HUDSON TAYLOR
QUATORZIÈME PARTIE
CONSUME PAR
L'AMOUR
1895-1905
CHAPITRE 79
Pouvez-vous boire cette coupe?
1895
En même temps que la guerre japonaise, en
avril 1895, s'achevait la période dans
laquelle étaient attendus les mille
missionnaires demandés par la
Conférence de Shanghaï, en 1890. Hudson
Taylor put annoncer avec reconnaissance que,
pendant ces cinq années, onze cent
cinquante-trois ouvriers avaient été
ajoutés au personnel missionnaire en Chine,
réponse merveilleuse faite à la
prière et qui ne pouvait qu'entraîner
des actions de grâces. Et cependant on
était encore loin du but. Parmi ces nouveaux
missionnaires, il n'y avait que quatre cent
quatre-vingts hommes, et ce nombre, réparti
entre les quarante-cinq sociétés qui
les avaient envoyés, n'en donnait
guère que dix pour chacune, en moyenne. Or,
comme beaucoup de ces sociétés
travaillaient dans des provinces
côtières ou voisines de la côte,
ce chiffre important modifiait à peine la
situation de l'immense intérieur où
se trouvaient les millions d'habitants dont il
plaidait la cause avec une ardeur toujours
renouvelée.
Une période importante de
l'histoire de la Chine s'ouvre, écrivait-il.
La guerre qui s'achève ouvrira plus
largement l'empire... Si l'Église du Christ
n'entre pas par les portes ouvertes, d'autres le
feront et ces portes peuvent se fermer pour elle...
Le temps passe. Il y a cinq ans, mille hommes
étaient nécessaires; il en faut bien
davantage maintenant... Les cinq prochaines
années doivent amener des renforts plus
importants encore que ceux qui furent
demandés en 1890. L'Église ne se
lèvera-t-elle pas et n'entreprendra-t-elle
pas une action immédiate égale aux
besoins pressants de ce vaste pays ?
Dans le même esprit, il
correspondait personnellement avec le cercle intime
de la Mission à l'Intérieur de la
Chine, au pays, ces anciens amis
éprouvés et dévoués
dont la communion dans le service de
l'Évangile avait si fortement
contribué aux progrès de l'oeuvre.
Un nouvel appel s'adresse à
nous, écrivait-il le jour de son
soixante-troisième anniversaire, en faisant
allusion à la guerre et à son issue,
c'est de hâter l'évangélisation
de la Chine. Souvenons-nous de la puissance que
nous possédons dans la prière en
commun.
S'arrêtant aux nombreux sujets de
reconnaissance que donnait le développement
de la Mission, il poursuivait :
Ayant maintenant la paix, nous devons
avoir des renforts importants et immédiats.
Nous, à la Mission, nous sommes conscients
que Dieu nous a préparés pour cela.
Les ressources nécessaires ont
été données, sans lesquelles
de grands renforts auraient été cause
d'embarras... jamais, comme maintenant, nous
n'avons été prêts pour une
avance décidée. Notre espoir et notre
prière sont que, la guerre étant
terminée, nous recevions de nombreux
ouvriers décidés et capables, hommes
et femmes, pour chaque forme du service
missionnaire.
Continuez de prier pour nous,
chers amis, et de nous aider selon que Dieu vous
conduira. Remerciez Dieu pour les centaines
d'âmes sauvées année
après année, et demandez-Lui que le
revenu annuel augmente fortement.
Priez pour que seuls des
missionnaires remplis du Saint-Esprit se
lèvent, et que nous tous, ici, ayons une
mesure surabondante de l'Eau vive.
Les événements tragiques
qui venaient de se dérouler devaient avoir
un contrecoup grave et lointain sur l'oeuvre
missionnaire. Il restait à Hudson Taylor
cinq années de service actif, années
qui, sans atténuer le sens des
responsabilités qu'il portait, devaient
amener des difficultés inouïes dans
l'accomplissement du projet qui lui tenait tant
à coeur... La Chine abordait enfin la
période de transition si troublée
entre son isolement séculaire et
l'acceptation inévitable, mais donnée
a contrecoeur, de son entrée dans la grande
famille des nations.
Le changement ne pouvait s'opérer
aisément ; l'affaiblissement du gouvernement
impérial à Peiping libérait,
en bien des points du pays, les puissances de
désordre. Aussi, une semaine après la
lettre d'Hudson Taylor, commençait-on
d'apprendre que des soulèvements, des
persécutions, des révoltes se
produisaient, de la côte jusqu'à la
frontière du Tibet. Tandis qu'il
était tranquillement à table le 1er
juin, un télégramme lui apportait
d'émouvante nouvelle :
Soulèvement à
Chengtu
(1),
toutes les missions détruites, amis dans le
yamen.
D'autres suivirent et, en dix jours,
il apprenait la destruction de toutes les stations
missionnaires de cette province centrale,
excepté Chungking, d'où les
réfugiés devaient recevoir du
secours. En même temps, une rude
persécution sévissait contre les
chrétiens du district de Wenchow, un de ceux
où la Mission avait porté le plus de
fruits. Les nouvelles arrivaient sans cesse de
maisons attaquées et pillées, de
familles cherchant un refuge dans les
bâtiments de la Mission. L'oeuvre de longues
années était menacée de
complète destruction.
Ce n'étaient là que
les symptômes d'une agitation
générale plus grave encore. Peu
à peu, on apprenait la défaite
infligée à la Chine par le Japon, ce
qui ruinait l'autorité du gouvernement. Des
sociétés secrètes
étaient partout à l'oeuvre. Un grand
mouvement de l'Islam se produisait dans le
Nord-Ouest où les ouvriers de la Mission
à l'Intérieur de la Chine
étaient les seuls étrangers. Les
soldats licenciés, mais encore armés
et à qui la solde n'avait souvent pas
été payée, constituaient une
grave menace. Hudson Taylor ne pouvait avoir que
des sujets de grande anxiété avec ses
centaines de collaborateurs dispersés dans
les stations de l'intérieur
(2).
Les préoccupations d'Hudson
Taylor avaient surtout pour objet la province du
Szechwan, éloignée de plus de mille
sept cents kilomètres, d'où les
lettres mettaient des semaines pour lui parvenir et
où, dans un certain district,
l'Église d'Angleterre accomplissait une
activité pleine de promesses. Dans un seul
groupe de stations, le nombre des croyants
baptisés s'était élevé
de cinquante à cent, pendant la
dernière année et leur conducteur, M.
Cassels, se trouvait en congé. Allaient-ils
être dispersés et l'oeuvre, fruit de
tant de prières, serait-elle
arrêtée ? Hudson Taylor ne le croyait
pas. Dans son angoisse au sujet des
chrétiens indigènes et de ses
collègues, il pouvait dire avec le psalmiste
(Ps. 76) : « L'homme te célèbre,
même dans sa fureur. »
Grâce à la protection
des autorités, il n'y avait pas eu de pertes
de vies dans le Szechwan et beaucoup de
missionnaires, qui s'étaient
réfugiés chez les mandarins, furent
autorisés à regagner leurs demeures
pillées. À leur grande joie, ils
constatèrent, en quelques endroits, que les
convertis avaient rendu un si fidèle
témoignage que de nouveaux
catéchumènes avaient
été inscrits et venaient
régulièrement s'instruire. Ainsi en
était-il dans la capitale, où les
chrétiens avaient bravé tous les
dangers et avaient cherché à rassurer
leurs missionnaires en venant leur crier bravement,
sous les murs du yamen : « Nous sommes tous
ici, aucun de nous n'a reculé.
»
Dans une station solitaire de la
montagne, ou les dames avaient pu rester, leur
maison fut gardée chaque nuit par des
chrétiens qui, inconnus d'elles, se
relayaient volontairement. Une femme
distinguée du district avait un tel souci de
leur sûreté, qu'elle vint aux
nouvelles, franchissant plus de trente
kilomètres, malgré ses pieds
estropiés et trouvant plus qu'elle ne
cherchait, car son coeur fut gagné à
une foi vivante au Sauveur dont elle entendait
parler pour la première fois.
Les missionnaires qui se trouvaient
alors en Chine ne sauraient oublier le
frémissement avec lequel on apprit que le
Révérend Robert Stewart venait
d'être froidement assassiné avec sa
femme, son enfant et huit de ses collègues
de la Church Missionary Society. Hudson Taylor
comprit aussitôt la portée de cet
événement. jamais auparavant la main
protectrice de Dieu n'avait paru se retirer au
point de permettre un tel sacrifice. Dans certains
cas, un ou deux missionnaires protestants avaient
perdu la vie, mais rarement, à de longs
intervalles et sans qu'aucune femme ne fût de
leur nombre. Cette fois-ci, une mère
était assaillie avec ses enfants et la
plupart des victimes étaient des jeunes
filles. Rassemblées à la montagne
pour s'y reposer durant les fortes chaleurs, elles
avaient été les victimes d'une
société secrète qui
espérait, sans doute, mettre le gouvernement
dans l'embarras.
Quelle qu'en fût la cause ou
le résultat final, beaucoup sentirent qu'une
ère nouvelle commençait ce
jour-là (1er août 1895) et qu'il
faudrait peut-être payer un grand prix pour
le triomphe de l'Évangile en Chine. Mais il
n'y eut aucune hésitation.
La grande assemblée qui
remplit l'Exeter Hall, à Londres
n'eut point pour but de demander
une réparation, ni même de pleurer la
perte que la Mission venait de subir, mais de prier
pour la Chine et de chercher la direction divine
pour l'avenir de l'oeuvre missionnaire dans ce
pays. Bien loin de considérer cette
tragédie comme un échec, le
secrétaire de la Church Missionary Society
affirma la conviction de tous en déclarant
que cela montrait simplement le pressant besoin que
la Chine avait de l'Évangile et constituait
ainsi un appel en même temps qu'un
défi.
On ne fit aucun récit des
détails déchirants du massacre, bien
que les noms des martyrs fussent lus avec quelques
allusions touchantes à leurs circonstances
de famille. Les considérations personnelles
s'effaçaient en la présence de Celui
qui est mort afin d'ouvrir à
l'humanité tout entière les portes de
la vie.
En ce même moment, une autre
petite troupe était dans un extrême
péril, au coeur de ce vaste pays.
Après avoir couvé pendant plusieurs
mois, un soulèvement de l'Islam venait
d'éclater dans la ville de Sining, aux
frontières du Tibet, où M. et Mme
Ridley, leur jeune enfant et M. Hall étaient
les seuls étrangers. Dix mille
mahométans vivaient dans les faubourgs de la
cité, et ce fut une nuit terrible que celle
du 24 juillet où, malgré leurs
promesses solennelles, ils se tournèrent
contre leurs voisins chinois et, au milieu de
scènes de carnage, se joignirent aux
rebelles. Déjà la ville était
pleine de réfugiés et les
missionnaires travaillaient nuit et jour à
soigner les blessés. Conduits par un
mendiant qui connaissait les vertus de leurs
remèdes, ils avaient trouvé, dans le
temple de Confucius, des centaines de femmes et
d'enfants échappés aux horreurs
commises par leurs ennemis dans les villages en
flammes. Des gémissements de douleur
s'élevaient de tous côtés. Dans
le crépuscule de cette soirée
d'été, ils aperçurent une
masse de créatures humaines souffrantes.
Brûlés de la tête aux pieds,
affreusement tailladés de coups
d'épée, ces malheureux gisaient,
mourant par vingtaines, sans aucun secours, sans
que personne ne s'approchât d'eux avec de la
nourriture ou de l'eau.
Les missionnaires comprirent alors
pourquoi ils avaient senti que leur devoir
était de rester dans la ville, quand ils
auraient pu s'enfuir. La tâche qui les
réclamait maintenant allait ouvrir les
coeurs à l'Évangile plus que ne
l'avaient fait des années de
prédication. Avec un
courage héroïque ils se mirent à
l'oeuvre. Au milieu de scènes qui
défient toute description, ils
soignèrent les blessés des deux
camps, d'abord pendant les sept mois du
délire mahométan, tandis que les
Chinois tombaient par milliers devant eux, puis
pendant les mois plus horribles encore des
représailles chinoises. Sans autre
instrument de chirurgie qu'un canif et presque sans
autres remèdes que ceux qu'ils pouvaient se
procurer sur place, ils firent des centaines
d'opérations, traitèrent des milliers
de cas de diphtérie, pour ne rien dire des
pansements qui les occupaient du matin au soir
(3).
Sans le secours d'un petit
âne, Mme Ridley n'aurait pu arriver au bout
de sa tâche. Ses domestiques l'avaient
quittée au commencement du siège et
elle avait son bébé à nourrir
et son ménage à faire. Mais, seule,
elle pouvait s'occuper des femmes et des jeunes
filles qui entraient pour une forte proportion dans
le nombre des malades. Quand son vaillant petit
âne traversait au grand galop les rues
affairées, tout le monde faisait volontiers
place à la mère que le
bébé attendait à la maison.
Tous savaient bien qu'elle était prête
à tout faire pour soulager les souffrances
et panser les coeurs brisés, bien que le
sien fût torturé par l'angoisse. Ce
qu'ils ne pouvaient comprendre, c'était le
secret de sa paix.
Elle-même le comprenait
à peine, tandis que ces jours terribles
s'écoulaient. Une fois seulement son coeur
défaillit, au milieu d'un assaut, alors
qu'il semblait que l'enfer fût sur le point
de s'ouvrir et que les défenses de la ville
allaient tomber. Elle savait bien ce que
signifiaient ces mots : être à la
merci des hordes mahométanes. Ne lui
avait-on pas apporté, par vingtaines, des
enfants sauvagement mutilés? Seule à
la maison, cette nuit-là, son mari et M.
Hall étant avec la foule affolée,
elle sentit une vague de terreur passer sur elle.
Elle ne se mettait point en peine à leur
sujet, mais son enfant! Et voici, tandis
qu'à genoux à côté de
l'enfant endormi, elle criait à Dieu, elle
se sentit enveloppée de
Sa présence salutaire devant laquelle tout
reculait et était oublié.
« Il me donna l'assurance,
disait-elle, qu'aucun mal ne nous atteindrait.
» Bien que les massacres et les combats se
fussent encore prolongés d'un long mois,
cette terreur ne revint pas.
Au loin, à Shanghaï,
Hudson Taylor, qui connaissait cette situation,
était dans l'angoisse. Ni lettres, ni argent
ne pouvaient être envoyés à ses
collaborateurs et, pendant des mois, aucun message
ne lui parvint. Les secours envoyés par le
gouvernement n'atteignirent pas la ville, bien que
plus d'un millier de soldats fussent morts dans
cette tentative. Hudson Taylor ne savait pas que M.
Ridley avait presque succombé à une
attaque de diphtérie. que la petite
vérole faisait rage dans la ville et que ni
pain, ni charbon ne pouvaient être
achetés, à aucun prix. Il fallut
affronter un hiver de sept mois, pendant la plus
grande partie duquel la température se
maintint à 20° au-dessous de
zéro (4),
avec si peu de combustible qu'on en était
réduit à entretenir le feu au moyen
d'ordures et, même ainsi, on ne pouvait s'en
offrir le luxe qu'au moment des repas. Si Hudson
Taylor avait su tout cela, sa sollicitude n'aurait
guère pu être plus grande. Il se
levait souvent deux ou trois fois par nuit pour
prier pour ses collaborateurs qui lui tenaient tant
à coeur.
La réponse à cette
intercession fut merveilleuse. Dieu suscita des
amis à Ses serviteurs, Il pourvut à
leurs besoins quand l'argent était inutile
et soutint leur foi tandis que,
préoccupés des autres, ils avaient
à peine le temps de penser à
eux-mêmes. Sans anxiété, ils
voyaient s'achever leur provision de farine,
persuadés qu'elle serait renouvelée
avant que le sac ne fût vide. Ils
étaient reconnaissants de ne pas avoir de
domestiques dont l'entretien eût
épuisé leurs ressources beaucoup plus
vite. Ils reconnaissaient la main d'un Père
dans un don inattendu qui leur avait
été apporté, peu avant le
siège de la ville, - deux caisses renfermant
de la confiture, des biscuits, de la viande en
conserve, du cacao et surtout une bonne provision
de farine d'avoine. Leur transport avait
duré bien des mois, mais Celui qui savait
quand elles seraient nécessaires les fit
parvenir à destination au moment
opportun.
Une autre source de réconfort
fut la bonne santé de la petite
Dora, que rien ne vint troubler.
Puis la bienveillance des voisins. Le
secrétaire du gouverneur, qui habitait la
même rue, donna dix-neuf taëls pour
l'oeuvre médicale. On put ainsi acheter de
l'huile, de l'ouate, des bandes à
pansements. Sa femme, qui savait que Mme Ridley
n'avait pas le temps de cuisiner, l'invita à
venir dîner toutes les fois qu'elle le
pourrait. Une autre personne envoya des
fournées de pain, puis, quand la rigueur du
siège ne le lui permit plus, elle demanda
que son cuisinier fût autorisé
à cuire du pain pour les Ridley, avec leur
farine.
Personne ne soupçonnait
combien leur situation était
précaire, parce que des familles chinoises
de leur condition auraient toujours eu en
réserve des provisions de grain. Dans ces
circonstances, la visite d'un des grands
personnages de la ville ne fut guère la
bienvenue, car M. Ridley, seul à la maison,
dut allumer le feu, préparer le thé
et s'excuser de sa maigre
hospitalité.
Trop poli pour faire aucun
commentaire, le visiteur fut frappé de sa
découverte et alla droit au mandarin
principal, pour l'informer que les
étrangers, si secourables aux autres,
n'avaient aucun domestique. Aussitôt, quatre
soldats furent envoyés chez M. Ridley pour
son service et celui de ses « bêtes
», ce qui contraignit le missionnaire à
expliquer qu'il ne pouvait les nourrir.
Quelle ne fut pas sa surprise, le
lendemain, de voir entrer dans sa cour deux hommes,
chargés chacun d'un gros sac de grain. Ils
les déposèrent devant les spectateurs
ravis et expliquèrent que le préfet
avait envoyé deux cents livres de blé
comme un faible témoignage de reconnaissance
pour les travaux des missionnaires. Deux soldats
portèrent immédiatement les sacs au
moulin et revinrent avec la farine. Bien avant que
cette réserve ne fût
épuisée, six hommes se
présentèrent en uniforme, chacun avec
son sac de blé que l'on fit moudre et
rapporter sous la forme de trois cents kilogrammes
de farine. Ainsi, sans demander de secours à
personne, si ce n'est à Dieu, Ses enfants,
isolés et sans ressources, furent non
seulement pourvus de tout, mais purent,
jusqu'à la fin du siège, nourrir un
grand nombre de ceux qui souffraient de la faim,
autour d'eux.
Pendant ce temps, Hudson Taylor
faisait tous ses efforts pour les ravitailler. Il
savait qu'ils devaient être encore en vie,
parce que le fardeau de la prière
d'intercession en leur faveur pesait sur son coeur
jour et nuit, mais, durant des mois, il ne pouvait
espérer aucun
renseignement. Au début de 1896, seulement,
arriva le message si longtemps attendu de la
délivrance de Sining. Mais, même
alors, les représailles chinoises
prolongèrent le règne de la terreur.
Pendant les deux années de ce terrible
drame, quatre-vingt mille personnes furent
massacrées, sans parler des soldats
tués dans les combats ou gelés dans
les montagnes. Mais les missionnaires
restèrent à leur poste, se montrant
à la fois les amis des Chinois et des
Mahométans, gagnant l'affection et la
confiance qui leur fournissaient de merveilleuses
occasions d'annoncer l'Évangile. Tout le
pays leur était ouvert. Partout où
ils allaient, ils trouvaient des amis connus et
inconnus ; l'oeuvre qu'ils ne pouvaient
entreprendre rendait sensible la
nécessité d'un renfort
immédiat et important.
L'anxiété au sujet de
Sining était à son comble quand, au
milieu d'octobre, Hudson Taylor reçut
à Shanghaï des nouvelles qui
ajoutèrent à la coupe
déjà pleine. Les troubles et les
dangers s'étaient succédé,
sans perte pour la Mission. Maintenant le
choléra visitait une station voisine,
emportant un groupe entier de chrétiens
indigènes et de missionnaires
étrangers. Neuf décès, en dix
jours, laissaient dépouillée la
communauté si rudement
frappée.
Les circonstances rendaient la
nouvelle plus douloureuse encore. Hudson Taylor se
souvenait bien du jeune mari et de sa jeune femme
qu'il avait rencontrés en Chine quelques
mois auparavant et des deux Écossais qu'ils
avaient rejoints dans le district de Wenchow,
où ils supportèrent l'effort de la
persécution et abritèrent, dans leurs
demeures, des vingtaines de chrétiens
maltraités. Se pouvait-il que, des quatre,
une seule fût laissée et qu'elle
eût à supporter la double perte de son
mari et de son enfant ?
Récemment arrivée en
Chine, elle avait, du plein consentement de son
fiancé, M. Menzies, retardé leur
mariage, afin que tous deux pussent, avant de
commencer leur vie en commun, apprendre la langue
et se rendre utiles comme missionnaires. La
règle de la Mission avait, à cet
égard, exigé d'eux un réel
sacrifice, car, fiancés depuis longtemps,
ils étaient tout l'un pour l'autre. Mais au
milieu de la solitude de ces premiers temps
passés en Chine, elle vivait le message qui
était gravé sur la simple broche
qu'elle portait : « Jésus me satisfait.
» Deux ans plus tard leur
mariage avait fait de leur
maison un coin du ciel et la naissance d'un petit
garçon avait rendu leur joie plus profonde.
Et maintenant, brisée de douleur, cette
jeune mère cherchait à encourager
Hudson Taylor.
Vous avez peut-être appris
l'honneur que m'a fait mon Dieu et Père.
Oui, Il m'a chargée de vivre sans mon
bien-aimé mari et sans mon cher enfant. Ils
ne sont plus, car Dieu les a pris à
Lui.
Brièvement, elle racontait
les événements : le père
rentrant de voyage juste à temps pour
assister à l'enterrement de son fils. Le
coeur saignant, il pouvait dire à un ami
intime, deux jours plus tard : « Ce temps a
été béni pour moi. » Puis
vint le rapide et vif combat pour défendre
vie après vie : trois filles de
l'école, un homme, une femme, et les
missionnaires qui les soignaient jusqu'au bout,
sans égard à leur propre danger, M.
Menzies, M. et Mme Woodman enlevés l'un
après l'autre, à quelques heures
d'intervalle.
Je les aurais si volontiers
suivis, ajoutait-elle, mais notre Père en a
décidé autrement. Mes trésors
sont partis et je suis restée seule :
cependant je ne suis pas seule, car le Père
est avec moi... Dieu a pris mon tout, je ne puis
plus Lui donner que ce qui me reste de vie, Il m'a
véritablement vidée. Puisse-t-Il
seulement me remplir de Son amour, de compassion et
de puissance.
Il en fut ainsi sur le champ tout
entier de la Mission. La douleur devint une source
de bénédictions, les épreuves
de la foi produisirent une confiance plus profonde.
Le lien de l'affection fraternelle et de
l'unité fut renforcé et il en
résulta un esprit de prière qui
prépara la voie à une nouvelle action
directe de Dieu.
Les encouragements de l'année
furent aussi grands et nombreux. Après une
visite aux écoles préparatoires,
Hudson Taylor écrivait : « Jamais des
ouvriers plus distingués, plus capables,
plus consacrés ne sont sortis de ces
écoles. »
À Chefoo, les écoles
se développaient en même temps que
l'oeuvre médicale du Dr Douthwaite. Le
nombre des malades soignés au dispensaire
s'était élevé à plus de
vingt mille par an, tandis qu'à
l'hôpital on comptait par centaines les
opérations et les malades
hospitalisés. La récente guerre avec
le Japon avait fourni une occasion favorable dont
le Docteur et ses aides s'étalent
prévalu sans retard. Au
début des hostilités, les Chinois
n'avaient aucun service de Croix-Rouge.
Lors de l'attaque du port de
Weihaiwei, écrivait le Docteur, les soldats
s'enfuirent vers Chefoo; beaucoup étaient
gravement blessés et un grand nombre
mouraient en chemin. La neige était
épaisse et l'hiver d'une rigueur polaire.
Ces pauvres gens, couverts de sang, n'avaient pas
la force d'atteindre un lieu de refuge. Beaucoup
cherchaient un abri dans leurs villages, mais on ne
leur permettait pas d'y rester; leurs concitoyens
les saisissaient, les emportaient, les jetaient
à la mer et les noyaient, de crainte qu'ils
ne devinssent une charge.
Environ deux cents
réussirent à atteindre Chefoo, dans
un état déplorable, leurs habits tout
imprégnés de sang. Un homme avait
sept balles dans le corps; un autre, par ce rude
froid d'hiver, avait fait soixante
kilomètres à pied, les poumons
perforés par un projectile. Beaucoup, les
pieds gelés, se traînaient sur les
mains et les genoux. Nous pûmes en recevoir
et en soigner dans notre hôpital cent
soixante-trois.
Cela suffit à dissiper les
préjugés qui avaient entravé
l'oeuvre missionnaire ; l'admiration des civils et
des militaires pour le Dr Douthwaite ne connaissait
pas de bornes. Après la guerre, un
général, suivi de son
état-major, d'une fanfare et d'une compagnie
de soldats, vint en grande cérémonie
mettre en place une flatteuse inscription, en or
repoussé, sur une grande plaque
laquée. Quand il apprit, plus tard, qu'on
avait besoin de pierres pour les fondations de la
nouvelle école de garçons, il fit
dire au Docteur qu'il les fournirait volontiers, de
sa propre carrière, et que ses soldats
seraient ravis de les transporter à
l'hôpital où on les avait reçus
avec tant de bonté.
Selon les principes de la Mission,
quand il fallut agrandir l'école de Chefoo,
que remplissaient cent garçons et filles,
tandis qu'un nombre égal demandait d'y
être admis, on eut recours à la
prière. Cinq mille livres, au moins,
étaient nécessaires. Alors que l'on
priait et que beaucoup se demandaient d'où
pourrait venir cet argent, une lettre d'un
missionnaire arriva qui disait :
Le Seigneur m'a mis au coeur de
me charger de tous les frais de construction de la
nouvelle école.
Le Docteur pouvait bien dire, quand
le beau bâtiment fut achevé :
Vraiment l'histoire de cette
école prouve que Dieu entend les
prières et que les miracles ne sont pas les
événements douteux d'un siècle
superstitieux dépassé.
Un autre don, plus remarquable par
la générosité qui l'inspirait
que par sa valeur financière, causa aussi
une grande joie. Dans la vieille maison de
Hangchow, le pasteur Wang Lae-djün et sa
famille s'unirent pour faire au Seigneur une
offrande qui toucha beaucoup le coeur d'Hudson
Taylor. Refusant tout salaire fixe, afin de pouvoir
vivre par la foi, comme les membres de la Mission,
Wang Lae-djün avait cependant pu
économiser une somme considérable
pour des gens de leur position et qu'il destinait
à sa fille unique. Son gendre, le pasteur
Ren, avait été longtemps son
collègue dans l'Église de Hangchow.
Ses aptitudes lui auraient permis de
prospérer dans une carrière
commerciale, tandis qu'il pouvait à peine
pourvoir à l'éducation de sa
nombreuse famille avec le salaire que lui donnait
la Mission. Mais ni lui, ni sa femme ne
consentirent à accepter les économies
de leur père.
Mille dollars, quelle grosse somme!
Non, il ne fallait la donner ni à eux, ni
à leurs enfants. Le Seigneur avait toujours
pourvu à leurs besoins, Il y pourvoirait
encore. C'était à Lui qu'ils
voulaient la remettre. Aussi, le cher vieux pasteur
vint-il à Shanghaï voir Hudson Taylor.
Celui-ci apprit avec émotion le but de sa
visite et la destination de cet argent qui devait
être consacré à envoyer des
évangélistes vers ceux qui n'avaient
jamais entendu la Bonne Nouvelle.
Quel émerveillement, pour le
cher vieux pasteur, de voir les vastes
bâtiments de la Mission, et d'apprendre
combien l'oeuvre s'était
développée dans les provinces les
plus reculées. Il se souvenait des modestes
débuts dans la petite maison près du
canal, à Ningpo, où son cher ami
était venu s'installer avec sa jeune
épouse. Leurs coeurs étaient encore
unis, profondément, dans je souhait ardent
que le Seigneur Jésus pût « jouir
du travail de Son âme et être satisfait
» en voyant se tourner vers Lui de nombreux
rachetés parmi les millions de la
Chine.
Ainsi, même cette année
de souffrances fut une année de
reconnaissance, parce qu'elle fut, par la
bénédiction de Dieu, la plus riche en
âmes sauvées.
Au milieu de nos épreuves,
disait Hudson Taylor, Dieu fut à l'oeuvre :
malgré tous les obstacles, et en quelques
cas par les épreuves mêmes, bien des
âmes furent conduites à Christ et le
nombre des convertis baptisés pendant le
cours de cette année dépasse celui de
toutes les années
précédentes.
Retenu à Shanghaï au
milieu des allants et venants, accueillant les
nouveaux ouvriers qui arrivaient de bien des pays
différents, Hudson Taylor, à
l'ouïe des récits touchants qu'ils
faisaient de leur vocation, aurait pu dire avec
l'un de ses collaborateurs de cet
été-là, touché par la
foi et l'amour qui rayonnaient dans la grande
famille de la Mission : « Il me semble que le
Saint-Esprit travaille dans le monde entier en
faveur de la Chine. »
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