DEUXIÈME PARTIE
RÉCITS ÉGYPTIENS
Des soldats égyptiens dans le
Valais, canton alpestre suisse.
Maurice et Victor jetèrent un dernier
regard sur leur Thèbes natale. C'est dans
l'une de ces bourgades construites au milieu des
ruines de l'ancienne capitale de l'empire
égyptien qu'ils étaient nés.
Ils y avaient passé leur enfance et, en
somme, ne s'étaient jamais quittés.
Camarades de jeux, ils se considéraient
comme des frères. Le pays était
pauvre, les familles nombreuses. La terre
régulièrement abreuvée par le
Nil ne nourrissait pas tout son monde. Que faire
sinon s'exiler ? Ils avaient, pendant bien des
soirées, débattu la question.
Là, au bord du Nil, dans le temple en
ruines, qui donnait à la ville une
idée de sa grandeur passée, ils
s'étaient souvent assis pour méditer
sur leur sort. Ils aimaient aussi se promener dans
une étrange vallée, dont on disait
qu'elle contenait les tombeaux des anciens rois.
Personne n'y touchait : une tombe, c'est
sacré. De temps en temps on apprenait qu'un
voleur s'était introduit dans l'une de ces
sépultures et qu'il avait disparu à
jamais...
Ce qui les préoccupait le plus,
ce n'était pas tant de quitter leur famille.
Ils avaient assez de frères et de soeurs
pour les remplacer auprès de leurs parents.
Mais ils étaient de fervents membres de leur
église. Ils y avaient tous leurs amis, elle
était devenue leur vraie communauté.
Chaque dimanche ils se rendaient au culte qui
était célébré dans un
temple païen transformé en sanctuaire
chrétien. Ils participaient à la
liturgie en répétant avec conviction
les paroles que l'officiant prononçait , et
quand ils prenaient la communion ils avaient la
certitude d'appartenir au corps de
Jésus-Christ. Comme ils arrivaient à
l'âge de se marier, leurs familles avaient
déjà fait, selon la coutume, des
arrangements provisoires. Une jeune fille
était destinée à
chacun.
Et le fleuve, avec quel plaisir ils
partaient en barque sur les flots, ils jouaient aux
pirates, ils étaient tantôt sur une
rive, tantôt sur l'autre. Ces jeux de
l'enfance, ils les avaient maintenus dans leur
jeunesse. Excellents exercices corporels qu'ils
pouvaient pratiquer toute l'année - car il
ne pleut jamais dans leur beau pays - et qui leur
avaient donné une vigueur physique dont ils
étaient fiers. Ils figuraient parmi les
jeunes gens les plus forts de la
Thébaïde.
Ils allaient partir. On leur avait dit
que ce n'était pas la guerre. Ils avaient
accepté volontairement du service dans l'une
des légions de l'empereur. Tout ce qu'ils
savaient, c'est qu'ils devraient suivre leurs chefs
dans des pays lointains, en Barbarie, quelque part
au-delà de la mer ; ils ne s'imaginaient
même pas ce qu'elle pouvait bien être.
ils connaissaient le Nil seulement et ils le
voyaient s'éloigner. Où allait-il ?
Ils l'ignoraient totalement. Mais l'agent recruteur
avait déjà préparé le
bateau qui les emmènerait à
l'embouchure du fleuve. Pour eux, ce serait
l'aventure de leur vie. Ils entraient dans une
grande armée qui avait pour but, bien
entendu, de maintenir la paix jusqu'aux confins de
l'Empire.
Au départ, ils furent
rassurés. Dans le contingent qui
s'embarquait, ils reconnurent des frères
chrétiens à la petite croix
tatouée sur leur bras et
s'associèrent à eux pour prier au
bord du fleuve. ils remettaient ainsi leur vie
à Dieu et se séparaient du berceau de
leur foi.
Ce fut un long voyage, beaucoup plus
long qu'ils ne l'avaient pensé. Ils
traversèrent pendant bien des jours la Mer
Méditerranée et aboutirent en
Italie.
Ce n'était point la fin de leur
épopée militaire; au contraire, elle
ne faisait que commencer. La situation de l'Empire,
qu'ils croyaient calme, devenait critique.
Dioclétien, monté sur le trône
impérial en 284, apprit que dans les Gaules
les paysans s'étaient
révoltés. Ils avaient même
à leur tête Amandus, un
général romain qui s'était
proclamé empereur. il fallait au plus vite
mettre fin à ce soulèvement.
Dioclétien s'associa Maximien, auquel il
donna le titre de «césar», et le
chargea de la répression.
Maximien concentra ses troupes dans le
Nord de l'Italie. La légion thébaine
- comme on l'appelait, alors que
numériquement le contingent des
Égyptiens était loin de former une
légion (1) - y fut jointe.
On ne comprenait guère le langage de ces
soldats africains, au teint foncé, qui, pour
lutter contre la nostalgie et pratiquer leur culte,
se tenaient toujours ensemble. C'était
cependant de bons camarades qui riaient bruyamment
toutes les fois qu'ils n'arrivaient pas à se
faire comprendre, et ils mettaient tout le monde de
bonne humeur.
Ce fut dur pour eux, hommes de la
vallée du Nil, de passer les Alpes. ils
n'avaient jamais vu de neige et le froid en fit
bien mourir quelques-uns en route. Maurice
était monté en grade, on l'appelait
«commandant», Victor avait renoncé
à devenir officier. Tous deux
résistaient bien à la
température ; ils se voyaient souvent et
espéraient retrouver un jour le soleil
d'Égypte.
Pour l'instant ils marchent avec la
troupe qui descend dans une vallée sauvage
au fond de laquelle coule un fleuve, le
Rhône, qui leur paraît semblable
à un canal plutôt qu'au Nil
lui-même, le fleuve par excellence. ils
franchissent un défilé et la plaine
s'étale devant eux, verte et
prospère. Ils installent leur camp à
Agaune (2) et attendent les
ordres, au pied de très hautes montagnes
dont les sommets sont cachés par les
nuages.
L'ennemi n'est pas loin. il faudra
l'attaquer sans tarder. Maximien, césar et
général en chef, ordonne, en bon
païen, un sacrifice général aux
dieux protecteurs qui va de pair avec la prestation
de serment de fidélité. Cet ordre du
jour passe presque inaperçu parmi la plupart
des soldats : une cérémonie de plus !
Mais les Thébains chrétiens se
concertent. Bien sûr, ils sont d'accord
d'être fidèles au césar
jusqu'à mourir en combattant sous ses ordres
; ils ont accepté cette obéissance en
devenant soldats. Mais personne au monde, pas
même l'empereur, ne pourra les obliger
à participer à des rites païens.
Ils sont chrétiens ; donc ils ont rompu
définitivement avec tout culte
idolâtrique. Sans hésitations, ils
refusent de participer à une
cérémonie au cours de laquelle ils
devraient renier leur foi
chrétienne.
Manquement à la discipline : leur
cas est porté à la connaissance de
l'empereur qui entre dans une colère
terrible. Il veut absolument ramener les soldats
thébains rebelles au respect de ses
décrets. Aussi se décide-t-il
à recourir à un châtiment
exemplaire prévu par les lois romaines : la
décimation. En présence de toutes les
troupes rassemblées à Octodure et
à Agaune, la légion thébaine
comparaît. ils sont tous là, ces
enfants de la Haute-Égypte, aucun n'a
flanché. On tire leur nom au sort et chaque
dixième est battu de verges d'abord, puis
décapité. Les autres ne sont
nullement terrorisés par cette
exécution barbare. Ils prient et se
préparent à mourir avec le même
courage. Le commandant Maurice, l'instructeur
Exupère et le sénateur Candide, tous
trois chrétiens de la Thébaïde,
ne cessent d'engager leurs compagnons d'armes
à être fidèles jusqu'à
la mort ; ils se décident eux-mêmes
à faire profession de leur foi dans une
lettre adressée à Maximien :
« Illustre César,
écrivent-ils, nous sommes tes soldats, mais
en même temps les serviteurs de Dieu. Nous te
devons le service des armes, c'est vrai. Mais nous
ne pouvons en rien suivre des ordres qui sont en
opposition au culte que nous devons à Dieu
seul. Nous ne sommes pas des
révoltés, nous
préférons mourir plutôt que de
désobéir à Dieu, notre
créateur, notre maître et le tien
aussi, que tu le veuilles on non. Nous sommes
chrétiens. »
L'empereur devient blême en lisant
ces lignes. Il ne veut pas céder : ce serait
reconnaître que quelqu'un est plus fort que
lui. Il ordonne les exécutions. Quel carnage
! Les cadavres empuantissent la plaine d'Agaune,
tandis que les bourreaux se partagent, à
titre de gratification, les équipements des
victimes. Maurice périt comme les autres,
malgré son grade. Quant à Victor, il
fut oublié dans la décapitation en
série. Ce fut le seul survivant des
chrétiens de la légion
thébaine. Il quitta le Valais, se cacha dans
les montagnes, et l'on raconte encore aujourd'hui
qu'il fut l'un des premiers missionnaires de
l'Helvétie. On a retrouvé,
paraît-il, sa trace à Soleure.
Un fait est à souligner : ces
légionnaires de la Thébaïde
étaient de race noire. Une des plus
anciennes statues de Maurice le prouve. Son visage
est négroïde. On sait que les Nubiens
furent très tôt chrétiens.
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