à travers le prisme enchanteur de la passion ardente, on s'en fait un dieu. Le grand art, pour celles qui sont l'objet de ce culte, c'est de se maintenir à l'état d'idole, mais personne n'y suffit longtemps. L'heure vient où l'idole tombe, où l'on voit la nature humaine telle qu'elle est. Un long regard froid que l'on surprend, une parole glacée annoncent que l'heure de l'enchantement est passée et que le réveil est venu. C'est la fin banale et poignante de toutes les pièces qui se jouent sur cette terre. Quoi qu'on fasse, le dernier acte est affreux.

Un amour profond ne reposant sur aucune illusion, voilà ce qui nous paraît impossible, et voilà pourtant ce que nous offre l'Évangile. C'est ainsi que Jésus a aimé l'humanité. Il l'a vue telle qu'elle est avec ses petitesses, ses misères et ses turpitudes; il n'a pas eu besoin qu'on lui révélât le coeur de l'homme, il y lisait comme dans un livre ouvert, il a su ce qu'étaient ses disciples; son regard a pénétré d'avance leurs erreurs, leurs idées égoïstes et grossières, leurs chutes et le lâche abandon dont ils se rendraient coupables à l'heure de sa mort. Il les a aimés cependant, aimés tels qu'ils étaient. Je dis que c'est là un des traits dont nous avions besoin pour croire à l'amour de Dieu. La pensée que Dieu nous voit tels que nous sommes, que tout en nous lui apparaît sans voiles est l'une de celles qui nous effraie et glace notre confiance, mais lorsque, lisant l'Évangile, nous voyons comment le Christ a aimé les hommes, notre coeur se rassure; l'amour du Fils nous révèle l'amour du Père, et ce qui n'était pour nous qu'un rêve impossible devient la plus douce des réalités.

Je remarque dans l'amour de Jésus-Christ pour les siens un troisième caractère, c'est la fidélité. Saint Jean a là-dessus un mot admirable : « Comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'à la fin. » Un amour qui survit a tout, voilà ce que Jésus a fait connaître à l'humanité.

Mille fois on a exprimé la poignante tristesse qui saisit l'âme humaine en présence de ce qui doit finir. L'instabilité de tout ce que nous possédons nous hante sans cesse, et ce n'est qu'en nous étourdissant que nous échappons à cette obsession. Quand l'Ecriture parle de la région de l'ombre de la mort, elle décrit d'un mot admirablement vrai la terre où nous sommes, car la mort, si loin qu'elle nous paraisse, étend déjà sur nous son ombre, elle plane sur le berceau de nos enfants, sur nos joies les plus pures; elle mêle l'affreuse perspective de la séparation à nos affections les plus ardentes. Et s'il n'y avait que les déchirements de la mort! Dieu nous est témoins que ce ne sont pas les plus terribles et que nous suivons d'un regard d'envie ceux qui se sont aimé jusqu'au bout. Mais il y en a d'autres. ce sont ceux qu'entraîne la fragilité ou la perversité humaine. ce sont les infidélités, les mornes indifférences, les trahisons enfin qui laissent au coeur d'ineffaçables blessures toujours prêtes à se rouvrir. J'ai dit dans mon angoisse: « Tout homme est menteur, » s'écrie David, et ce cri nous l'avons tous répété à certaines heures. trouver pour notre coeur un refuge éternel, une retraite toujours assurée, ce serait avoir le trésor ineffable auprès duquel tout le reste n'est rien. Or, cette fidélité dans l'amour, c'est là ce que le Christ a révélé à l'humanité. Avec lui on y a cru.

Des milliers d'hommes ont répété le chant de triomphe de saint Paul : « Qui nous séparera de l'amour du Christ? » Ils ont jeté ce défi sublime à tout ce qui jusque-là avait navré le coeur des hommes. Ils sont morts en sentant qu'ils ne se trompaient pas. Dieu s'est incliné vers l'âme humaine, il lui a dit dans le langage du prophète : « Je t'ai aimée d'un amour éternel ! » et cet amour-là s'est trouvé « plus fort que la mort. » Quand nous célébrons ici-bas la plus douce des unions terrestres, notre coeur s'émeut en lisant à de nouveaux époux les antiques paroles de la liturgie : « Vous promettez de vous être fidèles dans les bons et dans les mauvais jours, dans la santé et dans la maladie, dans la prospérité et dans la détresse; » puis il nous faut ajouter cette phrase : « Et jusqu'à ce que la mort vous sépare. » Mais lorsque tu daignes, ô grand Dieu, contracter une, alliance avec l'âme humaine, et t'unir, ô Dieu saint, avec cette âme coupable qu'il te plaît de relever en l'honorant de ton amour, cette alliance est dans ta pensée une alliance éternelle, et, bien loin de parler de la mort, qui sépare, il faut dire que la mort unit cette âme à toi pour toujours !

Dans l'amour que Jésus-Christ porte aux siens, je distingue un quatrième caractère : c'est un amour sanctifiant.

Il y a des affections qui amollissent et qui énervent. Épargnez à un enfant toute souffrance, évitez-lui les luttes, les âpres rencontres avec la vie réelle, cachez-lui les vérités trop dures, et vous le désarmez d'avance, vous en faites un être sans énergie et sans volonté. Rien n'affaiblit comme les fausses tendresses. L'expérience a prouvé mille fois que ceux dont la jeunesse n'a jamais connu la flatterie et a semblé parfois sévère, sont ceux qui, en acquérant le plus d'énergie pour l'avenir, conservent le plus de reconnaissance pour le passé.

Il y a d'indignes amours qui dégradent l'âme. Malheur à ceux qui, de bonne heure, en ont subi la pervertissante influence! Cherchez pourquoi telle jeunesse brillante n'a pas tenu ses Promesses, pourquoi telle volonté s'est brisée, pourquoi telle vie reste sans influence et a été comme frappée dans son germe et dans sa fleur (1), vous découvrirez la passion cachée et dévorante, la Dalila aux pieds de laquelle gît Samson avili. Cette chose sublime qui s'appelle l'amour et qui doit créer l'homme, a sa contrefaçon redoutable et qui le tue : c'est la volupté.

Le christianisme fait de l'amour son dogme central et le principe même de toute activité morale, mais l'amour tel qu'il le présente est le plus énergique auxiliaire de la volonté.

Je dis le christianisme; je ne dis pas le mysticisme; il faut en effet, et la loyauté l'exige, écarter ici toute confusion.

Il y a une manière de présenter l'amour de Dieu qui est dangereuse et malsaine. Pour stimuler la piété, on a souvent fait appel au sentiment que l'on surexcite en l'égarant. Il y a toute une phraséologie langoureuse, pleine d'affecterie et de mièvrerie, et qui jure avec la mâle sobriété de l'Evangile. En lisant certains manuel de dévotion, certaines prières, certains cantiques, on y rencontre comme des réminiscences de mauvais romans. L'âme y exprime ses effusions dans le style le plus cherché ou le plus risqué de l'amour profane. jamais ce langage n'a été plus répandu qu'aujourd'hui: j'en pourrai multiplier les preuves, mais il me répugne de provoquer le sourire par de telles citations; je me borne à constater ces symptômes. cette déviation redoutable est due en grande partie au fait que, les hommes s'isolant toujours plus de la religion, celle-ci tend à revêtir un caractère sentimental et féminin, sans danger pour les âmes pures, mais qui se fausse en s'exagérant. C'est chose puérile et vraiment dérisoire que de s'imaginer qu'en parlant une telle langue on pourra se faire entendre des générations nouvelles qui grandissent à l'air libre de la démocratie et de la liberté. Il est évident que la religion ainsi comprise devient pour la conscience un vrai narcotique, et quand la conscience est assoupie l'imagination risque de se lancer dans tous les égarements. Tel tableau tracé par la plume chaste d'un saint Bernard, et adressé à des croyants formés par la rude éducation du moyen âge, n'aura plus qu'un sens dangereux pour des lecteurs appartenant à une société amollie par les raffinements du luxe, traitant la dévotion comme l'un des actes nécessaires de la vie mondaine, et la conciliant à merveille avec les moeurs les plus frivoles et les plus dissipées.

Ouvrez l'Évangile, au contraire, et vous verrez ce qu'est l'amour, et en quels fermes accents il s'exprime. N'est-ce pas à ceux qu'il aime le plus que le Christ parle sans cesse d'une voie étroite à suivre, d'une coupe d'amertume à boire, d'une croix à porter? Quand les a-t-il jamais flattés ? Quand a-t-il fait fléchir devant eux l'idéal auquel il les convie? Pas une faiblesse chez lui, pas une concession. Parlant à des ignorants, à des enfants du peuple, à des hommes et à des femmes qui, pendant des années, avaient subi l'avilissante servitude du péché, il ne leur propose rien moins que la sainteté, le sacrifice, la consécration complète à Dieu, Tout doit céder devant ce but suprême; l'oeil qui fait tomber doit être arraché, la main doit être coupée. Il n'y aura pour l'homme de repos véritable et d'harmonie que dans la conformité de sa volonté avec la volonté de Dieu.

A cet accent, la conscience humaine a reconnu la voix divine; elle ne s'y est pas trompée, elle ne peut pas s'y tromper. De même qu'un père a pour son enfant une ambition que jamais l'étranger ne connaîtra, de même qu'il ne craindra pas de le heurter, de le blesser, de l'humilier afin de lui faire atteindre le but auquel il le destine, de même nous comprenons que Dieu nous propose le bonheur idéal qui est dans l'accomplissement de sa volonté, et qu'il n'épargne rien dans ce but. Aussi, tout en frémissant sous cette loi salutaire, tout en secouant par moments ce joug importun, nous sentons que la vérité est là, que le bonheur est là, et que, si l'amour divin existe, il ne peut pas nous demander moins.

Mais ce but vous effraie, cet idéal vous écrase! La sainteté, la perfection, ce sont là pour vous des mots lumineux mais terribles. S'ils répondent à certaines aspirations de vos âmes, ils éveillent aussi toutes vos craintes, toutes vos répugnances;

Dieu vous demande trop, dites-vous, et, comme le lâche serviteur de la parabole, vous êtes tentés d'enfouir en terre lé talent que vous avez reçu et de dire dans l'amertume de votre découragement : « Tu es un maître dur qui moissonnes où tu n'as pas semé. ».

Prétendez-vous donc que Dieu abaisse pour vous la loi morale, qu'il n'exige de vous que des demi-vertus, qu'il se satisfasse d'une justice pharisaïque, d'oeuvres tout extérieures, d'élans sans effet et d'un repentir sans fruits ? Voudriez-vous d'un Evangile qui, mutilant le sommaire de la loi ne vous demanderait de donner à Dieu que la moitié de votre coeur et laisserait votre égoïsme triompher à son aise? Ah! je vous le déclare, cet Evangile, vous seriez les premiers a n'y plus croire, ce Dieu, vous le mépriseriez.

Et cependant, vous dites vrai quand vous répondrez que l'idéal de l'Evangile vous épouvante et qu'en vous l'imposant Dieu semble vous accabler. Mais c'est ici qu'il faut voir l'autre aspect de l'amour divin que le Christ a révélé au monde, Si cet amour est saint, il est aussi patient. il est tellement pénétré de support, de douceur et de miséricorde, qu'avec lui le croyant sincère ne doit désespérer jamais.

Étudiez, à ce point de vue la manière dont Jésus-Christ élève et prépare ses disciples. Je viens de rappeler à quelle hauteur morale Il les appelle, il faut dire avec quelle patience admirable il les y conduit. On n'y peut songer sans une émotion profonde; jamais l'humanité n'a été à ce point respectée. Dans ses rapports journaliers avec ces intelligences étroites et grossières, avec ces coeurs égoïstes, lâches et charnels, vous ne surprendrez pas, je ne dis pas une parole flétrissante ou simplement dédaigneuse, je dis un mouvement de colère ou d'amertume.

La veille de la mort de Jésus-Christ, Philippe n'avait pas même compris sa pensée : « Philippe, il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m'as pas connu ! » Au lendemain de sa résurrection, Thomas doutait ouvertement. Est-ce que Jésus-Christ les accable? leur lance-t-il l'anathème ? Pierre l'a lâchement renié prononçant par trois fois son « je ne le connais pas! » c'est-à-dire l'une des paroles que l'humanité pardonne le moins et qui laisse dans toute âme une incurable blessure. La réponse du Christ, vous la connaissez : « Simon, fils de Jona, m'aimes-tu? » Et c'est ainsi du commencement jusqu'à là fin. Il y a là des délicatesses exquises, des mots qui avertissent sans blesser, qui éclairent sans aveugler, qui humilient et redressent sans jamais mépriser. Une telle patience est sublime.

Il faut mettre en contraste ici avec l'histoire du Christ celle de l'Eglise chrétienne. Le parallèle est navrant. Songez aux épouvantables intolérances qui ont pendant des siècles pesé sur la pensée humaine. Songez à ce qu'a été longtemps l'hérétique. Qu'est-ce que le moyen âge aurait fait des Philippe, des Thomas ou des Samaritains? Les tortures et les gibets sont là pour répondre à cette question. Voyez comme aujourd'hui encore les haines s'éveillent dans la controverse religieuse, et de quelles armes empoisonnées les divers partis se servent sans remords. Songez que l'adoucissement de nos moeurs et la tolérance moderne sont dus plus encore à l'affaiblissement des convictions qu'aux progrès de la charité, et vous comprendrez ce qu'il y a d'unique et de divin dans un amour à la fois si ardent et si patient, si absolu dans ses prétentions et si plein de ménagements pour la faiblesse humaine, dans un amour qui, en proposant à l'homme l'idéal de la perfection même, ne brise pas le roseau froissé, garde une parole d'espérance pour la femme perdue, et ouvre au brigand sur la croix le royaume de la justice éternelle.

Je n'en ai pas fini avec ce grand sujet. Il est au fond inépuisable. Saint Paul a dit là-dessus le mot vrai, quand il exhorte les Ephésiens à « comprendre quelle est la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur de la charité, et à connaître l'amour du Christ, lequel surpasse toute connaissance » (Eph. III, 18 et 19). Ne pouvant tout dire, je veux indiquer du moins encore deux des caractères par lesquels l'amour que le Christ a porté aux hommes nous a révélé quel est l'amour de Dieu.

L'amour du Christ est un amour universel. On sent battre en lui le coeur du grand prêtre de l'humanité. Rien de ce qui jusqu'à lui séparait les hommes ne l'arrête. Il n'a jamais fait acception de personne. Tous les hommes, quels qu'ils soient, ont des titres égaux à sa sympathie. Sans doute, il suivra, dans sa mission, l'ordre qui lui est assigné par son Père, il ne peut ni sauver, ni même appeler tous les hommes à la fois; chaque heure aura sa tâche spéciale, et c'est en conformité avec cette pensée qu'il dira à ses disciples, lorsqu'ils entreprennent leur premier voyage apostolique: «N'allez point vers les païens ni vers les Samaritains » (Matth. X, 5). Mais en conclure, comme l'a fait une critique hostile, qu'il partageait ou favorisait sur ce point les préjugés étroits de son peuple, c'est oublier que dès sa première prédication publique à Nazareth il rappelle que les païens ont été aussi visité par Dieu, c'est effacer les paroles dans lesquelles il donne aux Samaritains hérétiques une place si éminente dans le royaume de Dieu, c'est méconnaître le sentiment qui pénètre toute sa prédication, tous ses actes, toute sa vie. Son amour brise toutes les barrières : l'étranger comme le juif, l'hérétique comme le juif orthodoxe, l'ignorant comme l'homme instruit, le péager comme le pharisien le pauvre comme le riche sont l'objet de sa sympathie. Ai-je besoin de dire que ceux auxquels elle va de préférence sont ceux auxquels personne ne pensait jusque-là?

Et cependant cet amour universel est un amour particulier, en ce sens que chacun de ceux que le Christ rencontre se sent l'objet direct de sa sympathie, et comprend qu'entre le Christ et lui il y a une relation intime, étroite, et qui doit devenir éternelle. J'insiste sur ce point, car c'est un des caractères distinctifs du Christianisme. Aucune cause n'a été plus plaidée à notre époque que celle de l'amour collectif de l'humanité. mais il faut prendre garde à ce qui se cache souvent derrières des généralités sonores. On peut professer pour le genre humain l'admiration la plus ardente et n'éprouver pour chacun de ses membres qu'une farouche misanthropie; Jean-Jacques Rousseau offre à cet égard un mémorable exemple, et les jacobins, héritiers de ses principes politiques, ont entouré le mot de fraternité d'une sanglante et sinistre auréole. C'est sans l'ombre d'un remords; c'est en se glorifiant qu'ils sacrifient par milliers les individus à la grande idole qu'ils appelaient l'humanité. Aujourd'hui, avec moins de passion, je rencontre partout le même sophisme. Sous l'empire de la théorie nouvelle de l'évolution (théorie que je n'ai pont à discuter ici et qui peut renfermer une grande part de vérité), je vois s'affirmer de plus en plus l'idée que l'essentiel c'est l'espèce et non pas l'individu. la sélection entraîne et réclame le sacrifice continuel de l'individu au profit de l'ensemble. J'entends professer ces idées sur un ton parfois grave et parfois cynique. On nous parle de races inférieures qui doivent disparaître devant la suprématie ascendante des forts. On déclare que l'idée moderne de l'égalité est anti-scientifique et que les droits de l'homme ne sont plus qu'un oripeau vieilli. (2) On ne craint pas de dire que la philanthropie s'égare en se préoccupant des estropiés, des rachitiques, de ces mal-venus que la nature rejette hors de ses cadres. On compare la masse humanitaire à 'l'engrais d'où doivent sortir les intelligences d'élite qui sont les fleurs exquises et rares de 'la civilisation. Et, ce qu'il y a de prodigieux, c'est que les applaudissements de la foule sont, par haine de la religion, assurés d'avance à ceux-là même qui laissent tomber sur la tourbe humaine un si insultant mépris. Jamais peut-être la cause de l'Evangile n'a été moins populaire auprès, de ces petits et de ces faibles auxquels I'Evangile a fait une si grande, place et dont il a choisi quelques-uns pour faire d'eux les maîtres spirituels de l'humanité. Cette révoltante injustice ne nous décourage pas. Nous ne cesserons de redire que l'individu a une valeur sacrée, que tout système qui le sacrifie est sophistique; nous ne cesserons de montrer que, lorsque l'amour de Dieu a resplendi sur le monde, il a commencé par s'exercer sur des plébéiens jusque-là parfaitement oubliés et méprisés, sur des êtres dont chacun a été appelé, choisi, protégé par le Christ. C'est à ce signe que l'on a reconnu que Dieu visitait l'humanité. Quand le soleil levant embrase l'horizon et fait tressaillir la terre assoupie, les cimes superbes des Alpes le saluent en resplendissant sous ses rayons de feu, mais à leur pied la plus petite fleur entr'ouvre sa corolle pour recevoir, elle aussi, sa chaleur et sa clarté. C'est ainsi que Dieu, le soleil des âmes, en éclairant le monde, s'abaisse vers chacune de ses créatures et répand sur elle sa lumière et son amour.

Voilà ce que le Christ a révélé au monde. Voilà ce qu'on nous propose d'abandonner aujourd'hui. Et que nous offre-t-on à la place? Examinez et vous verrez qu'en dehors de la croyance au Dieu vivant, au Dieu qui est amour, les écoles qui dominent à notre époque concluent toutes au fatalisme, et ne voient dans l'ensemble des choses qu'un assemblage de causes et d'effets rivés par une inflexible nécessité. On a souvent décrit ces temples de l'ancienne Egypte dont les majestueux propylées avec leurs colonnes énormes et leurs sculptures de granit conduisaient à quelque chambre centrale, à quelque mystérieux hypogée où l'on adorait un animal abject. Que de fois j'y ai songé en étudiant ces systèmes contemporains dont la logique rigoureuse aboutit, après tant de déductions savantes, à l'affirmation glaciale d'un mécanisme universel. « Cieux soyez étonnés et frémissez d'horreur, a dit l'Eternel; car mon peuple a fait deux maux: ils m'ont abandonné, moi, la source des eaux vives, pour se creuser des citernes, dit citernes crevassées qui ne peuvent point contenir d'eau » (Jérémie II, 12).

Sans doute, ce n'est pas immédiatement que l'on arrive à sentir les dernières conséquences du fatalisme. Longtemps encore ont subit l'influence du christianisme que l'on a théoriquement répudié. Lorsqu'en un jour d'automne la plaine a été pénétrée par les rayons d'un soleil splendide, la nuit peut venir âpre et glacée, elle ne gèle le sol qu'à la surface, et la chaleur subsiste dans les profondeurs de la terre. de même l'athéisme peut étendre sur nous ses ombres livides, il n'éteindra pas dans les âmes la généreuse flamme d'amour et d'espérance que l'Evangile y alluma autrefois. N'importer! c'est une chose amère que d'entendre affirmer une doctrine qui fait de l'amour une chimère à jamais perdue, un rêve décevant du passé. Ah! si ce n'était qu'un rêve, il faudrait encore, comme Platon le disait en parlant de la vie future, il faudrait s'en enchanter. Mais il n'est pas vrai que de telles destinées nous attendent. Non, ne dites pas que l'amour divin n'est qu'un rêve du passé. Dites au contraire que c'est pour nous l'avenir; dites que c'est ce qui nous reste de meilleur sur la terre, en attendant que ce soit dans le ciel la source inépuisable d'une béatitude qui ne finira jamais!


Table des matières

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 (1) Citons ici ces saisissantes paroles d'un homme qui a parlé d'expérience : « Qui dira combien dans une grande ville, à de certaines heures du soir et de la nuit, il se tarit de trésors de génie, de belles et bienfaisantes oeuvres, de larmes d'attendrissement, de velléités fécondes détournées ainsi avant de naître, tuées en essence, jetées au vent dans une prodigalité insensée! Tel qui était né capable d'un monument grandiose... ne lancera au monde que des fragments. Tel en qui une création sublime de l'esprit allait éclore, sous une continence sévère, manquera l'heure, le passage de l'astre le moment enflammé qui ne se rencontrera plus. Tel disposé par la nature à la bonté à l'aumône et à une charmante tendresse, deviendra lâche, inerte ou même dur. Ce caractère qui était près de la constance restera dissipé et volage. Ce qu'il y a de plus subtil et de plus vivant dans la matière, ainsi jeté, tiré à mauvaise fin, et n'étant plus là en nous, comme la riche étincelle divine, pour courir, pour remonter en tous sens et se transformer, cette âme du sang... en s'en allant altère l'homme et l'appauvrit dans sa virtualité, secrète, le frappe dans ses sources supérieures et reculées. Voies insondables de la justice! Solidarité de tout notre être ! Mystère qui est celui de la vie et de la mort! »
Ce n'est pas un prédicateur qui a écrit cette page, ce n'est pas un moraliste de profession, ce n'est pas l'un des nôtres; il n'était ni croyant, ni même spiritualiste. C'est Sainte-Beuve!
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(2) Je rappelle ici des déclarations récentes de MM, Hasckel et Oscar Schmidt.

 

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