Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome VI


LA PLACE DE L'HOMME DANS L'UNIVERS

 

Qu'est-ce que, l'homme, pour que tu te souviennes de lui, qu'est-ce que le fils de l'homme pour que tu le visites?

(PSAUME VIII, 5.)

L'un des reproches que les sceptiques anciens et modernes ont le plus souvent adressé au christianisme, c''est d'avoir exagéré la valeur de l'homme et l'importance historique de notre globe. « Qu'est-ce que l'homme, ont-ils dit dans les termes mêmes de mon texte, qu'est-ce, que l'homme pour que Dieu s'occupe de lui ? » et ils se sont plu à faire ressortir notre insignifiance. Tout ce qui pouvait nous rabaisser leur a semblé bon pour cela. Il n'est pas d'insecte éphémère auquel ils n'aient trouvé bon de nous comparer. Les premiers adversaires de l'Evangile se piquaient à ce jeu; Celse, par exemple, y revient plusieurs fois, il s'irrite de la grandeur que l'Ecriture sainte assigne à l'homme. « En quoi, dit-il, l'homme est-il au-dessus de la fourmi ou de la mouche? On nous dit que nous sommes les rois des animaux, mais est-ce que les animaux ne nous dévorent pas eux aussi ? Est-ce que les fourmis et les abeilles n'ont pas des Etats, des magistrats, des villes; est-ce qu'elles ne livrent pas des guerres, est-ce qu'elles ne forment pas des alliances ? » Et le spirituel écrivain, acceptant sur ce point les assertions les plus fantastiques de certains voyageurs, ramasse tous les arguments qui lui semblent propres à exalter les animaux aux dépens de l'homme et à tourner en ridicule lés glorieuses destinées que nous promet la Parole de Dieu (1).

Ce genre d'attaque n'est donc pas nouveau, mais il a trouvé dans les progrès de la science un rajeunissement et un éclat plus spécieux. La science, nous dit-on, a déplacé le centre du monde. Autrefois, dans les âges de naïve croyance, l'homme voyait dans notre terre le point autour duquel tout convergeait. C'était pour éclairer cette terre que le soleil se levait chaque matin, que les astres s'allumaient chaque soir. Les cieux étaient la tente d'azur constellée d'or qui couvrait notre demeure. L'homme y lisait souvent le secret de sa destinée. L'éclipse d'un astre était pour lui le signe d'un fatal événement. L'étoile qui brillait sur le berceau d'un enfant présageait ses hautes destinées. La nature tout entière semblait servir de palais à l'humanité. A ce système enfantin se rattachaient les croyances enfantines de la religion de nos pères. Ils faisaient de l'homme l'être idéal, la créature privilégiée de Dieu. Ils plaçaient sur notre globe la réalisation des desseins les plus. élevés du Très-Haut. Au-dessus de la crèche de Bethléem ils entendaient le cantique des anges, autour de la croix du Calvaire ils rassemblaient les célestes esprits qui peuplaient l'univers. C'était pour racheter notre terre que le Fils de Dieu lui-même avait revêtu notre chair et répandu son sang précieux. Mais ces rêves de naïf orgueil ont disparu devant le regard scrutateur du savant. Notre terre, pour lui, n'est plus qu'une planète imperceptible, que l'un des satellites de notre soleil, et notre soleil à son tour n'est qu'un des milliers d'astres qui gravitent autour d'un centre inconnu.

Les milliards de grains de sable qui servent de rempart à la mer peuvent tout au plus vous donner une idée de la poussière de mondes qui se meuvent dans l'infini. Plus notre regard s'étend, plus nos horizons reculent, aucun mot ne peut exprimer, aucun chiffre ne peut traduire les formidables distances qui nous séparent des étoiles que nous contemplons; qu'on en juge par un seul trait. La lumière franchit 74 mille lieues par seconde. Eh bien ! pour venir à nous de tel astre qui nous éblouit, elle reste dix ou vingt ans en marche. Voyez par exemple l'étoile polaire sur laquelle vous avez tous arrêté plus d'une fois vos regards; si elle s'éteignait ce soir même, les rayons dont elle nous frappe projetteraient encore leur éclat pendant plus de trente années, en sorte que l'enfant qui naît aujourd'hui verrait encore, quand il serait devenu homme, l'astre qui se serait éteint aujourd'hui. Mais cela n'est encore rien. Derrière cette étoile bien connue s'étend cette blanche traînée que nous appelons la voie lactée et qui n'est qu'une ceinture de mondes perdus dans les dernières régions de l'infini. Or, l'un des plus grands astronomes modernes, Herschell, a calculé que, de tel de ces astres pour arriver jusqu'à nous, la lumière marche pendant dix mille siècles. Devant ces formidables chiffres, nous reculons épouvantés; nous disons avec Pascal : « La solitude de ces espaces infinis m'effraie; » notre confiance enfantine fléchit, Dieu nous échappe et la parole du psaume vient d'elle-même se placer sur nos lèvres : « Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui? Qu'est-ce que le fils de l'homme pour que tu le visites? »

Il n'est pas besoin d'être un savant pour avoir connu ce sentiment écrasant de la petitesse humaine qui est si voisin du doute et du désespoir. Les plus ignorants et les plus humbles l'éprouvent à leur manière avec plus d'intensité peut-être. Lorsqu'on est le témoin d'une épidémie qui moissonne les hommes par milliers, lorsqu'on parcourt un champ de bataille tout jonché de cadavres, lorsqu'on assiste à l'un de ces accidents si fréquents aujourd'hui où quelque explosion soudaine sème le sol d'informes débris humains, on se sent envahi par un affreux sentiment de fatalisme, on a de la peine à croire à l'importance de ces vies dont la nature se joue si cruellement. Sans même avoir vu ces choses, il suffit de traverser l'un de nos cimetières pour être atteint de cette obsession. En face de cette innombrable armée de pierres tumulaires que l'humidité aura bientôt rongées et qui vivront cependant plus longtemps que l'affection ou le souvenir dont elles prétendent conserver le témoignage éternel, en face du champ toujours remué de la fosse commune où s'engloutissent chaque jour des centaines de pauvres inconnus, devant cette fange humaine qui bientôt ne sera plus que poussière, il semble presque dérisoire de parler de la valeur des individus, de leur grandeur, de leur dignité. Et, sans mentionner les morts, est-ce qu'une impression semblable ne monte pas comme une effluve morale de toutes les agglomérations des hommes? Lorsqu'on se sent comme perdu dans la foule, lorsque (n'est-ce pas l'histoire de plusieurs de ceux qui m'écoutent?) on y marche solitaire, inconnu, cherchant en vain la sympathie et ne rencontrant que le banal échange de sentiments superficiels, lorsqu'on souffre sans espérance, lorsqu'on a prié sans obtenir de réponse, lorsqu'on est venu s'agenouiller dans les églises et qu'on en sort plus sceptique et plus désolé qu'on n'y était entré, lorsqu'on songe, comme l'a dit Bossuet, que l'on n'est venu ici-bas que pour faire nombre et que la pièce n'en aurait pas moins été jouée si l'on était resté derrière le théâtre, on redit avec une sombre amertume la parole de mon texte : « Qu'est-ce que l'homme mortel pour que tu te souviennes de lui, et que le fils de l'homme pour que tu le visites? »

C'est à ce cri de vos coeurs troublés que je voudrais répondre, et ma réponse, ai-je besoin de le dire, je veux la chercher ici dans le livre de vie, dans la parole éternelle du Dieu vivant et vrai.

Et tout d'abord, je ferai une remarque. J'ai parlé de la petitesse de l'homme en face de l'infini de l'univers. Eh bien ! je ne connais pas de livre qui en parle en termes plus saisissants et plus vrais que la Bible elle-même. Écoutez, par exemple, le patriarche Job et le prophète Esaïe. Voyez en quels termes ils confondent l'orgueil humain en l'écrasant sous l'étendue, la magnificence et la splendeur de l'oeuvre de Dieu. Relisez ce dialogue. sublime dans lequel le livre de Job met en scène l'homme qui, dans son ignorance et sa durée éphémère, prétend juger les conseils du Très-Haut. Ecoutez les questions que Dieu lui adresse pour lui faire toucher du doigt sa misère, et la chétive étendue de son esprit borné... Ecoutez Esaïe parlant de l'étendue des cieux comme d'une étoffe légère que Dieu déploie et qu'il retire, et comparant les nations de la terre à la goutte qui reste suspendue à un seau et à la menue poussière qui s'attache au plateau d'une balance (Esaïe XL). Est-ce que la science moderne la plus avancée pourrait trouver un langage plus exact et plus vrai pour représenter la petitesse de l'homme et sa fragilité ? Et cependant, la Bible tire-t-elle de ces faits la conclusion désespérée que je rappelais il y a un instant? Au contraire. Au-dessus de l'immensité de l'univers, elle nous montre une autre grandeur infinie, celle du Dieu tout sage, tout-puissant et tout bon. Si l'homme qui va passer n'est rien auprès du monde, le monde à son tour n'est que néant devant Dieu. Dieu reste maître et souverain, insondable dans ses conseils, mais inépuisable et infini dans son amour et sa sollicitude. « Pourquoi donc, demande Esaïe, pourquoi dirais-tu, ô Jacob, et pourquoi t'écrierais-tu, ô Jacob : Ma destinée est cachée à l'Eternel, et mon droit reste inaperçu devant mon Dieu ? » (Id. v. 27.) Voilà la première réponse de l'Ecriture à la question que nous avons posée. Au-dessus de ce monde qu'elle sait immense, et qu'elle dépeint en termes si magnifiques, elle nous montre un Dieu plus grand que lui; mais sa grandeur n'est pas la grandeur colossale et brutale du despote qui broie ses créatures sous sa main de fer, c'est la sollicitude infinie d'une providence tendre, compatissante et miséricordieuse, d'un Dieu qui s'appelle le Père céleste, qui a pour ses créatures la tendresse d'une mère, qui compte les cheveux de vos têtes, sans la permission duquel un passereau ne tombe point en terre et auquel rien n'échappe, pas même votre prière que vous croyez perdue, pas même les larmes que vous avez répandues ce matin dans le secret.

Ainsi l'idée même que l'Ecriture nous donne de la grandeur de Dieu est si lumineuse, qu'elle dissipe toutes les ombres du fatalisme et qu'à la place du désespoir, elle crée en nous la confiance, Il nous faut voir maintenant l'idée qu'elle nous donne de l'homme lui-même; c'est ici que ses enseignements sont vraiment incomparables, tant elle fait ressortir avec puissance notre faiblesse et notre grandeur,

L'homme a été tiré de la poudre de la terre, il est le dernier venu dans la série des êtres, inférieur même à beaucoup d'animaux qui l'emportent sur lui par la force musculaire, par la merveilleuse finesse de l'ouïe, de la vue, de tous les sens, par la sûreté de leur instinct; mais cet être chétif et si misérablement impuissant n'en est pas moins le roi de la création; il a été appelé à dominer sur toutes choses; c'est là le rôle que, dès sa première page, la Bible lui assigne, devançant ainsi les rêves les plus gigantesques de son ambition la plus haute et lui donnant, sans hésiter, comme au vice-roi de Dieu, cette place première et souveraine que la science incrédule croit avoir, la première, revendiquée pour lui. En réalité l'orgueil contemporain n'a rien découvert sur ce point, que la foi n'eût vu d'un regard sûr et n'eût proclamé dès les premiers jours de la révélation. L'homme est roi, d'après l'Ecriture, et il l'est parce qu'il a été créé à l'image de Dieu.

Arrêtons-nous un moment à cette pensée et montrons par quelques traits l'empreinte de cette image sur notre nature, même après toutes les déformations que le péché héréditaire lui a fait subir.

Je la vois tout d'abord, cette image, dans l'intelligence humaine. Que pourrais-je dire sur ce point qui n'ait été dit aujourd'hui? Admirez ici le contraste. Ce sont les mêmes hommes qui, tour à tour, reprenant les arguments de Celse, cherchent à nous montrer que nous ne sommes que des animaux parvenus, et qui, oubliant tout à coup cette thèse, se font, des progrès même et de la supériorité de l'intelligence humaine, un argument contre les doctrines religieuses par lesquelles, disent-ils, on prétend la tenir en lisière. Ils sont contre nous quand nous affirmons, au nom de la révélation, que l'homme est, de par son origine même et dans son intelligence, un être créé à l'image de Dieu, et l'instant d'après, c'est au nom de leur raison. qu'ils méprisent le livre qui fait leur raison si haute et lui assigne un rôle si éminent. C'est l'honneur du christianisme de rencontrer ces deux attaques opposées. Nous pouvons répéter ici la parole de Pascal: « Si l'homme s'élève, je l'abaisse. S'il s'abaisse, je l'élève. » En écoutant les dithyrambes dans lesquels on exalte maintenant la raison de l'homme dont on veut faire le seul Dieu de l'univers, nous serions tenté de rappeler à cette raison ses limites et de lui montrer son invincible ignorance sur les problèmes les plus essentiels de notre destinée, le mal, la souffrance et la mort. Nous le ferions si c'en était aujourd'hui le lieu; mais, à cette heure, il s'agit d'autre chose', et nous avons le droit de répéter que la grandeur de l'intelligence humaine n'a jamais été affirmée plus clairement, plus magnifiquement que dans la théologie chrétienne. Tous les ravissements que vous inspirent les découvertes modernes et les oeuvres magnifiques de nos expositions universelles, nous les comprenons, nous les partageons. Oui, le génie de l'homme est admirable, soit qu'il dompte les forces sauvages de la nature et les fasse servir docilement à ses fins, soit qu'il reconnaisse et exprime, dans une formule exacte et rigoureuse, les lois qui président aux phénomènes les plus divers, soit qu'il sonde dans ses merveilleuses analyses les mystères de la vie que l'oeil nu ne peut apercevoir, soit qu'il embrasse dans un regard les grandeurs effrayantes de l'univers. Que mira. porte, dès lors, que l'homme ne soit qu'un insignifiant atome dans l'ordre matériel! Est-ce que la grandeur véritable se mesure à l'espace qu'on occupe? Le génie de Napoléon ou de Galilée exigeait-il le corps d'un géant? Est-ce que cette simple supposition n'amène pas le sourire sur vos lèvres? Si notre globe est un monde où les desseins de Dieu sont compris, vous plaindrez-vous que sa masse ne soit que la centième ou la millième partie de quelques-uns de ces astres dont le firmament est semé ? Est-ce que ces limites physiques empêcheront qu'il ne soit le merveilleux observatoire d'où l'univers est fidèlement étudié ?

Laissons donc là ce singulier argument qui consiste à mesurer la valeur de l'homme à la place qu'il occupe dans l'espace et le temps. Pour moi, cette valeur me paraît d'autant plus grande, elle me saisit d'autant plus qu'elle se déploie sur un théâtre plus restreint, et ce n'est jamais sans un tressaillement d'enthousiasme que je redis avec Pascal : « L'homme n'est qu'un roseau, le plus 'faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer, Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée que nous ne saurions remplir. » Admirables paroles qui, sous leur forme précise et sévère, sont comme les fragments d'un hymne orphéique qui chante la vraie grandeur de l'humanité.

Il faut l'avouer pourtant : cette démonstration de la grandeur de l'homme ne sera jamais populaire, elle ne saisira que l'élite des esprits, elle ne pourra pas vaincre, dans l'âme de la masse immense de nos semblables, ce scepticisme qu'y produit l'insignifiance apparente de nos destinées. Cela se comprend fort bien; la majorité des hommes est incapable d'admirer ce qu'elle connaît à peine; enfoncée dans l'ignorance, soutenant sa vie par un travail sans-trêve, ne voyant de la science que ses résultats pratiques, comment pourrait-elle être frappée par des arguments d'un tel ordre? Aussi bien avez-vous dû remarquer que ces arguments tiennent peu de place dans l'Ecriture sainte. La Bible n'exalte pas l'intelligence de l'homme; c'est dans son caractère moral, dans sa conscience et dans son coeur surtout, qu'elle place sa valeur vraie et sa dignité. Cela doit être, car la religion chrétienne ne s'adresse pas à une minorité, à la classe privilégiée des élus de l'intelligence, c'est à tous qu'elle prétend parler. Or, si les hommes sont, au point de, vue intellectuel, placés à d'incommensurables distances les uns des autres, sur le terrain de la morale, au contraire, ils se sentent singulièrement rapprochés; en face de la loi du devoir, toutes les inégalités cessent : riche ou pauvre, savant ou ignorant se rencontrent et se sentent également responsables. C'est là aussi que l'Ecriture place notre vraie grandeur. Cet être chétif et misérable qui s'appelle l'homme, possède en lui quelque chose d'étrange; il peut décider sa propre destinée; il peut obéir ou résister à la loi de son être, il est libre, en un mot, et c'est par là que sa vie est tragique et solennelle. En voulez-vous une preuve décisive? Voyez *ce pauvre, ce paria de nos rues, ce manoeuvre qui semble parfois n'être qu'un outil vivant, qu'un animal un peu plus intelligent que les autres, voyez-le couvert des haillons de la misère ou des stigmates du vice, voyez-le perdu dans la fourmilière humaine; vous serez tentés de sourire à l'idée qu'il a une âme immortelle et qu'il occupe une place quelconque dans les plans de Dieu. Mais tout à coup, la scène change! Vous êtes à la salle d'assises; voici devant vous un tribunal, et ce manoeuvre de tout à l'heure est traduit au banc des coupables, sous une prévention d'assassinat. D'où vient que tout se transforme alors dans vos impressions? Pourquoi la société s'arrête-t-elle dans sa marche pour assister au procès de ce misérable ? Pourquoi ces magistrats, ce concours de la force publique, ces longues plaidoiries, ces savantes recherches ? Pourquoi l'intense émotion de cet auditoire suspendu à la parole d'un avocat qui essaie de défendre cette vie? Pourquoi ce silence de mort au moment où la sentence va être prononcée? Ah! je vous le dis, à ce moment-là, vous n'êtes plus tentés de sourire, et la plaisanterie ici n'éveillerait que l'indignation et le dégoût. C'est donc que l'homme est grand, c'est que sa liberté n'est pas un vain sophisme, c'est qu'il y a dans sa destinée un caractère auguste. Cela est d'autant plus manifeste, que, la société progresse, qu'elle est savante et civilisée. Les barbares du Dahomey peuvent, dans une journée d'orgie insouciante, remplir un étang de sang humain et construire une pyramide de têtes humaines, mais à la clarté de la civilisation chrétienne, le dernier des malfaiteurs ne peut être atteint que par le bras sacré de la loi. Voilà, mes frères, ce que l'Evangile a mis tellement en évidence que nul n'essaiera même de le contester. L'homme est responsable, l'homme n'est pas une brute que ses nerfs ou son sang poussent fatalement au meurtre, l'homme peut dire non à Dieu lui-même, l'homme peut se perdre ou se sauver.

Mais l'Evangile fait mieux que de nous rappeler par des préceptes la grandeur morale de l'humanité. Il nous l'a montrée vivante et parfaite dans la personne de Jésus-Christ. J'affirme que la vie de Jésus-Christ a créé un idéal de l'humanité sur lequel le scepticisme n'aura plus de prise définitive. Quand l'humanité aurait inventé cette figure, ce serait son effort suprême et son plus grand titre de gloire, mais il y a mieux ici qu'une invention; il y a une réalité historique que les recherches les plus exactes et les plus précises ne feront que mettre toujours mieux en lumière. La tentative colossale à laquelle Strauss a apporté une science aussi ingénieuse que profonde, cette tentative de réduire l'Evangile à n'être qu'un mythe, qu'un rêve sublime de la conscience, est aujourd'hui définitivement abandonnée. Il n'y a pas un savant qui ne concède que le Christ a vécu. L'empreinte qu'il a laissée sur la terre, le sillon qu'il y a creusé, le rôle qu'il y joue encore et qui, malgré les apparences contraires, va grandissant dans l'espace, attestent qu'en l'adorant, l'humanité n'adore pas une ombre, et n'est pas la victime d'une splendide hallucination. Il y a donc eu sur la terre un être appelé Jésus de Nazareth qui a révélé un idéal moral devant lequel la conscience s'incline avec un assentiment profond (2) il y a eu un être dont la vie ne présente pas une de ces défaillances, par une de ces taches qui nous font douter de l'humanité. Or, quand vous étudiez cette vie, est-ce qu'il vous viendra jamais à l'idée de songer à la petitesse du théâtre où elle se passe, à l'insignifiance de Jésus-Christ au point de vue extérieur? Ne sentez-vous pas que la grandeur de Jésus-Christ est d'un autre ordre et nous force de nous élever à de tout autres pensées? Soit que vous écoutiez les discours et les paraboles de Jésus-Christ, soit que vous assistiez à sa vie, vous sentez à chaque instant que vous touchez au vrai, parfois au sublime. Que vous importe alors que tout cela se soit passé dans un coin obscur de la Galilée et sur une petite planète perdue dans l'immensité de l'univers? Qu'ont à faire ces considérations matérielles avec l'impression de sainteté, de justice, d'amour qui vous envahit et vous subjugue? Agrandissez le théâtre de ces scènes, donnez-leur des proportions gigantesques, vous n'y ajouterez absolument rien.

Or, remarquez que cette grandeur dont le Christ est revêtu, il la communique autour de lui aux moindres héros de l'histoire évangélique et qu'ils nous apparaissent à une hauteur qui domine toutes les appréciations d'ordre extérieur et même toutes les conventions sociales. Nous ne réfléchissons pas assez à ce fait. Avant le Christ, dans toute l'antiquité grecque et latine, je ne sache pas qu'un auteur nous ait conservé le nom d'un charpentier, d'un batelier, de quelque obscur manoeuvre Si l'on parle de pareilles gens, c'est dans quelque fable destinée à servir d'amusement, mais on ne s'avisera pas de prendre de tels êtres au sérieux. L'Evangile nous a conservé les noms du charpentier Joseph, de sa femme Marie, des bateliers André et Pierre, Jacques et Jean, de créatures méprisées telles que la possédée de Magdala, et il a rattaché à l'histoire de ces gens de rien les enseignements les plus grands, les plus émouvants, les plus profonds que le monde ait jamais entendus. Je dis que c'est par là que la croyance à la dignité de l'homme est entrée dans l'humanité, et qu'une fois qu'elle y est entrée, elle n'en sortira plus. On ne pourra plus dire : « Qu'est-ce que l'homme pour que Dieu se souvienne de lui ? » depuis qu'on a vu ce que l'Evangile en a fait. Sans doute l'incrédulité pourra effacer pendant quelques jours ces enseignements sublimes, et nos classes populaires, aveuglées par des sophistes, pourront oublier cette révolution prodigieuse qui a transformé toutes les idées jusque-là régnantes, mais l'erreur passe et la conscience des petits de la terre comprendra que le livre qui a donné pour exemple au monde l'histoire de quelques artisans désormais plus populaires que lés César et les Alexandre, est la meilleure charte des droits de l'humanité

Mais de toutes les révélations de l'Evangile, celle qui donne de la valeur de l'humanité la plus haute idée c'est la doctrine de la rédemption. L'Evangile place la croix au centre de l'histoire, il fait de la mort du Christ l'événement capital des annales de l'humanité. Il nous montre le ciel même s'émouvant pour le rachat de l'homme coupable; c'est à cela que tendent tous les desseins de la Providence, c'est à la réalisation de ce plan que tout se rapporte sur la terre et dans le ciel; l'histoire n'a pas d'autre but que la fondation du règne de Dieu, et ce règne s'établit dans chaque âme, lorsqu'elle est rachetée par l'amour divin et qu'elle reprend sa vraie place dans l'harmonie universelle. On peut ne voir là qu'un rêve, mais pour ceux qui y trouvent comme nous la réalité la plus vraie, celle à laquelle ils rattachent toute leur foi et toutes leurs espérances, il devient manifeste que l'âme humaine est d'un prix infini. La solennité tragique de notre destinée, la sombre puissance du mal et l'infinie grandeur de l'amour divin revêtent à la clarté de la croix un éclat qu'on ne peut plus effacer. La conscience la plus pure, le coeur le plus ardent ne peuvent rien découvrir qui ne pâlisse devant cet idéal. Ici encore, que viennent faire les grandeurs matérielles sous lesquelles on prétend nous écraser? On dit qu'il est absurde de prétendre que la rédemption ait été accomplie par le Fils de Dieu sur une planète aussi insignifiante que notre globe. Serait-il donc plus facile de l'accepter si elle avait eu pour théâtre quelque astre gigantesque, quelqu'un de ces soleils prodigieux autour desquels gravitent des milliers de mondes?

Pour moi, je me souviens ici de l'exclamation du prophète saluant l'obscure bourgade qui devait être le berceau du Rédempteur. « O Bethléem, quoique tu sois la plus petite entre les milliers de Juda, c'est de toi que sortira celui qui doit dominer sur Israël, » et, regardant notre terre, cet autre berceau du Christ, je m'écrie à mon tour : « 0 terre, planète perdue dans l'immensité de l'univers, tu n'es rien dans l'espace qu'un atome de poussière, mais c'est toi qui as vu resplendir l'amour dans son éclat suprême, et le regard qui sonderait les profondeurs infinies des mondes n'y pourrait rien découvrir de plus grand, de plus magnifique que le sacrifice de 'a croix. » Si tous les corps, tous les esprits ensemble ne valent pas un mouvement de charité, qu'imaginera-t-on de plus grand, dans le temps et dans l'espace, que la charité telle qu'elle est apparue à Golgotha?

Voilà ce que comprend chaque chrétien, même le plus ignorant, le plus petit, le plus humble. Ce n'est pas qu'il raisonne ses impressions et qu'il s'en rende compte d'une manière réfléchie, mais un sûr instinct est ici son guide. Il lit l'histoire de la passion, il se met en face de la croix, il y trouve, il y reconnaît un amour qui l'enveloppe et le pénètre, et cette même doctrine qui le confond par la révélation de son indignité, lui révèle du même coup sa dignité véritable. Objet d'un tel amour, il sent qu'il doit et qu'il peut y répondre; comment se croirait-il encore' un être inutile? Dieu s'est souvenu de lui, Dieu l'a racheté, Dieu veut le rendre participant d'une gloire éternelle; c'est assez pour qu'il triomphe à jamais de l'obsession du scepticisme qui prétend l'écraser, en lui disant qu'il n'est rien.

Ma dernière parole sera adressée à ceux qui se raillent de notre foi naïve en ce qu'ils appellent notre orgueilleuse destinée : « Qu'est-ce que l'homme, disent-ils en souriant, pour que Dieu se souvienne de lui! » Eh bien, je l'avouerai franchement, je me défie de cette humilité prétendue. Elle est trop grande pour n'être pas suspecte. Voyez-les, ces mêmes hommes qui s'irritent de ce qui leur semble, chez nous, une illusion puérile ou une présomption insupportable; aucune expression ne leur semble trop forte lorsqu'il s'agit de nous accabler. Mais comme ils sauront prendre leur revanche, et quelle surprise ils nous réservent ! Vous les verrez applaudir, sans hésiter, aux théories qui bannissent Dieu du monde et font de l'homme le seul souverain de la nature. Tout à l'heure, pour eux, l'homme n'était rien, maintenant il devient presque tout. C'est à Dieu qu'ils appliqueraient les paroles de mon texte. C'est de lui qu'ils diraient : « Qu'est-ce que Dieu pour que l'homme se souvienne de lui?» Dieu pour eux n'est plus qu'un nom traditionnel et vieilli exprimant la force ou la cause première, il n'est qu'un zéro (3), et l'homme qu'ils nous reprochaient d'exalter devient le seul maître de ses destinées, le seul juge de ses mérites, le seul être dont l'action soit appréciable dans l'histoire. Il ne mérite pas que Dieu s'occupe de lui, et c'est pour lui un insupportable orgueil de le croire, mais il peut détrôner Dieu et affirmer avec confiance qu'aucune volonté supérieure n'a des droits sur lui. Ainsi l'on ne veut pas du christianisme qui affirme sans hésiter notre grandeur et l'on fait de l'homme un Dieu misérable que l'on exalte en l'enivrant d'orgueil. Si notre foi avait besoin d'être vengée, c'est dans de telles contradictions qu'elle savourerait sa revanche, mais d'autres sentiments animent nos coeurs. Nous songeons avec une amère tristesse à cet effort perpétuel par lequel l'homme cherche en tout temps à échapper à Dieu, opposant à sa lumière tous les sophismes, et à son amour toutes les ruses, un jour se faisant trop petit pour mériter son attention, et le lendemain se trouvant trop grand pour avoir besoin de sa grâce, tour à tour se rabaissant jusqu'au mépris et s'élevant jusqu'à l'idolâtrie, s'armant de son néant ou de son orgueil et trouvant toute cause bonne pour oublier le Tout-Puissant dont il dépend, le Juge très saint qu'il a offensé, le Père dont il s'est volontairement séparé, l'Etre enfin dont l'amour l'importune parce qu'il réclame en retour son adoration et sa consécration sans réserve. Ah! bénissons Dieu de ce qu'il nous a révélé notre vraie destinée. Ce sera avec l'accent du repentir, en nous rappelant non pas notre petitesse seulement, mais notre misère, non pas notre néant seulement, mais notre indignité, que nous répéterons les paroles du Psalmiste: « Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui, et le fils de l'homme, que tu le visites? »


Table des matières

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(1) Voir en particulier tout le Livre IV d'Origène : Contra Celsum.
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(2) On nous dit, il est vrai, que l'idéal révélé par Jésus-Christ, est aujourd'hui insuffisant et dépassé, parce que l'enseignement de Jésus ignore les questions sociales, politiques, économiques qui jouent un si grand rôle dans la vie moderne. Autant vaudrait lui reprocher de n'avoir parlé ni de mathématiques, ni de physique, ni d'astronomie. Et l'on ne voit pas que l'originalité profonde du christianisme consiste en ce qu'il est exclusivement religieux, en ce qu'il ne prétend rien résoudre des questions de pure science ou d'organisation sociale, en ce qu'il ne s'est jamais aventuré sur ce terrain glissant, où toutes les autres religions se perdent, en ce qu'il s'est strictement et résolument borné à rétablir l'harmonie morale, à réconcilier l'homme avec Dieu, et l'homme avec l'homme!
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(3) Je lis ce qui suit dans le volume le plus récent de la Bibliothèque des sciences contemporaines publiée par ReinwaId : « A mesure que Dieu, jadis présent dans la maladie, dans le vent, dans la foudre, dans l'histoire, dans les révolutions du globe reculera, hors des choses et du temps, son Inutilité présente, on renoncera à ce zéro placé à la gauche de tous les nombres et qui n'en modifie pas la somme. »
La Philosophie, par André Lefèvre, P. 489.

 

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