Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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DEUXIÈME PARTIE

RÉCITS ÉGYPTIENS


L'inimaginable histoire de Samuel Ali Hussein

Lorsque j'étais pasteur en Égypte, je me suis intéressé à l'hôpital allemand. C'est ainsi que les gens du peuple désignent la mission évangélique germano-suisse, dont l'hôpital est le plus beau fleuron. L'établissement, renommé dans toute la ville d'Assouan, a l'avantage d'être magnifiquement situé sur la corniche, un emplacement que les hôtels peuvent lui envier. La chapelle, surmontée d'un clocheton, est en bordure de l'avenue. Il m'arrive d'y présider un culte, le dimanche matin. Ce que j'aime avant tout, c'est le contact avec l'équipe qui dirige l'institution : pasteurs, médecins, diaconesses (1) et j'en passe, toujours à la tâche, non seulement à l'hôpital réputé pour la qualité de ses soins, mais dans les quartiers les plus pauvres de la ville et dans les annexes. Une vie rayonnante, sans publicité, un véritable témoignage chrétien au sein d'une population qui a considérablement augmenté depuis la construction du Haut-Barrage. Beaucoup d'ouvriers n'ont plus de travail et continuent néanmoins d'habiter cette ville démesurée, dont les touristes ne voient, en général, qu'une minime partie.

« Depuis quand la mission est-elle à l'oeuvre à Assouan? » demandais-je au pasteur Huber, le directeur. Je connaissais déjà cette mission du Nil, comme on l'appelle aussi. Elle a, au centre de Tunis, une école plus que centenaire à la place des Potiers, où j'ai passé des heures bien agréables. Mais j'ignorais tout de son histoire en Haute-Égypte. Mon ami s'éclipsa quelques minutes, le temps d'aller chercher une brochure dans sa bibliothèque. « Tenez, lisez ce texte qui n'a jamais été traduit en français, et vous saurez. »
Sur mon balcon, je me plonge dans cette nouvelle lecture. Une autobiographie d'un homme qui m'est totalement inconnu: Samuel Ali Hussein, mais en même temps un roman d'aventures captivantes, le récit de la vie mouvementée d'un garçon nubien, devenu dans son âge mûr le premier agent de la mission.

Si, dans les événements politiques et autres, on ne voit pas toujours Dieu à l'oeuvre comme on le voudrait, si on se demande parfois dans quelle mesure le monde est livré à lui-même, que d'hommes sont autant de témoins qui rendent grâce à sa grandeur et à ses incompréhensibles desseins ! En somme, l'action de Dieu dans ce monde ne se montre qu'à travers des êtres humains qui témoignent de son amour pour le prochain. La meilleure traduction de la Bible, a-t-on dit, c'est l'homme.

Mohammed Ali Hussein, né dans un village de Nubie en 1863, est franchement de race noire; il se confond avec les Soudanais. Nous le rencontrons âgé d'une dizaine d'années au Caire, dans les souks, en rupture de ban, vivant d'expédients, accompagné de quelques camarades sur la voie de la délinquance, comme lui. En réalité, cet enfant a déjà derrière lui une longue et aventureuse histoire.
Dès qu'il fut capable de monter sur un âne, il dut gagner son pain. Un bon maître, qui craignait Allah, l'engagea pour conduire une vache attachée à une sakieh, une roue qui amène l'eau du canal sur le champ. Tourner toute la journée, un métier à devenir fou ! Mais il était nourri et logé. En argent liquide, il toucha comme salaire en quatre mois l'équivalent de quatre francs suisses, de quoi devenir riche ! Il ne suivit l'école coranique que peu de temps, car il y recevait trop de coups de bâton.

L'esprit éveillé, il aperçut sur le Nil des bateaux suspects venant du Soudan, chargés d'esclaves qu'on vendait au Caire. Ce commerce clandestin devait prendre fin quelques années plus tard. L'idée lui vint de s'introduire clandestinement dans l'une de ces barques pour atteindre la capitale. Il n'avertit personne de son départ, et chacun le crut mort, noyé dans le fleuve.

Coincé entre deux esclaves qui suent à grosses gouttes, il se sent - c'est drôle à dire ! - libre comme l'oiseau. Il doit se faire tout petit, chose facile pour lui, car il n'a que six ans. Rien à manger pendant tout le voyage ! Ce n'est pas le pire : arrivé à destination au Vieux Caire, il tombe sur le patron qui veut le garder dans sa cargaison, croyant qu'il fait partie du groupe acheté au Soudan. Mohammed s'explique en nubien et le maître le relâche aussitôt, pour ne pas avoir d'histoire. Ainsi l'enfant devient un petit vagabond errant dans ce quartier qui sert de refuge aux gens de la Haute-Égypte fraîchement débarqués. Heureusement il découvre vite des connaissances qui lui procurent d'abord quelques vêtements car il est presque nu, et la nourriture dont il a grand besoin. Il apprend même que son père, lui aussi, a émigré en Basse-Égypte pour y chercher quelque travail. Ils finissent par se retrouver, mais la fête ne dure guère. Si l'on veut manger, il faut se mettre au travail. Or, il n'y a pas d'occupation pour lui, sinon de guider de nouveau une vache autour d'une sakieh. Non, il n'est pas venu au Caire pour cela. Il continue à vivre chez des amis ou des cousins. Ce régime dure plusieurs années, avec des emplois temporaires, comme palefrenier.

Un jour qu'il passe dans la rue de Mouski, une des plus commerçantes de la ville, accompagné de jeunes vagabonds comme lui, un «monsieur» les arrête et leur demande à brûle-pourpoint: «Lequel d'entre vous désire venir à Paris avec moi ? » Stupéfaction dans le groupe. Paris, c'est l'occident tout entier, la grande aventure dans un monde absolument différent. Est-ce une plaisanterie ? Non ! Le « monsieur » réitère sa question : « Qui veut venir avec moi, dans mon pays, de l'autre côté de la mer ? » Alors Mohammed, désireux de découvrir le monde, répond sans hésiter: « Moi, effendi (monsieur, en arabe) ». Le mystérieux effendi reprend : « Il faut agir vite, car nous partirons dans quelques jours d'Alexandrie. je dois avoir l'autorisation de ton père. Peux-tu le joindre immédiatement ? ».

Mohammed ne sait que dire. Depuis longtemps il a perdu sa trace. Il pense alors à son cousin, âgé d'une vingtaine d'années. Voilà le père qu'il lui faut pour l'instant ! On est vendredi, jour chômé, il sait où l'atteindre. Le cousin est surpris par cette proposition saugrenue mais finit par accepter sur la promesse d'une bonne somme d'argent que ne manquera pas de verser le «monsieur».

Qui est cet étrange voyageur désireux d'emmener l'enfant « à Paris » ? On peut bien se poser la question, car cette rencontre en pleine rue a quelque chose d'incongru. Quel but poursuit l'anonyme individu ? Est-il un ravisseur d'enfants ? On a de la peine à croire qu'il s'agit en fait d'un pasteur, le missionnaire Lavanchy. D'où vient-il et quelle idée lui prend d'accoster ainsi un gosse quelconque ? Malheureusement, je n'ai retrouvé nulle part la trace de ce personnage. Il y a eu, en Suisse romande, tant de pasteurs du même nom.
Dans tous les cas, le départ de Mohammed se fait selon les règles. Mohammed présente son « père » à M. Lavanchy qui ne remarque pas la supercherie. Il est souvent difficile de donner un âge à un Égyptien qui peut paraître plus âgé qu'en réalité. Il faut passer à la police pour que tout soit en ordre. Ici encore, on ne soupçonne rien, et le faux père répond affirmativement à la question : « Voulez-vous autoriser votre fils à partir avec M. Lavanchy ? » Ainsi est obtenue l'autorisation de sortir du pays. Mohammed est désormais muni d'un passeport. Mais il faut que le soi-disant père accompagne son «fils» à Alexandrie, pour d'autres formalités, ce qu'il fait de bonne grâce, M. Lavanchy se montrant très généreux à son égard.

Une vie de château commence pour le jeune vagabond nubien. Une chambre lui est réservée dans un hôtel, à côté de celle de son nouveau maître. Pour la première fois il jouit d'un tel luxe et apprend à manger comme les Européens. Un lit pour lui, c'est nouveau. Le matin, M. Lavanchy trouve son protégé recroquevillé, comme une boule, et tout habillé. Au bureau des passeports, Mohammed apprend enfin le nom de son bienfaiteur et sa nationalité suisse. En somme, il ne partira pas pour Paris, ville dont il avait entendu parler par une Française qui l'avait pris quelque temps à son service, mais pour la Suisse qui lui est totalement inconnue. Tout cela reste à ses yeux infiniment mystérieux.
Le jour du départ arrive. Quelle. joie pour Mohammed de voir un grand port très animé ! Pour atteindre le bateau en partance vers Marseille, c'est une véritable bataille, tout d'abord avec les porteurs qui se bousculent pour s'emparer des bagages du pasteur, ensuite avec le personnel du bateau pour trouver la cabine et surveiller l'arrivée des malles. Tout se passe bien, dans le fracas habituel de ces opérations. Mohammed verse des larmes en attendant que retentisse la sirène qui va obliger son cousin à quitter le pont du bateau. Le faux père, qui a bien joué son rôle jusqu'au bout lui dit : « Tu es perdu pour toujours, tu ne reviendras jamais ici ! »

Tout à coup, le vacarme fait place au grand silence. Le paquebot quitte le port bruyant et démarre lentement sur une mer très calme. Bien que pourvu de tous les vêtements nécessaires et de tous les privilèges d'un passager ordinaire, Mohammed est triste, surtout quand les flots se mettent à s'agiter et qu'il souffre du mal de mer. il regrette amèrement d'être parti et fait la vie dure à M. Lavanchy qui arrive tout de même à le consoler. Le bateau traverse le détroit de Messine. Mohammed voit des montagnes en feu, les volcans toujours actifs, l'Etna et le Stromboli. Ici lui revient un propos entendu en Égypte : Les chrétiens sont du bois pour le feu ! Triste perspective, puisqu'il vogue maintenant vers des pays chrétiens. L'activité du port de Naples retient son attention. il regarde ces petits commerçants dans leurs boutiques flottantes, autour du bateau, qui essayent de vendre leur marchandise aux gens sur le pont. Les livraisons et les payements se font par le moyen d'un panier fixé à une corde. Rien n'échappe à ce garçon observateur. Ce trafic l'amuse beaucoup. Quelques jours plus tard, ils débarquent à Marseille.

Je ne vais pas relater en détail les différentes étapes de cette arrivée en Europe. Il est évident que Paris n'entre pas en ligne de compte. Après quelques semaines passées à Cannes chez des amis de M. Lavanchy, où Mohammed s'initie au français en jouant avec des enfants européens, ils atteignent Genève, et sont reçus chez un chrétien riche, M. Necker, qui assumera les frais d'entretien du nouveau venu. Le premier contact ne plaît guère à Mohammed. Cet homme charitable l'embrasse si chaleureusement qu'il s'écrie: «Ne me mange pas! »
Mohammed, ne l'oublions pas, n'a que dix ans, et doit être instruit. il apprend d'ailleurs très facilement le français, mais il ne peut pas rester à Genève. M. Lavanchy le place dans une école évangélique réputée, à Peseux, près de Neuchâtel. Le dépaysement est terrible, d'autant plus que son protecteur s'en va immédiatement après l'avoir introduit dans cette institution. Mohammed, seul de son espèce, a de la peine à s'adapter à la discipline. il se plaît mieux en plein air qu'en classe. Dans le jardin, il découvre des oignons dont il se régale avec son pain. Le directeur trouve ce garçon insupportable, sauvage et peu zélé pour l'étude, un véritable trublion dans cette maison bien rangée. Que faire ? Le renvoyer n'est pas possible sans l'avis de M. Lavanchy qui s'occupe de cet enfant au nom de la mission.
Cependant une autre solution se présente. Léa, la fille du directeur, s'oppose à son renvoi et décide de le prendre elle-même en main. Dès ce moment-là tout change. Par sa douceur et sa patience, elle lui fait aimer l'étude. En peu de temps les progrès sont considérables. L'hiver se déclenche. La neige, phénomène absolument nouveau pour Mohammed, l'oblige à s'habiller plus chaudement. La bonne Léa veille sur sa santé. Elle est la première à lui parler de Jésus et à lui dire qu'un jour peut-être il retournerait dans son pays pour annoncer la bonne nouvelle. Mohammed est très heureux de l'entendre : un jour, il retournera parmi les siens, il reverra sa Nubie natale... qu'il avait fuie, car ici, sous le brouillard, il regrette le beau soleil permanent et la liberté totale dont il jouissait. Il se sent en cage et voudrait parfois s'évader. « Patience est la clef de la liberté », dit un proverbe arabe. il en fait la découverte, en voyant la patience et l'affection de Léa qui, petit à petit, l'oriente vers la vraie liberté, celle des enfants de Dieu. Mais elle n'insiste pas, elle ne fait aucune pression sur lui, elle prêche par l'exemple. Sa compassion touche ce petit Nubien déraciné, enlevé de son pays d'une si inimaginable manière. Dieu est grand et dirige toutes choses, non seulement l'Univers mais aussi les hommes.

À vrai dire, peut-on affirmer que Mohammed, bien qu'il porte le nom du prophète, est musulman ? Il n'a reçu aucun enseignement dans l'islam, dont il ignore totalement les pratiques. Il n'a retenu, nous l'avons déjà dit, que les coups de bâton ! Il n'a jamais prié. On peut donc affirmer qu'il n'a aucune religion. Le christianisme commence à l'intéresser sérieusement. Il y voit une puissance qui pourrait changer la vie de son peuple. De lui-même, il demande à suivre un catéchisme. Le cours dure trois ans, après quoi il se déclare prêt à recevoir le baptême. L'influence du milieu dans lequel il vit y est pour quelque chose.

Le pasteur Lavanchy est averti du désir de son jeune ami qui a maintenant quinze ans. Le baptême a lieu, le dimanche 15 août 1878, en l'église libre de Sainte-Croix, dans le jura vaudois, pour des convenances relatives à M. Lavanchy. L'église est si remplie que nombre de fidèles doivent rester dans la rue. Dès ce jour-là Mohammed change de prénom, il s'appellera Samuel et deviendra un serviteur du Christ jusqu'à sa mort, sans jamais se considérer comme un converti de l'Islam. D'ailleurs la Nubie a été chrétienne pendant huit siècles, avant de devenir musulmane, à la suite de sa conquête par les Arabes. Les fouilles récentes ont permis de découvrir des églises nubiennes, avec la liste de leurs princes-évêques. Mais c'est une autre histoire.

Pour Samuel, la fin de son séjour en Suisse a sonné. M. Necker, qui continue à l'aider, lui propose l'Angleterre pour y poursuivre ses études dans un collège missionnaire à Londres, Harley-House, en plein East-End. L'institut est dirigé par un certain Dr Grattan Guiness, dont il faut retenir le nom, car il jouera un rôle dans la vie ultérieure de Samuel.
Pour le moment, celui-ci s'adonne à l'étude de l'anglais, en même temps qu'il s'initie au latin et au grec car il désire suivre les cours de théologie.
L'école, qui possède une maison à la campagne, enseigne aussi le travail de la terre à ses élèves, ce qui entre dans la formation des futurs missionnaires.

Samuel Ali - si nous l'appelons de ces deux prénoms, c'est que le second prouve qu'il entend rester attaché à son peuple - fait partie d'un groupe de jeunes sympathiques. Il existe entre eux une véritable communion fraternelle. Quand ils sont à la campagne, le dimanche, ils vont dans les hameaux prêcher l'Évangile aux enfants. Ces années d'étude, de réflexion et de solide préparation passent vite. Samuel Ali, à vingt ans, reprend le chemin du Proche-Orient. On l'envoie tout d'abord à Beyrouth, où il ne se plaît guère. Alors il se dirige vers Le Caire. Reçu amicalement dans une institution missionnaire, il a un horaire très chargé, car, comme instituteur, il enseigne toutes les branches de l'instruction. On est content de son travail, mais il fait tache dans ce milieu plus bourgeois que chrétien. Il quitte son emploi, en accepte un autre chez les catholiques cette fois, mais cela ne va pas mieux. Et le voici de nouveau sur le pavé du Caire sans travail, comme à l'âge de dix ans ! Dieu l'aurait-il laissé tomber ? Il est assez intelligent pour comprendre que le monde missionnaire reste trop humain, et demeure souvent au-dessous des principes qu'il prêche. Sa foi personnelle reste inébranlable. « Mes brebis entendent ma voix, je les connais et elles me suivent », a dit le Christ. Samuel Ali a entendu Sa voix, il persévérera, mais comment ?-Tout ce qui lui est arrivé, toutes les expériences faites en Europe n'auraient-ils servi qu'à le ramener à son point de départ ? Il ne peut pas le croire. Dieu le conduira certainement, mais où ?

Comme l'oiseau sans nid, il erre dans la ville et rencontre, bien sûr, des gens de sa parenté qui s'écrient : « Mohammed est toujours vivant, il est revenu au Caire». Les siens l'accueillent vraiment avec amour. il apprend que son père est mort, mais que sa mère et sa grand-mère vivent toujours au village, à quarante kilomètres d'Assouan ; elles sont même certaines qu'il est vivant. Par le téléphone arabe, elles apprendront qu'il est de retour. Son devoir est tout tracé : il ira le plus tôt possible rejoindre les siens. Il achète des cadeaux avec le maigre pécule qui lui reste. C'est toujours la coutume quand on rentre de voyage ! Des cadeaux pratiques : un peu de café, de thé, quelques sucreries, des tasses, voire des colliers de pacotille. Il trouve un bateau déjà bien rempli. Cela vaut mieux, car les pirates hésitent à l'attaquer quand ils voient beaucoup de monde à bord. Deux jours d'arrêt à Assiout, escale à Esna, enfin Assouan. Tous les passagers se mettent à remercier Allah. Le voyage a duré trois semaines pendant lesquelles Samuel Ali a dû vivre de ses provisions. Mais il n'est pas encore arrivé chez lui. Trois à quatre jours de navigation sont nécessaires. Une nouvelle page de sa vie commence. On peut imaginer l'accueil qu'il reçoit, après tant d'années d'absence. Les cadeaux sont reçus avec joie. On le questionne beaucoup sur « la vallée des ténèbres», comme les Nubiens appellent l'Europe.

Samuel Ali - que tous les gens se mettent à appeler à nouveau Mohammed, car il ne fait pas état de son changement - reprend sa place dans le village, et reste toujours attaché au Christ. Il continue à lire la Bible et à prier régulièrement. Être seul chrétien, dans une population islamisée, c'est difficile si l'on veut maintenir le contact avec elle et ne pas apparaître comme un bloc erratique. Que faire, sinon témoigner par les actes. il se met de toutes ses forces au service du prochain. Lui, l'homme instruit, qui sait lire et écrire, devient le scribe de la communauté, aide chacun dans ses difficultés sur le plan administratif, secourt les malheureux sans défense, prodigue des soins aux malades. Il se fait l'avocat du pauvre, l'arbitre dans les conflits entre familles, dans les questions d'héritage toujours épineuses et s'attaque à bien d'autres plaies que la civilisation commence à répandre. Il a repris la galabeya traditionnelle et ne se comporte jamais comme un «monsieur». Au contraire, il ne se croit pas supérieur aux autres et se met aux travaux des champs. Il participe à toute la vie sociale, aux fêtes comme aux deuils, apportant partout une bonne parole, accompagnée d'un geste. Il crée autour de lui une ambiance de réconfort et contribue au développement en introduisant la culture des palmiers dattiers, nouvelle ressource pour les habitants qui s'étonnent d'avoir parmi eux un homme d'un pareil désintéressement. Désormais il semble que sa vie se passera simplement parmi les siens, à qui il apporte tout de même un témoignage chrétien par son comportement, sa disponibilité. Ajoutons qu'à l'époque, changer de religion était considéré comme un crime puni de la peine de mort. Il se considère comme un pionnier du Christ dans cette Nubie fermée pour l'instant à l'évangélisation directe.

Les temps sont parfois très durs. Les épidémies de choléra font beaucoup de victimes. En été 1896, Samuel Ali se trouve à Genève, au stand des missions, à l'exposition nationale suisse, invité par M. Lavanchy avec qui il est toujours en relation. Deux ans plus tard, la guerre frappe la Nubie. Les derniers bataillons du fameux Mahadi, de sinistre mémoire, ont repris les armes contre les Anglais. Ce fanatique, déjà mort lors du nouveau soulèvement, se croyait le successeur du prophète Mohammed pour faire la guerre sainte aux incroyants ; il a ensanglanté le Soudan pendant seize ans, et Lord Kitchener met fin à cette guerre en prenant Khartoum le 2 septembre de l'année terrible 1898.
Pendant cette période troublée, Samuel s'engage comme traducteur du colonel Rhodes, le futur fondateur de la Rhodésie ! Aux côtés de son maître, il partage toutes les souffrances des soldats, avant de rentrer à Abuhor, son village aujourd'hui englouti dans le lac Nasser.
Toujours la même question : que faire maintenant ? La construction du premier barrage d'Assouan bat son plein. Une nouvelle agglomération s'est formée autour du lieu des travaux. Il faut un bureau de poste. Samuel Ali y obtient un emploi : quelle chance ! Peut-être n'aura-t-il plus jamais à chercher du travail, étant devenu fonctionnaire, avec des appointements qui lui permettent d'élever dignement ses enfants. Sa vocation ne se réalisera-t-elle jamais ?

Un matin, entre neuf et dix heures, se présente au guichet un «monsieur» grand et fort, aux cheveux grisonnants qui demande si l'on connaît ici un certain Samuel Ali Hussein, d'Abuhor. Or, l'employé à qui il pose cette question est précisément la personne qu'il recherche. Samuel reconnaît tout de suite son interlocuteur : « Ne seriez-vous pas le Dr Grattan Guiness ?» On s'en souvient, c'est le nom du directeur de l'institut missionnaire où Samuel a passé plusieurs années ! Alors éclate la joie des retrouvailles ! Quelle rencontre inattendue ! Ils ne se sont jamais revus et l'on comprend que le Dr Guiness n'ait pas reconnu immédiatement son ancien élève. L'adolescent est devenu un homme !
Samuel demande la permission à son chef de sortir un instant avec celui dont il garde le meilleur souvenir. Tout d'abord, ils jettent un regard sur les travaux du barrage qui occupent 20.000 hommes. Mais le Dr Guiness n'est pas venu en touriste. Il a un grand projet en tête : la fondation d'une mission parmi les Nubiens, qui aurait son siège à Assouan. Pour tenter cette aventure de la foi, il a pensé à son ancien élève, qu'il espérait bien retrouver quelque part en Nubie. Voilà que c'est fait. Samuel est resté dans la même disponibilité : servir le Christ chez ses compatriotes. Les choses vont vite. Le Dr Guiness le convainc sans peine de donner sa démission à la poste et d'entrer à plein temps au service de la mission... qui n'existe pas encore. Il faut la monter de toutes pièces et premièrement louer une maison à Assouan. Samuel s'y installe et en devient l'animateur, avec quelques missionnaires venus d'Europe qu'il doit initier, car ils ne connaissent ni la mentalité ni la langue des Nubiens, langue non écrite, et c'est Samuel qui la transcrit, utilisant les lettres anglaises. Malheureusement sa tentative est sans lendemain, même si elle rend de grands services aux étrangers. Pour le peuple, il eût mieux valu une transcription en caractères arabes.

Raconter, à partir de ce moment-là, l'existence de Samuel, c'est faire l'histoire de la mission qui ouvre une école et un dispensaire. Samuel est actif partout. Pendant la première guerre mondiale, il tient bon. Il empêche les Anglais d'occuper les locaux et attend patiemment le retour des missionnaires allemands auxquels la mission a été confiée. Peu après ce retour Samuel meurt en 1926. Son oeuvre continue, la mission se développe et se concentre sur l'hôpital et la diaconie, abandonnant l'école. Son nom officiel est : Mission évangélique en Haute-Égypte, au pays du Nil.


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1 Diaconesses: jeunes filles chrétiennes groupées en communautés protestantes de volontaires, liées par des engagements à vie. Les diaconesses servent Dieu par leurs institutions: hôpitaux, écoles, entreprises missionnaires et par leur ministère au sein d'églises locales, par exemple comme aides de paroisse.

 

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