DEUXIÈME PARTIE
RÉCITS ÉGYPTIENS
Chez un savetier
d'Alexandrie
Le bateau
arriva sans trop de difficulté dans le port.
Parmi les passagers, un homme d'une cinquantaine
d'années, aux tempes grisonnantes, d'une
taille plus grande que la moyenne, portant une
longue barbe qui lui donnait fière allure,
s'était fait remarquer par son extrême
bonté et son amabilité envers chacun.
Il avait de grands yeux clairs et doux qui
retenaient l'attention. Son teint basané,
commun à tous les
Méditerranéens, ne permettait
cependant pas de connaître sa provenance,
mais son nez légèrement aquilin
trahissait son origine sémitique. Personne
ne s'en étonnait, car Alexandrie, la ville
dans laquelle on allait aborder, avait une
population juive très
nombreuse.
Comme
il ne cachait pas son identité et qu'il
n'avait pas peur d'exposer ses convictions à
tous ceux avec lesquels il entrait en contact, on
avait vite appris qu'il venait de Cyrène, la
fameuse colonie grecque à l'ouest de
l'Égypte, et qu'il s'appelait Jean Marc. Ce
qu'il faisait ? On n'avait pas très bien
compris quelle était sa profession. Il avait
parlé d'un Certain Jésus dont il
était le disciple. Beaucoup de passagers ne
savaient encore rien de cette religion nouvelle.
D'autres, au contraire, étaient
déjà au courant. Un dieu de plus ou
de moins, cela ne dérangeait personne. il y
en avait tant. Les villes se remplissaient de
temples, et il fallait être bien malin pour
les connaître tous. Chaque étranger
apportait son dieu avec lui et, comme les relations
entre pays s'intensifiaient, les sanctuaires se
multipliaient. Le peuple avait l'embarras du choix,
et, en présence de ces nouveaux cultes qui
réclamaient son adhésion, il restait
réservé, sinon sceptique. Mais le
Dieu de
Jean-Marc était
différent. Il avait vécu parmi les
hommes les plus divers, il leur avait parlé
avec autorité et même il leur avait
dit tant de vérités
désagréables qu'ils avaient
même comploté contre
lui.
Un
soir, Jean-Marc en avait été le
témoin, ils l'avaient emmené comme un
vulgaire malfaiteur. ils l'avaient
arrêté dans un jardin public où
il passait la soirée avec ses amis
après avoir célébré la
Pâque chez des voisins, sur le toit de leur
maison, dans la chambre haute. Jean-Marc s'en
souvenait très bien, c'était
là qu'il habitait avec Marie, sa
mère. Il dormait déjà quand
une troupe pénétra dans le jardin de
Gethsémané. Il savait que tous les
convives de sa mère s'y étaient
rendus. Réveillé par le bruit, il se
leva brusquement et, voyant l'attroupement
éclairé par des torches, il eut la
curiosité de s'en approcher. Pour agir plus
rapidement, il ne prit pas la peine de s'habiller.
il s'enveloppa le corps d'un drap. Ce fut dans cet
accoutrement qu'il se mêla à la foule.
Comme il voulait absolument voir Jésus que
certains soldats avaient arrêté -
pourquoi ? il ne le savait pas - il poussa un peu
les policiers qui empêchaient la populace
d'aller trop près et se sentit saisi par son
vêtement d'occasion. Pris de panique, il se
dégagea assez facilement de la main qui le
tenait mais dut rentrer chez lui tout nu
!
Ce
n'est évidemment pas ce souvenir-là
qu'il racontait, car il n'y avait pas de quoi se
vanter, mais d'autres faits étaient
gravés dans sa mémoire, plus encore :
dans son coeur et dans son âme. Le jour
après cette nuit tragique - c'était
un vendredi - il avait appris que Jésus
avait été crucifié. Comment
était-ce possible ? L'ami de sa famille,
l'homme qui racontait des histoires si originales
(il se rappelait plusieurs paraboles qui l'avaient
frappé) et qui faisait tant de bien (il
avait entendu parler de ses miracles). Mais trois
jours après, sa mère était
venue lui annoncer une nouvelle bouleversante :
« Jésus est ressuscité » Il
ne l'aurait jamais cru si les témoins
eux-mêmes ne s'étaient pas
réunis dans sa maison avec Thomas qui, lui
aussi, ne pouvait pas admettre un pareil
bouleversement de la nature (quand on est mort, on
est mort, n'est-ce pas ?) Eh bien ! cette
fois-là, Jésus en personne leur est
apparu, et Thomas lui-même a
été invité à mettre sa
main dans la plaie de son Maître pour
reconnaître humblement que le
Ressuscité, c'était bien le
Crucifié. Depuis ce moment-là
Jean-Marc a proclamé cette
vérité à tous ceux qu'il a
rencontrés : Christ est ressuscité !
C'est la grande victoire du Dieu invisible,
créateur du ciel et de la terre. La mort est
vaincue. Les hommes ne sont plus ses captifs,
Christ les en a
délivrés!
Quand
Jean-Marc abordait ce sujet, son visage devenait
resplendissant de joie, et même ceux qui
hochaient la tête à ses dires devaient
reconnaître qu'ils avaient affaire à
un homme nouveau. Car celui qui racontait ces
choses n'était point un illuminé. Au
contraire, il ne se croyait pas meilleur que les
autres et parlait plus souvent de ses fautes que de
ses mérites. À bord, il était
si serviable ! Quelqu'un se sentait-il mal
?Jean-Marc se rendait à son chevet, et le
malade allait mieux.
Sur
le pont, les voyageurs attendaient le
débarquement. Leur regard se tournait vers
l'île de Pharos, dont la tour à
plusieurs étages, tout en marbre,
était d'une blancheur éblouissante.
« Quelle merveille ! s'exclamaient certains,
elle éclaire très loin les bateaux
dans la nuit, elle est si haute ! » Le phare
d'Alexandrie (la tour avait pris le nom de
l'île) était célèbre
dans le monde entier.
Il
n'y avait personne, sur le quai, pour attendre Marc
qui savait pourtant qu'un groupe de
chrétiens se réunissait quelque part
dans la ville, mais ils n'avaient pas
été prévenus de son
arrivée. C'était la première
fois qu'il venait à Alexandrie. Ses premiers
pas sont hésitants. Il s'éloigne du
port en traversant les Apostases, immenses docks
où les bateaux déversent leurs
cargaisons. Il regarde avec étonnement ces
constructions monumentales qui abritent tant de
marchandises venant de tous les pays. Mais
dès qu'il quitte la zone portuaire avec ses
digues et ses passerelles, d'où se
dégage une forte odeur de varech, il entre
dans un quartier dont le centre est occupé
par un temple à colonnades qui
l'impressionne. Comme il ne connaît pas son
nom, il interroge un passant et apprend que c'est
le temple de la déesse Bendis, une
déesse qui provient de la Thrace, non loin
de la Grèce.
Il
continue son chemin mais éprouve tout
à coup un sentiment
désagréable : l'une de ses sandales
est en train de se détacher. il se penche
sur ses chaussures et constate, en effet, qu'une
courroie s'est rompue. En Orient, ces
réparations-là se font sur-le-champ.
Il y a des échoppes de savetiers
partout.
Marc
repère vite un de ces ateliers sans porte,
qui donne directement sur la rue. Sans mot dire, le
voyageur tend son pied, l'ouvrier en retire la
sandale et prie son client de prendre place pendant
qu'il va recoudre la courroie rompue. Comme
celle-ci est en mauvais état, le cordonnier
va en couper une partie. il prend un outil
tranchant et, par mégarde, se fait une
profonde entaille à la main. Le sang jaillit
et l'homme s'écrie : « Un seul Dieu !
»
Surpris d'entendre, dans un pays
païen, cette exclamation sortir de la bouche
de son savetier, Marc se demande si cet homme est
croyant ou en voie de le devenir ? Chercherait-il
le Dieu inconnu ? Pour l'instant, il ne s'agit pas
de philosopher. La plaie est là, l'homme
souffre. Marc se recueille et prononce ces paroles
: « Au nom de Jésus-Christ, fils de
Dieu, que cette main redevienne intacte ! » Le
sang cesse alors de couler et la blessure se
cicatrise. Le plus étonné, c'est
naturellement le savetier qui se remet à
réparer la sandale non sans regarder avec
stupéfaction son client de qui émane
une pareille puissance. Il ne sait que faire ni que
dire pour le remercier. Tout à coup une
idée surgit dans son esprit. « Cet
homme, se dit-il, est un étranger, je vais
lui offrir l'hospitalité.
»
« Je t'en prie, s'exprime-t-il
enfin à haute voix en s'adressant à
Marc, reste chez moi. Qui que tu sois, viens
habiter sous mon toit. Que ma maison soit la tienne
! Tu m'as fait du bien, je ne pourrais pas
supporter que tu ailles chercher un autre logis.
Sois mon hôte. »
Marc,
visiblement conduit par Dieu, accepte
d'emblée l'offre de l'artisan qui l'invite
à passer dans la pièce
derrière l'échoppe. Ce dernier
appelle son jeune apprenti, lui donne des ordres,
et quelques minutes plus tard la table est
dressée. Le repas est frugal mais joyeux.
Marc se sent si à l'aise avec son hôte
que celui-ci s'enhardit à le questionner :
« Qui es-tu, cher ami ? Je n'ai encore jamais
rencontré un homme comme toi. D'où
viens-tu et que fais-tu ? Les paroles que tu as
prononcées étaient si puissantes !
Quelle en peut bien être la source ?
»
- Je
suis un humble serviteur de Jésus-Christ,
fils de Dieu, répond simplement
Marc.
Au
savetier de reprendre : « Je désire
beaucoup faire la connaissance de ton maître
».
-
Écoute ce que je vais te dire,
enchaîne Marc. Jésus est le Messie
attendu par le peuple d'Israël et
annoncé par les prophètes juifs. Il
n'a pas été reçu par les
siens. Il a été crucifié, J'en
ai été témoin.
N'accuse pas trop vite ceux qui
l'ont mis à mort. je les ai laissés
faire, et toi, dans ma situation, tu aurais fait la
même chose. Mais sache-le : Il est
ressuscité, et si tu crois en Lui, tu
ressusciteras aussi avec Lui.
-
Sais-tu, Marc, interrompt le savetier. J'ai
déjà entendu une histoire semblable !
Dans l'ancienne religion de nos pères, on
racontait ceci. je ne suis pas sûr de te
relater tous les détails avec exactitude.
C'est un récit que j'ai oublié, car
on n'y croit plus guère aujourd'hui. L'un de
nos dieux, Osiris, avait un frère qui
s'appelait Seth et qui était très
jaloux. Un beau jour, Seth a tué Osiris et,
l'ayant enfermé dans un coffre, l'a
jeté dans le Nil. J'ai oublié de te
dire qu'Osiris était marié. Eh bien !
sa femme, Isis, a été admirable dans
son épreuve. Dès qu'elle a su que le
cadavre de son pauvre mari avait été
englouti dans le fleuve, elle s'est mise à
sa recherche et l'a retrouvé. Mais Seth,
apprenant cela, s'est acharné sur la
dépouille d'Osiris. Dans sa rage, il a
dépecé le cadavre et en a
dispersé les morceaux. Aussitôt Isis
est partie ; au cours d'un long voyage, elle a
réussi à rassembler tous les membres
de son cher époux, sauf un. Comme elle
était une puissante magicienne, elle a
finalement ressuscité Osiris. Le couple
reconstitué a donné naissance
à un fils, Horus, qui a vengé son
père en tuant Seth, et Osiris est devenu
pour nos ancêtres le dieu des morts. ils
disaient : « Si Osiris a pu mourir et revivre,
pourquoi d'autres ne le pourraient-ils pas aussi ?
» Et, dans leurs cérémonies
funèbres - c'est du moins ce que j'ai
entendu dire - ils prononçaient des paroles
magiques - les mêmes qu'Isis avait dites -
pour rendre le mort identique à Osiris, et
ils embaumaient le cadavre pour en faire une momie.
Dans leur idée, la conservation intacte du
corps était nécessaire en vue de la
résurrection. Et même il était
de bon ton de peindre sur le cercueil une
tête d'Osiris, afin qu'il n'y ait pas
d'erreur.
Jean-Marc écoutait avec une
réelle attention cette histoire
légendaire. Il découvrait tout
à coup les pressentiments qui pouvaient
exister au sein du paganisme jusque là il
s'était élevé à juste
titre contre tout culte idolâtre. Maintenant,
en discutant avec Aignan - c'est le nom du savetier
- il comprend qu'il arrive au milieu d'un peuple
qui, dans les anciens temps, s'est beaucoup
préoccupé de la vie après la
mort. Les Égyptiens ne seraient-ils pas
prêts à croire en Jésus-Christ
qui donne la certitude de la vie éternelle
?
La
grande différence entre le récit
mythologique d'Osiris et ce que Marc vient annoncer
consiste en ceci : Marc peut affirmer qu'il a
été témoin des faits dont il
parle. Il a vu le Christ ressuscité, il a
recueilli lui-même les impressions d'un des
premiers témoins oculaires, l'apôtre
Pierre dont il a été le
collaborateur, et ses débuts missionnaires,
il les a faits avec l'apôtre Paul dont la vie
a été bouleversée par une
apparition du Christ vivant, sur le chemin de Damas
où il allait persécuter les
chrétiens et ce Christ, Jésus, est
toujours avec ses disciples jusqu'à la fin
du monde et Il transforme des vies. Voilà
qui est nouveau. L'histoire d'Osiris a sans doute
éveillé une grande espérance
dans le coeur des Égyptiens, mais au moment
de l'arrivée de Marc, c'est
déjà fini. Bientôt les
philosophes d'Alexandrie, inspires par la
pensée grecque, diront dans l'un de leurs
écrits : « 0 Égypte, ta religion
n'est plus qu'une fable à laquelle tes
enfants ne croient plus... Les hommes
préféreront les
ténèbres à la lumière
et la mort à la vie.» Mais
Jésus-Christ, dont Marc est le serviteur
fidèle, apporte aux hommes lumière et
vie. Ce qu'ils n'ont pas pu trouver dans les fables
de leur religion, ils le découvrent dans la
personne du Christ. Telle est la bonne nouvelle
destinée aux Alexandrins comme à tous
les habitants de la terre.
Telle
est la foi que Marc communique ce soir-là au
savetier Aignan qui ouvre sa maison a ses voisins
surpris par le changement intervenu dans sa vie.
Ces entretiens font sensation dans la ville. La
maison d'Aignan devient trop petite pour accueillir
tous ces gens désireux d'entendre la Parole
de Dieu. Ceux qui s'étaient
déjà convertis à
l'étranger - le jour de la Pentecôte,
quand le Saint-Esprit était descendu sur les
apôtres, il y avait aussi des
Égyptiens à Jérusalem - se
joignent au nouveau groupe toujours plus nombreux.
L'église d'Alexandrie est un
véritable phare dans cette ville
païenne. Les philosophes eux-mêmes, qui
enseignent pourtant à leurs disciples une
morale élevée, reconnaissent la
supériorité du christianisme, tant la
vie exemplaire des membres de l'église les
frappe. D'où ont-ils ce rayonnement et cette
joie ?
Les
prêtres des cultes païens en
éprouvent une telle jalousie qu'ils sont
décidés à se
débarrasser par n'importe quel moyen de cet
étranger importun qui est venu troubler les
croyances de leurs adeptes. Ils attendent une
occasion pour s'emparer de lui et le tuer. Mais
Jean-Marc a vent du complot et se dit qu'il vaut
mieux partir au plus vite. Sans éveiller les
soupçons de ses ennemis, il convoque les
fidèles, leur annonce sa résolution
de quitter la ville et désigne Aignan comme
pasteur de l'église qui est en plein essor.
Le savetier va maintenant planter, dans les
âmes, le message du Christ avec la même
ardeur qu'il enfonce des clous dans les semelles
des chaussures. Son marteau, ce sera
désormais la Parole de Dieu.
Ah !
cette fameuse sandale endommagée de Marc, il
en a souvent parlé par la suite. Elle a
provoqué la rencontre décisive de sa
vie. Il en est résulté des choses
grandioses. L'Égypte, jusque dans ses plus
lointains villages au bord du Nil dans le haut
pays, a reçu l'Évangile, et les
régions sauvages de l'Éthiopie ont
aussi été
touchées.
Bien
qu'au milieu du VIle siècle une nouvelle
religion prêchée par le
prophète arabe Mahomet, et appelée
l'Islam (la soumission à Allah), ait conquis
rapidement toute l'Afrique du Nord où,
à cette époque, les divisions avaient
affaibli l'Église, une minorité
chrétienne a subsisté en
Égypte. Il y a encore, dans ce pays, plus de
cinq millions de chrétiens dont la
majorité appartient à l'Église
dite «copte», c'est-à-dire
d'origine égyptienne, qui se réclame
de saint Marc l'évangéliste, celui
dont il est question dans notre histoire, l'auteur
de l'Évangile qui porte son nom. Les
Éthiopiens, en majorité
chrétiens, font aussi partie de
l'Église copte dont le patriarche (le chef)
réside au Caire. L'église
Saint-Serge, mentionnée dans le
précédent récit, est
copte.
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