HUDSON TAYLOR
DIXIÈME PARTIE
LE DIEU DE
L'IMPOSSIBLE...
1872-1877
CHAPITRE 61
La fidélité de Dieu
1875-1876
« Il y a en général trois
phases dans l'oeuvre de Dieu, disait Hudson Taylor.
D'abord impossible, puis difficile ; enfin
accompli. » Le projet d'atteindre les
provinces chinoises encore fermées à
l'Évangile n'avait pas encore franchi la
première phase. Selon toute apparence,
c'était impossible. Malgré les
stipulations du Traité de Tientsin,
ratifié en 1860 déjà,
l'intérieur du pays était aussi
inaccessible que jamais. Les passeports, presque
toujours refusés d'ailleurs, étaient
de peu d'utilité et l'Européen qui se
hasardait à sortir des chemins battus devait
avoir fait le sacrifice de sa vie. La preuve en
était qu'après soixante-dix ans de
travail les missions protestantes en Chine ne
comptaient, au total, que trente-neuf
stations.
D'aucuns trouveront incroyable,
écrivait Hudson Taylor dans un des premiers
numéros du China's Millions, qu'en dehors
des trente-neuf localités mentionnées
ci-dessus l'on ne trouve aucun missionnaire
protestant dans les milliers de grandes
cités, dans les dizaines de milliers de
villes et dans les centaines de milliers de
villages peuplés de millions d'êtres
qui meurent... Hélas, c'est pourtant le
cas.
Et, chose étrange, depuis que
l'appel pour obtenir les Dix-huit avait
été lancé, la situation
était devenue plus difficile encore... En
effet, l'expédition anglaise chargée
d'ouvrir les communications avec la Chine
occidentale avait eu une fin tragique. À la
frontière montagneuse du Yünnan, un
membre de l'expédition, M. Auguste Margary,
avait été assassiné de
connivence avec les autorités chinoises, qui
n'avaient présenté aucune excuse ni
offert aucune réparation. Les
négociations traînaient à
Peiping ; les rapports officiels étaient de
plus en plus tendus et les étrangers de
moins en moins tolérés dans toute la
Chine. À vues humaines, le moment d'avancer
dans l'intérieur n'était certainement
pas venu. Et pourtant, les
Dix-huit pionniers demandés étaient
là, et dans beaucoup de coeurs
chrétiens, la conviction s'était
enracinée que l'heure de Dieu avait
sonné.
Dans le premier numéro du China's
Millions (juillet 187.5) Hudson Taylor avait
écrit :
Il y a eu neuf ans le 26 mai que le
Lammermuir faisait voile vers la Chine. Au cours de
ce temps nous avons fait de précieuses
expériences; un corps d'ouvriers
indigènes a été
recruté; nous occupons environ cinquante
stations et annexes dans cinq provinces. Mais nous
croyons que le temps est venu d'obéir plus
complètement à l'ordre du
Maître, et, avec Sa grâce, nous sommes
décidés de le faire. Je n'ai pas dit
d' « essayer » (ce mot n'est point dans
la Bible). Le mot « essayer » est
constamment sur les lèvres des
incrédules. « Nous devons faire ce que
nous pouvons », disent-ils. Trop souvent
l'enfant de Dieu prend la même attitude.
Essayer signifie en général
échouer. Le Seigneur a dit : « Faites,
faites ce que je vous commande. » Nous le
ferons donc, sans précipitation, mais aussi
sans délai non indispensable.
Pendant l'année de ses plus
lourdes épreuves, en 1870, Hudson Taylor
avait trouvé, dans son Nouveau Testament
grec, un passage qui lui fut un trait de
lumière et qui allait demeurer un vrai
trésor pour son âme durant toute sa
vie. Dans Marc 11/22, il fut arrêté
par trois mots qu'il lui sembla n'avoir jamais vus
auparavant : Ehete pistin Theou
traduits généralement ainsi : Ayez
foi en Dieu. Or, d'après Hudson Taylor, il
ne s'agit pas ici de foi en Dieu, mais de
fidélité de Dieu (cf. Rom. 3 : 3) ;
et quant au verbe ekete, des passages Comme Matt. 2
1 : 26, Marc II : 32 et le passage correspondant de
Luc 20 : 6 permettent de le traduire : tenez,
saisissez, comptez sur la fidélité de
Dieu. Cette signification était pour lui
pleine de douceur. Ce n'est donc pas notre foi qui
rend possible la fidélité de Dieu,
mais c'est Sa fidélité qui sert
d'appui à notre foi. Quel repos pour
l'âme!
Cinq ans plus tard, ces mêmes
pensées remplissaient son esprit alors qu'il
envisageait la situation inextricable de la
Mission. Il était persuadé que la
difficulté n'était qu'apparente. Pour
ses articles de fond dans le nouveau
périodique, il avait choisi comme titre :
« La Chine pour Christ ». Dans le
numéro de novembre 1875, il écrivait
:
C'est le manque de confiance qui est
la racine de presque tous nos péchés
et de toutes nos faiblesses. Comment y
échapperons-nous, sinon en regardant
à Lui et en considérant Sa
fidélité ? L'homme qui compte la
fidélité de Dieu sera prêt pour
toutes les circonstances. Il osera obéir,
quand même cette obéissance
paraîtra tout à fait hors de saison.
Abraham compta sur la fidélité de
Dieu et offrit Isaac. Moïse compta sur la
fidélité de Dieu, et il conduisit les
millions d'Israélites à travers le
désert aride. Josué connaissait bien
Israël et n'ignorait ni les fortifications des
Cananéens ni leur ardeur guerrière,
mais il compta sur la fidélité de
Dieu et traversa le Jourdain... Les apôtres
de même. Et que dirai-je encore, car le temps
manquerait si je voulais parler de ceux qui,
comptant sur la fidélité de Dieu,
eurent la foi et par elle ont « conquis des
royaumes... de faibles sont devenus forts... et ont
mis en fuite les armées des étrangers
».
Satan aussi a son credo : «
Doutez de la fidélité de Dieu. - Dieu
aurait-il dit ? - Vous exagérez; vous prenez
ces paroles dans un sens trop littéral, etc.
»
Combien de gens affrontent leurs
difficultés avec leurs propres ressources
!... Tous les géants de Dieu ont
été des hommes faibles, qui ont fait
de grandes choses pour Lui, parce qu'ils ont
compté sur Sa présence auprès
d'eux.
Oh ! amis bien-aimés, s'il
y a un Dieu vivant, fidèle et
véritable, tenons ferme à Sa
fidélité... Et alors nous pourrons
aller dans toutes les provinces de la Chine. Nous
pourrons regarder avec une paisible confiance
toutes les difficultés et tous les dangers,
certains de la victoire et du succès. Ne
donnons pas à Dieu une confiance partielle,
mais servons Dieu en comptant, de jour en jour,
d'heure en heure, sur Sa
fidélité.
Telle avait été l'attitude
de la Mission durant les dix années
écoulées. Au printemps de 1876, cet
anniversaire fut célébré avec
quelque solennité dans la salle de
conférences de Mildmay, en présence
d'une assemblée considérable, pleine
d'une ardente sympathie pour l'oeuvre. Hudson
Taylor était en état de marcher en
s'aidant d'une forte canne et il pouvait raconter
les expériences qu'il avait faites de
l'amour et de la fidélité de Dieu.
Les statistiques ont leur éloquence, et les
chiffres qu'il eut la joie de présenter
étaient de nature à exciter chez tous
les amis de l'oeuvre un vif enthousiasme. Sur une
grande carte, il montra, dans cinq provinces,
vingt-huit stations dans lesquelles des
Églises avaient été
fondées. Six cents convertis avaient
été baptisés depuis les
débuts de la Mission. De ce nombre, plus de
soixante-dix consacraient leur vie à
répandre l'Évangile, et ils
constituaient la plus solide espérance pour
l'avenir, spécialement en
vue de
l'évangélisation des provinces de
l'intérieur. Soixante-huit missionnaires
étaient partis pour la Chine et sur ce
nombre cinquante-deux étaient restés
attachés à la Mission. jamais les
ressources matérielles n'avaient
manqué, bien que jamais non plus n'eût
manqué ce qui est « plus
précieux que l'or », l'épreuve
de la foi. Sans aucun appel, sans aucune collecte,
cinquante-deux mille livres avaient
été reçues, et la Mission
n'avait jamais contracté aucune dette
(1).
Le rapport ne révélait pas
combien de prières et de renoncements se
cachaient derrière ces faits et ces
chiffres, mais les candidats qui avaient
séjourné à la rue de Pyrland
auraient pu fournir des détails qui
n'auraient pas manqué
d'intérêt. Se préparant
eux-mêmes à affronter les dangers et
les sacrifices inséparables de leur
vocation, c'était pour eux le plus puissant
encouragement que d'être soutenus par
l'exemple de leur chef. Ils découvraient en
lui une foi qui n'était pas un vain mot ou
un trésor acquis sans peine, mais une
attitude constante, fruit d'une expérience
mûrie, par une pratique toujours plus grande.
Ils pouvaient voir comment il saisissait par la foi
les promesses divines et à quel prix il
avait obtenu sa puissance, spirituelle et ses
succès dans l'oeuvre du
Maître.
C'était un vrai délice
d'être en sa compagnie, disait l'un d'eux. Il
nous faisait venir dans sa chambre, parlait
longtemps avec nous de la Chine et des
expériences qu'il avait faites, et nous
donnait des conseils en vue de notre tâche de
pionniers.
Un autre, parlant de sa première
visite à la rue de Pyrland, alors qu'Hudson
Taylor était encore invalide,
écrivait :
On ne saurait oublier son accueil
souriant et bienveillant qui vous avait
bientôt conquis. Rien de plus modeste que
cette petite chambre qui lui servait, de cabinet,
de bureau, de magasin d'expédition, etc...
Devant le foyer, à la place
généralement occupée par un
garde-feu, était un lit en fer, bas,
étroit, sur lequel était
étendue une grossière
couverture. C'était
là que M. Taylor se reposait la nuit comme
le jour. Je ne sais s'il y avait le moindre tapis
sur le parquet; en tout cas rien qui eût le
moindre rapport, avec la recherche du confort ou du
luxe.
M. Taylor, sans chercher à
s'excuser de cette simplicité,
s'étendit sur son lit et commença une
conversation qui reste un des plus beaux souvenirs
de ma vie. Toutes mes idées de grandeur
étaient renversées. Je n'avais pas
devant moi un « grand homme »
d'après l'opinion courante, mais il y avait
certainement là l'idéal de grandeur
préconisé par Christ. Je pense que,
par l'influence qu'il exerçait
inconsciemment, M. Taylor a fait plus qu'aucun
homme de son temps pour obliger le peuple
chrétien à réviser ses
idées de grandeur...
Je mentionne ces détails,
parce qu'ils mettent en lumière quelques-uns
des principes fondamentaux sur lesquels M. Taylor
basait sa vie et son activité. Il
était profondément persuadé
que, pour évangéliser efficacement
les millions de la Chine, l'esprit de renoncement
et de sacrifice chez les chrétiens d'Europe
devait être considérablement accru.
Mais comment demander et attendre des autres ce
qu'il n'aurait pas lui-même pratiqué ?
Il résolut, en conséquence, de
retrancher de sa manière de vivre tout ce
qui pouvait ressembler à la recherche de
soi-même et à l'amour de ses
aises.
Et en Chine il agissait de
même. Il n'aurait pas demandé à
ses collaborateurs de supporter des privations
qu'il ne se serait pas imposées à
lui-même. Il n'entendait pas que sa position
de directeur de la Mission lui procurât, de
ce point de vue, lie moindre avantage. Aussi,
quelque rude que fût leur existence, tous les
missionnaires savaient que M. Taylor avait
enduré ces souffrances avant eux, et
était prêt à les endurer
encore. Ainsi aucun missionnaire ne pouvait
alléguer que, pendant qu'il portait la
croix, le directeur de la Mission, placé
dans des circonstances plus favorables, en
était dispensé. Cela expliquait
l'attachement profondément affectueux dont
il était l'objet de la part de tous les
membres de la Mission.
Maintenant, il retournait en Chine pour
aider et encourager ses jeunes compagnons à
s'avancer dans l'intérieur du pays. Dieu
avait rendu son départ possible en
exauçant une prière qu'il Lui avait
présentée pendant des années,
c'est-à-dire en décidant sa soeur
bien-aimée et son beau-frère, Mme et
M. Broomhall, de se charger de l'oeuvre en
Angleterre. Il leur fallait une foi peu ordinaire
pour se joindre à la Mission, alors qu'ils
avaient une famille de dix enfants (garçons
et filles) à élever. Mais le fait
même d'avoir à se dépenser pour
leurs nombreux enfants les avait
préparés à ouvrir leurs coeurs
aux autres et à s'oublier eux-mêmes en
allant au secours de leurs frères. Ils
s'installèrent au numéro deux de la
rue de Pyrland, et leur demeure, où l'on
respirait une atmosphère
si bienfaisante d'amour
désintéressé, devint et resta
pendant bien des années le centre
aimé de la Mission. Le numéro six
était l'habitation d'Hudson Taylor, et ces
deux maisons n'en faisaient pratiquement qu'une
seule, le numéro quatre qui les
séparait étant occupé par les
bureaux et par les chambres des candidats. La
petite chambre d'Hudson Taylor avait
été remplacée par un cabinet
plus confortable et un secrétaire y fut
installé en la personne de M. William Soltau
qui se chargea d'une grande part du
travail.
Hudson Taylor attendit à peine de
voir cette nouvelle installation
complétée et, dès que tout fut
prêt pour le départ des huit personnes
qui devaient être ses compagnons de voyage,
il partit, au début de septembre 1876,
malgré les menaces de guerre qui, semblables
à un nuage, obscurcissaient l'horizon de
l'Orient lointain.
En effet, les négociations qui
suivirent le meurtre de M. Margary, et qui
traînèrent si longtemps à
Peiping, étaient arrivées au point
mort. Le gouvernement chinois ne voulait accorder
aucune satisfaction, et l'ambassadeur anglais,
après avoir épuisé toutes les
ressources de la diplomatie, était sur le
point de partir pour la côte et de remettre
l'affaire entre les mains de l'Amiral. La guerre
paraissait inévitable, et beaucoup d'amis de
la Mission pressaient fortement Hudson Taylor de ne
pas quitter le pays. « Vous devrez
bientôt revenir tous, lui disaient-ils, et
quant à envoyer des pionniers dans les
provinces plus éloignées, il ne
saurait plus en être question. »
La situation, évidemment,
était critique. Après des
années de prières et de
préparation, les évangélistes
demandés pour les nouvelles provinces
avaient été donnés par Dieu.
Ils étaient déjà en Chine,
prêts à s'élancer en avant.
Était-il possible que la porte de fer, qui
s'était entr'ouverte, se refermât, et
que la prière de la foi demeurât
inexaucée? Hudson Taylor ne le pensait pas.
Aussi vrai que les hommes lui avaient
été donnés, aussi sûr il
était que l'heure de Dieu avait
sonné. Il savait bien qu'en cas de guerre,
non seulement les pionniers aux avant-postes, mais
encore tous ses compagnons d'oeuvre, auraient
à abandonner leurs stations. Les
perspectives étaient aussi menaçantes
que possible. Déjà avant
l'embarquement d'Hudson Taylor, bien que celui-ci
l'ignorât sans doute, l'ambassadeur avait
quitté
Peiping et la guerre, fermant
entièrement le pays à tout effort
missionnaire, était virtuellement
commencée.
Mais, la prière n'avait pas
échoué. Dans une cabine de
troisième classe du vaisseau
français, comme dans les réunions de
prières de la rue de Pyrland, d'ardentes
supplications montaient vers Dieu pour Lui demander
de diriger les événements et de les
faire contribuer à la réalisation de
Ses grands desseins. Pour Lui, il n'est jamais trop
tard. Au dernier moment, un revirement inattendu se
produisit au ministère des Affaires
étrangères de Peiping. Plus sage et
plus clairvoyant que ses collègues, le
vice-roi Li-Hung-Chang accourut à la
côte pour y devancer l'ambassadeur anglais
juste à temps et pour rouvrir les
négociations. Là, à Chefoo,
fut signé le mémorable Traité
qui, enfin, ouvrait toutes grandes les portes de la
Chine jusque dans les provinces les plus
lointaines. Cette nouvelle attendait Hudson Taylor
à son arrivée à Shanghaï.
Le Traité avait été
signé huit jours après son
départ d'Angleterre et déjà
les Dix-huit, répartis en trois petites
colonnes, avançaient dans
l'intérieur.
Au moment précis où nos
frères furent prêts, put écrire
Hudson Taylor, pas un moment trop tôt, pas un
moment trop tard, la porte si longtemps
verrouillée s'ouvrit d'elle-même
devant eux.
|