HUDSON TAYLOR
CINQUIÈME PARTIE
SEPT MOIS AVEC
WILLIAMS BURNS
1855-1856
(de vingt-trois
à vingt-quatre ans)
CHAPITRE 28
À l'ombre du
Tout-Puissant
janvier 1856
La ville de Wutien eût été
la dernière à être
visitée si nos missionnaires avaient
considéré leurs aises ou leur
sécurité. Située à
mi-chemin entre deux grandes cités et
à la limite de la province, elle servait de
refuge à toute une population turbulente,
parmi laquelle il y avait beaucoup de
contrebandiers. Mais elle n'était
qu'à un jour de Nanzin et jamais
l'Évangile n'y avait été
prêché. Cela suffisait pour y amener
nos voyageurs, et quoique leur visite eût
été interrompue par suite d'un
sérieux danger, ils purent y enseigner et
apprendre eux-mêmes d'importantes
leçons.
Ils commencèrent, le 7 janvier,
par distribuer des centaines de traités dans
les rues écartées. Cela excita
beaucoup de curiosité, et Hudson Taylor put
écrire au sujet des foules qui ne
tardèrent pas à les entourer : «
Je n'ai jamais parlé à des auditoires
plus attentifs et n'ai pas encore vu autant de
sérieux chez des Chinois. »
Suivant la même méthode
qu'à Nanzin, ils visitèrent, le
lendemain matin, les faubourgs situés de
l'autre côté de la ville et purent
parler dans une maison de thé, puis dans le
voisinage de leurs bateaux. Mais des obstacles
inattendus interrompirent cette activité qui
s'annonçait si belle. Les premiers ennuis
leur vinrent d'un groupe d'individus, dont ils
surent plus tard qu'ils faisaient la contrebande du
sel, et qui attaquèrent violemment leurs
bateaux, pour se faire donner des livres, alors
qu'ils ne savaient pas lire.
Le soir, les missionnaires purent
néanmoins parler à un grand nombre de
personnes à proximité de leurs
bateaux, et le jour suivant, 11 janvier, ils
annoncèrent la Parole de Dieu avec
puissance. Après un entretien particulier
avec deux hommes du Nord, Hudson Taylor se dirigea
vers la berge et, dans un jardin de
mûriers, trouva une grande
assemblée à laquelle Kuei-hua venait
de parler.
Le soleil se couchait justement,
raconte-t-il, et me fournit une image frappante de
la vie... Tandis que je parlais de l'incertitude de
sa durée et de l'approche du retour du
Seigneur, il régnait un profond
sérieux. Un prêtre (bouddhiste), qui
se trouvait là, fut contraint d'avouer que
le bouddhisme était une religion illusoire
et ne pouvait pas donner la paix dans la mort.
Lorsque je me mis à prier, tous
étaient silencieux et impressionnés,
et mon âme était profondément
émue par la solennité de la
scène.
Mais le samedi 12, cinquante
contrebandiers se réunirent et leur
envoyèrent l'un d'entre eux, qui se disait
gendarme, pour demander dix dollars et une livre
d'opium. Si l'on faisait droit à leurs
exigences, assuraient-ils, les bateaux seraient
laissés en paix ; sinon, cinquante hommes
étaient résolus de les
détruire avant le lendemain matin.
Sung, le maître de chinois,
était seul à ce moment avec les
bateliers et fut, comme eux, assez effrayé
de voir la tournure que prenaient les
événements. N'ayant pas d'argent et
naturellement pas d'opium, il partit au plus vite
à la recherche des missionnaires, tout en
suggérant aux bateliers de saisir une
occasion de lever J'ancre et de s'éloigner.
Puis, comme il savait que les missionnaires avaient
projeté de prêcher dans une maison de
thé à l'extrémité
orientale de la ville, il se mit en route pour ce
trajet de quatre kilomètres, afin de les
retrouver.
Pendant ce temps, M. Burns et Hudson
Taylor avaient été conduits à
modifier leurs plans. Tandis qu'ils faisaient route
dans la direction de l'Est, ils se dirent que,
peut-être, quelques personnes
intéressées se trouvaient à
l'endroit habituel. Ayant nettement l'impression
qu'ils devaient rebrousser chemin
immédiatement, ils retournèrent
à la maison de thé située
près du fleuve. Ainsi Sung ne put les
rejoindre. Tandis qu'il était en train de
chercher, les bateliers avaient pu
s'éloigner tranquillement de la rive. La
nuit, qui avait été claire et belle
jusqu'à ce moment-là, était
devenue très sombre et le capitaine,
profitant des ténèbres, avait fait
partir les deux bateaux dans des directions
opposées ; si l'un était
découvert et attaqué, l'autre
pourrait au moins servir de refuge aux
missionnaires. Ceci fait, il débarqua et, se
dissimulant dans l'ombre, attendit avec
anxiété le retour de ses passagers.
Chose étrange, ce ne fut pas
long. Il n'était venu personne à la
maison de thé, et les gens qui s'y
trouvaient avaient été
singulièrement inattentifs. Aussi les
missionnaires s'en allèrent-ils plus
tôt que d'ordinaire, espérant
distribuer au retour les traités qui leur
restaient. Mais la nuit était si noire qu'il
y avait peu de monde dans les rues et, pour la
première fois depuis leur arrivée
à Wutien, personne ne les suivait.
Quand la lanterne de M. Burns apparut,
le capitaine, soulagé, constata que les
missionnaires étaient seuls ; il la lui fit
éteindre et les emmena du côté
de la rive. Il leur expliqua qu'un certain nombre
d'hommes avaient l'intention de détruire les
bateaux et qu'on avait éloigné
ceux-ci pour les mettre à l'abri. Puis il
les conduisit avec précaution à
l'endroit où l'une des jonques attendait.
Bientôt Ts'ien et Kuei-hua furent
amenés à bord également. Sung
enfin les ayant rejoints à son tour, ils
furent en mesure de partir et de se mettre en
sécurité. Le mystère
s'éclaircit et ils ne tardèrent pas
à comprendre que le Seigneur avait
veillé sur eux dans cette heure de danger.
Sung, en particulier, avait eu conscience de cette
protection providentielle ; en revenant à
l'endroit où les bateaux avaient
stationné, il trouva une vingtaine
d'individus qui cherchaient les missionnaires dans
l'obscurité. Ne le reconnaissant pas, ils
lui demandèrent où étaient les
Européens, et il fut, à vrai dire,
aussi surpris qu'eux-mêmes de ne pas trouver
les embarcations. Heureusement, il rencontra un peu
plus loin l'un des bateliers qui lui montra le
chemin, dans le plus grand silence. Les deux
bateaux finirent par se rejoindre ; les
missionnaires s'en remirent à leurs
équipages pour la décision à
prendre, et ceux-ci ne tardèrent pas
à jeter l'ancre pour la nuit. Tout le monde
se réunit alors pour une lecture du Psaume
91.
Nous passâmes ensuite la nuit dans
la paix et la tranquillité, continue Hudson
Taylor, expérimentant en quelque mesure la
vérité de la précieuse Parole
: « Il est leur secours et leur bouclier.
»
Le lendemain, ajoute-t-il, je fus
réveillé vers quatre heures du matin
par une violente douleur au genou. Je l'avais
heurté le jour précédent et il
était maintenant très
enflammé. À ma grande surprise,
j'entendis qu'il pleuvait à verse, alors que
la veille il faisait très beau. En regardant
au dehors, nous nous trouvâmes si près
de notre point de départ que, si rien
n'était venu nous en empêcher, nous
aurions, considéré comme étant
notre devoir de retourner dans la ville et d'y
prêcher encore. Mais la pluie tomba si fort
toute la journée que
personne ne put sortir des
bateaux, ce qui nous mit à l'abri des
contrebandiers. Nous eûmes ainsi une
délicieuse journée de détente,
comme nous n'en avions pas eu depuis quelque temps.
Si le jour avait été beau, nous
aurions très probablement été
découverts, même sans quitter nos
bateaux : aussi étions-nous pleins de
reconnaissance et d'admiration pour la bonté
de notre Dieu qui nous avait conduits dans un
endroit désert pour nous donner du
repos.
Le lundi matin la pluie avait
cessé. Au moment où M. Burns allait
partir pour une tournée, l'un des aides, qui
rentrait, rapporta la nouvelle que, malgré
le mauvais temps, les contrebandiers les avaient
cherchés tout le jour
précédent ; s'ils ne s'enfuyaient
pas, les bateaux seraient certainement
découverts et mis en pièces.
Très alarmé,
l'équipage refusa de rester plus longtemps
dans cette région, et Hudson Taylor ne
pouvant marcher, les missionnaires durent se
résigner au départ. Cette
circonstance leur parut d'ailleurs providentielle,
car, vers le soir, il devint évident qu'il
était réellement malade et devait
retourner à Shanghaï se soigner et se
reposer. Ils avaient été absents plus
d'un mois et, tout en regrettant vivement de
laisser M. Burns continuer seul son oeuvre Hudson
Taylor rentra avec l'assurance que la
volonté de Dieu est bonne, même
lorsqu'elle nous apporte la souffrance.
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