NOTES
HISTORIQUES
On entend un pas dans l'escalier : «
Dépêche-toi, dit la mère, c'est le père
qui rentre. » Et Jean-Gottfried-Bernard s'efforce d'achever
sa page.
Dehors, dans la cour, les
élèves de l'école Saint-Thomas courent et
hurlent ; d'une fenêtre de l'aile droite, le recteur Ernesti
les semonce. On reconnaît la voix du grand Müller qui
répond : «Hé! le vieux! »
Le père est entré ; il
ôte sa houppelande de cérémonie. Il se plaint
de la dureté des temps. Il n'a pas à Leipzig les
avantages qu'il croyait y trouver, et pour lesquels il a
quitté Cöthen cinq ans auparavant. La vie est
chère dans la ville. En Thuringe, on va plus loin avec
quatre cents thalers, qu'ici avec le double. Et puis si
l'année continue comme elle a commencé, le casuel
(2) ne rapportera pas lourd ;
voilà le premier enterrement de l'hiver, et l'on est en
février.
-Oui, l'air est sain, cette année,
répond Anne-Madeleine.
Le père accroche sa houppelande au
mur. Il remarque que l'humidité continue à
endommager la paroi. Il se plaint que sept cents thalers et un
logement comme celui-là, qu'il faut réparer à
ses frais, ne permettent guère d'élever une famille
honorablement. Il mentionne les six enfants vivants et les trois
que le Seigneur a repris tout petits. Il observe que
Catherine-Dorothée ne se marie pas ; il note que Friedmann
va entrer à l'université ; que Philippe-Emmanuel et
Gottfried-Bernard ont bien des années d'études
devant eux.
- Catherine m'aide au ménage, dit
Anne-Madeleine.
Le père enlève ses bottes, et
déplore de n'être pas soutenu par le conseil
municipal. Preuve en soit l'affaire Garner ; témoin
l'affaire Gaudliz. Et preuve en soit que ce maladroit de Garner
dirige encore la musique à l'église Saint-Paul et
touche l'indemnité allouée par l'université.
Un organiste qui eût mieux fait de se faire
cordonnier.
Et le père se demande avec quel
argent il fera réparer sa perruque, et ce qu'on fera de
Gottfried-Heinrich, qui n'apprendra seulement jamais à
lire.
- A la garde de Dieu, dit Anne-Madeleine, le
Seigneur n'abandonne pas les simples.
Et le père ajoute que son titre de
chantre n'impose guère à ces messieurs. A
Cöthen il était maître de la chapelle du prince
; il l'est encore, en fait, ainsi que de la cour de Weissenfels.
Mais ces titres semblent ne lui valoir aucune considération
de la part du Conseil, ni du Consistoire, ni du recteur, ni de ses
collègues. Il faudrait pouvoir y ajouter celui de
compositeur du roi de Pologne. La protection d'Auguste III saurait
peut-être compenser la diminution des revenus accidentels.
Les mariages, les baptêmes, les enterrements et les
fêtes ne rapportent plus. On a retiré les fonds
destinés à assurer le concours des étudiants
dans les concerts.
Anne-Madeleine ne répond rien ; elle
se dit que le Seigneur y a pourvu jusqu'ici; et que son mari le
sait bien.
Mais Jean-Sébastien exprime l'ennui
que lui donnent les leçons de latin, l'indiscipline des
élèves et leur nullité. Il a lancé sa
perruque dans la figure de Krause ; et Krause menace de se
plaindre au recteur. Mais surtout les élèves ne sont
pas musiciens ; plusieurs chantent comme les chiens aboient. Ceux
qui ont une bonne voix l'abîment en chantant dans les rues,
l'hiver, pour mendier. Puis ils boivent et hurlent dans les
auberges. Les conséquences en sont déjà
visibles pour tout le monde, et le Conseil en a fait la remarque ;
l'exécution des Cantates et des Motets, baisse de dimanche
en dimanche. A Saint-Pierre, on envoie le rebut des
élèves, ceux qui n'entendent rien à la
musique et savent à peine chanter le choral. Au Temple Neuf
on n'en envoie que huit. A Saint-Thomas et à
'Saint-Nicolas, il ne s'en trouve pas même quatre pour
chaque partie. Les instrumentistes sont à l'avenant ; il en
faudrait vingt, on en a huit. Cependant la musique devient
toujours plus difficile, le public toujours plus exigeant. Il faut
que nos musiciens sachent déchiffrer tout ce qui vient
d'Italie, de France, d'Angleterre ou de Pologne.
Anne-Madeleine demande combien on aura de
chanteurs pour exécuter la Passion de Vendredi
Saint.
Bach répond qu'il y en a douze pour
chacun des deux choeurs ; peut-être en trouvera-t-on quatre
de plus par choeur, dix-huit en comptant les solistes, puisque ce
sont les meilleurs choristes qui chantent les soli.
Le père s'est approché de la
grande table de famille. Des feuilles de papier de musique y sont
soigneusement entassées à côté des
bouteilles d'encre rouge et noire et des plumes taillées.
Des cahiers sont ouverts et des pages commencées. Et
Gottfried-Bernard, qui a fini sa copie, attend sans bouger la
surprise du père.
Gottfried-Bernard a treize ans. Et comme l'a
fait Friedmann, comme plus tard Emmanuel, Gottfried-Bernard veut
pouvoir offrir à treize ans sa première belle copie
au père. Anne-Madeleine a dessiné les clefs et les
en-têtes, elle a guidé l'enfant, et Bernard a
écrit les notes et les paroles. C'est la partie de
ténor de la cantate : Jésus prit les douze avec lui.
Les notes sont un peu raides, et quelquefois les mots montent et
descendent. C'est cette cantate que le père a
composée il y a six ans, et qu'on va chanter dimanche
encore une fois.
Le front soucieux de Jean-Sébastien
s'est éclairé de contentement ; les sourcils se sont
relevés, les grosses narines se dilatent. Le père a
embrassé l'enfant ; il a embrassé la mère. Il
a oublié les ennuis, les injustices, les absurdités
irritantes. Il dit les avoir oubliées. Une âme
sereine, confiante et libre se fait jour au travers de son
caractère obstiné et de son esprit têtu. Et
ses petits yeux reflètent une vie où les thalers,
les livres et les sous sont choses de rien.
Telle la vie d'un honnête bourgeois,
toujours. Des tracas, des disputes, des peines ; les joies de la
famille, du travail ; et beaucoup de bruit de sous.
Puis il s'est assis à la même
table, à côte d'Anne-Madeleine qui a tant
copié la musique de son mari qu'on ne distingue plus leurs
écritures. Il va reprendre au point où il l'a
laissée, la partition définitive de cette Passion
selon saint Matthieu qu'on exécutera le Vendredi
Saint.
Il a écrit le texte de l'Evangile
à l'encre rouge, pour le distinguer des paroles de chorals
et d'airs lyriques. Les lignes sont tracées à la
règle. Tout est propre et soigné. Et les paroles des
airs disent parfois des choses naïves et rêveuses comme
l'Allemand seul ose les exprimer : Que des fleuves de larmes
coulent de mes yeux sur sa tête. Que les gouttes de mes
larmes te soient une nourriture agréable. Saigne seulement,
cher coeur.
Pour ces paroles, il a écrit une
musique savante, comme celle de Schütz, de Buxtehude et de
Jean-Christophe Bach, dont il a copié les cantates et les
Passions. Il a écrit une musique pour laquelle il a mis
à profit les expériences de ses devanciers. Il a
abandonné l'ancienne forme de Passion qui n'avait que des
chorals et des Paroles de l'Evangile ; il a accordé au
goût moderne des morceaux lyriques et des airs à
l'italienne. Il a arrêté lui-même les formes de
son oeuvre. Il a donné le récit des chapitres
vingt-six et vingt-sept de Matthieu à un ténor. A la
basse, les paroles de Jésus. Il a choisi lui-même les
versets de choral et les a admirablement adaptés au texte
sacré. Il a commandé au maladroit Picander des
paroles pour les airs lyriques. Il a fait une oeuvre qui a ses
défaillances, comme sa volonté a ses faiblesses. Une
partition ou se sont glissées des erreurs comme des
péchés se sont glissés dans sa vie.
Qui jugera des uns et des autres.
Il trempe sa plume et va se mettre au
travail. Il feuillette les pages achevées, où, dans
le grand choeur du début, les foules gémissent, les
voix des hommes et les voix des choses se lamentent ; les. filles
de Sion, les fils de l'Eglise et les éléments ne
savent plus que pleurer et déplorer ; dans l'ombre
funèbre, des êtres navrés s'appellent. Seule,
la crudité d'une vision sanglante perce pour un instant la
nuit. On monte au Calvaire, brisé, sur ses genoux.
Où, dans des récitatifs
simples comme l'Evangile, les paroles du Sauveur
s'auréolent des accords aériens des violons.
Où, dans des choeurs rapides et
bruyants, les hommes méchants et les disciples sans
intelligence étalent leur obtusité.
Où, dans des cris
pénétrants, les instruments se marient aux voix pour
commenter plus intensément les sentiments du
fidèle.
Et maintenant il reprend sa copie. C'est le
récit de la sainte Cène. Un simple récitatif
de basse, soutenu par les instruments de l'orchestre. La parole
sereine de l'âme la plus forte et la plus tendre. Une
musique qui monte toujours, qui s'élance sans effort, qui
plane sur des ailes immobiles. Un rythme large; les pas d'un Dieu
qui s'avance. Des flots de lumière qui tombent. La force
communicative de l'amour. On entend la germination puissante de
milliers de grains tombés en terre ; on voit jaillir les
fleuves d'eau vive. Toute l'énergie calme et rayonnante du
sacrifice. Cette page qui tient tête a toute l'oeuvre
immense et qui exprime les sentiments du Fils de, Dieu sur sa
propre mort ; la Passion d'après
Jésus-Christ.
Cette page, il la copie maintenant ; il en
écrit les paroles, à l'encre rouge. Il l'a
composée sous la lampe, tandis qu'Anne-Madeleine
raccommodait un jabot et que les petits dormaient à
côté. Elle lui est venue un jour où il
s'était opposé à la réception de deux
élèves qui n'avaient pas la voix juste, et où
le recteur n'avait pas tenu compte de son dire. Et ce
jour-là, il a lu dans le « Musicien critique » un
article de Mattheson écrit contre lui. Un mois auparavant,
il avait enterré un de ses petits, le 21 septembre.
Et quand il l'écrivait, il ne pensait
pas qu'elle fût une de ces quelques oeuvres qui dominent les
siècles, et qui réveillent les âmes
assoupies.
Et peut-être n'avons-nous pas
pensé, nous, que nos vies monotones, aux taches stupides et
aux devoirs fastidieux, pleines d'événements
mesquins et de nécessités encombrantes, sont le
milieu le plus propre pour faire naître une oeuvre
magnifique, qui ait ses racines dans le roc, et son faite
au-dessus des cieux.
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NOTES HISTORIQUES
Au 17e siècle allemand, et dans
l'Eglise luthérienne, la musique joue un grand rôle.
Princes et municipalités s'intéressent à la
musique et aux musiciens. Chaque ville a son psautier, chaque
église ses orgues, son choeur et son chantre, son
maître de chapelle, le « cantor » il gouverne
tout, compose la musique du dimanche, amène ses choristes
aux noces, aux enterrements, aux installations de magistrats, aux
cérémonies et aux anniversaires. Le Cantor est un
personnage.
Il y a des familles de Cantors. Celle de
Bach en est une. Les lieux où l'on trouve des « Bach
» sont la Thuringe, en Saxe, dès le 15e siècle.
Gagnés par la Réforme, ils y ont chanté
pendant plus de deux siècles. Les Bach ont eu un bel esprit
de famille, selon 1 Tim. 5: 8. Ils ont organisé des
assemblées générales, où les jeunes de
la tribu apprennent à connaître les oeuvres des
aînés les plus méritants. Ils ont un titre de
noblesse ; alors qu'autour d'eux les registres de consistoires
sont remplis d'histoires de moeurs, mariages forcés, etc.,
aucun d'eux ne renferme un « cas Bach », et pourtant
c'est une race vigoureuse ; on s'y marie jeune, et l'on a beaucoup
d'enfants. Et tous font de la musique.
Jean-Sébastien Bach, fils d'Ambroise,
est ne le 31 mars 1685, à Eisenach, au pied de la
Wartbourg, où Luther traduisit la Bible. Orphelin de bonne
heure, instruit en musique par son père, par un
frère aîné et dans divers collèges
(Arnstadt, Ohrdruf) , il devient « sopraniste » à
Lunebourg, en Hanovre (1700), violoniste à Weimar (1703),
revient comme organiste à Arnstadt (1703), puis occupe un
poste d'organiste et de chef d'orchestre à Muhlhausen
(1707), s'y marie, retourne à Weimar (1708), pour y faire
de la musique de chambre au duc et des cantates pour le culte ;
passe quelques années à Cöthen (1717) chez un
autre duc, jusqu'à son veuvage et son second mariage (1721)
avec cette Anne-Madeleine dont parle Pierre Jeannet. Puis il part
pour sa dernière étape, à Leipzig (1723),
où il travaille jusqu'à sa mort, le 13 juillet 1750.
Il a eu vingt enfants, dont six seulement lui ont
survécu.
Ses oeuvres complètes, pour autant
qu'on en a retrouvé les manuscrits, forment quarante
volumes in-folio: musique de chambre, de concert et
d'église ; chorals, Passions, oratorios, cantates par
centaines, motets, messes. En sa personne, il a réuni le
savoir musical de tous ses prédécesseurs et a
créé des oeuvres personnelles que nul n'a pu
dépasser. Toutes, elles procèdent de son attachement
profond à la foi évangélique du rite
luthérien. Il est à la fois un modèle et un
modèle inimitable. De toutes parts, on est venu le voir
à Leipzig : aujourd'hui, le monde entier s'inspire de sa
musique. Il est mort comme un homme déjà
méconnu, mais sa gloire durera tant qu'il y aura une Eglise
pour célébrer avec lui Noël, la Passion et
l'Evangile. M.-S.
Il est peut-être utile d'indiquer le
sens de quelques termes du langage musical employés
à propos de Bach:
Choral. le cantique, fait sur des strophes
versifiées, destiné à être
chanté par le peuple. La musique du choral est
spécialement allemande, chaque pays a trouvé sa
forme de cantique.
Passion : oeuvre musicale dans laquelle le récit
évangélique (dans saint Matthieu 26-27, par exemple)
est chanté et commenté par des solistes, -
l'Evangéliste, le Christ, Pierre, Pilate, etc. -
Choeurs - les disciples, les juifs, l'Eglise universelle -
et chorals - une autre voix de l'Eglise, celle du peuple.
Oratorio : cantate d'origine italienne ; chez Bach, elle a un
sujet biblique, du Nouveau Testament, pour les fêtes :
Noël, Pâques, Pentecôte.
Cantate : composition musicale pour les dimanches
ordinaires, le texte allant avec celui d'un sermon du jour; en
général avec choeurs, soli, choral.
Motet. Choeur sans soli, sur texte biblique en
prose.
Messe: Texte latin du « Symbole des apôtres
» qu'on lit encore en français dans quelques pays
protestants. Alternance de choeurs et soli, sans choral.