PREMIERE
PARTIE
A CARTHAGE,
AUX LIONS
LES CHRÉTIENS
.
Enfin brille le jour de la victoire
Ainsi s'exprime le narrateur anonyme -
peut-être un des diacres qui ont
visité les prisonniers - de tous les faits
concernant les martyrs dont nous parlons dans ces
pages. A-t-il eu le courage de les suivre jusque
dans l'arène ? Certainement, car il relate
avec tant de détails le supplice qu'il ne
peut qu'en être un témoin oculaire.
Nous reprenons son récit, en y ajoutant
quelques éclaircissements.
ils sortent de la prison et s'avancent
dans l'amphithéâtre comme s'ils
montaient au ciel, beaux rayonnants. S'ils
tremblent, c'est de joie, non de peur. En
arrière vient Perpetua, le visage calme. Par
l'éclat de son regard, elle force tous les
spectateurs à baisser la tête. Ils la
contemplent de tous leurs yeux,
étonnés de la voir si
détendue, comme si elle se rendait à
une fête.
Felicitas, elle aussi, se
présente sous un air paisible. Elle est
heureuse parce qu'elle se trouve avec ses
compagnons de lutte. Ils ont lutté ensemble
pour le bon combat de la foi. ils mourront
ensemble. Il y a quelques jours, Felicitas a mis au
monde un enfant dont ses proches s'occuperont. Elle
peut s'en aller le coeur tranquille.
Quant à Saturus, son zèle
pour l'Évangile est toujours ardent. Il est
réconforté d'avoir à ses
côtés un geôlier non pas comme
policier, mais comme ami. C'est Pudens qui a
montré tant de sympathie aux détenus
chrétiens. Il a tenu à les
accompagner au supplice. Saturus cherche encore
à l'amener à la foi.
Sur le plateau de Carthage,
l'amphithéâtre forme comme une immense
forteresse grise, car ce n'est pas
l'amphithéâtre de la ville, mais celui
du camp militaire établi en dehors de
l'enceinte urbaine. Plusieurs portes donnent
accès aux gradins déjà
occupés par des milliers de spectateurs.
Parmi eux se sont glissés des
chrétiens venus là pour soutenir de
leurs prières silencieuses ceux qui sont
appelés à donner leur vie pour le
Christ.
Les Carthaginois sont habitués
depuis des siècles aux spectacles
sanguinaires. Déjà avant l'occupation
romaine, ils sacrifiaient leurs premiers-nés
à des divinités cruelles,
nommées Baal Hammon et Tanit, comme le
faisaient les Cananéens alors que les
israélites pénétraient dans
leur pays, et c'étaient les plus beaux
enfants de l'aristocratie, car ils pensaient que
leurs dieux ne pouvaient être apaisés
que de cette manière. Il y a des
cimetières très vastes qui
contiennent les cendres de ces enfants
sacrifiés ; des pierres tombales en
rappellent le souvenir.
Dans l'amphithéâtre
où des gladiateurs bien
entraînés attirent un public amateur
de combats qui se terminent presque toujours par la
mort d'un des lutteurs, la foule est impatiente, ce
jour-là, de voir autre chose : des hommes et
des femmes qui se laisseront dévorer par les
fauves sans leur opposer une défense
quelconque. Mais le spectacle tarde à
commencer. Les gens hurlent une fois de plus «
A mort les chrétiens ! »
Que se passe-t-il ? Il y a une
discussion entre les chrétiens et leurs
bourreaux. Ceux-ci veulent imposer aux
condamnés des vêtements pour les
ridiculiser aux yeux de la foule. Aux hommes, le
costume des prêtres de Saturne, un dieu
horrible qui dévore ses enfants à
leur naissance et qui a remplacé Baal Hammon
dans la croyance populaire. Aux jeunes femmes,
celui des prêtresses de Cérès,
une fille de Saturne qui n'a pas été
mangée par son père !
Quelle dérision ! Au moment de
leur mise à mort, associer de force les
chrétiens à ces cultes païens
par un déguisement grotesque, c'est
dépasser toute mesure. Aussi
réagissent-ils avec la plus grande
énergie : « Nous sommes venus
jusqu'à ce terme de notre vie pour maintenir
intacte notre liberté, qu'on ne nous inflige
pas cette honte ! »
Ils s'obstinent, car ils n'ont rien
à perdre. on pourrait immédiatement
les tuer par le glaive, mais le public serait
privé d'un spectacle. Il ne vient pas
simplement assister à une exécution
capitale ! Du pain et des jeux ! voilà ce
qu'il réclame, et en l'occurrence un
spectacle de choix.
Les bourreaux finissent par
céder, mais ils ne trouvent rien de mieux,
pour compenser leur échec, que de faire
dévêtir les jeunes femmes, pourtant si
prudes, et de les envelopper dans des filets dont
se servent les gladiateurs pour priver de mouvement
leurs adversaires. Vraiment, ils veulent les
humilier jusqu'au bout.
Sous le plancher de l'arène, on
entend rugir les fauves dans leurs cages. Pour les
en sortir, un dompteur allume de la paille. Les
bêtes chassées par le feu sont
conduites dans un étroit corridor qui
aboutit à une large excavation au fond de
laquelle se trouve un monte-charge dans lequel on
les pousse. Un treuil est mis en action, et les
animaux se trouvent bientôt à la
surface de l'arène. Il y a un léopard
et deux lions. Un cri très violent les
acclame, dès leur sortie. Les bêtes
affolées par ce tumulte cherchent à
s'enfuir, et les spectateurs les plus proches de
l'arène hurlent de peur. Le spectacle
à sensations multiples commence.
Les hommes sont les premiers introduits
dans l'arène. Le léopard, sans doute
affamé, attaque le groupe. Il saute sur
Saturus, lui donne un terrible coup de dent et le
laisse par terre, couvert de sang. Saturus
rassemble ses dernières forces pour se
relever et se tourner vers le geôlier Pudens
accouru dans l'arène. Chacun se demande ce
que cet homme fait là, car personne ne
soupçonne qu'il est l'ami des
suppliciés.
« Adieu, dit Saturus au
geôlier compatissant. Souviens-toi de ma foi.
Que ceci, loin de te troubler, te fortifie ! »
il lui demande son anneau, le plonge dans sa
blessure et le lui remet. C'est comme un pacte
entre le vivant et le mourant. Saturus s'adresse
encore à l'ami dont il doit se
séparer : « Garde cet anneau comme un
héritage et un souvenir de moi. » Puis,
épuisé par l'hémorragie, il
tombe lourdement sur le sol où il agonise.
Ses compagnons sont aux prises avec les
lions.
La tension des spectateurs est
maintenant à son comble, car on va assister
à un combat que personne n'a jamais vu : une
vache furieuse contre deux jeunes femmes sans
défense ! Perpetua et Felicitas sont
conduites au centre de l'arène, uniquement
recouvertes d'un filet. Un esclave les
précède, portant un écriteau
sur lequel sont inscrits leurs noms et leur crime :
elles se sont déclarées
chrétiennes !
Mais à la vue de ces deux corps
frêles, tout tremblants de pudeur, dont l'un
laisse échapper de son sein quelques gouttes
de lait, la foule s'agite de nouveau. Que veut-elle
? Les bourreaux s'informent et comprennent que les
spectateurs scandalisés exigent à
grands cris qu'on revête ces deux femmes
d'une longue robe. il faut tout de même un
peu de tenue ! Des serviteurs s'empressent au
vestiaire et reviennent avec les robes
désirées.
Ainsi accoutrées, les deux
chrétiennes réapparaissent au moment
où la vache, mise en liberté dans
l'arène débarrassée de ses
fauves, renverse Perpetua et tourne sa fureur
contre Felicitas qui tombe à son tour.
Étourdie, Perpetua se relève et,
s'apercevant que sa robe est déchirée
sur le côté, la ramène d'un
geste rapide sur elle, « plus attentive, dit
le narrateur, à la pudeur qu'à la
douleur.»
Près d'elle, Felicitas est
étendue. Quoique très faible,
Perpetua lui tend les mains et l'aide à se
relever. Deux femmes au corps ensanglanté
s'efforcent de s'entraider. Cette scène,
à la fois horrible et touchante,
émeut le chef des bourreaux qui, par
pitié pour elles, fait interrompre le
spectacle dont chacun commence à être
écoeuré. Les deux femmes sont
transportées hors de l'arène sous un
portique.
Là, Perpetua, les yeux
levés vers le ciel, dans un ravissement qui
lui rend sa blessure insensible et lui fait perdre
la mémoire, demande candidement
« Quand donc va-t-on nous exposer
à cette vache ? » On a beau lui dire
que c'est déjà fait, elle ne peut le
croire qu'en voyant enfin le sang couler de son
flanc ouvert à coups de corne par l'animal
enragé.
Pendant cet entracte, qui n'est pas dans
le programme, elle reconnaît, dans un groupe
de chrétiens, son frère. Émue
par cette présence, elle dit à tous :
«Soyez fermes dans la foi. Aimez-vous les uns
les autres. N'ayez pas honte de notre martyre.
» Avoir un chrétien dans sa famille,
c'était, pour beaucoup de gens, une honte
d'autant plus grande s'il était
condamné à mourir dans l'arène
comme un vulgaire bandit.
Il n'y a pas de remise de peine pour les
condamnés. L'insatiable cruauté de
cette populace capricieuse et avide de sang
réclame la reprise du spectacle par la mise
à mort des suppliciés comme s'ils
étaient des gladiateurs vaincus. Ceux qui
ont été aux prises avec les fauves
n'ont pas été tués sur le
coup. On les ramène au milieu de
l'arène, avec leurs compagnes que la vache
furieuse a blessées. Dans un silence
impressionnant, qui contraste avec le tumulte
précédent, les chrétiens se
donnent le baiser de paix, le dernier, avant le
coup de grâce. ils s'offrent au bourreau,
sans murmurer. Le glaive est abaissé sur
chacun d'eux, et leurs corps roulent dans le sable
en une masse sanglante.
Seule Perpetua, frappée d'un coup
maladroit, pousse un cri de douleur sous la pointe
de fer qui pénètre entre ses
côtes. Elle n'est pas morte, mais,
étendue sur l'arène, elle a
l'énergie de saisir l'épée qui
tremble dans la main du gladiateur et de la diriger
elle-même vers sa gorge. Elle
s'épargne ainsi le pire des supplices
ordonné en dernier lieu : la poêle,
c'est-à-dire une chaise de fer,
chauffée à blanc, sur laquelle on
fait asseoir ceux qui, jusque là, ont
échappé à la mort.
Le spectacle terminé, les
Carthaginois rentrent chez eux, satisfaits. justice
est faite ! ils pensent avoir éloigné
d'eux cette peste nouvelle qu'est le christianisme.
Un auteur romain n'a-t-il pas dit que les
chrétiens sont les ennemis du genre humain,
puisqu'ils s'acharnent à détruire la
croyance dans les nombreux dieux de la religion
traditionnelle, qui sont pourtant si utiles aux
hommes !
Le soir, les fidèles de
l'église reviennent à
l'amphithéâtre, avec l'autorisation de
prendre les corps et de leur donner une
sépulture décente. Tout est vide et
silencieux. Il n'y a que quelques oiseaux de proie
qui tournoient autour des cadavres. Les
chrétiens ont apporté des linceuls
confectionnés avec amour par les femmes de
la communauté, et ils sont assez nombreux
pour transporter dans un cimetière les
dépouilles mortelles de leurs frères
et soeurs en Christ, qui n'ont eu aucun moment de
défaillance pendant leur martyre. Leur
témoignage a été remarquable
et fortifie ceux qui continuent le combat.
Même les païens ont été
impressionnés. Le sang des martyrs, c'est la
semence de l'Église.
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