L ÉVANGILE ET LA VIE
DU BESOIN DE CONFESSION
LECTURE
Celui qui cache ses
transgressions ne prospère point;
mais celui qui les avoue et les
délaisse obtient
miséricorde.
PROV. XXVIII, 13.
Heureux celui à qui la
transgression est remise, à qui le
péché est
pardonné!
Tant que je me suis tu, mes os
se consumaient, je gémissais toute
la journée; car nuit et jour ta
main s'appesantissait sur moi
.....
Je t'ai fait connaître
mon péché, je n'ai pas
caché mon iniquité; j'ai dit
- j'avouerai mes transgressions à
l'Éternel! Et tu as effacé
la peine de mon
péché.
Ps. XXXII, 1-5.
|
Confessez-vous
réciproquement vos fautes.
ÉPÎTRE DE JACQUES V,
16.
Pour remettre en circulation de vieux
remèdes démodés, ou
tombés en discrédit, des industriels
avisés leur donnent un autre nom et une
enveloppe neuve. Les clients qui jugent par
l'étiquette, et ils sont la majorité,
se croient alors en face d'une trouvaille, et
s'emparent du produit avec
curiosité.
On serait tenté, parfois, d'avoir
recours à une semblable supercherie, dans
l'intérêt de certaines
vieilles pratiques, excellentes
en elles-mêmes, mais disqualifiées par
l'abus. Qui de nous pourrait, par exemple,
recommander le jeûne, en le nommant par son
nom? Le recommander, non pas au nom de
l'hygiène, mais dans un intérêt
moral, religieux, social, sans se couvrir de
ridicule ou se faire soupçonner d'imposture
? Et pourtant, que de bonnes raisons n'y aurait-il
pas pour courir tous ces risques à la fois,
en essayant de rendre hommage à la
vérité, et service aux hommes? Les
raisons frappent l'esprit des gens clairvoyants,
mais le risque les effraie. Ils se taisent, ou bien
ils imitent les industriels susnommés: ils
démarquent le produit suspect, et essaient
de le lancer sous une autre étiquette.
C'est, selon nous, céder à une
tentation d'ordre inférieur. Quand on a
reconnu un devoir, il faut avoir tous les courages
dans son accomplissement, ou bien ne pas s'en
mêler. Les grandes causes n'aiment pas les
défenseurs honteux.
C'est en m'inspirant de ce principe que
je vais parler de la confession. je la
désigne, je la nomme, et si je pensais qu'il
fût utile d'élever la voix, j'en
crierais volontiers le nom au lieu de me contenter
de le prononcer.
La confession a une histoire. je ne la
raconterai pas; ce serait du travail inutile. La
confession a été jugée,
condamnée, rejetée par
l'Église protestante. Quelques essais de
restauration officielle n'ont donné lieu
qu'à des pratiques malsaines, bientôt
confondues, avec la vieille confession
mécanique, dans la plus juste des
réprobations. Tout cela est vrai; mais ce
qui est plus vrai encore, c'est le besoin qu'a
l'homme de se révéler. Ce que nous
appelons vulgairement confession, ne s'applique en
somme qu'aux végétations parasitaires
qui se sont développées sur ce
besoin. N'en sommes-nous pas au même point
pour toutes les tendances
fondamentales de notre nature?
N'ont-elles pas toutes été avilies,
défigurées, exploitées? Le
crime à jamais inexpiable qui est au fond de
tout abus, c'est de déconsidérer, et
parfois de détruire, l'usage
légitime. L'abus est le grand ennemi de la
vie et de Dieu. C'est le voleur et l'usurpateur,
c'est le vendeur installé au temple, c'est
toute la horde profane souillant ce qui est saint,
et transformant en caverne infâme l'asile de
prières. Mais il ne faut jamais capituler
devant l'abus, ni se lasser de retrouver la figure
de l'humanité sous toutes les grimaces et
toutes les caricatures. Éloignons les
impuretés, effaçons la trace des
outrages, et recherchons le fond: or, au fond du
coeur humain, il y a le besoin de se
révéler.
L'âme est un monde plein de
profondeurs et de richesses invisibles, qui tendent
sans cesse à prendre une forme et à
émerger au dehors.
Pour l'accomplissement de ce labeur,
nous possédons, dans l'ensemble des formes
de notre vie matérielle, un outillage
prodigieux. De même que la création
est la révélation de Dieu, son aveu,
comme a dit le poète, de même la vie
extérieure de l'homme, quand elle suit son
développement normal, est la traduction, en
signes et en symboles, de ce qu'il porte au fond de
son être. On empêchera plutôt la
sève de monter, les fleurs d'éclore,
les feuilles de déchirer leurs bourgeons,
que la nature humaine de se manifester. C'est ce
besoin qui donne à l'homme son cachet
d'être sociable et communicatif.
Le bonheur supérieur consiste
dans la manifestation et l'échange des
impressions, des sentiments, des
vérités découvertes, et dans
leur vigoureuse affirmation en actes.
Aussitôt que le besoin de se
révéler est contrarié sous une
de ses formes essentielles, un état maladif
se déclare. Il se crée dans la vie
intérieure des centres morbides, des
régions douloureuses. Pour peu
que le mal augmente, nous
souffrons et nous végétons. C'est
là le malheur de toutes les confiscations de
la liberté. Les chaînes corporelles et
les servitudes spirituelles, tous les
procédés qui violentent la nature et
en faussent les allures, ont pour résultat
inévitable de détruire la vie saine,
et de la remplacer par des monstruosités.
Aussi, avec quelle énergie, avec quelle
obstination invincible la nature ne revient-elle
pas à la charge pour faire valoir ses
droits? Retranchez un homme du monde, condamnez-le
à la solitude : il fera des efforts
désespérés pour
remédier à l'absence d'êtres
semblables à lui, il révélera
son coeur aux étoiles, aux vagues, il
soufflera, comme dit Schiller, une âme aux
rochers. Fermez-lui encore cette issue.
Après l'avoir séparé des
hommes, séparez-le de la nature, et
mettez-le en cellule : il parlera aux murs de sa
prison, à la mouche qui vole, à
l'araignée qui tisse sa toile, au brin
d'herbe étiolé qui abrite, entre deux
moellons, une existence analogue
à la sienne, et il se formera comme un lien
de sympathie entre lui et ces êtres
obscurs.
Il n'est pas possible qu'une tendance
humaine aussi fortement accentuée ne se
répercute pas dans tous les domaines de la
vie. Appliqué à notre être
moral, ce besoin de nous révéler est
le besoin de confession proprement dit. Ne me dites
pas que la tendance fondamentale c'est de cacher le
mal que nous avons fait. Je vous renverrais aux
documents, qui, en cette matière, se nomment
les petits enfants. En eux, le dehors est la
traduction fidèle du dedans. Ils disent
tout. Les châtiments, les éclats de
rire stupides des grands, les refoulent peu
à peu en eux-mêmes, et les obligent
à dissimuler. Mais cette dissimulation est
un produit factice. Elle est comme la digue
destinée à contenir le flot. Celui-ci
a pour loi de couler, et souvent il rompt ses
digues. L'enfant est si malheureux à
certains moments, si
torturé par son secret, que l'âme se
fait jour en un torrent de larmes. On assiste
à ces explosions de douleur comme aux
manifestations irrésistibles des forces
naturelles, et celui-là est bien aveugle qui
ne comprend pas une leçon de choses aussi
évidente. Nous avons beau avancer dans la
vie, elle ne peut détruire l'enfant en nous.
C'est à travers lui, en somme, que nous nous
rattachons à la grande vie humaine. L'enfant
en nous peut sommeiller sans doute, mais il ne
saurait mourir et les heures arrivent où,
sous les cheveux blancs, on se surprend à
pleurer comme un enfant. Malgré toutes les
dissimulations ultérieures survit le besoin
de pouvoir tout dire, comme lorsqu'on était
petit, et d'être compris comme alors. Se
confier, se donner tel qu'on est à quelqu'un
qui saurait vous déchiffrer et vous
expliquer, au besoin, à vous-même
bienfait immense qu'on a éprouvé sur
les genoux de sa mère dans le beau
passé qui apparaît au souvenir comme
un coin du paradis perdu - le
plus taciturne a des moments où il aspire
à goûter ce bonheur!
Les criminels mêmes, les
êtres endurcis qui, pour l'ordinaire, se
rient de tout, et ne montrent que peu de trace de
ce que nous appelons conscience, gardent rarement
leur secret. Il semble qu'il les brûle. Ils
le charbonnent sur les murs, et le livrent dans
leurs rêves. Leur sécurité
dépend du silence, et ce silence, ils ne
peuvent le garder. À chaque instant leur
parole côtoie le mystère terrible, et
prend des sonorités qui rappellent celles
des pas sur les terrains minés. On devine le
gouffre lors même qu'on ne le voit pas. Se
révéler est plus qu'un besoin, c'est
une nécessité. Elle s'accomplit
quelquefois malgré nous et contre
nous.
Hélas! ce n'est pas la soif qui
nous manque, mais bien plutôt la source
où nous pourrions aller boire. Le plus
sincère même, celui qui ne
connaît ni l'hypocrisie ni les fausses
pudeurs, n'est-il pas contraint de se renfermer en
lui même? À qui se
confier? Ne vaut-il pas mieux tout souffrir;
emporter, s'il le faut, son secret dans la mort que
de se découvrir à un spectateur
indigne? Et qui donc est digne de
pénétrer dans ce sanctuaire de
douleur qu'on appelle une âme
froissée?
Je construis dans mon esprit les traits
du confesseur idéal. Il a beaucoup
vécu et beaucoup souffert. Les hauteurs et
les profondeurs, la victoire et la défaite,
le sourire et les pleurs, il a tout
traversé. Rien ne l'étonne, et rien
ne le laisse indifférent, parce que rien
d'humain ne lui est étranger. Il est
très juste et très
sévère; mais il a, pour toucher aux
blessures du coeur, une main presque maternelle. Ce
n'est pas tel ou tel homme qui a ses
intérêts particuliers, ses
arrière-pensées individuelles : non,
il n'est personne et ne connaît personne. Il
a fait abnégation de tout, même du
souvenir. Il comprend, mais il ne
retient pas. On peut lui dire: Écoute, comme
si tu étais Dieu, *et tais-toi, comme si tu
étais la tombe!
Pour être cet homme, nul titre,
nulle robe, nulle situation officielle, nul lien,
même du sang, ne suffit. Il faut ce
baptême de feu que confère la douleur,
il faut cette grâce particulière qui
rend le coeur clément et fort, sans rancune,
sans crainte et sans complaisance; il faut ce
quelque chose de divin et d'humain tout ensemble
qui fait qu'on est un refuge et que tout en vous
invite le malheureux à vous conter sa peine,
le pécheur à vous avouer sa faute.
Figure idéale et amie, dont l'apparition
nous hante aux heures troublées, existes-tu
sur la terre ? Ou n'es-tu, comme tant d'autres
belles créations du coeur, qu'un rêve
saint que dément la réalité
?
Nous touchons ici à un point
très grave, d'autant plus grave que la
tendance générale de
l'époque est à la
méfiance plutôt qu'à la
confiance, et pour cause ! Le caractère des
objections qu'on peut nous présenter est
très sérieux. Les faits navrants, les
indiscrétions criminelles, les abus sont
innombrables. Nous l'accordons. Allons même
au-devant des contradicteurs. Admettons que le
confesseur comme il le faudrait n'existe pas, n'ait
jamais existé. Car enfin s'il devait se
trouver, de loin en loin, une personnalité
conforme à cet idéal, elle ne
disposerait pas de facultés surhumaines, et
ne pourrait répondre qu'aux besoins d'une
infime minorité d'hommes. Il ne serait
possible de baser aucune conclusion
générale sur le fait isolé
d'existences exceptionnelles. Mais cela ne prouve
rien contre le besoin de confession qui est en
nous. C'est ce besoin qui a fait naître
toutes les tentatives heureuses ou malheureuses,
toutes les institutions bienfaisantes ou
néfastes, destinées à lui
donner satisfaction. Il demeurera tant que
demeurera la nature humaine,
survivant à toutes les
désillusions, immortel, comme l'amour
toujours trompé, souillé, meurtri et
qui ne cesse de renaître de ses
cendres.
Quelqu'un dira peut-être: Le
confident des âmes, ce quelqu'un de bon et de
puissant, de sévère et d'indulgent
que nous réclamons, existe, et il existe
pour tous; mais ce n'est pas un homme, c'est Dieu.
Je lui répondrai très simplement, et
malgré toutes les contradictions que cette
réponse peut soulever dans des esprits
formés aux habitudes protestantes, que cela
ne suffit pas. Sans doute, se confesser à
Dieu, dans toute l'étendue et la force de
ces termes, avec toutes les conséquences
qu'un tel acte comporte, suffit. Et encore, une de
ces conséquences n'est-elle pas de nous
confesser à l'homme, quand c'est l'homme que
nous avons trompé? La confession peut-elle
avoir une valeur quand la faute continue?
Sincère avec Dieu,
hypocrite avec les hommes, est-ce
possible? Non, c'est un leurre et une illusion. -
Mais la confession à Dieu seul est une
illusion, surtout lorsque la prière se
meurt, et que la foi vivante diminue, comme c'est
incontestablement le cas pour une multitude de nos
contemporains. Le Dieu auquel vous vous confessez
n'est pas, le plus souvent, le Dieu vivant. C'est
une pâle ombre, flottant comme un souvenir
presque éteint dans ce qu'il vous reste de
sentiments religieux. Cette ombre a des yeux mais
ne voit pas, des oreilles mais n'entend pas. Vous
n'hésitez pas à commettre vos
péchés en sa présence, alors
que la présence d'un homme vous retiendrait.
Votre Dieu est moins qu'un homme : il ne suffit pas
de se confesser à ce Dieu-là.
Avant de revoir encore le Dieu vivant,
il vous faut purifier votre coeur et votre
conscience et marcher sur les chemins très
humbles. C'est de béquilles que vous avez
besoin, et vous parlez de déployer des ailes
d'aigle. Confesser nos fautes
à nos semblables est le meilleur moyen de
nous préparer à les confesser en
vérité à Dieu
lui-même.
Cherchons donc les moyens de pratiquer
ce qui vous apparaît comme une
inéluctable nécessité morale.
Si nous n'atteignons pas à la perfection,
nous ferons comme nous pourrons. Inspirons-nous de
l'histoire de l'aveugle et du paralytique. Elle
n'est pas dans la Bible, mais l'idée en est
si bien répandue à travers tout
l'Évangile qu'on peut s'en servir presque
comme d'une parabole de Jésus. Rendons-nous
réciproquement, et malgré nos
imperfections, l'office de miséricorde qui
consiste à se charger des
péchés des autres, à toucher
et bander les plaies de leur âme.
Je vais m'expliquer plus au long sur les
raisons particulières qui m'inspirent et qui
sont devenues une sorte d'obsession dans mon
esprit.
Mon intime persuasion est, en effet, que
la confession mutuelle, qui est un besoin toujours,
l'est plus que jamais en ce temps, et voici
pourquoi: Nous périssons de mensonge,
d'hypocrisie, de malentendus, de sous-entendus,
d'habiletés de tout genre. La
duplicité nous ronge comme un cancer. Nous
serions capables de répondre au Christ qui
dit: « On ne peut servir deux maîtres!
» - pourquoi pas? puisque nous en servons
trois ou quatre à la fois, avec une aisance
entière. Ce n'est pas des athées, des
impies, de toute la tourbe que le pharisien fait
passer dans sa prière satisfaite, que
j'entends parler en disant cela, mais de presque la
totalité de nos contemporains, et,
hélas! aussi de l'immense majorité
des chrétiens. Si le lecteur de ces lignes
veut traiter en frère celui qui les
écrit, je lui confesserai en outre que je
parle de moi... de lui, peut-être. Que sa
conscience le fixe sur ce dernier point.
On se servait jadis des termes de
judaïque ou de jésuitique (selon la
couleur de ceux qui parlaient) pour stigmatiser
l'esprit de sophisme et de double entente qui
permet de tout dire sans rien dire, de tout faire
sans qu'il y ait rien de fait, et de se livrer,
dans le monde moral, aux tours de force les plus
excentriques. Aujourd'hui, il serait plus injuste
que jamais de faire de cet esprit l'apanage d'une
race ou d'une société
particulière. Ses leçons ont
été si écoutées, ses
pratiques si admirablement étudiées,
qu'il règne un peu partout. Rencontrer des
hommes à deux, trois et quatre fonds est
chose commune. Ceux qui n'en ont qu'un, comme on
n'a qu'une âme et une parole, sont vieux jeu,
et risquent d'être méprisés. La
morale n'est plus, la plupart du temps, que de la
casuistique. De cette casuistique, le principe est
simple mais admirable: « Quand je fais ces
choses, moi ou les miens, elles sont bonnes; quand
tu les fais, toi ou les tiens,
qui êtes mes adversaires,
elles sont mauvaises. » Notre temps sera une
mine d'or pour les moralistes futurs. On dira de
nous: C'étaient de fécondes natures,
pleines de contrastes et d'imprévu; ils
avaient tour à tour, même
simultanément, les convictions et les
opinions les plus variées; mais ils
n'aboutissaient à rien, parce que leurs
paroles et leurs actes se détruisaient sans
cesse les uns les autres, et leur vie n'a
été que mirage et
stérilité. Cet esprit de mensonge et
de néant gagne tous les domaines de la vie.
Paraître, c'est le grand but. Le
phénomène prime la
réalité.
Or, la base de la vie et de la
société est la vérité.
La vérité est au monde humain ce que
la fidélité aux lois
éternelles est au monde sidéral.
Troublez ces lois, il n'y a plus que chocs,
désordres, ruines.
C'est ce qui arrive dans la
société humaine, lorsque nous nous
appliquons à nous tromper les uns les
autres. Supposez une association
industrielle où les
collaborateurs manquent réciproquement de
sincérité, où depuis les
achats de la matière première,
à travers la fabrication et la vente, tous
les détails des opérations soient
entachés d'inexactitude. Combien de temps
cella durera-t-il? Les chiffres sont faux, que
vaudront les calculs? Plus rien ne tient, plus rien
ne répond à l'attente. Il ne faut
qu'une occasion pour que toutes ces tromperies
éclatent au grand jour et que l'oeuvre
commune croule sur ces associés
désunis. Voilà où nous en
sommes. La vérité seule et
l'entière droiture pourraient nous
sauver.
Loin de nous la puérile
espérance de voir le grand nombre quitter
les chemins tortueux, du jour au lendemain, pour
retourner aux pratiques viriles de la
sincérité. Loin de nous aussi le
pessimisme qui consiste à
désespérer de son temps. Notre
époque, en somme, n'est pas plus mauvaise
qu'une acre. Elle court seulement, sous certains
rapports, des périls particuliers.
Ce sont ces périls qu'il s'agit
de reconnaître pour essayer d'y
échapper.
Tout le bien a toujours germé
dans le coeur de quelques-uns, qui, après
avoir reconnu une vérité, s'en sont
constitués les témoins et les
champions, et lui ont assuré l'avenir au
prix de beaucoup de sacrifices. Il n'en sera pas
autrement de la cause qui nous préoccupe.
Qu'il se constitue une élite pour remettre
en honneur, dans tous les domaines de la vie
humaine, cette petite parole qui n'a l'air de rien
et qui recèle un monde: oui c'est oui; non
c'est non; une élite qui, frappée du
gouffre de mensonge où nous descendons,
n'ait plus, le jour et la nuit, d'autre but que la
vérité, afin de lui rendre hommage,
sans crainte humaine, en tout lieu, envers et
contre tous. C'est une mission et un apostolat. La
vérité est si puissante que ses
défenseurs n'ont pas besoin de
qualités extraordinaires.
Être fidèles c'est tout
leur secret. Un enfant avec ce secret est plus fort
qu'un homme, même que beaucoup d'hommes qui
ne le connaissent pas. Mais dans l'oeuvre de
vérité, il faut commencer par
soi-même. À bas l'hypocrisie et la
double vie!
Le premier sacrifice à offrir sur
l'autel de la vérité est ce sacrifice
personnel qui consiste à avouer ses fautes
et à se montrer tel qu'on est. À qui
nous confesserons-nous? À ceux que nous
aimons. S'il y a 'un service d'affection à
se rendre, c'est celui-là. Pourquoi laisser
subsister, entre ceux qui s'estiment et
s'affectionnent, des dessous qui sont la
négation de l'estime et de l'affection? Ces
secrets, véritables interdits, pèsent
comme une malédiction sur les unions que
nous contractons, et, parfois, les plus fortes
mêmes en sont
désagrégées. Il n'y a qu'un
pacte durable, c'est celui que cimente la
vérité. Quand on a
communié ensemble dans les profondeurs de la
sincérité absolue, les coeurs se sont
rencontrés et liés pour la vie et la
mort.
Chacun de nous porte dans son coeur un
monde intime de faiblesses et de manquements qu'il
cache avec soin. C'est à peine s'il se les
avoue à lui-même. De ce repli obscur
montent, comme d'une source néfaste, des
puissances d'inertie, de découragement, de
doute. Armés et vaillants en apparence, nous
portons, sous ces dehors que voit le monde, une
blessure par où s'échappe notre
vigueur. Malheureux que nous sommes! Nous nous
taisons, alors qu'il conviendrait de crier:
À moi! à moi! Pourquoi, après
tout, aurait-on des amis, si l'on ne pouvait, leur
dire: je souffre, je me meurs, reste là et
viens à mon secours.
Mais nous craignons de perdre nos amis
en nous montrant tels que nous sommes. Cette
crainte est un des
châtiments de notre hypocrisie. Craindre de
perdre une affection qui ne s'adresse pas à
nous, mais au personnage que nous jouons, et dans
cette crainte laisser mourir le coeur vivant, afin
de sauver le masque mort, quelle peine plus cruelle
pourrait-on rêver? Non, la
vérité ne tue pas l'amitié,
elle la fait vivre au contraire. Il existe une
amitié forte, durable, consolante, plus
douce que tous les sentiments, de quelque nom qu'on
les nomme, et qui est l'enfant de l'intimité
absolue, de cette fraternité profonde qui
fait qu'on partage ensemble ses secrets, comme l'on
rompt son pain. Cette amitié est peu connue
et peu pratiquée. Elle fleurit à des
hauteurs de vie spirituelle auxquelles n'atteignent
pas les âmes légères et molles.
Mais partout où elle existe elle devient un
foyer de bénédiction. C'est comme un
centre de lumière et de chaleur dans les
ténèbres glacées. je songe aux
liens d'un genre unique qui liaient Jésus
à ses disciples, et qui ont partout
lié les hommes à
leurs pères spirituels, quand cette
paternité s'inspirait avant tout d'une
grande pitié pour le pauvre pécheur
qui est en chacun de nous. La créature
souffrante se ranime sous un regard qui la scrute
avec sympathie, elle répond. Tu me sondes,
tu me connais et tu m'aimes : je te donne ma vie,
puisque tu l'as sauvée.
Il est évident que le Christ, en
s'approchant des hommes, éclairait leur vie
intérieure à leurs propres yeux. En
même temps qu'il leur faisait sentir leur
misère mieux qu'ils ne l'avaient jamais
sentie, il leur donnait une telle impression de
vie, de tendresse, de beauté divine, que
tout ce qu'ils avaient connu jusqu'alors, reculait
dans l'ombre, et qu'ils n'avaient plus de sens que
pour ce qu'il leur avait donné. Il leur
était descendu si loin au fond de
l'être, que le monde et les hommes leur
paraissaient étrangers avec leurs apparences
vaines, et que la seule vie, désormais,
était pour eux la vie de la
vérité.
Je mentionne encore, pour bien insister
sur la nature du pacte de sincérité
dont je parle, l'heureuse influence des
amitiés de jeunesse, quand elles sont
basées sur la confiance et
l'intimité. On ne retrouve plus rien de
semblable dans les années ultérieures
de la vie, quand le diplomate est venu remplacer en
nous le jeune être droit et loyal, qui parle
comme il pense, et n'y va pas par deux chemins;
aussi, les amitiés les plus fortes, sources
d'énergie et de consolations infinies, sont
celles où, malgré les changements de
l'existence, il subsiste entre deux hommes une
confraternité d'âme qui remonte
à l'adolescence.
Toutefois, je considérerais comme
insuffisante une confession réduite à
nos seules misères morales. L'homme,
malheureusement, ne cherche pas seulement à
cacher le mal, il cache le bien quelquefois avec
plus de soin encore, et c'est là un des
grands obstacles à l'avancement du
règne de Dieu. Chacun de
nous a une mission particulière. À
chacun il est donné de recueillir dans sa
vie une révélation individuelle. Nous
avons besoin de la confesser, de dire aux autres le
verbe secret déchiffré à notre
conscience, et que la crainte humaine condamne
souvent à mourir avec nous, quoique,
à vrai dire, nous n'ayons reçu la vie
que pour le proclamer. Le monde est dur et
inclément à la vérité.
Aussi se réduit-il souvent à ne pas
la connaître. Vulgus vult decipi, ergo
decipiatur ! Cet adage est la conclusion que les
gens avisés tirent des obstacles que
rencontre la vérité et de
l'ingratitude dont elle est le plus souvent la
victime. Et c'est ainsi que la nuit du mensonge et
de l'erreur va s'épaississant.
Il est indispensable de créer des
abris où la vérité puisse
éclore en paix et se dire à l'oreille
avant de se prêcher sur les toits. Ce besoin,
sans doute, est de tous les temps, mais il est plus
sensible en des temps
tourmentés et critiques où les
intelligences et les consciences sont en travail.
Le danger est très grand, alors, d'avoir
deux pensées : l'une intime, l'autre pour le
public. Ce système, en se
généralisant, mène droit
à la banqueroute spirituelle. Je crains
qu'il ne soit trop pratiqué parmi nous.
Ayons le courage d'y renoncer. Il faut se voir,
s'entendre, se communiquer, fraterniser. Dans tous
les domaines du travail et de la pensée
humaine, c'est en ce moment le besoin capital. Plus
que toute autre chose, ce qu'il faut maintenant aux
penseurs et aux hommes d'action qui cherchent les
chemins de demain, ce sont de bonnes et longues
causeries sous le manteau de la cheminée, un
échange d'idées absolument
sincère. Une belle récompense attenad
ceux qui s'arment de courage pour dire ce qu'ils
pensent et ce qu'ils sentent. Ils découvrent
des amis et des frères, là où
ils redoutaient des adversaires. Quand les
vérités sont dans l'air et sur les
lèvres des hommes, il suffit
d'un coeur généreux
qui se donne à elles: aussitôt elles
se rassemblent de partout; elles n'attendaient que
cette voix pour surgir à la
lumière.
Je pense que ces quelques
réflexions rencontreront des hommes pour les
peser et les comprendre. IL est une divine
étrangère qui passe parmi les
demeures, frappant aux portes, toujours
repoussée, revenant toujours. Quand elle
frappera chez toi, frère lecteur, ouvre-lui.
Elle n'est redoutable que pour ceux qui l'ignorent
et la persécutent. Pour ceux qui la
recueillent, elle est la messagère de Dieu,
la grande libératrice; elle se nomme :
Vérité.
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