HUDSON TAYLOR
NEUVIÈME PARTIE
TRÉSORS DE
TÉNÈBRES
1868-1871
CHAPITRE 52
Une porte ouverte... un peu de force
1868
C'est le 10 avril que Mme Taylor et ses enfants,
suivis dix jours plus tard par le chef de famille,
quittèrent Hangchow, en compagnie de Mlle
Blatchley et de Mme Bohanan, la gouvernante des
enfants. Après avoir été si
longtemps enfermés entre les murailles de la
ville, la liberté et la fraîcheur de
la campagne leur paraissaient délicieuses
à tous. La végétation
était luxuriante. Le canal, sur lequel se
faisait un trafic intense, était une source
inépuisable d'intérêt pour les
enfants, et les collines qui fermaient l'horizon
offraient aux regards des grandes personnes des
tableaux enchanteurs et variés à
l'infini. De plus, beaucoup d'occasions se
présentèrent de nouer des relations
amicales avec les autres voyageurs, ou avec les
indigènes devant la maison desquels on
passait.
Les toupies que les jeunes
garçons faisaient tourner étaient
l'objet de la curiosité
générale. Un homme demanda la
permission de montrer ce jouet à
l'épouse d'un mandarin qui voyageait dans un
bateau voisin. Cette dame invita les
étrangers ; elle leur offrit le thé
et donna des oeufs aux enfants. L'après-midi
elle vint en visite chez Mme Taylor qui eut une
excellente occasion de lui expliquer
l'Évangile avec clarté.
Le dimanche fut un jour de repos. Le
bateau ayant été ancré
près du rivage, le service divin fut
célébré, les portes et les
fenêtres largement ouvertes. Quelques
personnes assistèrent à ce culte,
entre autres une femme de mandarin qui semblait
boire toutes les paroles de Mme Taylor.
À Soochow, grande ville où
des membres de la Mission s'étaient
récemment établis et ou l'on fit une
halte de trois semaines, Hudson Taylor rejoignit
les voyageurs, et ses connaissances
médicales furent largement mises à
contribution. On peut juger du charme qu'a cette
ville pour les indigènes d'après le
proverbe chinois : « Là-haut il y a le
ciel ; ici-bas Hangchow et Soochow. » Au
delà de ce point le pays
offrait à la Mission un champ
entièrement inexploré. Sauf Duncan,
seul à Nanking, et quelques missionnaires de
la Société de Londres ou
méthodistes établis dans le port de
Hankow, ouvert par le Traité, il ne se
trouvait aucun missionnaire à
l'intérieur du pays, tant a l'Ouest qu'au
Nord. Rejoindre le premier dans son poste solitaire
était le désir d'Hudson Taylor,
à moins qu'une porte plus importante ne lui
fût ouverte en chemin.
Cette porte s'ouvrit à Chinkiang,
centre populeux et commerçant à la
jonction du Grand Canal et du Yangtze, le puissant
fleuve. Cette ville était aussi un port
ouvert par le Traité, habité par
quelques étrangers, dont un Consul anglais.
Une petite chapelle, desservie par un
prédicateur indigène, membre de la
Société de Londres, se dressait dans
les faubourgs ; mais pour trouver un missionnaire,
il fallait aller jusqu'à Shanghaï,
à vingt-quatre heures de bateau à
vapeur.
Frappé de l'importance
stratégique de cette localité, Hudson
Taylor entra bientôt en pourparlers afin de
Jouer une maison à l'intérieur de la
ville. Comme les négociations se
prolongeaient, les voyageurs continuèrent
leur route et arrivèrent à la
cité fameuse de Yangchow, dont Marco Polo
fut jadis le gouverneur. Riche, fière, et
peu accueillante aux étrangers, Yangchow
avait une population de trois cent soixante mille
âmes, mais pas un seul témoin du
Christ.
La vie en bateau avait à ce
moment perdu son attrait ; le printemps avait fait
place à l'été avec sa chaleur
torride et ses pluies torrentielles. Les enfants,
enfermés dans cette barque dont le toit
formé de planches mal jointes laissait
passer l'eau de toutes parts, étaient
exposés à de sérieux dangers.
Aussi est-ce avec reconnaissance que M. et Mme
Taylor apprirent par leurs aides indigènes
qu'un aubergiste de la ville, dont ils avaient fait
la connaissance, était disposé
à recevoir chez lui toute la compagnie. Il
mettait à leur disposition cinq
pièces du premier étage.
C'était là pour nos amis une si rare
aubaine qu'ils y virent la main de Dieu.
« Une porte ouverte... un peu de
force... beaucoup, beaucoup d'adversaires... »
Il n'y avait là rien de nouveau pour les
hérauts de la Croix, mais cette fois-ci les
événements allaient prendre une
tournure plus sérieuse qu'ils ne le
prévoyaient. Au début, en effet, les
gens manifestèrent des sentiments amicaux.
La présence d'une
mère et de ses enfants désarmait les
soupçons. Évidemment cet
étranger en vêtements civilisés
(c. a d. chinois) n'était ni un
commerçant ni un agent politique, et la
curiosité attirait beaucoup de visiteurs.
L'hôtelier lui-même,
premièrement un peu craintif, offrit ses
services comme « intermédiaire »
au cas où Hudson Taylor voudrait
acquérir une maison et s'établir dans
la ville. Le mandarin local, visité par le
missionnaire, avait promis de ne pas s'opposer
à cet établissement.
Il n'était pas facile pour Mme
Taylor de quitter à ce moment-là sa
famille, établie dans ce logis provisoire,
pour descendre seule à Shanghaï. Mais
un des serviteurs était malade. On craignait
pour lui la petite vérole, maladie
fréquente dans la ville. Le
bébé n'avait pas encore
été vacciné. De plus, cette
enfant, leur seule petite fille désormais,
était considérablement affaiblie par
la coqueluche. Les intérêts de la
Mission rendaient un voyage à Shanghaï
très désirable, et la fiancée
de Duncan étant sur le point d'arriver,
quelqu'un devait aller l'attendre et la ramener.
Mme Taylor était toute
désignée pour cela, car elle pouvait
sans crainte confier ses garçons à
Mlle Blatchley et à la gouvernante. Elle
partit donc au milieu de juin par le vapeur qui
venait de Chinkiang.
Dans cette dernière
localité, les pourparlers quant à
l'achat d'une maison avaient abouti et l'acte en
fut signé peu après son
départ. L'entrée en possession devait
avoir lieu quinze jours plus tard si le gouverneur
accordait une proclamation favorable. Celui-ci,
à la requête du Consul anglais, avait
promis cette proclamation « si tout
était fait avec droiture ». Ne doutant
pas d'avoir trouvé un logis, Hudson Taylor
fit venir de Hangchow les Rudland avec la presse
à imprimer et tout le mobilier de sa
famille. Cependant le « si tout était
fait avec droiture » avait quelque chose de
suspect et laissait ouverte une brèche que
des subalternes hostiles ne devaient pas tarder
à exploiter. En effet, des complications
surgirent, créées par un
fonctionnaire qui haïssait les
étrangers.
M. et Mme Taylor étaient l'un et
l'autre en face de difficultés
imprévues. La maladie de l'auxiliaire
chinois se trouva être la rougeole et, l'un
après l'autre, les enfants en furent
atteints ; chez le plus jeune, elle fut
aggravée d'une bronchite extrêmement
forte. Hudson Taylor se réjouissait de ce
qu'au moins leur bébé était
à l'abri et que la fatigue de tant de
malades à soigner était
épargnée à sa femme.
Hélas! celle-ci, de son côté,
avait un rude, combat à
soutenir. Aimablement reçue par M. Gamble,
elle avait sans délai fait vacciner son
enfant. La réaction fut si vive que la
fillette fut sérieusement malade, d'autant
plus que la rougeole et la coqueluche se
déclarèrent simultanément, au
point de mettre sa vie en grand danger.
Même avant d'avoir reçu les
lettres de Yangchow lui parlant de la maladie de
ses garçons, le coeur de la mère
avait deviné ce qui s'y passait et les
souffrances que le pauvre père devait
endurer. Sa seule consolation était que son
mari ignorait l'état de sa petite Maria et
les très fâcheuses nouvelles que les
courriers d'Angleterre apportaient. En effet,
l'opposition à la Mission, dont nous avons
parlé déjà, s'était
réveillée avec une vivacité
qui causait à M. Berger une profonde
douleur. Ce, fut dans ces circonstances que Mme
Taylor fit preuve d'une indomptable énergie
et d'une foi qui la firent regarder par tous ses
collaborateurs comme la « colonne
vertébrale » de la Mission.
Rejetons, écrivait-elle, tous
nos fardeaux, si nombreux et si pesants, sur notre
Père tout puissant, tout sage et tout amour.
Pour Lui, ces fardeaux ne pèsent pas plus
que des plumes. Quant à l'opposition
obstinée de M. X..., elle est aussi entre
les mains de Dieu qui certainement nous aidera
comme Il l'a fait si souvent. « Tu as
été mon aide; ne me laisse pas et ne
m'abandonne pas, ô Dieu de ma
délivrance ! »
Enfin, de meilleures nouvelles de
Yangchow vinrent la rassurer au sujet de ses fils ;
mais son retour à la maison qu'elle croyait
n'avoir quittée que pour une dizaine de
jours semblait reculé de plus en plus, non
seulement à cause de la maladie de son
bébé, mais encore en raison du retard
du vaisseau qui amenait la fiancée de
Duncan. Sa présence à Yangchow
était cependant plus nécessaire
encore qu'elle ne le pensait. Bien plus que ses
lettres ne le laissaient supposer, la santé
d'Hudson Taylor était fortement
ébranlée par la chaleur intense de
l'été, par ses grandes fatigues et
ses nombreux soucis. La proclamation favorable
promise par le mandarin de Yangchow et longtemps
différée, fut enfin publiée
vers le milieu de juillet. La maison
souhaitée fut mise à la disposition
de la petite troupe missionnaire, heureuse,
après ces six semaines de séjour dans
une auberge chinoise succédant à deux
mois passés en bateau, de jouir enfin d'un
foyer lui appartenant en propre, si l'on peut
parler de foyer quand la mère est absente et
si éloignée.
Mais la lettre apportant ces bonnes
nouvelles avait un post-scriptum tracé au
crayon d'une main tremblante et daté de
Chinkiang. Qu'est-ce que cela pouvait signifier
?
Je crois t'avoir dit que nous avons
obtenu la proclamation pour Yangchow... Nous ne
l'avons pas encore pour Chinkiang; j'espère
l'avoir demain. Mais il me faut rentrer, je suis si
malade... Voudrais-tu écrire à
Meadows pour lui dire de venir à mon aide
?... Dieu te bénisse !... Si le Seigneur
demande le grand sacrifice, Sa volonté soit
faite. Bientôt nous ne nous séparerons
plus jamais...
Son mari, seul dans un bateau et si
malade! Et elle ne pouvait savoir s'il était
retourné à Yangchow et comment il
était soigné!
C'était le dimanche 26 juillet ;
le bateau à vapeur allait partir dans
quelques heures et pourrait la déposer le
lendemain soir à Chinkiang. Le
bébé était suffisamment
rétabli pour voyager et M. McCarthy, qui
était venu à Shanghaï,
attendrait l'arrivée de la fiancée de
Duncan. Mais Mme Taylor n'hésita pas un
instant. Par respect pour le jour du Seigneur, elle
résolut d'attendre au lundi matin pour
prendre une barque à rames avec laquelle le
voyage durerait au moins deux jours et deux
nuits.
Le batelier aurait pu, à son
retour, raconter des choses étonnantes sur
la dame étrangère qu'il avait
conduite à Chinkiang avec un
bébé et sa gouvernante. Ils
étaient partis le lundi matin avant le jour,
voguant sans s'arrêter, remontant le Grand
Canal, jusqu'à ce que la fatigue lui fit
tomber les rames des mains. Pendant qu'il dormait,
le bateau avançait quand même. Heure
après heure, de jour ou de nuit, quand il
était obligé de se reposer, la dame
avait pris sa place, maniant la rame aussi bien
qu'elle parlait le dialecte de Ningpo, insensible
à la chaleur comme au mal de dos, pourvu que
l'on avançât, et tout cela parce que
son mari était malade et qu'elle
désirait être auprès de lui le
plus vite possible. Le batelier ignorait où
cette femme au coeur si tendre, au corps si
frêle, puisait la force dont elle faisait
preuve. C'était la prière qui la
portait, en dépit de la chaleur et de la
fatigue, prière abondamment exaucée
du reste quand, à son arrivée
à Yangchow, elle vit que personne ne
manquait au cercle de la famille et qu'elle put
prodiguer à son mari les soins qui lui
rendirent bientôt la santé.
La joie était grande pour tous de
se retrouver enfin, mais cette joie allait
être troublée à nouveau. Hudson
Taylor prêchait le
dimanche à Yangchow, et
devait aller fréquemment à Chinkiang
où la question du logement destiné
à recevoir les amis Rudland était
toujours en suspens. Le Gouverneur différait
la proclamation sans laquelle le
propriétaire ne voulait pas s'engager
définitivement. On savait, dans le public,
que l'acte avait été signé et
même l'argent versé, et l'on riait
beaucoup, dans les restaurants et les maisons de
thé, de la manière dont le
missionnaire et son Consul avaient
été joués.
Mais ce n'était pas tout. Des
bruits faux ou exagérés circulaient
et, dans certains milieux, on commençait
à insinuer que les étrangers
pourraient bien être traités à
Yangchow avec aussi peu de courtoisie qu'à
Chinkiang. Pourquoi leur permettre de se
créer des liens et de s'établir dans
le pays, quand on pouvait les chasser en employant
la force? Une assemblée d'intellectuels
décida de provoquer à tout prix une
émeute en vue d'atteindre ce
résultat. Des placards anonymes,
apposés sur les murs, accusèrent de
crimes révoltants les étrangers, et
spécialement ceux dont le travail consistait
à propager « la religion de
Jésus ». Dès le commencement
d'août, les missionnaires s'aperçurent
du grand changement survenu dans l'attitude du
peuple. Au lieu de visiteurs bienveillants,
c'était la lie de la populace qui
assiégeait leur porte, et une série
de nouvelles affiches, que l'on ne peut même
pas traduire, jetèrent de l'huile sur le
feu.
Le samedi 15 août, Hudson Taylor
reçut une lettre anonyme lui conseillant de
prendre toutes les précautions possibles,
des troubles devant se produire le lendemain. De
bonne heure, en effet, le dimanche matin, la foule
s'assembla devant la maison et l'on commença
de frapper violemment à la porte. Hudson
Taylor et quelques-uns sortirent pour chercher
à apaiser les indigènes en leur
parlant avec douceur, pendant qu'à
l'intérieur les autres priaient. Dieu permit
que se vérifiât la promesse
« Voici, je suis avec vous tous les
jours. »
Le dimanche se termina sans
dommage.
Les troubles continuèrent
cependant. Les accusations les plus calomnieuses
contre les missionnaires étaient
colportées dans la ville. Le nom de
Jésus était odieusement
outragé et, le mardi, un placard invitait le
peuple à attaquer la maison ce
jour-là et à y mettre le feu, sans
s'inquiéter de ceux qui l'occupaient. Une
fois ou deux, l'on crut que la populace allait
enfoncer la porte ;
Dieu ne le permit pourtant pas. Un orage
violent éclata juste à point et la
pluie dispersa les assiégeants, mieux que
n'aurait pu le faire, au dire d'Hudson Taylor, une
armée de soldats. D'ailleurs, si l'on avait
essayé d'allumer l'incendie, la pluie
torrentielle l'eût éteint bien
vite.
Dieu veuille pardonner à ces
pauvres gens aveuglés, et confondre Satan en
faisant de ces troubles mêmes un moyen de
répandre davantage la vérité
au milieu d'eux !
Il sembla un moment que le danger
était passé. Malgré la
violence des attaques, l'attitude calme et amicale
des missionnaires produisait ses fruits et la
tempête s'apaisait. Du mercredi au samedi, la
famille missionnaire, épuisée,
goûta un repos fort nécessaire et se
félicita de ce qu'aucun d'entre eux, pas
même les femmes et les enfants, n'avait fui
devant les persécuteurs.
Malheureusement, avant la fin de la
semaine, une circonstance fortuite raviva
l'agitation. Deux personnes, vêtues à
l'européenne, vinrent visiter Yangchow et se
firent voir partout dans la ville. C'était
une trop bonne occasion pour les ennemis des
missionnaires. À peine ces deux
étrangers furent-ils partis que l'on fit
circuler des bruits d'enlèvements d'enfants
par les « diables étrangers ».
Vingt-quatre de ces pauvres petits, disait-on,
avaient disparu, victimes de ces redoutables
ravisseurs. On savait bien aussi que, dans la
demeure des missionnaires, étaient
accumulés des trésors. N'avait-on pas
vu arriver par bateau, les jours
précédents, des chargements de
marchandises? (Il s'agissait des provisions et de
la presse à imprimer apportées par M.
et Mme Rudland et entassées là
provisoirement.) « Courage! Vengez-vous!
Attaquez! Détruisez! Un grand butin sera
votre récompense! »
Quarante-huit heures plus tard, Mlle
Blatchley, en route pour Chinkiang, écrivait
de son bateau à Mme Berger :
Nous avons dû fuir de Yangchow.
Impossible de décrire les jours que nous
venons d'y vivre. Vous bénirez Dieu avec
nous de ce que nous n'avons perdu aucun des
nôtres, ni même nos objets les plus
précieux. Les émeutiers ont tout
saccagé, excepté ma chambre où
nous avions mis nos papiers les plus importants, et
une somme de trois cents dollars que nous avions
reçue une heure à peine avant
l'attaque de la maison. Le pauvre M. Reid est le
plus sérieusement atteint de tous. Il se
tenait prêt à nous recevoir dans ses
bras, Mme Taylor et moi, au
moment où nous sautions
du toit de la véranda pour sauver nos vies,
lorsqu'un morceau de brique l'atteignit à
l'oeil. Mme Taylor s'est fait très mal
à la jambe; moi-même, n'ayant plus
personne pour amortir ma chute, je suis
tombée sur le dos au milieu des pierres, et
c'est merveille que je ne me sois pas brisé
le crâne ou la colonne vertébrale;
j'ai été seulement blessée au
bras, et encore est-ce le bras gauche.
J'en souffre beaucoup et je me sens
brisée. Nous n'avons pas encore eu le temps
d'enlever nos vêtements tout tachés de
sang.
Mme Taylor écrivait à la
même amie :
Pendant ces dernières
quarante-huit heures, notre Dieu nous a
délivrés d'un péril
extrême. Nous avons eu, pour ainsi dire, un
autre typhon, pas aussi prolongé que celui
que nous avions subi sur mer il y a bientôt
deux ans, mais tout aussi dangereux et plus
terrible encore. Je crois que Dieu tirera Sa gloire
de tout ceci et j'espère que cette
épreuve contribuera à la diffusion de
Son Évangile. Bien à vous dans un
Sauveur présent.
« Un Sauveur présent! »
Combien peu les émeutiers étaient
capables de comprendre le secret de ce calme et de
cette force! Domptée par une puissance
mystérieuse, la populace ne put mettre
à exécution ses projets meurtriers,
ni sur Hudson Taylor qui s'exposa à ses
coups en allant chercher du secours auprès
des magistrats, ni sur ceux qui, dans leur demeure
assiégée, risquaient d'être
victimes des projectiles ou du feu. La main de Dieu
qui opère des merveilles les protégea
tous, mais ce furent des heures de terrible
angoisse qu'ils passèrent les uns et les
autres, en entendant les hurlements d'une multitude
en délire.
Quand mon mari et Duncan (ce dernier
venait d'arriver de Nanking, fort
opportunément), furent partis pour la
demeure du mandarin, et pendant que MM. Rudland et
Reid s'efforçaient de leur mieux de calmer
la populace, nous, les femmes et les enfants, nous
nous enfermâmes dans ma chambre pour prier.
C'était tout ce que nous pouvions faire.
Jamais nous ne sentîmes Dieu aussi
près de nous. Nous le suppliâmes
d'envoyer Ses anges camper autour de mon cher mari
et de Duncan et d'être Lui-même pour
eux comme une muraille de feu. Quant à moi,
j'éprouvais surtout le besoin d'être
gardée calme et tranquille pour
éviter toute fausse manoeuvre.
Le calme et la présence d'esprit
extraordinaires de Mme Taylor pendant ces heures,
non moins que sa parfaite maîtrise de la
langue du pays, furent le moyen de sauver la vie de
plusieurs de ses compagnons.
Mais son coeur était dévoré
d'angoisse en pensant à son époux
qu'elle pouvait craindre de ne plus revoir
ici-bas.
Entourés d'une foule hurlante,
Hudson Taylor et Duncan avaient pu atteindre le
palais du mandarin au moment où,
effrayées par le bruit, les sentinelles
essayaient de fermer les portes.
La multitude furieuse les en
empêcha et se précipita à
l'intérieur, où nous fûmes
nous-mêmes portés dans la cohue. Une
fois entrés, nous courûmes à la
salle du tribunal en criant : Kiu-ming! Kiu-ming !
(Sauvez la vie ! Sauvez la vie !) cri que tout
mandarin chinois est tenu d'entendre à toute
heure du jour ou de la nuit.
On nous conduisit dans la chambre
du Secrétaire en chef, où nous
dûmes attendre pendant trois quarts d'heure
une audience du Préfet, au milieu des cris
de la foule qui nous faisaient tout craindre pour
la vie de ceux qui nous étaient si chers.
Enfin le magistrat parut et nous dûmes
entendre ses questions relatives aux enfants
disparus : « Qu'en avions-nous fait ?
Était-il vrai que nous les avions
achetés et combien étaient-ils ?
Quelle était la cause de tout ce tumulte ?
» Je lui répondis que ce tumulte venait
de sa négligence, qu'il aurait dû
intervenir avant que l'émeute eût pris
ces proportions, que je lui demandais maintenant de
sauver la vie de nos amis s'il en était
temps encore; qu'après cela, il pourrait
faire toutes les enquêtes qu'il voudrait ;
qu'en tout cas, il serait responsable des
conséquences.
« C'est juste, c'est juste !
disait-il. D'abord apaiser le peuple, puis faire
l'enquête. Demeurez ici et j'irai voir ce
qu'il y a moyen de faire. »
Il alla, en effet, et revint avec
un gouverneur militaire de la ville au bout de deux
heures qui furent pour nous un temps de vraie
torture morale. Il nous dit que tout était
apaisé ; les soldats avaient
arrêté plusieurs des émeutiers
et des pillards qui seraient punis. Il nous fit
ensuite reconduire chez nous dans des chaises
à porteur et sous bonne escorte. En route,
l'on nous dit que tous les habitants de la maison
avaient été tués. Tout en
souhaitant que ces bruits fussent faux ou du moins
exagérés, nous dûmes crier
à Dieu de nous soutenir.
Le spectacle qui s'offrit
à nos regards, à notre
arrivée, défie toute description. Le
feu avait fait son oeuvre ; c'étaient
partout des débris calcinés de
caisses, de livres, de vêtements,
d'ustensiles de cuisine, d'instruments de
chirurgie; mais personne à
l'intérieur de la maison.
À leur vif soulagement, ils
apprirent que leur maisonnée avait
trouvé asile dans la demeure d'un voisin.
C'est là qu'ils découvrirent leurs
bien-aimés, après de longues
recherches. L'obscurité de la nuit leur
avait permis de fuir et, grâces à
Dieu, personne ne manquait
à l'appel, bien que plusieurs fussent
blessés et couverts de sang.
« Maman, avait dit l'un des enfants
à sa mère, où coucherons-nous
ce soir, puisqu'ils ont brûlé notre
lit? » Sa mère l'assura que Dieu
saurait leur procurer un endroit pour dormir, ne se
doutant guère que ce serait dans sa propre
chambre et dans son propre lit que l'enfant
dormirait ce soir même. En effet, le feu qui
avait dévoré le reste de la maison,
avait respecté cette chambre, qui devint le
sanctuaire où la famille se réunit
pour bénir le Seigneur de la grande
délivrance qu'Il lui avait
accordée.
Tout, dans la maison, avait
été bouleversé ; la Bible de
Mme Taylor, mise en pièces, fut
retrouvée feuille après feuille, et
reconstituée en son entier, précieux
témoignage d'une grande délivrance.
Le matin suivant, la populace s'assembla encore
devant la maison dévastée et Hudson
Taylor eut de nouveau à intervenir
auprès du magistrat. L'arrivée de la
force armée dispersa bientôt la
foule.
L'après-midi de ce jour, nous
quittions la ville avec une escorte de soldats
chargés de veiller à notre
sécurité jusqu'au Yangtze. J'admirai
beaucoup la manière dont Dieu se servit,
pour secourir Ses enfants, de ces hommes qui
eussent été prêts aussi bien
à nous ôter la vie qu'à la
protéger. En franchissant les portes de la
ville, Mlle Blatchley entendit des gens du peuple
crier en se moquant : « Revenez ! Revenez !
» « Oui, pensai-je, Dieu nous
ramènera de nouveau, quoique vous soyez
loin, de vous y attendre. »
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