Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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SERMONS - EUG. BERSIER 

Tome VI


CÉSAR ET DIEU

 

Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.

(MATTH. XXII, 21.)

Je ne sais, mes frères, si vous avez compris tout ce qu'il y avait de périlleux et de tragique dans la position de Jésus au moment où il prononça cette grande parole. Il vaut la peine que nous y insistions un moment.

Vous savez combien était embrasée alors l'atmosphère politique d'Israël. Les Juifs ne pouvaient accepter la domination romaine. Malgré la lâche condescendance du parti des Hérodiens qui s'étaient faits les courtisans d'Auguste et de Tibère, la grande masse de la nation rêvait toujours à son antique indépendance et nul n'était populaire s'il ne flattait ces espérances que les Pharisiens entretenaient comme un feu sacré dans les âmes. Amener Jésus à se prononcer sur cette question, c'était un coup d'extrême habileté pour ceux qui voulaient à tout prix le perdre aux yeux du peuple. Aussi, pour réaliser ce stratagème, deux des partis dominants en Israël, les Hérodiens et les Pharisiens, oublient leurs anciennes haines et se réunissent. Brusquement, en pleine place publique, quelques-uns d'entre eux abordent le Christ, et devant la foule ils lui posent cette question captieuse: « Nous est-il permis de payer le tribut à César ou non? » et, comme pour rendre toute échappatoire impossible, ils ajoutent, nous dit Marc : « Le paierons-nous, ou ne le paierons-nous pas? »

Remarquez l'extrême gravité de la situation qui est faite à Jésus. S'il répond simplement : « Payez le tribut, » il est un lâche, un renégat de l'indépendance nationale, il est traître envers Israël. S'il répond : « Ne le payez pas, » ces mêmes hommes vont faire de lui un révolutionnaire, et d'avance ils vont lui jeter à la face l'attaque qu'ils répéteront bientôt devant Pilate au prétoire

« C'est un ennemi de César! »

Que répond Jésus? Il prend un denier, sur lequel se trouve l'image de l'empereur, et qui est comme le symbole manifeste de l'état de sujétion des Juifs, puis, regardant ses interlocuteurs en face, il leur demande de qui est l'image qui y est empreinte, et après avoir obtenu d'eux l'aveu exprès de cette dépendance politique qu'ils ont les premiers acceptée, il prononce cette parole immortelle

« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.»

Ainsi Jésus refuse formellement de trancher une question de politique nationale, comme dans une autre circonstance, devant deux frères qui se disputaient un héritage, il avait refusé de trancher une question judiciaire. Ce n'est pas pour résoudre des questions de cet ordre qu'il est venu ici-bas. On cherchera inutilement à faire de lui un tribun, un agitateur populaire. Supposez d'ailleurs un moment qu'il eût proclamé l'indépendance d'Israël et prononcé une parole qui serait devenue le signal d'une insurrection formidable. Qu'est-ce que le règne de Dieu y aurait gagné ? En quoi une guerre sanglante succédant à tant d'autres eût-elle avancé la cause de la justice? Est-il certain d'ailleurs qu'Israël méritât la liberté? Quand on étudie son histoire dans les cinquante années qui précèdent le Christ, quand on voit ses chefs courtisant les généraux de Rome (1), se prêtant à toutes les intrigues de la politique impériale, incapables du reste de s'unir dans un but généreux et vraiment patriotique, on ne peut qu'admirer la sagesse toute divine avec laquelle Jésus-Christ refuse de se laisser engager dans l'inextricable conflit des rêves politiques des Juifs.

Au reste, ses adversaires le sentirent, et, malgré leur haine, son attitude leur arracha une exclamation de surprise et d'admiration. Dix-huit siècles ont passé, et cette parole du Christ est plus vraie, plus lumineuse, plus instructive que jamais. C'est ce que je vais essayer de vous faire comprendre en la méditant avec vous.

Cette Parole était absolument nouvelle. Elle mettait fin à la théocratie qui avait été jusque-là l'idéal religieux d'Israël. Qu'était-ce que la théocratie ? C'était la subordination de la société civile à l'ordre sacerdotal, Dieu régnant directement par ses mandataires et faisant servir tous les moyens dont l'État dispose à l'accomplissement de sa volonté. Mes frères, la théocratie est un idéal sublime : il y a quelque chose d'infiniment grand dans cette domination suprême de l'idée sur la matière et de l'esprit sur la forme. Je dirai volontiers que le règne de Dieu tel qu'il doit se réaliser un jour nous apparaît nécessairement comme une théocratie harmonieuse où toute chose tendra au service du Seigneur. Je suis frappé de ce qu'il y a d'unique et d'héroïque dans la vocation d'Israël qui, malgré son insignifiance numérique, se considère comme le soldat du droit de Dieu; l'histoire des Macchabées est certainement une des plus grandes pages des annales de l'humanité. Ce n'étaient pas non plus des âmes vulgaires que les Grégoire VII et les Innocent III; ceux qui ne voient en eux que d'ambitieux fanatiques donnent par ce jugement même la mesure de leur propre étroitesse. Quand Hildebrand mourant répétait ces célèbres paroles : « J'ai aimé la justice et j'ai haï l'iniquité ; voilà pourquoi je meurs en exil ! » on ne peut pas ne pas reconnaître chez lui la conviction passionnée d'une âme éprise d'un rêve magnifique. Et pourtant je le répète, c'est bien la condamnation formelle de la théocratie que Jésus a prononcée dans la parole que nous étudions.

Cette parole en effet reconnaît manifestement deux sociétés : l'une purement civile dont César est le chef et qui peut s'appeler empire, royauté, oligarchie ou démocratie ; l'autre purement religieuse et qui ne relève que de Dieu.

Est-ce à dire que Jésus ait voulu soustraire la société civile à toute pensée' religieuse, et constituer en quelque sorte un domaine qui resterait ferme à l'action de Dieu ? Une telle supposition serait vraiment monstrueuse; elle heurterait de front tout l'enseignement de l'Evangile. L'un des caractères les plus évidents de l'Evangile, c'est en effet de ne pas connaître la distinction païenne entre le profane et le sacré, de ne pas faire de la religion un élément à part, isolé du reste, mais d'y voir au contraire l'influence divine qui doit tout pénétrer : il n'est pas une sphère qui puisse lui rester fermée. C'est là ce que saint Paul exprime dans ces mots d'une familiarité étrange: « soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu. » Si donc les moindres actes de la vie doivent se rapporter à la gloire de Dieu, comment pourrait-on lui fermer le domaine de la vie sociale et politique? La religion vraie ne consentira jamais à s'arrêter sur ce seuil. Elle voudra le franchir. Elle entrera dans la famille, dans les sénats, dans les tribunaux ; elle voudra tout connaître et tout pénétrer. Il n'est pas une loi qui lui restera étrangère; elle aura la prétention de mettre partout une pensée de justice, d'égalité vraie, de miséricorde; elle sera l'auguste représentant. du droit des petits et des faibles ; elle percera à jour le voile hypocrite des conventions sociales; elle tendra à tout ramener au vrai. Comment pourrait-on demander au juge, au législateur, à l'homme d'Etat chrétien, de laisser sa conscience à la porte du lieu où il délibère, et par quel prodigieux sophisme voudrait-on que, religieux en tout ce qui touche à sa personne individuelle, il cessât de l'être quand il s'agit du corps social, c'est-à-dire des hommes qui sont ses frères ?

La société civile subira donc l'influence de la religion, elle la subira d'autant plus que cette religion sera spirituelle, et ses lois porteront nécessairement l'empreinte que la religion aura marquée sur la conscience de chacun des membres qui la composent. Voyez plutôt ce qui se passe de nos jours aux deux extrémités de l'Afrique. Au sud, sur le territoire du Lessouto, une peuplade dont le nom nous est familier à tous, a été en grande partie amenée à la foi chrétienne; jamais nos missionnaires n'ont prétendu intervenir dans sa législation politique ; et cependant, sous l'influence de leur enseignement, la polygamie va cesser bientôt d'y être légale, et les représentants du pays vont rendre à la famille sa base véritable et sa dignité. En Egypte, sous la pression des idées modernes dont l'Evangile est la source, l'esclavage est énergiquement attaqué et on peut être assuré que, malgré la complicité d'un gouvernement corrompu, il disparaîtra sous nos yeux. Il en sera de même aux Indes du système odieux des castes, et nous pouvons espérer que le jour approche où la Chine s'affranchira du poison de l'opium. Auprès de nous, ici même, malgré les théories dégradantes des écoles naturalistes qui ne connais. sent que le droit de la force, un mouvement d'opinion qui grandit, tend à assurer à la femme, à l'enfant du peuple, à tous les mineurs une protection qui défende leur liberté morale et leur dignité, Ne nous laissons pas troubler par le fait que cette grande cause a souvent pour avocats des libres penseurs ou des athées; elle n'en reste pas moins sacrée et chrétienne, elle n'en est pas moins la réalisation terrestre et sociale des grands principes que le Christ a semés ici-bas.

L'Evangile veut donc et doit tout pénétrer. La vie de l'humanité, dans ses sphères les plus diverses, doit subir son action.

Cela dit, j'affirme de nouveau que la société religieuse et la société civile sont profondément distinctes; cette différence nous apparaît avec évidence si nous envisageons la nature du domaine où elles s'exercent, et celle des moyens qu'elles emploient. Le domaine de l'Etat, c'est celui de la vie présente et des intérêts purement temporels. L'Etat doit garantir à chaque citoyen la libre jouissance de ses droits et de ses libertés; il peut se proposer en outre d'assurer à tous une somme plus grande de bien-être; son idéal suprême c'est la justice. Par ce côté, il rencontre la morale. Il y a une morale sociale qui ne doit pas faire violence à la conscience individuelle, mais qui doit réclamer de tous la soumission et, s'il le faut, le sacrifice. On se trompe donc quand on ne fait de la société civile qu'une simple communauté d'intérêts. Son principe est bien supérieur, il peut faire appel à quelques-uns des plus grands instincts de l'humanité.

Mais l'Etat ne rencontre la morale que dans, ses applications sociales; il connaît et il peut former le citoyen; il n'a pas et ne doit pas avoir prise sur l'homme tout entier. Il doit s'arrêter sur le seuil de la conscience religieuse; quand il rencontre des doctrines, il ne peut et ne doit les juger que par leurs fruits; il ne doit connaître en morale, ni des questions d'origine, ni des questions de fin. Si en obéissant au devoir, j'obéis à la voix de Dieu, si je crois à une sanction suprême de ma conduite, cela ne regarde pas l'Etat. Sans doute l'Etat ne peut pas rester indifférent à l'enseignement religieux que les diverses églises donnent aux générations qui grandissent. Si cet enseignement portait une atteinte manifeste aux lois, s'il prêchait le mépris de l'autorité ou la haine sociale, s'il s'attaquait aux principes même de la morale civile, le gouvernement pourrait intervenir; mais lorsque cet enseignement traite de Dieu, de l'âme humaine, et des mobiles religieux qui agissent sur l'homme, de l'espérance de la vie à venir, l'Etat doit se reconnaître incompétent, même devant ce qui lui paraîtrait absurde et superstitieux. On a dit que l'Etat moderne est athée : c'est une assertion sophistique qui enrôle l'Etat sous le drapeau d'une secte. Ce qu'il faut dire, c'est que l'Etat est neutre entre les croyances diverses et que son caractère le plus élevé est d'être le défenseur de la liberté de conscience et des droits religieux de tous. Chaque fois que l'Etat est sorti de ces attributions naturelles pour intervenir dans les questions de doctrine, pour se faire le protecteur d'une théologie particulière, il a usurpé un rôle ridicule et odieux. Qu'on se rappelle les luttes religieuses. de Byzance, où les destinées officielles de l'orthodoxie dépendaient souvent du caprice d'une femme; qu'on se rappelle le sombre despotisme de Philippe d'Espagne ou les interminables débats du -dix-huitième siècle, dans lesquels on voyait la doctrine de Rome sur la grâce imposée par la police tracassière de ces deux impies perdus de moeurs qui s'appelaient le Régent et le cardinal Dubois. Regrette qui voudra de pareilles époques ! Je dis pour ma part que toute mesure qui soustrait à l'Etat le domaine sacré de la conscience contribue à réaliser la vraie pensée de Jésus-Christ.

Ce n'est pas seulement par la sphère où leur action s'exerce que l'Église et l'État diffèrent, c'est encore par la nature des moyens qu'ils emploient. L'arme de l'État, c'est la force, il a le pouvoir et le droit de réduire par la contrainte matérielle toute résistance à ses lois. L'arme de l'Église, c'est la parole; l'Église ne peut et ne doit imposer aucune croyance : « Les armes avec lesquelles nous combattons ne sont point charnelles » (2 Cor. X, 4), a dit le plus grand conquérant des âmes que l'Église ait jamais connu. En théorie, tout le monde admet cette distinction. Il n'est pas un apologiste du christianisme qui ne propose à l'admiration des hommes le spectacle héroïque des apôtres triomphant du monde par la seule puissance de la persuasion et par l'exemple de la sainteté, pas un qui n'ait fait ressortir le contraste entre le Christ volontairement crucifié et Mahomet imposant le Coran' par le glaive. Mais en réalité et sur le terrain des faits, l'Église a donné à ces principes magnifiques le plus outrageant démenti.

La Réforme du seizième siècle a été, dans plus d'un pays, introduite et imposée par des moyens tyranniques, et l'Église catholique n'a Jamais répudié d'une manière officielle la légitimité de la contrainte en matière religieuse; au contraire, le Syllabus l'a récemment proclamée avec une franchise qui ne laisse plus de place à l'équivoque. Je sais bien la distinction subtile que la théologie officielle a toujours faite en pareille, matière. On dit que l'Église est toujours clémente et douce, qu'elle n'emploie que la persuasion, qu'elle est mère et pleine de pitié, mais on ajoute que, lorsque ses efforts ont été inutiles, elle abandonne au bras séculier les incrédules et les impénitents. Ecclesia abhorret a sanguine, l'Église a horreur du sang, aussi elle le laisse répandre par le magistrat laïque. Je ne sais ce que vous pensez de ce sophisme. Pour moi il me fait horreur. J'aime mieux le bras du prêtre frappant ! découvert que cette hypocrite équivoque. Lorsqu'on lit le procès-verbal de certains jugements d'hérétiques, on y rencontre parfois un détail qui fait frémir. Le patient est là, épuisé par la torture, ses membres sont écartelés, son visage est livide d'angoisse, ses dents claquent à la pensée des 'nouveaux tourments qui l'attendent; alors, dit le récit, le père inquisiteur lui parla avec suavité; tunc pater suaviter allocutus est. Ce suaviter mis là par la plume naïve d'un scribe a quelque chose de vraiment infernal. Je ne trouverai jamais d'expression trop forte pour dire le mal qu'a fait à la religion l'emploi de semblables armes. On me répondra qu'elles ont réussi. Je suis forcé d'avouer que cela n'est que trop vrai. Malgré les illusions de certaines âmes généreuses, le fait est réel. Elles ont réussi. Il n'est pas exact que le sang des martyrs soit toujours la semence de l'Église. Ce sang a bien souvent coulé en vain. La force a été parfois victorieuse des consciences; il y a des pays auxquels une conquête violente et brutale a imposé une religion qui est devenue nationale et qui a traversé les siècles. Je sais bien que, si nous regardons les choses dans leur ensemble, nous constaterons que ces succès ont été chèrement achetés, qu'ils ont provoqué des réactions formidables, que lit Saint-Barthélemy a fait, comme l'observait Bacon, plus d'athées que tous les écrits de Lucrèce, et qu'en somme la marche du christianisme a été pour longtemps arrêtée par ces prétendus triomphes. Mais cela n'est apparu distinctement qu'à la longue; or les politiques veulent réussir, et, il faut en convenir, le succès immédiat a très souvent couronné la persécution.

Voilà pourquoi il faut, si l'on veut résister à la tentation d'employer ou d'approuver de semblables armes, s'élever plus haut que les faits et s'appuyer sur un principe. Or ce principe, c'est celui qui a été posé par Jésus-Christ, et suivi si manifestement par les apôtres, c'est l'affirmation du caractère purement spirituel du royaume de Dieu et des armes dont il dispose. Encore une fois l'État n'a ici et ne peut avoir qu'un rôle : assurer à tous la liberté de conscience, l'assurer par la force si cela est nécessaire; c'est son droit et son devoir. L'Église peut réclamer cela de lui; nous faillirions à notre devoir de chrétiens et de citoyens si nous laissions étouffer ce droit, mais une fois ce droit commun établi, l'Église ne peut répandre la vérité dont elle est dépositaire que par l'enseignement et la persuasion. L'épée dont elle se sert, c'est la parole de Dieu, la croix qui a été l'instrument du supplice de son chef devient son instrument de triomphe; l'esprit qui l'anime est comparé à une colombe, telles sont les images dont se sert l'Écriture pour montrer sa puissance. Si la vérité devait à un aucun degré son triomphe à la force, il faudrait se demander pourquoi Dieu l'a laissé crucifier en la personne de son Fils; tout l'Évangile deviendrait ainsi un sublime non-sens.

Différentes par la sphère où elles s'exercent, par les armes dont elles disposent, l'Église et la société civile doivent dans leurs rapports inévitables conserver chacune leur indépendance avec un soin jaloux. Or cette indépendance peut être compromise de deux manières : par la théocratie qui soumet l'État à l'Église, et par les systèmes opposés qui soumettent l'Eglise à l'État. Nous venons de parler de la théocratie, et J'ai montré comment Jésus l'avait définitivement condamnée. Ce n'est plus de ce côté que le péril existe aujourd'hui. On pourra essayer de ressusciter en théorie ce que le moyen âge a réalisé d'une manière si grandiose et si funeste. Tous ces efforts se heurteront contre l'esprit même des sociétés modernes et n'aboutiront qu'à un misérable avortement. Laissons aux fanatiques admirateurs du passé leurs regrets amers et leurs colères impuissantes; laissons les morts ensevelir leurs morts. C'est dans une autre direction que nous attend aujourd'hui la lutte. Il y a une notion de l'État qui est une menace pour l'Église tout entière, c'est celle qui confond l'Église avec la société civile au point de perdre la première dans la seconde, et de ne voir dans la religion qu'une des fonctions du corps social (2)

Aux yeux de beaucoup de représentants de la démocratie moderne, la société religieuse doit être considérée comme toute autre société. Elle ne peut avoir d'autre règle et d'autre volonté que celles qui lui sont dictées par la majorité de ses membres. Partant du fait que le sentiment religieux peut varier comme tous les autres sentiments, et qu'il doit subir lui aussi la loi du progrès, ils en concluent que la société civile peut le diriger dans tel ou tel sens et le mettre ainsi en harmonie avec les besoins nouveaux du temps présent. C'est de cette prétention qu'est sortie, à la fin du dernier siècle, la constitution civile du clergé qui compromit si profondément l'oeuvre de la Révolution française et déchira si cruellement la France; malheureusement cette expérience n'a pas été assez comprise, et de nos jours je vois beaucoup d'esprits égarés par la même utopie s'autoriser des contrats qui unissent en Europe l'Église avec l'État pour justifier leur prétention de légiférer en matière religieuse, et de créer un culte qui soit à la hauteur des aspirations du siècle. A cette prétention il n'y a que deux réponses : affirmer tout d'abord que la société civile et la société religieuse ne doivent jamais être confondues; affirmer ensuite qu'une Église véritable, c'est-à-dire une société vraiment chrétienne ne se prêtera jamais à de telles expériences, que pour tous ceux qui la composent le christianisme est un fait révélé , qu'il ne dépend pas des hasards d'une majorité, que, n'ayant reçu de la société civile ni son autorité ni sa règle de foi, il ne peut pas les lui soumettre, toute Église qui ne saura pas tenir ce langage et marcher selon ces principes est justement condamnée à périr. Elle pourra, grâce à ses lâches concessions, avoir un jour de popularité, elle pourra croire avoir trouvé une force dans l'adhésion enthousiaste des multitudes, mais ce flot éphémère ne la soulèvera que pour la laisser échouer demain dans l'impuissance et le mépris.

Je viens d'essayer, mes frères, de vous montrer comment l'indépendance mutuelle de l'État et de l'Église a été posée en principe par Jésus-Christ, et comment dans toutes leurs relations cette indépendance doit être sauvegardée. Descendons maintenant sur le terrain pratique; nous n'y rencontrerons que trop souvent cette confusion des deux sociétés que Jésus-Christ a si nettement séparées.

Ici l'Église est inféodée à un parti politique; on la considère comme étant la clef de voûte de l'ancien ordre social; quelque vieille institution tombe-t-elle, on croit la religion compromise; il semble que le trône et l'autel soient indissolublement liés et qu'une société démocratique ne puisse pas être chrétienne. On invoque en faveur de telle ou telle forme de gouvernement les textes fameux dans lesquels les apôtres ordonnent la soumission aux puissances, sans voir que ces puissances c'est simplement la société civile dont saint Paul expose la théorie, et que les apôtres ont dans ces textes même formulé l'indépendance de cette société. Comme on a confondu l'Église avec un régime politique, on regarde chaque atteinte portée à ce régime comme un symptôme de révolte et d'orgueil. On regrette amèrement le passé sans songer qu'il eut pourtant sa large part d'impiétés, de révoltes et de crimes; instinctivement ou attire à soi pour la défense de son drapeau toutes les réactions dans lesquelles on voit autant d'alliées naturelles. L'intérêt de parti l'emporte bientôt sur l'intérêt religieux ; ramener à Dieu les âmes devient une préoccupation de second ordre; l'essentiel, c'est le triomphe de la bonne cause, et quiconque y contribue est le bienvenu, sans qu'on s'inquiète trop de sa foi personnelle ou de son caractère; comme ces rois très chrétiens d'autrefois qui recouraient sans scrupule à l'appui du Turc ou de l'hérétique, les défenseurs de la cause religieuse ont souvent aujourd'hui d'étranges alliés; on souffre de voir les choses saintes soutenues par des profanateurs, et de rencontrer dans la même feuille mondaine, à côté de pages licencieuses, l'apologie du Christ et de son Evangile. Triste spectacle dont nous sommes tous les jours les témoins!

Un extrême appelle un autre extrême. Dans le camp opposé à celui dont je parle je vois souvent régner une confusion analogue. Partant du principe vrai que l'Evangile est favorable à toutes les libertés, on prétend, ce qui est tout autre chose, le rendre solidaire de tel parti progressiste; c'est ainsi qu'il y a trente ans, on justifiait le socialisme au nom de certaines paroles du Christ et de l'exemple des premiers chrétiens. Il semble que telle forme de gouvernement, la forme républicaine par exemple, soit la conséquence légitime de l'esprit de la Réformation. Historiquement rien n'est moins exact et il serait facile de prouver que l'attachement à la monarchie héréditaire n'est peut-être aujourd'hui nulle part plus enracinée que dans certaines nations protestantes. Telle démocratie peut être autoritaire et despotique, telle oligarchie a fait respecter les droits et les libertés de chacun et a ouvert à certains jours de l'histoire un refuge aux proscrits de tous pays et de toute religion. Il y a donc un péril et une injustice extrêmes à associer à aucun degré l'Eglise à une forme particulière de gouvernement; le seul fait certain en pareille matière, c'est que tout ce qui relève la dignité humaine, la liberté morale, doit être sympathique à l'Eglise chrétienne, c'est que le christianisme est l'ennemi-né de toute oppression, qu'elle vienne d'en haut ou d'en bas.

On convient de cela en théorie, on l'oublie tous les jours dans les ardeurs de la lutte. Qu'on ne s'étonne donc pas de nous voir signaler franchement ce péril. Je crois que l'Eglise doit être la protectrice de toutes les libertés, et je crois aussi fermement qu'elle ne doit jamais s'inféoder à un parti politique. Or, toute Eglise a des représentants officiels, ce que l'on appelle communément son clergé.. Je crois pour ma part à l'institution divine du ministère; d'autres n'y voient qu'une fonction nécessaire; pour eux, selon la parole de Vinet, le ministre du culte n'est qu'un chrétien d'office. Je ne discute pas ces points de vue; je constate simplement ce fait manifeste, c'est que le clergé ou le ministère, sous quelque forme qu'il se présente, a le périlleux honneur de représenter l'Eglise devant l'opinion publique. Eh bien! j'estime que son autorité véritable sera d'autant plus grande et d'autant plus forte qu'il ne se rendra solidaire d'aucun parti, qu'il ne se compromettra dans aucune alliance politique et qu'il aspirera à ne vouloir être que le représentant et le défenseur du droit, de la liberté, et de la paix publique. Autrefois, dans presque toutes les constitutions européennes, le clergé avait sa place officielle dans les assemblées de la nation. On la lui refuse presque partout aujourd'hui. Je ne m'en plains pas, je m'en réjouis au contraire, et je voudrais qu'il ne rentrât pas, au moyen de l'élection populaire, dans l'arène que nos législateurs lui ont si sagement fermée. Loin de moi la pensée d'ôter au prêtre ou au pasteur ses convictions politiques individuelles, d'étouffer en lui la flamme du patriotisme, et de faire de lui, comme on l'a dit énergiquement, un eunuque de la politique. Que comme citoyen il vote ou il agisse selon sa conscience, mais qu'il ne prétende jamais mettre au service d'un parti l'autorité morale dont il est revêtu; ce sera le plus sûr moyen de la ruiner.

Une analogie éclaircira ma pensée. Il y a dans toute nation moderne deux institutions fondamentales : l'armée et l'école publique. Elles s'imposent comme des nécessités sociales. Or, il n'est pas un esprit sage qui ne comprenne que ni l'une ni l'autre ne doit s'ouvrir aux discussions, politiques. Une armée dont les chefs deviendraient autant de tribuns livrerait le pays à toutes les aventures, à tous les coups de force; des écoles dans lesquelles les maîtres introduiraient les brûlantes questions qui nous divisent constitueraient un véritable attentat à la liberté des familles. En demandant à nos soldats ou aux professeurs de nos collèges de ne pas intervenir dans les débats politiques, nul n'entend exiger d'eux qu'ils abdiquent leur indépendance, leur patriotisme et leur dignité de citoyens. Ai-je besoin de dire que l'Eglise est une sphère infiniment supérieure à l'école et à l'armée et qu'il y a folie à vouloir y faire pénétrer les passions et les haines des partis?

C'est en face de l'éternité que l'Eglise nous place; elle n'envisage pas les questions au point de vue d'un jour et d'une heure, elle domine le temps et tous nos débats passagers. Plus la vie terrestre devient envahissante (et quand l'a-t-elle été plus qu'aujourd'hui?), plus il est nécessaire qu'au-dessus d'elle nous affirmions les grandes réalités invisibles qui ne passent point.

L'absolu qui est une autre face de l'éternel, voilà ce que doit encore proclamer l'Eglise; elle voit les questions dans leur rapport direct avec Dieu. Le domaine de la politique c'est au contraire le relatif, c'est fort souvent moins que cela; la politique prend les hommes tels qu'ils sont, et les circonstances telles qu'elle les trouve, elle vit de compromis perpétuels, elle forme des alliances dont la seule base est un intérêt commun et dans lesquelles la moralité des contractants n'est qu'une question de second ordre. La lutte s'engage, elle devient ardente, il faut remuer les masses, on ne le fera pas sans s'adresser aux passions. Voyez-vous la religion compromise dans ces coalitions de partis, ici combattue, là soutenue par des gens qui en font un épouvantail, ou le drapeau d'un régime ?

Hélas! vous ne l'avez que trop vu, et l'histoire montre aux plus aveugles que la force éphémère que les partis donnent à la religion est payée avec usure parle sacrifice de sa véritable autorité!

Mais on nous dira : Il y a dans la politique des questions morales auxquelles la religion ne peut rester étrangère. Qui le nie? Ce n'est pas nous. Tout à l'heure nous le rappelions. Il est par trop évident que la politique touche à la morale et qu'elle lui fait souvent en la touchant de cruelles blessures. C'est le propre de l'esprit de parti d'étourdir les consciences. On a demandé combien il fallait de gens d'esprit pour faire une foule stupide, on pourrait demander combien il faut de gens honnêtes pour faire une coalition sans scrupule. Tel homme qui serait personnellement incapable de violer un engagement donné, d'user de calomnie ou de menaces, applaudit sans remords à des actes aussi détestables quand ils sont collectifs. et qu'ils servent sa cause. Pour beaucoup de gens, il s'agit moins de savoir si la loi a été violée que de savoir par qui et dans quel but. C'est l'éternelle maxime de la fin justifiant les moyens, qui ne date pas d'une société célèbre, mais qui est celle de tous les partis que la passion aveugle. Je ne demande pas que la religion demeure silencieuse devant les immoralités de la politique; bien au contraire. Je veux que, Pour les dénoncer avec plus de forcé, elle ne descende pas dans l'arène politique, car si elle est soupçonnée de parler, non plus au nom de la conscience, mais au nom d'un parti, elle n'est rien qu'une voix de plus dans les clameurs discordantes de nos luttes. Prenons un exemple célèbre auquel il faut toujours revenir. Il n'est pas un de nous qui n'ait admiré la conduite de Jean-Baptiste à la cour d'Hérode, et le ferme courage avec lequel il dit au roi coupable : « Il ne t'est pas permis de faire ce que tu fais. » Mais que Jean-Baptiste, au lieu d'être le prophète de la conscience, soit un tribun populaire, et toute son autorité croule, car derrière sa dénonciation vous devinez un but politique et le triomphe d'un parti. Eh bien! je ne cesserai de dite à tous ceux qui ont l'honneur et le privilège de représenter l'Eglise : « Ne la compromettez jamais dans des luttes auxquelles elle doit rester étrangère. Sa grandeur et sa force, c'est d'être la voix du droit éternel et de la justice envers tous. »

Il est temps de conclure. Si nous avons interprété fidèlement la pensée de Jésus-Christ, vous n'aurez pas de peine à discerner les devoirs qui en découlent.

Ne confondez pas, vous dirai-je, ce que le Christ a séparé. Mais dans les deux sphères qu'il vous présente, faites ce que vous avez à faire. Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

César c'est la personnification de la société civile; César, ce n'est plus, comme au temps de Jésus, le pouvoir étranger et despotique qui écrasait les Juifs; c'est au contraire et ce doit être de plus en plus l'Etat reconnaissant et protégeant les droits de chacun, la nation se gouvernant elle-même, la société respectueuse de la conscience et ne demandant à l'individu que ce qu'il est tenu de donner au corps dont il est le membre par exemple : l'impôt du sang ou de l'argent, l'obéissance aux lois, le sacrifice de son temps et de ses forces au bien commun. Déterminer exactement ce qui appartient à César, c'est une des tâches les plus difficiles et les plus nécessaires qui s'impose à l'esprit moderne; autrefois la part de César était immense, César était le propriétaire suprême, le maître absolu, c'était de lui seul que tout procédait. Avec le progrès sa sphère s'est resserrée, et celle de l'individu a grandi. L'Etat tend de plus en plus à devenir une société. Eh bien! à cette société il faut apporter votre concours intelligent, loyal et dévoué, On a souvent cru que le chrétien devait se désintéresser des choses humaines et des intérêts sociaux; il y a eu des époques où la démoralisation publique était si profonde, si universelle, que l'on comprend que les âmes pieuses n'aient eu d'autre rêve que le ciel; mais cet ascétisme n'est point voulu de Dieu; il est faux dans son essence, et ne nous présente qu'une perfection fantastique. Hommes, nous nous devons aux hommes; toutes les causes nobles, généreuses, libérales, doivent trouver en nous des avocats; le progrès sous toutes ses formes doit nous être cher, et il serait étrange que, parce que nous attendons un jour l'épanouissement suprême de la vérité et de la justice, nous pussions rester indifférents à leurs victoires ici-bas.

Mais en rendant à César ce qui est à César, rendez à Dieu ce qui est à Dieu; or ce qui appartient à Dieu, c'est votre âme tout entière. Cette âme est faite pour lui. Le Christ disait aux Juifs : « Montrez-moi un denier et je vous y ferai voir l'image de César. » Nous pouvons dire également

« Montrez-moi une âme d'homme, nous vous y ferons voir l'image de Dieu. » Image souvent affaiblie, ternie, presque effacée sous l'influence du monde et du péché. Regardez-y bien pourtant : les marques d'une origine divine s'y discernent encore, et saint Paul peut rappeler à des Athéniens idolâtres qu'ils sont de la race de Dieu. Rendez à Dieu ce qui est à Dieu; rendez-lui l'hommage de cette raison si souvent prosternée devant des idoles intellectuelles, de cette volonté qui n'a longtemps servi que votre propre fortune, de ce coeur que la créature seule a possédé et que des passions indignes ont peut-être souillé. Que Dieu devienne le but de votre activité de chaque jour; offrez-lui ce « service raisonnable » dont parle l'apôtre et qui est le plus noble exercice dont vous soyez capable; le jour approche oh, dans la patrie éternelle, il sera pour vous le Roi unique et vrai, et où votre bonheur suprême sera de rendre à Dieu ce qui est à Dieu.


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 (1) Il est curieux d'étudier le rôle prépondérant que les Juifs jouaient à Rome, leur influence sur les assemblées populaires, attestée par Cicéron, l'ardeur avec laquelle ils avaient embrassé le parti de Jules César, et l'empressement avec lequel ils gardèrent son corps. (Suétone, César, c. 84.)
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(2) Cette théorie a un nom dans l'histoire; c'est l'érastianisme, du nom du théologien Eraste qui le premier l'a logiquement exposée. Cujus regio, illius religio. On arrive au même résultat en supposant que la notion de l'Eglise doit disparaître dans celle de la société civile devenue chrétienne, ainsi que l'a rêvé l'illustre Rothe, ainsi que le soutient aujourd'hui notre honorable ami, le doyen Stanley de Westminster, dont les vues sur ce point sont aux antipodes des nôtres.

 

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