HUDSON TAYLOR
HUITIÈME PARTIE
EN AVANT SUR LES
GRANDES EAUX
1866-1868
CHAPITRE 51
Si Tu étendais mes limites...
1867-1868
Nous n'avons pas parlé beaucoup jusqu'ici
de la vie de famille d'Hudson Taylor.
C'était le plus tendre des pères. Ses
enfants tenaient dans sa vie beaucoup plus de place
que ce n'est en général le cas chez
les hommes très occupés. La joie
qu'il éprouvait à leur sujet
dès leur première enfance
n'était égalée que par le
sentiment de sa responsabilité en ce qui
concernait leur éducation. Il lui en avait
beaucoup coûté de les amener en Chine,
et ses fréquentes et longues absences
étaient une épreuve pour lui aussi
bien que pour ceux qu'il laissait à la
maison.
Il est facile de dire : « Je
renonce à tout pour toi », mais le
Seigneur nous montre parfois que ce petit mot tout
est terriblement expressif. Dieu soit béni
de ce qu'Il m'a beaucoup laissé et surtout
de ce que Lui ne nous abandonne jamais
!
Dans tous ses voyages, Hudson Taylor
emportait avec lui une petite feuille de papier
rose, dont l'un des angles était orné
d'une fleur. Sur l'enveloppe on lisait pour toute
adresse ce seul mot Papa, écrit en gros
caractères. On peut voir à l'usure de
ce papier combien souvent « papa » lisait
le premier et tendre message de sa petite
Grâce :
Cher papa, j'espère que Dieu
t'a aidé à faire ce que tu
désirais et que tu reviendras bientôt.
J'ai pour toi, quand tu viendras à la
maison, une jolie petite natte garnie de perles...
cher, cher papa.
Grâce était
l'aînée de la famille et avait
été suivie de trois frères et
d'une petite soeur dont l'arrivée avait
été pour elle un sujet de joie tout
spécial. Tous étaient
également les objets de l'affection de leurs
parents, mais Grâce, âgée de
huit ans, avait pour eux un charme particulier et
leur rappelait les premiers temps
de leur heureuse union à Ningpo. Sur le
Lammermuir, elle avait été si
impressionnée par le merveilleux changement
survenu chez les matelots, quand ils apprenaient
à connaître le Sauveur, qu'elle donna
elle-même son coeur à Jésus
comme elle ne l'avait jamais fait auparavant. Sa
nature spirituelle s'était
développée dès lors comme une
fleur au soleil et son père pouvait
écrire aux grands-parents :
Depuis sa conversion elle est devenue
une tout autre enfant. Son regard est plus tendre,
plus doux, plus heureux.
L'été de 1867 fut
extrêmement chaud, et quand le
thermomètre marqua 39°5, on estima
qu'il était temps de chercher un peu de
fraîcheur. Tous les enfants étaient
souffrants, et Mme Taylor si malade qu'on pouvait
à peine songer à la transporter.
À dix kilomètres de Hangchow se
trouvaient les ruines d'un temple jadis fameux
qu'on pouvait atteindre en bateau et où nos
amis purent s'établir. Deux hangars longs et
étroits étaient encore habitables,
outre la salle qui avait contenu les idoles, et les
prêtres, estimant sans doute que l'argent n'a
pas d'odeur, permirent à la petite compagnie
de s'y installer. Les collines offraient une vue
merveilleuse bien que le temps des fleurs
printanières fût passé. Les
pins, les chênes et les ormeaux donnaient un
délicieux ombrage et, aussi loin que le
regard pouvait atteindre, on apercevait une suite
ininterrompue de collines, de canaux et de
rivières s'étendant jusqu'à la
baie de Hangchow et à la mer.
C'eût été le
paradis, en comparaison de la ville, sans la
maladie de plusieurs membres du petit groupe et
sans le culte des idoles
célébré dans les
environs.
En escaladant l'étroit sentier de
pierres préparé pour les
pèlerins, Grâce remarqua un homme
occupé à fabriquer une idole. «
Oh! papa, dit-elle avec tristesse, cet homme ne
connaît pas Jésus, puisqu'il fait cela
; ne veux-tu pas lui en parler? » Et sa main
serrant celle de son père, l'enfant suivit
avec un ardent intérêt l'entretien qui
s'engagea. Un peu plus tard, assise à ses
côtés à l'ombre d'un arbre,
elle était préoccupée de ce
qu'elle venait de voir, et fut soulagée
quand son père lui proposa
d'intercéder avec lui pour cet homme et lui
demanda de prier la première.
Je n'ai jamais entendu une
prière semblable, disait Hudson Taylor. Elle
avait vu un homme fabriquer une idole ! Son coeur
en était rempli d'horreur, et elle pria Dieu
avec instance d'avoir pitié des pauvres
Chinois ignorants et d'aider son père
à leur prêcher l'Évangile. Mon
coeur fut ému de cette prière comme
il ne l'avait jamais été par aucune
autre.
Et huit jours après, le 15
août, le pauvre père écrivait
à M. Berger :
Oh ! mon bien-aimé
frère, je ne sais comment vous écrire
et j'ai besoin de le faire... J'essaie de tracer
ces quelques lignes à côté de
la couche sur laquelle ma petite chérie, ma
petite Grâce est étendue mourante !...
Notre chair et notre coeur défaillent, mais
« Dieu est le rocher de notre coeur et notre
partage à toujours ». - Ce
n'était pas un acte
inconsidéré que j'accomplissais,
quand, connaissant ce pays, ce peuple, ce climat,
j'ai mis sur l'autel, pour le service de Dieu, ma
femme, mes enfants et moi-même. Celui qu'avec
beaucoup de faiblesses et de lacunes, mais avec
sincérité et simplicité, nous
avons cherché à servir, - et non sans
une certaine mesure de succès
Celui-là ne nous a point
abandonnés.
- Qui a arraché cette fleur? demanda le
jardinier.
- Le maître, répondit son
camarade de travail. Et le jardinier se
tut.
Ils n'avaient assurément aucune
intention de mettre en doute les voies de Dieu
envers eux ou envers leur précieuse enfant,
mais le coup était si dur, si
écrasant!
Je ne puis vous parler d'autre chose
que d'elle, écrivait-il à sa
mère. Notre chère petite Grâce
! Combien sa douce voix nous manque, cette voix que
nous entendions la première à notre
réveil, et dans la journée, et le
soir. Quand je passe dans les chemins si souvent
foulés par elle, il me prend des envies de
sangloter. Se peut-il que je ne sente jamais plus
l'étreinte de sa main, que je n'entende plus
son doux babil, que je ne voie plus l'éclat
de son regard brillant ? Et pourtant, elle n'est
pas perdue. Je ne voudrais pas la rappeler. Je suis
reconnaissant que ce soit elle qui ait
été prise, plutôt qu'aucun des
autres, bien qu'elle fût notre rayon de
soleil. En effet, elle est beaucoup plus sainte,
beaucoup plus heureuse qu'elle n'aurait pu
l'être ici-bas. Je pense n'avoir jamais rien
vu d'aussi beau, d'aussi parfait que les restes de
notre chère enfant : les longs cils
soyeux sous les sourcils finement
arqués; le nez si délicatement
ciselé, la bouche d'une expression si douce,
la pureté de ses traits d'une blancheur
d'albâtre, la paix que respirait toute sa
personne, tout cela s'est fixé dans notre
coeur et dans notre mémoire. Et sa petite
jaquette chinoise et les petites mains
repliées sur la poitrine, tenant une fleur!
Oh! c'était d'une incomparable
beauté. Et il a fallu enfermer ce
trésor pour toujours loin de nos regards.
Priez pour nous !...
« Dieu ne se trompe pas »,
aimaient-ils à se répéter, et
c'est avec reconnaissance qu'ils constataient les
effets salutaires produits par leur épreuve
sur les personnes de leur entourage. Ces nouvelles
réjouirent grandement M. et Mme Berger, au
milieu des difficultés qu'ils rencontraient
en Angleterre. À Sa manière et selon
Sa sagesse, Dieu se préparait à
donner à Son oeuvre une nouvelle impulsion
et de nouveaux développements.
Après avoir rendu à Dieu
le trésor qu'Il leur avait
prêté et qu'ils avaient si tendrement
aimé, M. et Mme Taylor s'appliquèrent
avec une ardeur renouvelée à la
grande tâche de
l'évangélisation de
l'intérieur de la Chine. Tandis qu'ils
veillaient auprès du lit de mort de leur
enfant, Duncan, le vigoureux montagnard, qui avait
été le plus utile compagnon d'Hudson
Taylor dans son oeuvre de pionnier, pensait
à la grande cité de Nanking, ville
fameuse, deux fois la capitale de la Chine, avec
ses vieilles murailles de trente-deux
kilomètres de circonférence et son
immense population encore sans témoin de,
Christ.
Duncan n'était ni
spécialement doué, ni très
cultivé, mais il était entreprenant,
persévérant et avait un grand amour
pour les âmes. Pour apprendre la langue, en
attendant d'avoir un meilleur professeur, il
s'était lié avec un domestique
chinois en compagnie duquel il passait des heures,
apprenant des mots et des phrases,
répétant des versets de
l'Évangile et l'amenant enfin au Sauveur par
l'ardeur de son zèle à faire
connaître Jésus
(1). Il y
avait bien quelque risque
à laisser Duncan se lancer dans une
entreprise si difficile, mais, une fois sa
résolution prise, il n'était pas
homme à se laisser ébranler et le
fardeau des âmes pesait si lourdement sur son
coeur qu'il fallut bien le laisser partir.
Dès le commencement de l'automne,
le pionnier solitaire se dirigeait vers le Nord.
Une lettre qu'il écrivait la veille de son
arrivée dans la grande ville, donne quelque
idée de l'esprit dans lequel il entreprenait
sa tâche :
17 septembre. - Dimanche il a
beaucoup plu et je n'ai pas pu entrer dans la ville
(Chinkiang). J'ai eu une bonne journée de
lecture et de méditation. Oh ! que Dieu me
donne toujours un esprit d'humilité, de
consécration; qu'Il me donne de puiser
à la source inépuisable de Sa
grâce et d'être rempli de la
plénitude de Celui qui accomplit tout en
tous, réalisant continuellement que Christ
nous a été fait sagesse, justice,
sanctification et rédemption et que nous
avons tout pleinement en Lui. Je sens que j'en ai
tant besoin !... Rien ne peut remplacer la
présence de Christ. « Quoi que ce soit
que tu nous refuses, Seigneur, accorde-nous ta
présence. » Mon âme n'a pas
besoin d'autre chose. L'entendre dire : Je suis ton
salut, dépasse pour nous tout ce que le
monde peut donner.
Inutile de dire que personne, à
Nanking, ne souhaita la bienvenue au jeune
missionnaire. Son compagnon chinois et lui
parcoururent en vain les longues rues de la ville,
en quête d'un logis. À peine le bruit
se fut-il répandu de l'arrivée d'un
étranger que le préfet
défendit absolument à toutes les
hôtelleries de le recevoir. Aussi, quand la
nuit approcha, les perspectives étaient
plutôt sombres. On n'avait sans doute pas
songé que le prêtre chargé de
garder la Tour du Tambour pût lui donner
l'hospitalité, car quand les voyageurs,
accablés de fatigue, vinrent solliciter son
aide, il ne la leur refusa pas. Il n'avait point,
leur dit-il, de chambre convenable, mais à
condition qu'ils fussent dehors toute la
journée, pour ne pas effaroucher ceux qui
venaient adorer, il voulait bien leur permettre, la
nuit, de partager son habitation. C'était
une misérable demeure dont peu, très
peu d'Européens se fussent contentés
; mais Duncan s'en accommoda et en fut très
reconnaissant, bien que les rats fussent plus
nombreux qu'il ne l'eût
désiré.
Les déprédations de ces
maraudeurs, et le son du tambour qui se faisait
entendre par intervalles, ne permettaient
guère de dormir.
Et dès les premières
lueurs de l'aube, il fallait plier bagage et
retourner dans les rues de la ville. Bientôt,
cependant, un charpentier eut le courage de lui
offrir un abri un peu plus confortable. Son unique
chambre du premier étage fut partagée
en deux au moyen d'un rideau. D'un
côté était l'étranger et
son compagnon ; de l'autre la famille chinoise. En
bas, se trouvaient la cuisine et l'atelier que le
propriétaire consentit aussi, au bout de
quelque temps, à partager avec Duncan. Une
cloison légère fut dressée qui
permit au missionnaire d'avoir une chapelle longue,
mais étroite, donnant sur la rue. Ce fut le
premier lieu de culte chrétien ouvert
à Nanking. Là, Duncan s'asseyait,
comme Judson dans son Zayat, recevant tous ceux qui
voulaient bien entrer pour s'entretenir avec lui.
Il ne parlait pas une langue très
intelligible, mais l'évangéliste
chinois lui servait d'interprète.
Ainsi débuta l'oeuvre
missionnaire dans cette grande cité qui est
maintenant un des principaux centres de
l'Église chrétienne en Chine. Duncan
n'a peut-être pas été capable
de faire beaucoup, mais il a gardé le camp
avec un tranquille courage, et une âme en
tout cas fut sauvée dans cette
première chapelle improvisée, celle
d'un homme qui mourut peu après avoir
reçu le baptême, glorifiant la
grâce de Dieu dans sa mort comme il l'avait
fait dans sa vie.
Ici se place un exaucement de
prières qu'il est bon de rapporter :
Peu après son arrivée
à Nanking, Duncan avait trouvé le
moyen de se faire envoyer de l'argent par Hudson
Taylor. Deux banquiers indigènes avaient des
représentants a Hangchow, mais l'un d'eux
fit faillite et l'autre quitta la ville. Duncan
chercha d'autres agences, sans succès
pendant quelque temps. La situation devint
critique, mais le jeune missionnaire ne se laissa
point troubler, persuadé que le Maître
qui l'avait envoyé là saurait bien
lui venir en aide. La dernière pièce
d'argent avait été changée et
la monnaie disparaissait peu à peu. Le
cuisinier, réellement anxieux, vint demander
: « Que ferons-nous quand nous n'aurons plus
d'argent? » « Que ferons-nous?
répondit Duncan avec calme : Nous nous
confierons en l'Éternel et nous ferons le
bien ; ainsi nous habiterons dans le pays et en
vérité nous serons nourris.
»
Duncan aurait pu retourner à
Hangchow ; mais il se souvenait des
difficultés qu'il avait eues pour
pénétrer à Nanking, et il
était sûr qu'il lui
serait encore dix fois plus difficile d'y rentrer
s'il en sortait. Il écrivit donc qu'il
s'attendait à Dieu et qu'il tiendrait
bon.
Les choses en étaient là
quand, au vif soulagement d'Hudson Taylor, Rudland
arriva à l'improviste, prêt à
faire tout ce qu'on lui demanderait. Il s'offrit
volontiers à faire le voyage de dix à
douze jours nécessaire pour porter des
secours à Nanking. Tout alla bien d'abord,
mais, à un moment donné, l'eau du
canal fut si basse que le bateau dût
s'arrêter pour des réparations qui
devaient durer plusieurs jours.
Or Rudland ne pouvait attendre, et
quoique très surpris que cet obstacle
imprévu vînt l'arrêter, il
était sûr que le Seigneur saurait le
tirer d'embarras. Tout s'expliqua lorsqu'il
découvrit qu'en abandonnant le bateau et en
prenant la voie de terre, il abrégeait son
voyage de quatre jours. Il fallait pour cela faire
cent kilomètres à pied ou dans une
brouette sans ressorts ; mais sans hésiter
il se mit en route en grande hâte.
Pendant ce temps, que devenait Duncan et
son compagnon?
Le cuisinier avait mis de
côté sur ses gages cinq dollars qu'il
vint offrir à son maître quand
celui-ci n'eut plus un centime.
- Mais vous savez bien que je n'emprunte
pas, répondit simplement Duncan.
- Non, monsieur, insista l'homme, je
n'offre pas de vous prêter ; c'est un don, un
don pour le Seigneur.
Cela étant, Duncan accepta avec
reconnaissance, et, d'un commun accord, ils
décidèrent de faire durer ces cinq
dollars autant que possible. Mais cinq dollars,
même employés avec économie, ne
durent pas indéfiniment et, un beau matin,
il n'y eut plus de quoi préparer le prochain
repas. C'était un samedi, et au moment
où Duncan partait pour prêcher selon
son habitude, le cuisinier l'arrêta pour lui
demander : « Que ferons-nous maintenant?
» « Ce que nous ferons? lui
répondit-il de nouveau : Nous nous
confierons en l'Éternel et nous ferons le
bien ; ainsi nous habiterons dans le pays et en
vérité nous serons nourris.
»
Chu-meo sentit son coeur
défaillir en regardant son maître
descendre la rue. En vérité, tu seras
nourri. C'était bien là une promesse
de la Parole de Dieu, mais serait-elle vraie, en
fait, maintenant qu'il ne leur restait aucun autre
appui?
Arrivé à dix-huit
kilomètres de la ville, ce même matin,
Rudland, se traînant avec
peine, rencontra un jeune garçon conduisant
un âne et en quête d'une occupation. Il
se trouva que le jeune garçon avait entendu
parler de l'étranger établi à
Nanking et, en échange de quelques
pièces de monnaie il accepta de le conduire
jusqu'à sa demeure.
Comme le soleil se couchait ce
soir-là, Duncan rentrait chez lui
fatigué d'une longue journée de
travail. Quelle ne fut pas sa surprise de voir son
fidèle domestique accourir à sa
rencontre, le visage illuminé de joie :
« Tout va bien, tout va bien, cria-t-il,
haletant, M. Rudland - l'argent - un bon souper!
» « Ne vous disais-je pas ce matin,
répondit Duncan, en lui mettant la main sur
l'épaule, que tout va toujours bien quand on
se confie au Dieu vivant? »
Le récit de cette
expérience, rapporté à
Hangchow par Rudland, fut un grand encouragement
pour les missionnaires et les chrétiens
indigènes. Là aussi, le, Seigneur
avait agi, et après les tristes jours de
l'été étaient venues les joies
de la moisson. Hudson Taylor avait
été réconforté par
l'arrivée de Wang-Lae-djün, de Ningpo,
qui était devenu un chrétien
expérimenté. Un engagement
auprès d'une autre mission l'avait
empêché de venir plus tôt. Mais,
à peine avait-il été libre
qu'il accourait pour se mettre à la
disposition de celui à qui il devait tout
spirituellement. Deux fois des baptêmes
avaient eu lieu à Hangchow, et il y avait
tout un groupe de nouveaux convertis qui avaient
besoin de soins pastoraux et dont Hudson Taylor
n'avait guère le temps de s'occuper. Ce fut
la tâche confiée à
Wang-Lae-djün.
La petite Église,
inaugurée en juillet avec dix-neuf membres,
s'accroissait rapidement. En octobre, après
une nouvelle fête de baptêmes, Hudson
Taylor écrivait :
Quelle joie j'ai eue cet
après-midi en voyant la cour, qui occupe le
devant de notre maison, remplie d'un auditoire de
cent soixante personnes, remarquablement
attentives. Le cher Wang-Lae-djün a
baptisé trois hommes et trois femmes, et
notre chapelle aurait été trop petite
pour la circonstance.
Ceci nous amène à parler
de la tâche féminine dans l'oeuvre
missionnaire. La nouvelle méthode
adoptée par M. et Mme Taylor consistait
à se rapprocher autant que possible du
peuple chinois en lui démontrant que le
message évangélique n'était
pas une importation du dehors,
étrangère à sa vie et à
ses habitudes. Et cette méthode prouva son
excellence par ses résultats.
Si vous pouviez voir combien les gens
nous aiment et ont confiance en nous, vous en
seriez tout réjouis, écrivait Mlle
Faulding. Ils sont si heureux de ce que nous leur
ressemblons. Ils sont charmés de nous voir
avec des souliers et une coiffure semblables aux
leurs. Au lieu de nous fuir, ils nous invitent
à venir chez eux : « Ma mère
désire vous entendre », me disait
l'autre jour une femme, « oh ! venez donc nous
voir ». J'aurais besoin d'employer tout mon
temps en visites; et il me le faudrait aussi pour
l'école. La tâche à accomplir
dans cette seule ville parait écrasante, et
combien plus quand nous pensons aux provinces de
l'intérieur remplies de villes où il
n'y a pas un seul missionnaire. - Mon coeur
déborde de joie d'être ici et de
constater combien les gens ont soif de nous
entendre, je pense que, chaque fois que je sors, je
parle à plus de deux cents personnes. Et
jamais on ne me traite autrement qu'avec
bonté. Quelquefois j'ai de la peine à
me défendre d'accepter de fumer une pipe, et
on m'invite souvent à prendre le thé
ou à goûter.
Les riches comme les pauvres
accueillaient avec empressement l'aimable
visiteuse. Des familles de mandarins l'envoyaient
chercher et, même, elle avait ses
entrées dans un couvent de nonnes
bouddhistes ; mais, comme toujours,
c'étaient les petits et les humbles qui
écoutaient le plus volontiers le message
évangélique. On appelait
familièrement Mlle Faulding d'un nom qui
signifie Mlle Bonheur, et ce nom convenait à
la jeune fille au visage souriant qui fut pour un
si grand nombre à Hangchow une
messagère de vie et de paix. Elle
était bien connue dans la ville et se
félicitait de pouvoir en parler le dialecte,
ce qui lui ouvrait tous les coeurs.
J'étais l'autre jour
auprès d'une jeune paysanne et je lui disais
en prenant ses mains dans les miennes : « Si
vous voulez être heureuse, il vous faut
servir Dieu. Votre riz est un don du ciel et votre
vie aussi, n'est-ce pas ? Je désire vous
parler du vrai bonheur que le Seigneur du Ciel vous
donnera, si vous le servez. »
A ces mots, la jeune fille se
leva soudain et, se tenant à la porte de sa
petite hutte, elle se prosterna trois ou quatre
fois devant le ciel, montrant ainsi son ardent
désir de bonheur. Puis elle vint s'asseoir
à mes côtés et écouta
avec la plus vive attention ce que je lui dis de
Dieu, du ciel, de l'enfer, et du merveilleux chemin
qui conduit au salut. En revenant à la
maison, je fus trempée par la pluie et cela
n'avait rien d'agréable, mais qu'importe !
L'accueil que j'avais trouvé là comme
en beaucoup d'autres endroits me
faisait dire : Plût à Dieu que
d'autres connussent la joie de ce travail et
vinssent ici pour porter la parole de
Vérité dans toutes les demeures
chinoises !
Un tel travail, accompli dans un tel
esprit, eut naturellement pour résultat
d'amener beaucoup de nouveaux visages au culte dans
la chapelle de Sin-Kailong.
Vous eussiez été
heureux de me voir l'autre jour dans ma
tournée de visites, écrivait Mlle
Faulding huit jours plus tard. C'étaient de
pauvres huttes de paille. Les gens qui me
connaissaient déjà un peu, au moins
par ouï-dire, s'excusaient de me recevoir dans
des demeures si misérables
(misérables en vérité!), mais
ils me recevaient cordialement. Mon costume leur
plaisait beaucoup, ce qui m'amena à leur
dire : « Je suis venue ici pour être une
femme de Hangchow. Je mange votre riz, je porte vos
vêtements, je parle votre langue, je
désire votre bonheur. Vous le voyez, nous
sommes toutes soeurs. » Ce dernier mot plut
beaucoup à la femme qui me parlait. - Ah !
dit-elle, vous m'appelez votre soeur! C'est bien !
Alors je puis vous appeler ma grande soeur (ma
soeur aînée).
- Mais vous êtes plus
âgée que moi ?
- Oui, répliqua-t-elle en
me prenant les mains, mais vous êtes venue
nous enseigner. Ainsi vous êtes ma grande
soeur.
Il semblait qu'en trouvant un peu
de sympathie, de nouvelles cordes vibraient dans
son âme. Comme nous nous séparions,
elle entoura mon épaule de son bras et dit :
« Je veux venir dimanche, je veux venir
dimanche. »
Et ils vinrent en effet, hommes,
femmes, enfants, à l'école, aux
leçons de couture, au dispensaire, au culte
public. L'oeuvre médicale avait
été d'un grand secours pour les
attirer, mais Hudson Taylor, observateur attentif
de tout cela, ne pouvait être que
profondément impressionné par
l'inattendu des résultats ainsi
obtenus.
Le moyen le plus puissant et le
plus efficace d'atteindre le coeur du peuple,
écrivait-il alors, c'est de s'identifier
à lui. Notre premier but est de gagner sa
confiance et son affection. Et, parlant de l'oeuvre
accomplie par les femmes missionnaires dans leurs
visites à domicile, il disait : Je suis
fortement enclin à considérer que
c'est là le plus puissant moyen d'action que
nous puissions employer.
Cette conclusion était de
plus en plus justifiée par
l'expérience. Et pourtant, de toutes les
innovations introduites par la Mission, aucune ne
rencontra une plus forte opposition. Des lettres
nombreuses, envoyées en
Angleterre, dénonçaient l'envoi de
femmes non mariées dans les provinces de
l'intérieur comme un inutile gaspillage de
vies et d'énergie, attendu qu'il n'y avait
pour elles aucune occasion favorable d'exercer leur
activité. De telles assertions remplissaient
Mme Taylor de tristesse et
d'indignation.
Comment peut-on appeler
gaspillage l'emploi d'une vie qui aboutit à
la conversion d'une foule de pauvres païens !
je suis sûre que nous aurions ici même
du travail pour dix demoiselles Faulding ou
Bowyers. Le plus difficile c'est de leur trouver un
logement. Nous avons parlé quelquefois avec
mon mari de l'utilité d'une maison
spécialement consacrée aux soeurs...
Mais le Seigneur nous dirigera. C'est Son oeuvre
que nous faisons. Quand j'entends M. X... contester
l'utilité du travail de ces soeurs, cela me
fait espérer que Dieu lui montrera son
erreur, en bénissant richement ce moyen
d'action, quelque faible qu'il soit en
lui-même.
C'était ainsi que les
missionnaires étaient appelés, jour
après jour, à résoudre des
problèmes ardus, et que Dieu leur faisait
entrevoir de nouvelles voies vers lesquelles Il les
acheminait. En même temps, Il
préparait chacun d'eux d'une manière
spéciale pour l'oeuvre particulière
qu'Il voulait lui confier.
Rudland, par exemple, était,
de toute la compagnie, celui qui paraissait le plus
réfractaire à la langue chinoise.
Plus il s'acharnait à l'étudier, plus
il avait de maux de tête, au point qu'il en
était tout découragé. Hudson
Taylor, qui se révélait de plus en
plus un véritable chef, lui dit un jour
:
- Rudland, pourrais-je compter sur
vous pour m'aider un peu?
- Volontiers ; mais en quoi puis-je
vous être utile?
- Eh bien! il me faut quelqu'un pour
surveiller notre imprimerie. Les ouvriers font
très peu de chose quand on les laisse
à eux-mêmes. Moi, je n'ai pas le temps
de m'en occuper. Vous avez réussi à
monter la machine. Ne voudriez-vous pas maintenant
en surveiller l'emploi?
En vain Rudland protesta qu'il ne
connaissait rien à l'imprimerie.
- Essayez seulement et prenez le
travail depuis le commencement. Les hommes seront
heureux de vous montrer comment on compose, et
votre seule présence les
encouragera.
Rudland quitta donc ses livres pour
l'imprimerie. Les ouvriers étaient heureux
de l'avoir pour compagnon et fiers de montrer la
supériorité de leur
savoir. En écoutant leur conversation, il
saisit des mots et des phrases plus vite qu'il n'en
découvrait l'équivalent en anglais.
À ses heures de loisir, il traduisait au
moyen de son dictionnaire ce qu'il avait appris.
Ses maux de tête avaient disparu et un bon
ouvrier de Dieu avait trouvé sa voie.
L'oeuvre principale de sa vie allait être la
traduction et l'impression de l'Écriture
Sainte presque entière dans un dialecte qui
la rendait accessible à des millions
d'hommes.
Voici encore un trait montrant
quelle était l'habileté d'Hudson
Taylor à triompher de difficultés qui
eussent arrêté un homme moins
entreprenant que lui. Aucun de ceux qui
étaient à Hangchow en ce
temps-là n'oublia comment il arriva une nuit
et entra dans la ville longtemps après la
fermeture des portes. Un membre de la famille
missionnaire était sérieusement
malade. Aucun secours médical ne pouvant
être obtenu en l'absence d'Hudson Taylor, on
dépêcha un messager pour le rappeler
immédiatement. À son arrivée,
il trouva les portes de la ville
verrouillées, de sorte qu'il semblait n'y
avoir pour lui d'autre perspective que de passer la
nuit dans son bateau, pendant qu'une vie
précieuse était en
péril.
Mais qui donc le suivait avec
l'autorité d'un homme sûr que les
portes lui seront ouvertes? Un messager du
gouvernement porteur de dépêches!
Hélas! au lieu d'ouvrir la porte, on
descendit par une corde, le long de la muraille,
une corbeille dans laquelle le messager s'installa.
Inutile évidemment de demander à
prendre place à ses côtés dans
ce fragile panier. Mais l'oeil exercé
d'Hudson Taylor eut vite fait d'apercevoir une
corde pendant au-dessous de la corbeille. Il la
saisit au moment où celle-ci remontait. Il
fallait du courage pour tenir ferme et affronter la
colère des gardes au sommet de la
muraille.
- Je leur ai donné deux cents
bonnes raisons, dit-il en arrivant chez lui, pour
qu'ils me laissent continuer mon chemin.
- Deux cents! Comment en avez-vous
trouvé le temps ?
- Elles sont sorties de mon
portefeuille, répondit-il en souriant ;
aussi cela fut vite fait.
L'année 1867, la
première depuis l'arrivée des
passagers du Lammermuir, se terminait donc au
milieu de grandes bénédictions. Le
nombre des stations avait doublé. Tandis
qu'à son début, les deux stations les
plus éloignées l'une de l'autre
n'étaient qu'à une
distance de quatre journées, à sa fin
Duncan, établi dans le Nord à
Nanking, était à vingt-quatre
journées de Stott, établi à
Wenchow dans le Sud. C'était une
sphère d'activité déjà
considérable si l'on se souvient que, sauf
à Hangchow, il n'y avait pas de
missionnaires protestants à part ceux de la
Mission à l'Intérieur de la
Chine.
Puissions-nous être rendus
capables de supporter une abondante
bénédiction, écrivait un des
jeunes missionnaires à Mme Berger. Priez
pour que chacun de nous puisse être toujours
plus près du Sauveur et marche avec Lui dans
une si douce communion que, pour nous, Christ soit
notre vie. Alors, que de merveilles ne verrons-nous
pas ! La perdition, à la lumière de
l'éternité, est quelque chose de
terrible... Les efforts humains ne peuvent suffire;
il faut la puissance divine. Priez donc. Oh ! nous
avons besoin d'insister auprès de Dieu pour
cela... Comment pourrions-nous être
indifférents ou négligents quand nous
avons la promesse infaillible que nous recevons
tout ce que nous demandons avec foi ? Dieu veuille
que nous apprenions à prier.
Le dernier jour de l'année
fut consacré tout entier à la
prière et au jeûne. À minuit,
après une journée passée
à rechercher la force du Saint-Esprit, ils
célébrèrent la Cène du
Seigneur. « Je n'ai jamais vécu une
heure plus sainte ni plus solennelle »,
écrivait Mlle Blatchley.
Ils allaient avoir grand besoin de
la force et des lumières du Saint-Esprit. En
dépit de leurs succès, ou
plutôt à cause même de ces
succès dans certaines régions,
l'opposition croissait en d'autres. À Huchow
les aides de M. McCarthy avaient été
assaillis et battus presque jusqu'à la mort.
M. Williamson fut obligé de quitter une
ville importante par suite des mauvais traitements
infligés à ceux qui l'avaient
accueilli.
J'allai voir dans sa prison, dit
M. Williamson, celui de nos hommes qui, par ordre
du mandarin, avait reçu trois mille coups de
fouet. Son dos et ses jambes n'étaient
qu'une plaie. Il était enfermé avec
plusieurs criminels dans un cachot, comme autant de
bêtes sauvages dans une cage. Le froid
était perçant et tout indiquait que
le malheureux succomberait bientôt à
ses blessures. Le lendemain matin, notre
propriétaire fut mandé devant le
tribunal du gouverneur, tandis que la mère
et la femme de l'homme emprisonné
menaçaient de se suicider, et nous
accusaient d'être la cause de leur infortune.
Le même jour, pour épargner à
ces pauvres gens de nouveaux sévices, nous
quittâmes la ville pour retourner à
Hangchow.
La tâche de pionnier
était donc plus dure qu'on ne l'avait
prévu. Et cependant le coeur d'Hudson Taylor
allait toujours aux multitudes sans Christ qui
l'entouraient. Il avait été
frappé, en traversant pour la
première fois le beau district de Taichow,
de la profusion de villages et de hameaux
dispersés dans la montagne, aussi bien que
de villes disséminées dans ses
plaines populeuses.
N'y a-t-il donc plus chez nous,
écrivait-il à M. Berger, de
serviteurs du Seigneur qui se rouillent, ou, en
tout cas, faisant une oeuvre que d'autres
pourraient faire à leur place ?... En
passant par la porte d'une petite ville, nous avons
rencontré un cercueil que l'on portait en
terre.
- Hélas, dit le
chrétien indigène qui m'accompagnait,
si même l'Évangile était
prêché aujourd'hui ici, ce serait trop
tard pour ce pauvre homme.
Oui, et pour combien d'autres
sera-t-il trop tard ! Et je pensais aux provinces
inoccupées, aux districts
négligés, tellement que je dus me
décharger de mon fardeau sur le Seigneur et
Lui demander de nous envoyer de nouveaux aides et
la sagesse pour les placer aux endroits choisis par
Lui.
Tous les ouvriers de la Mission
auraient été absorbés
très facilement par cette seule province de
la côte, bien faible portion de la Chine
entière. Mais, providentiellement, les
portes se fermaient devant eux les unes
après les autres. Les émeutes, les
troubles, les maladies et d'autres causes encore
empêchaient le développement dans
cette direction, et, peu à peu, presque
insensiblement, le chemin d'Hudson Taylor s'ouvrit
dans la direction du Nord.
Chose étrange, c'était
ce que lui suggérait au même moment
une lettre de M. Berger l'invitant à
examiner s'il ne devait pas établir son
quartier général dans quelque endroit
propice près du fleuve Yangtze, d'où
il pourrait aisément avoir des
communications avec Shanghaï, tandis qu'en
remontant le fleuve il atteindrait beaucoup de
provinces nouvelles.
Il n'était pas facile,
après seize mois de séjour à
Hangchow, de quitter une oeuvre si chère a
leur coeur pour en fonder une autre près du
Yangtze. Cinquante croyants baptisés
composaient la petite Église dont Wang
était le pasteur, et il y avait beaucoup de
gens bien disposés. Mais M. et Mme McCarthy
et Mlle Faulding suffisaient aux soins de cette
station. À Nanking, Duncan avait un urgent
besoin de renfort. M. et Mme Taylor étaient
prêts à aller ici ou là, sur
l'ordre de Dieu.
Tout cela laissa des souvenirs
ineffaçables en M. et Mme Judd, qui venaient
d'arriver d'Angleterre.
C'est vraiment bâtir en des
temps de trouble, écrivait M. Judd en
parlant de ces jours-là. On ne sait jamais
ce que les amis qui sont éloignés de
nous peuvent souffrir. Pas une station ne s'est
ouverte sans émeutes. Les réunions de
prières sont des heures solennelles. Elles
se prolongent souvent, parce qu'il y a une
quantité de sujets à présenter
au Seigneur.
Le tranquille courage de M. et Mme
Taylor était pour leurs collaborateurs un
exemple et une inspiration. On ne pouvait vivre
avec eux et assister aux réunions de
prières sans recevoir quelque chose de
l'esprit qui les animait. Quant à Hudson
Taylor, vivement conscient de sa faiblesse,
c'était à UN AUTRE qu'il regardait
:
Je suis sûr,
écrivait-il à sa mère, en
pensant à ce que l'été suivant
pourrait amener pour sa femme et ses enfants, je
suis sûr que vous ne nous oubliez pas devant
le Trône de la Grâce. J'essaie de vivre
au jour le jour, et même ainsi j'ai une
charge déjà assez lourde; mais j'ai
beau essayer, je n'y réussis pas toujours.
Demande pour moi plus de foi, plus d'amour, plus de
sagesse... Que ferais-je, si je n'avais pas la
promesse : « Je suis avec vous tous les jours
?... »
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