HUDSON TAYLOR
HUITIÈME PARTIE
EN AVANT SUR LES
GRANDES EAUX
1866-1868
CHAPITRE 49
À la recherche d'un lieu de
repos
1866
Cinq jours après la fin de la
tempête, par un beau dimanche de septembre,
le Lammermuir entrait dans le port de Shanghaï
et jetait l'ancre devant la concession
étrangère. L'état lamentable
dans lequel l'avait mis l'ouragan excitait la
curiosité générale. Mais quand
on sut qu'il ne portait que des missionnaires, bien
que ce fût la troupe la plus nombreuse qui
fût jamais venue en Chine, on n'y prêta
plus attention, sinon pour faire dans les journaux
quelques remarques facétieuses.
Quant aux nouveaux venus, ils
passèrent le dimanche dans le vaisseau et
échappèrent ainsi à beaucoup
de visites. Leur coeur était plein de
reconnaissance pour la délivrance
merveilleuse dont ils avaient été les
objets. Un vaisseau qui les suivait de près
avait perdu seize personnes, tandis que tous les
passagers du Lammermuir étaient sains et
saufs. Et à peine étaient-ils
arrivés au port que de nouvelles et
terrifiantes tempêtes
éclatèrent. Le pauvre navire, tout
démantelé, n'eût certainement
pas été en état de les
supporter.
Après avoir été
si près de l'éternité,
écrivait l'un des missionnaires, que Dieu
nous fasse la grâce de consacrer
entièrement notre vie à Son oeuvre !
Pendant ces jours si critiques, je n'ai
éprouvé aucun regret d'être
venu ici, mais seulement une vive
joie.
L'heure était venue où
allaient commencer pour Hudson Taylor les plus
sérieuses difficultés. Où
loger tant de monde? Où transporter tant de
bagages? Où faire nettoyer et sécher
tout ce que l'eau de mer avait atteint et risquait
de détériorer, comme les presses
à imprimer et à lithographier, les
provisions de bouche et les médicaments que
l'on apportait en grande quantité? En effet,
il n'y avait point alors, comme aujourd'hui, de
homes pour missionnaires. Les hôtels
étaient rares et fort chers, et il ne
pouvait être question des
auberges chinoises. Il y avait bien à
Shanghaï quelques familles missionnaires, mais
aucune n'était dans la possibilité de
recevoir des hôtes aussi nombreux. La
situation était donc très
compliquée et aurait pu être une cause
de grande anxiété si, depuis
plusieurs mois, de ferventes prières
n'avaient été adressées
à Dieu pour qu'Il pourvoie Lui-même
aux besoins de cette étape critique.
Or, peu de temps auparavant, et à
l'insu d'Hudson Taylor, un ami de Ningpo, Mi.
William Gamble, était venu s'établir
à Shanghaï, non loin de la ville
indigène. En vue des besoins qui pouvaient
se présenter, il avait acheté
à côté de sa maison un vaste
bâtiment abandonné dont on avait voulu
faire un théâtre.
Cette espèce de remise
était vide, et l'idée lui vint
qu'elle pourrait être utile à ses
compatriotes. Si rien de mieux ne leur était
proposé, il mettrait à leur
disposition sa maison et le bâtiment
adjacent. Prenant sans tarder un sampan,
espèce de gondole chinoise, il vint offrir
à ses amis l'hospitalité d'un
célibataire.
Cela dut paraître merveilleux
quand Hudson Taylor, après une absence de
trois jours a Ningpo pour accompagner Mlle Rose,
put installer sa famille et ses collaborateurs,
restés pendant ce temps à bord du
Lammermuir, dans les locaux mis ainsi à leur
disposition par M. Gamble. Il ramenait de Ningpo de
précieux auxiliaires :
l'évangéliste Tsiu, une femme
chrétienne et deux hommes
délégués par l'Église
pour assister les missionnaires dans leur
installation
(1).
Dieu fraie le chemin devant nous avec
une merveilleuse bonté, écrivait Mme
Taylor, le dimanche suivant. Il y a huit jours,
nous ne savions de quel côté nous
diriger et si le capitaine Bell ne nous avait pas
retenus à bord de son navire, nous n'aurions
pas eu un lieu où reposer notre tête.
Nous sommes tous logés, soit dans la maison
de M. Gambie, soit dans le bâtiment voisin et
nous prenons nos repas chez lui. Il a
accepté, bien qu'à contrecoeur, que
nous lui payions notre pension.
L'estrade, qui devait être la
scène de l'ancien théâtre,
était au fond de la salle. On y improvisa un
dortoir, des draps retenus avec
des épingles servant de mur, et une
échelle tenant lieu d'escalier.
La ventilation ne laisse rien
à désirer, écrivait un des
occupants de ce dortoir. Les fenêtres n'ont
pas de vitres : ce sont de grandes ouvertures
carrées, complétées par de
nombreuses crevasses dans les plafonds. Le vent
nous joue dans la nuit des sérénades
; les rats se livrent des batailles
homériques parmi nos caisses et dans la
paille répandue sur le sol. Quand souffle le
vent, nos cloisons de toile sont très
agitées, mais il n'est pourtant pas
difficile de dormir, après une longue
journée de travail.
Deux fourneaux allumés
permettaient de laver, de calandrer et de repasser
en même temps, de sorte que la maison
ressemblait à une ruche joyeuse
habitée par des abeilles chantant tout le
long du jour.
C'est l'oeuvre missionnaire dans les
conditions les plus favorables, écrivait
Mlle Faulding. M. Taylor arrange tout pour nous
d'une manière si charmante. Il sait se
mettre à tout.
Au milieu de tant d'occupations
absorbantes, il lui restait peu de temps pour
écrire et encore moins pour répondre
aux critiques et aux sarcasmes dont il était
l'objet dans la colonie étrangère.
Plusieurs s'indignèrent de voir des dames
seules amenées en Chine, vêtues
à la chinoise, pour être
envoyées dans l'intérieur du pays.
« C'est un fou, disait-on, ou pire encore ; sa
place serait plutôt dans un asile qu'à
Shanghaï. » Hudson Taylor n'en continuait
pas moins tranquillement son chemin. Ces injures ne
le troublaient point et n'altéraient
nullement sa paix et son amabilité.
Le Seigneur est avec nous,
écrivait-il à sa mère, et nous
jouissons tous, j'en ai la confiance, de la
communion de Jésus. Nous avons et aurons
certainement des épreuves, mais notre
Père non seulement les connaît, mais
nous les envoie dans Son amour.
L'étape suivante du voyage des
missionnaires les amena par le Grand Canal
jusqu'à Hangchow, la célèbre
capitale de la province voisine. Là ils
espéraient commencer les opérations
et, ayant M. Stevenson entre eux et Ningpo,
compléter une chaîne de stations
s'étendant à cent soixante
kilomètres dans l'intérieur. Hudson
Taylor avait l'intention de laisser, dans l'une
ou l'autre des villes
placées sur sa route, quelques-uns de ses
jeunes compagnons avec l'évangéliste
Tsiu. Conduire loin de la côte une si
nombreuse compagnie, comprenant quatre petits
enfants avec leur bonne, outre six demoiselles,
était vraiment un acte de grande foi. Dans
toute la Chine, il n'y avait jamais eu une seule
missionnaire non mariée, en dehors des ports
ouverts par le Traité. Avec les demoiselles
nouvellement arrivées, il n'y avait en tout
que dix-sept femmes missionnaires dans le pays,
pouvant consacrer librement leur temps aux
écoles, aux hôpitaux et à
l'évangélisation! C'était peu,
même pour les ports. Et, en dehors de ces
quelques cités du littoral, à peine
une voix s'était-elle élevée
pour parler de l'Amour rédempteur aux femmes
et aux enfants de la moitié du monde
païen. « Le Seigneur donne un ordre et
les messagères de bonnes nouvelles sont une
grande armée. » Psaume 68: 12.
Augmenter le nombre de ces messagères en
Chine était l'un des Principaux buts
d'Hudson Taylor en fondant la Mission à
l'Intérieur de la Chine. Il faisait appel au
dévouement des chrétiennes et se
proposait de les aider de toutes
manières.
Pour diminuer les difficultés, il
estimait essentiel d'adopter le costume
indigène et de se conformer autant que
possible aux usages et aux coutumes des
Chinois.
Je suis convaincu,
écrivait-il, que, surtout dans les provinces
de l'intérieur, l'adoption du Costume
national est une condition absolue de
succès. Et ce n'est pas seulement le
vêtement des Chinois qu'il faut adopter, mais
encore, autant que faire se peut, leurs habitudes,
leur manière de vivre et même de
penser. En un mot « se faire Chinois avec les
Chinois pour gagner les Chinois ». Tous ceux
qui ont agi d'après ce principe n'ont eu
qu'à s'en féliciter. Les autres n'ont
eu que peu d'action sur le peuple.
D'ailleurs, notre Seigneur
Lui-même ne nous a-t-Il pas été
en exemple, à cet égard aussi? S'Il
avait paru sur la terre comme un ange de
lumière, Il aurait sans doute obtenu pour
Lui plus de respect et de considération et
se serait épargné bien des
souffrances. Mais pour sauver les hommes, Il a
dû se faire semblable à l'homme :
« Il s'est anéanti. »
Assurément les disciples de Jésus ne
sauraient mieux faire que d'imiter leur
Maître...
Nous ne nous proposons pas de
dénationaliser les Chinois, mais de les
amener à la foi chrétienne. Nous
désirons les voir devenir vraiment
chrétiens, mais en restant Chinois dans tout
ce qui est bon et juste. Nous désirons voir
des Églises, composées de Chinois
authentiques et ayant à leur tête des
pasteurs de même race, adorant Dieu
dans leur langue et dans des
temples portant le cachet de leur architecture
nationale. Si réellement nous
désirons les voir devenir tels, mettons sous
leurs yeux, pour autant qu'il est en notre pouvoir
de le faire, de vivants exemples. Soyons, parmi
eux, des Chinois chrétiens, afin que nous
puissions en sauver quelques-uns. Adoptons donc
leur costume, apprenons leur langue, cherchons
à nous conformer à leurs habitudes,
mangeons la même nourriture qu'eux, dans la
mesure où notre santé et notre
constitution le Permettront. Vivons dans leurs
maisons et évitons d'en modifier inutilement
l'aspect extérieur. Ne changeons des
détails à l'intérieur que si
la santé ou le bien de l'oeuvre le
réclament
impérieusement.
Cela ne se fera pas sans quelques
sacrifices qui nous coûteront, surtout au
début... mais ne sont-ils pas insignifiants
en comparaison de ceux auxquels a consenti Celui
qui a quitté le ciel pour naître dans
une étable; qui, étant l'objet de
l'amour du Père et de l'adoration des anges,
a voulu être « le méprisé
et le rejeté des hommes » afin de les
sauver, et qui a accepté les moqueries, les
outrages, les coups, la mort même de la
croix, en compagnie de deux brigands ? Quel
disciple de Christ, réfléchissant
à cela, hésiterait à faire les
sacrifices mentionnés ci-dessus
?
Nous pensons, chers amis, que
vous serez Prêts à renoncer, non
seulement à ces petites choses, mais encore
à mille fois plus pour l'amour de Christ...
Qu'il n'y ait pas de réticences! Donnez-vous
vous-mêmes sans réserve à Celui
à qui vous appartenez et que vous
désirez servir dans cette oeuvre, et vous ne
connaîtrez pas de désappointement.
Mais si vous laissez cette pensée monter
dans votre esprit : « Suis-je appelé
à renoncer à ceci ou à cela
», ou bien : « Je ne m'attendais pas
à telle ou telle difficulté »,
votre service cessera d'être ce
ministère libre et heureux qui conduit
à l'efficacité et au succès.
Dieu aime celui qui donne joyeusement
(2).
Tous les membres de la troupe du
Lammermuir, partageant les sentiments d'Hudson
Taylor, ils prirent sans délai, à son
exemple, le costume indigène. Les jeunes
hommes se firent raser le devant de la tête
et adoptèrent la queue et la robe aux larges
plis en usage dans le pays. Mme Taylor parut en
vêtements chinois à la table de M.
Gamble, et elle savait ce que cela impliquait. Une
femme vêtue à l'européenne
pouvait se permettre bien des choses qui
n'étaient pas admises pour une Chinoise.
Celle-ci ne pouvait pas, par exemple, s'appuyer
dans la rue sur le bras de son mari. En maintes
occasions l'Européenne habillée
à la chinoise avait à prendre garde
de ne pas faire ce qui aurait
été considéré par les
Chinois comme immodeste de la part d'une
femme.
Pour éviter toute discussion
inutile, cette mesure ne fut adoptée
qu'après la réunion où M.
Gamble convoqua tous les missionnaires de
Shanghaï pour appeler la
bénédiction de Dieu sur les
voyageurs. L'affection et l'intérêt
que lui inspiraient ses hôtes n'avaient fait
que grandir pendant ces quelques semaines
passées sous le même toit. Aussi quand
le samedi 20 octobre vint le moment de se
séparer et que les jonques furent
prêtes pour remonter la rivière, il
semblait ne pas pouvoir se résoudre à
quitter ses amis. Il n'y avait plus avec lui sur la
jetée qu'Hudson Taylor et Rudland. Sans
qu'on le remarquât, M. Gamble alla
déposer un rouleau sur le banc d'une des
jonques et, sautant rapidement à terre, il
disparut dans la nuit. Ce rouleau contenait les
dollars qu'il avait acceptés avec
répugnance comme prix de la pension des
missionnaires. Il y avait ajouté un billet
avec ces seuls mots : Pour le bien de la
Mission.
Avant de s'éloigner, les
missionnaires firent une dernière visite au
Lammermuir. Ils eurent avec leurs amis une courte
réunion d'intercession et d'actions de
grâces sur le gaillard d'avant, puis ils
jetèrent un regard d'adieu sur les cabines
sanctifiées pour eux par tant de souvenirs
et tant de prières et rejoignirent leurs
barques. Les matelots, réunis sur le pont,
les saluèrent de trois hourras et les voix
des partants et de ceux qui restaient s'unirent
pour chanter des cantiques d'adieu et
d'espérance jusqu'à ce que les
jonques eurent disparu dans le lointain. M.
Brunton, le pilote qui, avant sa conversion, avait
été la terreur de l'équipage,
voulut accompagner ses amis à quelque
distance de là, et, le dimanche soir, par un
beau coucher de soleil, il fut baptisé dans
la rivière par Hudson Taylor. À son
retour au vaisseau il parla sans doute de la
frugalité des missionnaires car le capitaine
Bell leur fit parvenir deux pots de beurre, un
baril de mélasse, un jambon cuit, un jarret
de boeuf et un fromage. Il avait reçu
lui-même, en souvenir des quatre mois de
navigation vécus en commun, une belle Bible
et une couverture de voyage.
Quatre semaines plus tard, le petit
groupe, d'apparence complètement chinoise,
apparaissait en vue de la célèbre
ville de Hangchow. La vie nomade, qui leur
paraissait presque poétique
au début,
commençait à devenir pesante. Les
nuits d'automne étaient devenues très
froides et ils avaient essayé de louer des
maisons ici et là sur leur route, mais
toutes leurs négociations avaient
échoué, et ils étaient encore
tous ensemble. Ils étudiaient inlassablement
la langue et saisissaient toutes les occasions,
aidés de leurs compagnons chinois, pour
faire connaître le chemin de la Vie. Mais les
désappointements
répétés et
l'anxiété toujours plus grande quant
à l'accueil qu'ils trouveraient à la
fin du voyage rendaient le trajet de plus en plus
éprouvant, soulignant aussi la force ou la
faiblesse des caractères. Tous souffraient
du froid. Plusieurs, ainsi que les enfants,
étaient plus ou moins malades. Les aides
venus de Ningpo commençaient à
manifester le désir de retourner chez eux
pour l'hiver. Les bateliers qui les avaient
amenés se plaignaient et menaçaient
de les quitter, car la révolte des
Taï-ping rendait fort dangereux le
séjour dans ces parages. On comprend
aisément combien la situation était
critique et quelles requêtes ardentes
accompagnèrent Hudson Taylor lorsqu'il
partit avec l'évangéliste pour
chercher dans la grande ville le
pied-à-terre dont on avait tellement besoin.
Après son départ, alors que chacun
était inquiet, Mme Taylor réunit tous
les missionnaires pour prier. Les circonstances la
touchaient d'une façon toute spéciale
puisque, sous peu, devait naître la petite
soeur que Grâce réclamait depuis si
longtemps. Cependant ce coeur maternel était
en parfait repos. Une parole du Psalmiste lui avait
été donnée, ce matin
même, qui les soutint puissamment : «
Qui me conduira dans la ville forte? Qui me
conduira en Edom? N'est-ce pas toi, ô
Dieu?... Donne-nous du secours pour sortir de la
détresse, car la délivrance qui vient
de l'homme n'est que vanité! » Aucun
des assistants n'oublia la prière qui suivit
la lecture de ce psaume. Cela transforma une heure
de pénible attente en une heure de louange,
préparant les voyageurs à recevoir,
quelle qu'elle fût, la réponse qui ne
pouvait tarder.
Mais le visage radieux d'Hudson
Taylor à son retour montra, avant même
qu'il pût parler, qu'il était porteur
d'une bonne nouvelle. Sachant qu'un ami
chrétien de Ningpo s'était
établi récemment dans la ville, il
était allé le voir pour lui annoncer
leur arrivée.
« Nous vous attendions »,
lui dit aimablement M. Green, et j'ai pour vous un
message qui vous réjouira.
Un jeune missionnaire
américain venait de quitter Hangchow pour
aller à Ningpo chercher sa femme et ses
enfants. Son logement était vacant pour une
semaine au moins, et, en partant, il avait
recommandé à M. Green de le mettre,
avec tout son contenu, à la disposition
d'Hudson Taylor. La maison en question était
dans une rue fort tranquille, et les jonques
pouvaient y arriver sans éveiller
l'attention de personne. On peut aisément
imaginer quelles actions de grâces
montèrent vers le ciel avant même que
les barques se remissent en marche!
« Qui me conduira dans la ville
forte ? Qui me conduira en Edom ? N'est-ce pas Toi,
ô Dieu? »
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