Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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DEUXIÈME PARTIE

RÉCITS ÉGYPTIENS


Un certain Jean d'Amathonte
Récit du VIIe siècle

Jean était un vrai Nil, portant dans toute l'Égypte avec le flot de ses aumônes la fécondité des oeuvres chrétiennes

J. Moschus.

I

Les pleureuses venaient à peine de commencer leurs lamentations. Elles connaissaient bien la maison ; c'était peut-être la quatrième ou la cinquième fois qu'elles y venaient. Les années précédentes, on les avait appelées surtout pour des enfants, et la mère se joignait à elles pour pleurer. Aujourd'hui, elles étaient entrées dans une maison étrangement silencieuse. Un domestique leur avait ouvert la porte, et dans la chambre gisait sur un lit couvert de fleurs une jeune femme, dont le visage amaigri portait encore les traces de la maladie et du chagrin.
Perdre trois enfants en si peu de temps ! La pauvre mère n'avait pas supporté une pareille épreuve. on l'avait vue dépérir mois après mois. Son mari avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour la distraire. De la bourgade chypriote d'Amathonte, où ils habitaient, il l'avait conduite dans les montagnes, sur les pentes du Troodos, loin du rivage malsain de la mer. Rien n'avait empêché sa lente consomption.

Jean se demandait pourquoi il était si durement éprouvé. Il n'avait plus sa mère à ses côtés pour le consoler. Elle aussi avait quitté ce monde, non sans laisser à son fils l'exemple stimulant d'un coeur compatissant. Ne lui avait-elle pas toujours répété qu'il devait, en toutes choses, s'en remettre à la miséricorde divine?
Quand il entendit ces femmes pousser leurs cris lugubres, comme c'était la coutume lors d'un deuil, il sortit par une porte dérobée et, à la faveur de la nuit tombante, se dirigea furtivement vers un terrain vague au bord de la mer. Il erra longtemps. Sa tête brûlait et sa tunique flottait. Un vent assez violent soufflait. Il n'y prenait pas garde. Une pensée l'obsédait : qu'allait-il devenir maintenant qu'il était veuf, seul, sans personne à aimer ? Il fuyait la maison de la mort. Cette splendide villa, dans laquelle il avait passé tant de jours heureux, au sein de la famille que Dieu lui avait donnée, était devenue pour lui un lieu d'épouvante.

Fatigué, il s'assit sur une pierre, et se tenant la tête toujours en feu, il repensa soudain à un songe qu'il avait fait dans sa jeunesse. Une nuit que le sommeil tardait à venir, il vit en rêve, au moment de s'assoupir, une jeune fille très belle, parée de vêtements tout blancs et le front rehaussé d'une couronne d'or. Elle s'approcha de son lit et lui posa la main sur l'épaule comme pour le réveiller. Il sursauta, étonné de recevoir une pareille visite à une heure si tardive ; il demanda à cette intruse son nom et la questionna sur le but de sa venue. Elle se mit d'abord à sourire et lui fit cette réponse inattendue : « Je suis une des filles du grand Roi. Si tu veux bien me prendre en amitié, tu obtiendras de lui des bienfaits inestimables. » Et sur ces paroles, elle se retira.

Encore bouleversé par cette apparition, il se dirigea, le matin, vers l'église et vit, sur son chemin, un pauvre, nu et à moitié gelé. Il entendit de nouveau la voix de la jeune fille qui lui disait, en présence de ce miséreux : « Donne-lui ton habit ! » Il obéit immédiatement, mû par une force qui ne venait pas de lui, et comprit que cette fille du grand Roi s'appelait en réalité «Miséricorde».
L'histoire qui lui revenait à l'esprit, en cette soirée de deuil et de désespoir, ne s'était pas terminée là. Tout près de l'église, un inconnu lui avait glissé dans la main un rouleau de cent écus d'or, en lui disant simplement : « Mon ami, c'est pour toi. » il avait voulu rendre cette somme, dont il n'avait pas besoin, à ce prodigue donateur, mais l'homme avait déjà disparu. Et Jean dut chercher à qui ces écus feraient du bien. Il s'était senti désormais au service de la Providence. Les années s'étaient écoulées. il avait repris les affaires de son père, ancien gouverneur de l'île, et s'était marié croyant posséder dans la famille un bonheur définitif.

Pourquoi se souvenait-il de cette vision d'autrefois ? N'aurait-elle pas un sens nouveau dans son épreuve ? Dieu ne voulait-il pas faire de lui l'ami de la Miséricorde ? Être, parmi les déshérités, l'instrument de la bonté divine ! Jean n'hésita pas un instant. il avait trouvé sa véritable vocation : prendre à coeur la misère des autres. Voilà une manière non pas d'oublier ses chers disparus, mais de les remplacer dans son affection débordante. il ne peut plus témoigner de l'amour aux siens puisqu'ils sont morts, alors il déploiera toute sa générosité envers ceux qui auront besoin de lui.

À l'enterrement, Jean avait perdu l'air abattu du jour précédent. Il n'était pas plongé dans le désespoir. Au contraire, tout en marchant vers le cimetière, il savait qu'une vie nouvelle s'ouvrait à lui et que les pauvres seraient sa véritable famille.
Comme il rentrait chez lui, il passa devant la somptueuse demeure de son voisin, un douanier très riche mais avare. En face de la porte, le boulanger avait arrêté son mulet et sortait d'un panier les pains qu'il allait livrer à son client. Un mendiant se présentait en même temps. Le douanier prit les pains et, pour se débarrasser de l'importun dont la vue l'irritait, en choisit un bien dur et le lui jeta à la tête. Le miséreux, très satisfait, bien qu'il fût légèrement blessé, car le pain l'avait atteint en pleine figure, courut à toutes jambes du côté de la place. Jean le suivit et le vit arriver, triomphant, au milieu du groupe des pauvres qui se chauffaient au soleil. Tous les jours, ils se tenaient là et échangeaient leurs impressions sur l'accueil qu'ils recevaient dans les maisons quand ils allaient demander l'aumône. Ils se transmettaient les bonnes adresses.

Le vagabond, tout joyeux, brandit son pain devant les yeux de ses camarades ahuris. «J'ai gagné mon pari ! », criait-il. «Ce pain, c'est le douanier qui me l'a donné ; si vous ne voulez pas me croire, J'ai un témoin», dit-il encore. Et il montra Jean qui regardait la scène sans bien comprendre la raison de cet étonnement collectif. On lui expliqua ce qui s'était passé. Le jeune homme qui rapportait le pain avait fait un pari : à l'encontre de l'opinion des autres, il était certain d'obtenir quelque chose de celui qui n'avait jamais rien donné aux pauvres. Il avait donc gagné son pari !

Le lendemain, Jean apprit que son voisin le douanier était tombé malade. Il alla le voir et le trouva plongé dans une méditation profonde. Pendant la nuit, dans son délire, l'homme fiévreux avait cru sa dernière heure arrivée : il avait vu une balance qui s'avançait mystérieusement jusqu'à lui. Sur l'un des plateaux, des démons hideux entassaient des paquets tout noirs. il y reconnut ses mauvaises actions, si nombreuses que les colis s'amoncelaient sans arrêt. Autour de l'autre plateau, il surprit une conversation entre plusieurs personnages : « Nous n'avons rien à opposer à ce poids énorme si ce n'est le pain qu'il a jeté l'autre jour à la tête d'un affamé. » Il tremblait de tout son être et se croyait condamné à jamais. Mais, ô merveille, le pain fit descendre le plateau, malgré le contrepoids.

Le douanier comprit l'avertissement que Dieu lui donnait et promit à Jean de l'imiter. Le jour où, guéri, il sortit dans la rue pour la première fois depuis le changement intervenu dans sa vie, il rencontra un matelot naufragé dépouillé de tout et lui procura un très beau costume. Quelle ne fut pas sa surprise, le lendemain, en revoyant le même homme revêtu de haillons. Celui-ci avait vendu les habits donnés. Le douanier, on le comprend, en fut fort dépité et alla se coucher, découragé de faire le bien. Dans un songe, il crut voir son pauvre ; en réalité, c'était Jésus qui lui disait : «Le vêtement que tu m'as donné, je le porte toujours ! » Il saisit le sens de cette nouvelle leçon : tout ce qu'on fait aux autres, c'est en vérité au Christ qu'on le fait.
Jean, qui demeura l'ami de ce douanier tant qu'il habita l'île de Chypre, avait trouvé la plénitude du bonheur dans la générosité. Ouvrir sa bourse pour les autres était devenu pour lui le vrai plaisir de la vie. Sa réputation dépassa de beaucoup les limites de sa ville natale. Les voyageurs qui faisaient escale dans le port entendaient parler de cet homme charitable et racontaient partout ses hauts faits. Jean était bien connu à Constantinople, la ville impériale, et même à Alexandrie, l'un des principaux centres de la chrétienté.

II

Un jour, on l'entendit crier : « Non, je ne veux pas quitter Amathonte. C'est ma ville natale. Ma femme et mes enfants y sont enterrés. J'y trouve chaque jour le souvenir de ma vénérée mère. Pourquoi irais-je à Alexandrie ? Vous avez de très bons moines dans les couvents. Vous voulez un chef ? Choisissez un patriarche parmi eux ! Laissez-moi tranquille ici. »

Jean discutait depuis plusieurs heures avec la délégation venue spécialement d'Alexandrie le supplier d'accepter l'appel qui lui était adressé. L'église de la grande cité égyptienne avait besoin de lui comme chef spirituel. Depuis quelque temps déjà, on cherchait quelqu'un pour succéder au patriarche défunt, le célèbre Euloge, un saint homme, dont le grand mérite avait été de réunir dans la même église des chrétiens divisés en train de se détourner de la vérité. Il y avait eu des élections, mais personne ne jouissait de la confiance générale pour reprendre la difficile direction de l'église. Enfin un nom fut prononcé qui mit d'accord tous les intéressés : Jean d'Amathonte. Le puissant empereur de Constantinople appuyait de toute son autorité ce choix judicieux. Encore fallait-il que Jean consentît à quitter Chypre pour Alexandrie, dont son ami Nicétas était le patrice, c'est-à-dire le chef civil désigné par l'empereur. C'était Nice-tas qui avait pris l'initiative de la délégation. L'empereur lui avait donné l'ordre de briser toutes les résistances. Jean avait une tète dure. il finit cependant par céder, et, un beau matin de printemps, le petit port fut envahi par une foule immense qui venait saluer avec regret le départ de l'homme le plus généreux que l'île eût jamais connu.

Qu'allait-il faire dans cette galère, se demandaient certains, en pensant aux obstacles qu'il rencontrerait dans l'exercice de sa nouvelle fonction. N'était-il pas trop bon pour diriger une église menacée par de multiples intrigues ? Faire la charité et gouverner, ce sont deux voies différentes, et s'il a réussi dans la première, cela ne signifie pas qu'il est aussi qualifié pour la seconde.

Aura-t-il la fermeté nécessaire ? Va-t-il continuer sa politique de la bourse ouverte ? Ce sera l'âge d'or des profiteurs ! Sur le pont du bateau qui le conduisait dans la ville d'Alexandrie, Jean se posait aussi beaucoup de questions, mais calme et confiant, il se savait dans la main de Dieu et attendait les événements.

À vrai dire, il fut déçu par la situation lamentable dans laquelle il trouva l'église d'Alexandrie, si réputée dans le monde entier. Certes, il pensait avoir de nombreux problèmes à résoudre, mais il ne croyait pas devoir commencer par construire des églises. Or, à peine arrivé, s'apercevant du manque de lieux de culte dans les différents quartiers de la ville, il entreprit de bâtir immédiatement soixante-dix sanctuaires pour remédier à cette pénurie. Alexandrie, sur une longue lagune entre la mer et le lac Mariout, a toujours été une ville très étendue, et à cette époque-là il n'était pas facile de se déplacer dans cette immense cité. Si les riches se faisaient véhiculer sur des litières portées par des esclaves, la plupart des gens du peuple allaient à pied. Maintenant ils ne pouvaient plus prétexter un long chemin à faire pour ne pas se rendre aux offices : les églises de quartier étaient à proximité de leur domicile.

Mais Jean remarqua d'emblée que la prédication de la Parole de Dieu n'était pas faite avec tout le soin désirable. Alors il tourna son zèle vers les prédicateurs eux-mêmes, qu'il voulut mieux préparés à leurs tâches et à qui il assura un traitement régulier. Comme ils n'avaient aucun souci de la jeunesse, Jean les obligea à enseigner le catéchisme. Il devint un véritable réformateur de l'Église. Hélas ! les églises célébraient des rites mais ne prêchaient plus la Vérité. Les fidèles s'étaient habitués à ces cérémonies toujours très longues, au cours desquelles ils bavardaient à loisir. Ils avaient même perdu le respect du culte ; les hommes en particulier sortaient du sanctuaire dès que le prédicateur prononçait son sermon. Un jour de fête, indigné par un tel sans-gêne, Jean n'y tint plus.
Il venait de chanter l'Évangile et s'apprêtait à prêcher. Comme à l'ordinaire, il y eut dans l'assistance un grand branle-bas : les hommes quittaient leurs places et se ruaient vers la porte. Jean descendit rapidement les escaliers de la chaire et suivit ses paroissiens jusque sur le parvis. Chacun était frappé de stupeur. Le patriarche profita de ce moment pour s'écrier devant tous : « Ne soyez pas surpris de me voir parmi vous. C'est le devoir du pasteur de se trouver au milieu de son troupeau. Comme la prédication vous est destinée, il va de soi que, si vous quittez l'église, mon travail est inutile ; c'est pourquoi j'ai décidé de sortir avec vous. Si vous rentrez, je rentrerai avec vous, bien entendu ! » La leçon eut un effet immédiat : ce dimanche-là, le prédicateur prêcha devant une assistance compacte. Dans d'autres occasions, il dut sévir contre les bavards et finit par obtenir le silence absolu pendant les cultes.

Le nouveau patriarche n'avait que faire d'auditeurs oublieux qui négligeaient de mettre en pratique les commandements divins. De toutes parts il entendait parler de la fraude chez les marchands. Les faux poids et les fausses mesures suscitaient de nombreuses plaintes qui ne laissèrent pas Jean indifférent. Il mena une campagne énergique contre les falsificateurs. À certaines heures, le mercredi et le vendredi, il se tenait à la disposition des plaignants, écoutant leurs contestations et rendant son jugement, non sans avoir consulté des experts. Son tribunal se tenait sous le portique de l'église. Un jour, personne ne se présenta, et comme Jean en était affligé, un de ses aides lui dit : « Vous devriez au contraire vous en réjouir. On ne fraude plus ! Et vous avez su apporter dans la ville une telle concorde que personne n'a de querelles avec son prochain ! »
Malgré les nombreuses charges qui lui étaient dévolues, il pensait toujours aux pauvres, et sa bourse, constamment remplie de dons inattendus, se vidait dès qu'il s'agissait de fonder un hôpital, une hôtellerie ou une cuisine populaire. Il fut l'un des premiers à ouvrir des maternités.

La guerre sévissait en Syrie. Les hordes cruelles du roi de Perse faisaient des ravages énormes sur leur passage. Les enfants étaient emmenés en esclavage. La population fuyait devant les massacres et se réfugiait en Égypte. Jean organisait les secours. Quand il apprit que Jérusalem était aux mains de l'ennemi, il dépêcha un homme de confiance avec de l'or, des vivres et des vêtements pour venir en aide aux malheureux fugitifs. Les réfugiés de tous pays ne recouraient jamais en vain au patriarche d'Alexandrie.

Jean ne négligeait pas pour autant les pauvres de la ville. Un jour, il convoqua tous ses subordonnés et leur dit : « Celui dont vous avez à vous occuper en premier lieu, c'est Notre Seigneur Jésus-Christ. Allez donc par toute la ville et prenez les noms de nos seigneurs ! » Ils ne comprirent pas tout de suite. Quels pouvaient bien être « leurs » seigneurs ? Après un moment de silence, Jean dut leur expliquer ceci : « Nos seigneurs, ce sont ceux en qui nous rencontrons notre Seigneur, c'est-à-dire Jésus-Christ. »

« Toutes les fois que vous avez fait ces choses-là à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites », dira le Seigneur au jugement dernier.

Les serviteurs de Jean parcoururent toutes les rues de la ville et découvrirent sept mille cinq cents indigents. Ils se demandaient comment leur maître arriverait à subvenir à leur entretien. Mais Jean avait confiance ; il répétait volontiers que, quand bien même le monde entier viendrait quêter à Alexandrie, l'argent ne ferait jamais défaut. Effectivement, il y eut toujours, dans la caisse de l'église, de quoi pratiquer l'entraide.

Une telle générosité devait provoquer, personne n'en doute, bien des abus ; les escrocs se parent souvent de la misère pour tromper les âmes charitables. Jean n'en était pas dupe. il savait discerner les détresses réelles et se montrait sévère à l'égard des faux pauvres, quand il en avait la preuve certaine. Malgré cela, que de fois on a abusé de sa bonté, que de vagabonds sont venus lui demander le prix d'un voyage qu'ils n'ont jamais effectué ! C'est le lot de tous ceux qui ouvrent facilement leur bourse aux malheureux ; seuls les avares échappent à ces tromperies, parce qu'ils ne donnent à personne. Jean était souvent mis à l'épreuve. Le même mendiant se présentait sous des habits différents et obtenait chaque fois une aumône... jusqu'au moment ou sa ruse était découverte.

Il arrivait à Jean de recevoir des cadeaux qui l'embarrassaient, car il les trouvait trop beaux pour lui. il cherchait les vêtements simples, et voilà qu'un chrétien fortuné lui fit don d'un habit somptueux. Le patriarche l'avait accepté et il avait même promis au généreux donateur de le porter, mais quand il l'essaya, il se rendit compte qu'il ne pourrait jamais se promener dans un costume si luxueux. « Toi, misérable, se disait-il à lui-même, tu vas porter cette robe de trente-six écus d'or alors que tes frères gèlent sous des haillons ! Il y a des affamés qui vont se coucher sans avoir mangé. Des réfugiés n'ont pas d'abri et dorment sur la place publique. Dieu te reprochera de n'avoir pas partagé tes biens avec tes frères dans le besoin. Après tout, j'ai tenu ma promesse, J'ai porté cet habit une fois, cela suffit, maintenant je puis m'en détacher. » Et il alla le vendre pour en distribuer la contre-valeur aux indigents.
Mais le donateur eut connaissance de ce fait et se rendit dans la boutique où son trop charitable ami avait négocié l'habit. Il le racheta et le lui renvoya. Jean ne se considéra pas comme battu et retourna chez le marchand. L'opération précédente se répéta. L'habit fit ainsi plusieurs fois la navette entre le magasin et le palais patriarcal. À la fin, Jean dut dire à son bienfaiteur : « Arrêtons ce jeu : nous ne saurons jamais lequel des deux se fatiguera le premier. Ah ! si tous les gens aisés me donnaient un habit comme vous, que de misères seraient soulagées ! »
Les riches ont aussi leurs déboires. ils peuvent perdre en un jour tout ce qu'ils ont gagné en une vie. Ils sont souvent repérés par les voleurs qui ne les ménagent guère. Un homme fortuné fut totalement dépouillé de ses biens. Les cambrioleurs avaient profité de son absence pour vider sa maison de fond en comble. Jean. apprit ce malheur, et pour éviter à l'homme ainsi éprouvé l'humiliation d'une requête, il lui fit remettre quinze livres d'or, pensant que sa commission serait bien faite. Mais le porteur, un homme malhonnête, garda les deux tiers de la somme pour lui ; il espérait que son maître n'en saurait rien.

Cependant les choses se passèrent autrement, de la manière la plus inattendue. Comme Jean sortait de l'église, une veuve s'approcha de lui et le salua avec déférence tout en lui remettant un don de cinq cents livres pour ses pauvres. Le patriarche vit au même moment le porteur, de retour, passer auprès d'eux sans s'arrêter, une main fermée comme s'il tenait une pièce de monnaie. Il y avait quelque chose de louche. Jean eut l'intuition à la fois que la dame n'avait pas donné la somme qu'elle lui destinait et que le porteur l'avait trompé. Il interrogea ce dernier qui prétendit avoir tout donné, puis il se tourna vers la veuve pour connaître ses véritables intentions. Celle-ci lui racontait qu'en effet elle voulait donner mille cinq cents livres, mais qu'elle en avait été empêchée par une volonté supérieure à la sienne ; c'est la raison pour laquelle son don n'avait été que de cinq cents. Jean comprit qu'il y avait un lien, quelque mystérieux qu'il fiât, entre l'attitude de la veuve et l'indélicatesse de son porteur. Les dons sont limités par Dieu lui-même dès qu'ils sont détournés de leur destination. Le vol du commissionnaire avait eu une répercussion non seulement préjudiciable à l'homme lésé de dix livres, mais encore au patriarche lui-même qui ne recevait que dans la mesure où il donnait tout à bon escient. Le porteur confondu tomba à genoux et reconnut sa faute. il rendit la somme volée et Jean lui pardonna.

L'empereur de Constantinople avait, en ce temps-là, de grandes difficultés financières. Il lui fallait beaucoup d'argent pour son armée. Les églises elles-mêmes devaient payer de lourdes redevances. Le patrice Nicétas fut chargé d'exiger du patriarche d'Alexandrie la remise de toutes les ressources ecclésiastiques. Jean s'y opposa, disant à son ami : « Noble patrice, il n'est pas juste de remettre au roi de la terre ce qui revient au Roi du ciel : c'est un sacrilège. Si tu persistes, eh bien ! prends toi-même les biens de l'Église, mais sache que tu agis contre ma volonté.» Nicétas, pour obéir aux ordres de l'empereur, fit emmener le trésor du patriarcat. Mais, alors que les policiers emportaient le butin comme des guerriers conquérants , les dons affluaient de toutes parts. Des gens apportaient à l'église des amphores munies d'inscriptions alléchantes : miel de premier choix, miel sans parfum, etc. Le patrice qui était venu rejoindre ses sbires aurait désiré que le patriarche lui en offrît une, mais il n'y eut rien à faire.

Une fois les agents impériaux partis, Jean eut la curiosité d'ouvrir les amphores pour en goûter le contenu. 0 surprise ! la première était remplie de pièces d'or. Il passa à la deuxième: ce fut un émerveillement identique. Toutes les amphores contenaient de l'or. Il est fort probable que certains chrétiens, face aux réquisitions de Constantinople, avaient préféré faire cadeau de leurs biens à l'Église plutôt qu'à l'État avide d'argent pour se préparer à la guerre ; c'était un meilleur placement.
Jean recouvrit soigneusement la première, celle dont l'étiquette portait « Miel de premier choix», et résolut de l'envoyer à Nicétas, accompagnée d'un billet ainsi rédigé : « Noble patrice, le Seigneur qui a dit : je ne te délaisserai pas, je ne t'abandonnerai pas, m'a envoyé des ressources pour compenser celles que tu m'as soulevées. Sache à tout jamais que l'homme ne saurait mettre Dieu dans l'embarras. »
Ce vase devait être remis en mains propres, à Nicétas lui-même, et les serviteurs du patriarche avaient mission d'assister à l'ouverture pour voir la tète du destinataire et lui dire avec malice que les autres amphores étaient pleines d'un miel de même qualité.

Il faisait très chaud, le soleil était au zénith. Les serviteurs maniaient délicatement le précieux récipient qui risquait d'éclater sous la pression de son pesant contenu. ils n'étaient pas trop à deux pour le transporter en marchant très Vite. On eût dit des voleurs, mais quand ils s'arrêtèrent devant le palais de Nicétas, les badauds crurent qu'il s'agissait d'une nouvelle réquisition. Les domestiques du patriarche eurent de la peine à se faire introduire, car le patrice, après beaucoup d'audiences, prenait son repas sur une terrasse bien abritée du soleil, face à une mer d'huile. Il était seul, ce jour-là, et avait donné l'ordre de ne laisser personne pénétrer dans la maison pendant son repos. Quand il entendit qu'un cadeau lui était envoyé par le patriarche, il consentit à recevoir les deux serviteurs, qui n'en pouvaient plus tant le présent était lourd. Il y avait une lettre qui l'accompagnait. Mais le destinataire s'en fut immédiatement ouvrir l'amphore, humant par avance l'odeur de son contenu indiqué sur le couvercle. il fut déçu en voyant les pièces d'or alors que, dans sa gourmandise, il s'attendait à du miel. De l'or ! Il devait le verser dans les caisses de l'État, sans en avoir sa part.
Un envoi supplémentaire, alors que tout avait été saisi chez le patriarche ! Comment était-ce possible ? Nicétas flaira un mauvais tour que voulait lui jouer Jean. Il ouvrit la missive qu'il avait négligemment jetée sur la table, et n'en crut pas ses yeux en lisant et relisant' cette vérité qui le fit réfléchir : l'homme ne saurait mettre Dieu dans l'embarras. Nicétas congédia les serviteurs d'un air mécontent. En effet, il était mécontent de lui-même, il se repentait des prélèvements qu'il avait faits chez l'homme de Dieu. Sans retourner à table, il donna l'ordre à trois de ses gardiens de rapporter au patriarcat tout ce qui avait été pris, et il ajouta une forte somme de sa propre poche. L'amphore aussi reprit le chemin de l'église. Mais tourmenté, Nicétas n'attendit pas la fin de la sieste pour aller lui-même présenter des excuses au patriarche. Depuis ce moment-là, il n'y eut plus d'opposition entre eux, et Jean devint plus tard le parrain des enfants du patrice.

III

La guerre continuait sur les frontières septentrionales de l'Empire byzantin. Les Perses, aidés de tribus slaves, redoublaient leurs attaques et semaient la désolation dans les campagnes, tout en se rapprochant de Constantinople. Les réfugiés arrivaient en si grand nombre à Alexandrie que le blé manqua. La récolte avait été insuffisante, car la crue du Nil, dont vit l'Égypte, ne s'était pas faite comme de coutume. Le patriarche Jean dépensa tout son argent pour secourir les malheureux. Selon son habitude, il vida la caisse de l'église : le merveilleux contenu des amphores y passa jusqu'à la dernière pièce d'or. Hélas ! la famine n'était point terminée; au contraire, chaque jour des gens tombaient d'inanition dans les rues.

Accablé mais non découragé, Jean se retirait dans sa petite chambre, semblable à une cellule de moine, et priait en secret, comme Jésus l'avait enseigné à ses disciples. Un jour que, pendant plusieurs heures, il avait supplié Dieu de lui accorder quelque secours, une lettre lui fut remise. Il la parcourut, espérant y trouver un exaucement à ses prières. En effet, son correspondant lui offrait une forte somme mais lui demandait en compensation un titre honorifique qu'il ne méritait pas. Ce fut très pénible pour le patriarche de refuser une telle proposition dont les affamés auraient bénéficié, mais à peine venait-il de prendre cette décision qu'un employé du port lui transmit une bonne nouvelle. Les deux vaisseaux qu'il avait envoyés à la recherche de froment en Sicile, il y avait fort longtemps, et sur lesquels il ne comptait plus, se trouvaient en rade d'Alexandrie, à sa disposition. « Dieu est bon ! », s'écria-t-il dans un élan de joie et de reconnaissance, et sur-le-champ il donna l'ordre de décharger.

Grâce à des arrivages réguliers de blé, la population vit avec soulagement disparaître le spectre de la famine. Mais un nouveau fléau allait la frapper : la peste. C'était pendant le khamsim, vent du désert, d'une violence inouïe, qui semblait répandre la terrible maladie. Les gens mouraient par centaines. Le patriarche visitait les malades et leur apportait l'espérance chrétienne telle qu'on la trouve dans l'Évangile. Il se tenait longuement au chevet des mourants, sans aucune crainte quant à sa propre vie. Les morts, selon la pratique nécessitée par le climat, étaient ensevelis dans la journée, et Jean les accompagnait pieusement au cimetière. Ses services funèbres apportaient une consolation aux survivants qui, le lendemain, pouvaient eux-mêmes être les victimes de l'épidémie.

Des jours meilleurs suivirent et le patriarche put prendre un peu de repos. On le voyait le soir faire une longue promenade au bord de la mer. il aimait regarder les vagues se briser sur la grande jetée, et se demandait quand viendrait pour lui le moment de reprendre le bateau vers Amathonte, sa ville natale toujours présente dans son souvenir. Pour l'instant, il devait poursuivre sa tâche qui n'était pas achevée, tant que son exemple n'était pas suivi.

Comment faire pour que d'autres agissent dans le même esprit et avec le même désintéressement ? Un chrétien contagieux, voilà ce qu'il désirait devenir. Il connaissait un nommé Troïle, réputé pour son incorrigible avarice. Un jour, il l'invita à visiter un hôpital avec lui, mais avant de procéder à la distribution d'aumônes aux malades, comme il le faisait d'habitude, il voulut savoir quel était le montant que son compagnon avait dans sa bourse. À force de questions indiscrètes, il apprit que Troïle possédait trente pièces d'or. Dans l'hôpital, il se tourna vers lui et, le fixant d'un regard irrésistible, lui dit le plus naturellement du monde : « Eh bien ! mon cher ami, c'est à vous que revient aujourd'hui l'honneur d'offrir des dons à mes seigneurs, nos frères en Jésus-Christ. » Troïle ne put que s'incliner devant le voeu impératif de son conducteur spirituel, et remit un écu d'or à chaque indigent. Le patriarche veilla à ce que les trente pièces fussent distribuées. À la sortie, il riait sous cape, content d'avoir joué un bon tour à un chrétien qui aimait tant l'argent. Ce dernier était tout penaud d'avoir été entraîné dans une pareille aventure. Il rentra chez lui, prêt à en faire une maladie. Mais déjà un serviteur de Jean l'avait précédé pour l'inviter à se rendre le plus vite possible au palais patriarcal.
Flaira-t-il un nouveau piège pour lui faire ouvrir sa bourse ? Prétextant une fièvre, il ne voulut point quitter sa demeure. Sa rancoeur était trop grande ! Ce fut Jean lui-même qui vint frapper à sa porte. Troïle, quoique furieux, dut cependant le recevoir. Et Jean, de bonne humeur, lui tint ce langage : « Excusez-moi, mon ami, d'avoir recouru, ce matin, à votre bourse pour les malades de l'hôpital. Mon secrétaire n'avait pas pu me procurer l'argent nécessaire. Comme je ne veux pas abuser de votre bonté,

Je viens vous rendre vos pièces d'or. Merci de me les avoir prêtées! » L'avare, heureux de revoir son or, guérit de sa fièvre aussitôt et accepta volontiers l'invitation que lui fit Jean d'aller prendre un bon repas. ils passèrent ensemble une soirée délicieuse, et le lendemain, après avoir vu en rêve où son avarice le conduirait, Troïle était un autre homme ; en même temps que son coeur s'ouvrit à Dieu, sa bourse s'ouvrit aux indigents.
Ce jour-là, Jean fut dans la joie, car il avait un émule, convaincu comme lui qu'« il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir». Même la mauvaise nouvelle qui lui parvint plus tard n'arriva pas à l'assombrir, et pourtant elle était de taille. Treize bateaux dont la cargaison était destinée à son église avaient fait naufrage. L'attitude de Jean fut semblable à celle d'un personnage biblique frappé par l'épreuve, Comme job, le patriarche d'Alexandrie se borna à dire : « L'Éternel a donné, l'Éternel a ôté, que le nom de l'Éternel soit béni ! »

Jean exerçait la miséricorde non seulement en faisant le bien au moyen de l'argent qui lui parvenait, mais encore en réconciliant des adversaires. Un jour, avant de célébrer la sainte-cène, il apprit que l'un des gens de sa maison nourrissait de la haine contre quelqu'un. Alors, au moment où cet homme se présenta à la communion, Jean lui dit publiquement : « Va d'abord te réconcilier, ensuite tu reviendras recevoir le pardon de Dieu. » L'homme ainsi repris ne se fit pas répéter cet ordre. il s'approcha, dans l'église, de celui qu'il haïssait et se réconcilia avec lui.

La guerre, qui durait depuis plusieurs années, se rapprochait de l'Égypte. L'armée des Perses était en marche vers la vallée du Nil, et l'Église allait de nouveau subir la persécution. Jean pressentait ces temps tragiques. Devait-il rester ou partir ? Il était âgé et jugeait plus sage de laisser la direction de l'église à un homme plus jeune et doué d'une énergie que lui-même n'avait plus. Avant de prendre sa décision, il se souvint d'une parole de l'Évangile qui avait souvent inspiré les chrétiens dans des circonstances analogues : « Si l'on vous persécute dans un pays, fuyez dans un autre. » Il n'est pas toujours nécessaire de rester sur place pour se faire tuer. Ce n'était pas la perspective d'une mort violente qui effrayait Jean. Il avait été averti en songe qu'il devrait bientôt quitter ce monde. Mais il savait aussi qu'il mourrait dans sa ville natale, après douze ans d'absence.

Il lui fut difficile de se séparer d'Alexandrie, ville où toutes les passions se déchaînaient mais où l'esprit de Dieu soufflait aussi. Jean avait tant d'amis qu'il redoutait le moment du départ. Le plus fidèle d'entre eux, le patrice Nicétas, voulut absolument l'accompagner et l'emmener à Constantinople pour y rencontrer l'empereur. Jean n'en voyait pas la nécessité. L'homme propose et Dieu dispose. Le vaisseau essuya une tempête comme on en vit rarement en Méditerranée. Heureusement, les côtes de Rhodes, l'île des roses, étaient en vue, et le bateau put y aborder, échappant ainsi au naufrage. Mais l'homme de Dieu avait hâte de rentrer chez lui. Il renonça à se rendre à Constantinople, et en informa son ami : « Vous aviez l'intention de me conduire au roi de la terre, mais c'est le Roi du ciel qui me convoque, et je dois obéir. Il faut que je vous quitte pour retourner en ma patrie. » Nicétas, très ému, embrassa pour la dernière fois le vénéré patriarche et reprit sa route vers Byzance.
Le temps était beau. La traversée que fit Jean fut très agréable. Son bateau le laissa dans le petit port de Famagouste, non loin de Salamis, où l'apôtre Paul débarqua, au milieu du premier siècle, pour annoncer l'Évangile à Chypre. Jean était le fruit, déjà lointain mais toujours excellent, de cette première mission des apôtres envoyés d'Antioche de Syrie.
Jean fut heureux de revoir Amathonte. il y retrouva bien des amis et surtout sa maison dans laquelle avait habité sa chère famille. Dieu la lui avait reprise pour lui confier celle des malheureux, des épaves de la vie. « Il y a toujours des pauvres parmi vous», avait dit Jésus. Jean, qui fut riche mais vécut comme un pauvre, dicta son testament : « Le pauvre Jean, serviteur des serviteurs de Dieu. Je te rends grâce, Seigneur, pour l'éminente dignité dont tu m'as honoré. Il ne me reste plus que le tiers d'un écu : qu'on le donne encore aux pauvres, mes frères dans le Seigneur. Quand, par la volonté de Dieu, je fus nommé patriarche d'Alexandrie, je trouvai dans la caisse de l'église huit mille livres en or. Des dons particuliers ont fait passer entre mes mains plus de dix mille fois cette somme : j'ai tout donné aux pauvres du Christ. En ce moment je lui remets mon âme. »

Les pleureuses revinrent dans la maison. Une population entière plongée dans la tristesse. Jean d'Amathonte avait été rappelé à Dieu. C'était le 23 janvier 619, à peine un mois après Noël, la fête qui suscite chaque année le plus grand élan de générosité dans le monde, à cause du don que Dieu nous a fait.

L'histoire que je viens de vous raconter n'est pas un conte de Noël, ni une légende. Ce sont quelques traits de la vie de saint Jean, l'Aumônier, appelé ainsi parce qu'il fut, comme vous avez pu vous en rendre compte, un grand distributeur d'aumônes, l'aumônier de la Providence. L'Église d'orient se souvient toujours de lui. C'est une des belles figures de la chrétienté des premiers siècles (1).


Table des matières

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1) Ce récit est basé sur les renseignements fournis par l'ouvrage du P. Paul Cheneau : Les Saints d'Égypte, Jérusalem 1923. Il se passe - soulignons-le - avant l'invasion musulmane, en 639. L'Égypte a été souvent envahie ! L'église d'Alexandrie entretenait de très bonnes relations avec les églises orthodoxes rattachées à Byzance (ou Constantinople) qui F. pendant mille ans à la tête de l'empire romain d'Orient, lequel ne tomba qu'à la suite de la prise de Constantinople par les Turcs en mai 1453.

 

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