HUDSON TAYLOR
QUATORZIÈME PARTIE
CONSUME PAR
L'AMOUR
1895-1905
CHAPITRE 81
Parce que Tu l'as trouvé bon,
Père
1898- 1 1900
De plus en plus, c'était sur les
chrétiens de Chine, remplis de l'Esprit de
Christ, qu'Hudson Taylor comptait pour
l'évangélisation de, ce pays. Dans
son second article sur le « Mouvement en avant
», écrit de Shanghaï en mars 1898,
il demandait avec instance une prompte visite en
Chine des délégués de Keswick
auxquels, au nom du corps missionnaire, le Dr
Muirhead avait envoyé un message de cordiale
bienvenue :
Puisse, ajoutait-il, l'Esprit de Dieu
agir avec puissance, préparer les
païens pour l'Évangile et les convertis
pour des bénédictions plus
complètes, en même temps qu'Il suscite
parmi eux des évangélistes
qualifiés ne pouvant faire autrement que de
prêcher l'Évangile et de vivre une vit
chrétienne.
Il y a quatre-vingt mille
communiants protestants en Chine et peut-être
autant de candidats. En outre, un plus grand nombre
sont convaincus de la vérité de
l'Évangile, quoiqu'ils n'aient pas encore la
grâce et le courage de confesser Christ. S'il
se produisait une large effusion du Saint-Esprit,
ils pourraient tous être
entraînés et l'effet produit en Chine
par un quart de million de chrétiens
zélés, actifs, vivant une vie sainte,
serait saisissant
(1).
Mais Hudson Taylor sentait
également le besoin d'un beaucoup plus grand
nombre de missionnaires remplis de l'Esprit et
surtout
d'évangélistes. Jamais auparavant, en
ce qui concernait l'argent, sa route ne lui avait
paru si clairement tracée, mais cela rendait
d'autant plus urgent un renouveau de
bénédictions spirituelles. Dix ou
douze mille livres sterling par an en plus du
revenu ordinaire, à dépenser au fur
et à mesure en Chine, quelle sérieuse
responsabilité! Cela impliquait la
possibilité, non seulement de grands
développements, mais de graves
difficultés pour le moment où, le
dernier versement ayant été fait, il
faudrait poursuivre l'activité.
Il n'avait pas le moindre doute que
l'affaire tout entière, le don aussi bien
que la forme sous laquelle il était fait, ne
vint de Dieu et il n'hésitait pas à
l'accepter ; mais il voyait aussi que
l'élargissement de l'oeuvre sans un
accroissement de foi, de prières et de
puissance spirituelle qui, seul, pouvait la rendre
fructueuse et l'entretenir, reviendrait à
courir au désastre
Ce fut sous l'empire de cette double
préoccupation qu'il entreprit son
dixième voyage en Chine.
Si l'Esprit de Dieu agit avec
puissance, écrivait-il en route, nous
pouvons être assurés que l'esprit du
mal sera actif. Quand l'appel aux mille nouveaux
ouvriers fut lancé par la Conférence
missionnaire de 1890, l'ennemi commença
aussitôt un autre mouvement : des
soulèvements et des massacres, comme il n'y
en avait jamais eu auparavant, ont
suivi.
Non, certes, qu'il y eût là
une raison de s'abstenir. Cela voulait tout
simplement dire. que tout ce qui serait entrepris
devait l'être et continué en
Dieu.
Vingt et un mois séparaient
maintenant Hudson Taylor de la fin de son service
actif en Chine
(2). Il s'en
doutait aussi peu que ceux qui l'entouraient et,
pourtant, en retraçant ses
expériences, il est impossible de ne pas
sentir que Dieu mettait les dernières
touches au ministère de Son serviteur. Il
assista à toutes les réunions du
Comité, sauf une. Sept fois les directeurs
de la Mission s'assemblèrent pour le
rencontrer et il put, par leur moyen, entrer en
contact avec une grande partie de l'oeuvre.
Plusieurs affaires difficiles furent
réglées et quelques problèmes
d'ancienne date résolus
d'une façon heureuse. Puis on traita de
l'importante question du Mouvement en avant d'une
manière qui prouvait que Dieu Lui-même
agissait.
Nous sentions, écrivait Hudson
Taylor, que nous nous mettions en marche sans
savoir quand, comment et où Dieu nous
conduirait, mais assurés que la
lumière et la direction dont nous avions
besoin, nous seraient données en chemin;
nous n'avons pas été
trompés.
Sans dessein préconçu, des
ouvriers expérimentés
s'étaient rencontrés à
Shanghaï, venant d'Angleterre,
d'Amérique, de l'Europe continentale et de
l'intérieur de la Chine et, après les
réunions du Comité, en janvier et en
avril, tout fut préparé pour
entreprendre une oeuvre dans le Kiangsi, province
aisément accessible, dont un très
petit nombre des quatre-vingt-dix chefs-lieux,
capitales de comtés, avaient entendu la
prédication de l'Évangile.
Le flot des bénédictions
spirituelles montait, même avant
d'arrivée des délégués
de Keswick. Celui qui aime à se servir des
« choses faibles » avait trouvé un
vase purifié et vide qu'il Lui plaisait de
remplir de Son Esprit.
« Je pars avec le sentiment de ma
faiblesse », disait de son voyage en Chine
Mlle Soltau qui accompagnait Hudson Taylor.
Comptant sur les promesses de Dieu, elle avait
entrepris un voyage qui devait durer treize mois
consécutifs, touchant quarante-quatre
stations pour chacune desquelles elle fut une
bénédiction. Quelques années
auparavant, elle avait écrit de Londres
où elle occupait un poste important
:
Le travail augmente constamment. Si
ce n'était que je suis consciente du fait
que Christ est ma vie, heure après heure, je
ne pourrais pas continuer. Mais Il m'enseigne d'une
façon merveilleuse qu'Il est pleinement
suffisant et je suis portée quotidiennement
sans aucun sentiment de tension ou de
crainte.
Et il en était de même en
Chine. Voyages fatigants, manque de confort,
froidure et chaleur extrêmes, et, à
chaque station, entretiens à coeur ouvert
avec des missionnaires aimés dont beaucoup
étaient comme ses propres enfants ;
fréquentes réunions avec les
missionnaires où les chrétiens
indigènes qui s'assemblaient autour d'elle,
elle aborda tout dans le même esprit de
dépendance du Seigneur. Ainsi, il n'y eut
aucun échec, aucun obstacle
à la réalisation
d'un programme complet. Hudson Taylor avait la joie
de recevoir de toutes les stations les nouvelles
après lesquelles il soupirait. Il apprit par
M. Stevenson que la visite de Mlle Soltau à
la Maison d'instruction des jeunes hommes à
Anking avait été « un temps
vraiment remarquable ».
Le Saint-Esprit fut répandu
sur tous ceux qui assistaient aux réunions;
chacun des missionnaires et des étudiants
reçut un secours spirituel
extraordinaire.
Ce fut une épreuve pour lui
d'être empêche par sa mauvaise
santé de participer à ces
réunions. Pendant plusieurs mois
après son arrivée, il fut plus ou
moins confiné dans sa chambre. Dans ses
limitations extérieures, il
expérimentait la divine alchimie qui
transforme l'airain en or et le fer en argent et
enseigne de diverses façons que « Sa
force s'accomplit dans l'infirmité ».
Il écrivait, en avril, au Dr A. T. Pierson
qu'il avait vu en Amérique et qui, depuis,
avait été mis à l'écart
par une grave maladie :
Ah ! quelle peine le Seigneur ne
prend-Il pas pour nous vider et nous montrer qu'Il
peut agir sans nous ! Je n'ai pas connu comme vous
de longues périodes d'intense souffrance...
Mais j'ai été très
accablé et suis extrêmement faible,
à un point tel que j'ai dû cesser
toute activité publique depuis mon
arrivée en Chine. J'ai pu ainsi, en toute
tranquillité, méditer et prier pour
tant de choses, et conférer avec beaucoup de
nos ouvriers. Quelques arrangements importants ont
été pris qui, je crois, porteront
leurs fruits dans l'avenir... Puissions-nous tous
deux être de plus en plus qualifiés
pour toute oeuvre que le Seigneur peut nous
confier...
Parfois Dieu peut mieux accomplir
Ses desseins sans nous qu'avec nous... De plus,
l'oeuvre la meilleure n'est pas
caractérisée par le grand nombre.
Notre Seigneur a nourri cinq mille personnes sur la
colline, et l'éternité
révélera les résultats que
nous ignorerons jusqu'à ce jour-là.
Le récit biblique ne mentionne pas de fruits
immédiats. D'autre part, Jésus
désaltéra une âme au puits de
Samarie et, immédiatement, amena à
Lui-même, par son moyen, des multitudes.
Ainsi, ne pensez-vous pas que le Seigneur peut
juger bon de nous éloigner des foules, et
faire peut-être une oeuvre plus grande par
nous pour des dizaines ou des unités que
nous pouvons rencontrer sur notre route
?
Que Dieu vous conduise, cher
frère, et continue à vous
bénir de plus en plus. je suis toujours plus
reconnaissant car « Mon Père est le
vigneron »... Il y a des bergers en
sous-ordre, mais aucune main
inexpérimentée ne taille ou
n'émonde les sarments du Vrai Cep.
Le Dr Pierson n'avait pas pu se
joindre à la délégation de
Keswick en Chine, mais le Révérend
Ch. Inwood, qui venait de faire sur le Continent un
séjour merveilleusement béni, en
faisait partie. Habitué à parler par
interprètes et à conduire ses
auditeurs, pas à pas, des
éléments de la vérité
aux expériences les plus complètes et
les plus profondes, il était
précisément le maître qu'il
fallait. De l'automne au début de
l'été, il travailla sans
interruption, comme le faisait Mlle Soltau. Pendant
dix-sept mois, ces réunions spéciales
se poursuivirent, M. Inwood trouvant un vaste champ
d'action en dehors de la Mission à
l'Intérieur de la Chine. En parcourant le
pays, il entra en rapport avec toutes les
sociétés missionnaires qui
travaillaient en Chine et, malgré la fatigue
et les dangers, il considérait cette
année comme la meilleure qu'il eut jamais
passée au service du
Maître.
Dans l'intervalle, Hudson Taylor
s'était fortifié et, même avant
l'arrivée de M. Inwood, avait Pu faire
plusieurs voyages. Pendant son séjour
à Shanghaï, il avait rencontré
plus de deux cents membres de la Mission ; plus
tard, des visites à Chefoo et Kuling lui
fournirent une occasion d'exercer son
ministère, dans un plus large cercle que ses
lettres dépassèrent encore,
communiquant à d'autres la grâce qui
le soutenait lui-même et dont, constatait-il
avec reconnaissance, tous pouvaient avoir une
part.
Allez de l'avant avec la force du
Seigneur, écrivait-il... remerciez-Le de
vous donner le sentiment de votre propre
insuffisance : c'est quand vous êtes faible
qu'Il peut être fort en vous.
Ne craignez pas de laisser Sa
lumière briller au travers de votre vie...
Qu'aucun orgueil ne vous empêche d'être
à la disposition de Dieu pour donner le
message, quel qu'il soit, qu'Il veut vous confier.
Ne vous préoccupez pas de ce que les gens
pensent de vous... Si vous êtes conscients
d'une chute ou d'un péché, ou si vous
êtes dans le doute, confessez-le au Seigneur
immédiatement, et acceptez Sa promesse de
vous purifier et de vous restaurer... Je prie pour
vous. Mon coeur est près de vous par la
prière. Jamais je ne fus plus reconnaissant
envers Dieu pour vous que
maintenant.
Aucune peine ne lui semblait trop
grande s'il pouvait amener une âme à
une bénédiction plus complète.
En cela, il pensait d'abord à ses propres
enfants.
Il y a deux aspects à
considérer dans beaucoup de
vérités, écrivait-il à
sa fille quelques semaines plus tard; l'humain et
le divin.
Ainsi en est-il du baptême
de l'Esprit. L'ordre « soyez remplis » en
indique le côté humain. Le coeur ne
peut être rempli de deux choses à la
fois. Si vous voulez remplir d'air un verre qui est
plein d'eau, il faut d'abord le vider. Cela nous
montre pourquoi une réponse progressive est
faite à notre demande d'être rempli de
l'Esprit. Il faut que nos péchés et
tout ce qui possède notre coeur nous soit
montré, puis que nous en soyons
délivrés. La foi est le canal par
lequel nous recevons toute grâce et toute
bénédiction, et Dieu accorde en fait
ce qui est reçu par la foi. «
Être rempli » ne produit pas toujours
des sentiments d'exaltation, ni des manifestations
uniformes, mais Dieu tient toujours Sa parole...
Nous ne pouvons recevoir tout ce qu'Il nous donne,
si notre coeur et notre vie sont, en quelque
mesure, remplis de nous-mêmes.
De plus en plus, à mesure que
l'année 1898 s'écoulait, la situation
politique et sociale se troublait. Tandis que, des
âmes étaient sauvées en plus
grand nombre que jamais, l'agitation politique qui
n'avait cessé de grandir depuis la guerre
japonaise, et l'amertume des sentiments
provoqués par l'intrusion des puissances
étrangères, hâtaient une crise
dont la nature n'était que trop
évidente. La réaction dont Hudson
Taylor avait prévu les conséquences
pour un effort général
d'évangélisation prenait une forme
grave. Des tentatives prématurées du
jeune empereur pour introduire des réformes
avaient produit dans le pays une véritable
fermentation. Les discussions ouvertes dans la
presse européenne concernant le «
partage de la Chine » exaspéraient les
autorités, et le gouvernement
impérial avait perdu toute influence sur le
peuple, au point qu'Hudson Taylor écrivait
en juillet : « Il reste peu d'espoir
d'éviter une catastrophe complète.
»
Un grand soulèvement, dont le
gouvernement n'avait pas encore triomphé,
s'était produit au printemps, dans la Chine
occidentale ; des émeutes locales
éclataient fréquemment. Enfin
l'impératrice douairière avait repris
les rênes du gouvernement, châtiait
cruellement les réformateurs trop
zélés et confinait le malheureux
empereur dans ses appartements privés. Ceci
se passait en septembre et, rapidement, des mesures
sévères se succédaient, pour
renverser la politique des dernières
années et couper court aux
prétentions des étrangers.
Inutile de dire que ce changement
d'attitude du gouvernement encourageait les
sentiments nationalistes. Comme les
missionnaires étaient les
seuls étrangers à l'intérieur
du pays, ils se trouvaient particulièrement
en butte à l'hostilité. La situation
devenait périlleuse et donnait lieu aux plus
vives appréhensions.
Hudson Taylor aimait à redire
que, pendant trente-deux ans, Dieu avait
veillé sur la Mission avec tant de
sollicitude que, ni par la violence, ni par
accident, ni en voyage, aucune vie ne
s'était perdue. Fréquemment ses
lettres, au cours de cette année
troublée, rappelaient ce fait, vraiment
remarquable si l'on considère l'oeuvre de
défrichement accomplie dans les provinces de
l'intérieur, et que, sans interruption, jour
et nuit, par terre ou par eau, des voyages se
poursuivaient. Des naufrages s'étaient
produits en mer et plus souvent sur les rapides du
Yangtze, mais, si des biens matériels
avaient alors été perdus, ainsi que
dans les émeutes, les vies avaient toujours
été préservées, souvent
d'une manière merveilleuse. Aussi la
paisible confiance que Dieu protégerait Ses
serviteurs, spécialement les femmes sans
défense qui travaillaient seules dans des
stations parfois éloignées,
grandissait-elle dans son esprit. Il se
réjouissait de leur foi et de leur
zèle, non moins que de la
bénédiction qui reposait sur leurs
travaux. À ce moment même,
malgré la persécution et le danger
imminent, deux cent cinquante convertis
étaient reçus dans l'Église,
sur les stations du Kwangsin occupées par
des dames missionnaires, et un millier de candidats
demandaient le baptême...
C'était encore une femme qui
avait pu mener à bien la difficile et
périlleuse entreprise de s'établir
dans le Hunan, la province de Chine si longtemps la
plus hostile aux étrangers. Avec un seul
aide indigène et accompagnée d'une
Chinoise, elle avait franchi tranquillement la
frontière du Kiangsi, sous les yeux
même des soldats qui la gardaient, incapables
d'établir le moindre rapprochement entre ces
voyageurs poudreux et les étrangers
redoutés qu'ils devaient arrêter. En
1896, une lettre de cette vaillante
Norvégienne annonçait à Hudson
Taylor que le Seigneur Jésus avait
établi Sa demeure dans le coeur de quelques
habitants de la province et que, si elle
était expulsée, Il ne le serait pas,
Lui, car, disait-elle, les coeurs qui L'ont
reçu ne sont pas disposés à
L'abandonner. Mais de nouveaux jours se levaient
pour le Hunan. Mlle Jacobsen ne fut point
chassée, au contraire, M.
Georges Hunter, le Dr Keller et d'autres encore
furent si heureux dans leurs travaux que cette
période troublée fut celle de
l'établissement de quatre stations dans la
province.
Hudson Taylor partit à cette
époque pour l'extrême Ouest de la
Chine. Malgré la révolte du Szechwan
qui se développait encore et l'agitation qui
régnait dans tout le pays, M. et Mme Inwood
devaient assister à la Conférence de
Chungking, en janvier 1899, et il avait
décidé de les accompagner avec sa
femme. Le voyage, d'abord en bateau a vapeur, puis
en barques indigènes, n'était pas une
entreprise sans importance, en hiver surtout, pour
des personnes qui n'étaient pas
habituées aux rapides ; mais il fut
possible, à chaque centre missionnaire, de
trouver du secours et de pourvoir au confort des
voyageurs. Combien cela différait des
expériences du temps passé où,
avant l'organisation de la Mission, Hudson Taylor,
surchargé de travail et de
responsabilités, devait veiller à
tout lui-même. Il conservait le souvenir d'un
voyage, heureusement court, où son compagnon
plein de bonne volonté mais dépourvu
de sens pratique, à qui il avait
confié ses bagages, arriva avec son coolie
sur le quai d'embarquement au moment même
où le bateau partait. Hudson Taylor avait
dû coucher sur le pont, cette nuit-là,
s'accommodant, comme il le disait, d'un soulier et
d'un parapluie pour oreiller, et de l'air froid de
l'hiver pour couverture. Personne plus que le chef
de la Mission n'appréciait davantage les
sacrifices grâce auxquels des missionnaires
capables et dévoués facilitaient
maintenant les travaux de leurs
frères.
Mais tout l'empressement de ses
collaborateurs ne pouvait l'empêcher
d'apprendre la terrible nouvelle qu'il reçut
à Hankow du premier martyr inscrit dans les
annales de la Mission à l'Intérieur
de la Chine. Le drame s'était
déroulé au loin, dans la province du
Kweichow, où l'Australien William Fleming
avait trouvé la mort avec son aide P'an, un
converti de la tribu des Noirs Miao qu'ils
évangélisaient. C'était en
cherchant à protéger son ami que M.
Fleming avait perdu la vie.
Quelle triste nouvelle !
écrivait Hudson Taylor le 22 novembre 1898,
bénie pour les martyrs mais triste pour
nous, pour la Chine, pour leurs amis. Plus que
triste, pleine de menaces ! Elle semble montrer que
Dieu est sur le point de nous mettre à
l'épreuve d'une nouvelle manière, de
nous accorder de plus grandes
bénédictions à travers
de plus vives souffrances...
Puisse, d'une manière ou d'une autre,
l'oeuvre être approfondie et non
entravée par tout cela.
La Conférence de Chungking
fournit à M. Inwood l'occasion d'exercer son
utile ministère et à Hudson Taylor de
se rencontrer avec quelques-uns des chefs de la
Mission. Mais il dut renoncer à l'espoir
qu'il caressait de rendre visite à plusieurs
des stations de l'Ouest. Premièrement, une
nouvelle révolte du Yü-Man-Tze rendait
les voyages fort dangereux ; puis la maladie
l'atteignit, si grave qu'on désespéra
presque de sa vie. Mme Taylor, qui le soignait jour
et nuit, se rendait compte que tout était
inutile ; il semblait, à tout instant, que
le coeur allait cesser de battre. Comprenant quelle
perte serait pour la Mission ce départ
soudain, alors que personne n'était
préparé à prendre sa place,
elle s'attacha à Dieu par la prière
et par la foi, pour la guérison de son
mari.
Dans la chambre silencieuse, elle
s'agenouilla : « Seigneur, nous ne pouvons
rien, que Ta volonté soit faite, aide-nous,
»
La première parole d'Hudson
Taylor, qui ne savait rien de cette prière,
fut pour dire : « Je me sens mieux. » Et,
dès ce moment, il se
rétablit.
Le voyage de retour a Shanghaï
lui rendit des forces, mais il dut passer
l'été de 1899 soit dans les
montagnes, soit à Chefoo. Il était
préoccupé en constatant que les
ouvriers étaient si lents à s'offrir
pour le Mouvement en avant. Il en manquait encore
quelques-uns, pour former le premier groupe de
vingt, tandis que l'argent pour les entretenir
était là, en abondance. Cela
paraissait extraordinaire et contrastait avec ses
premières expériences. Aussi en
était-il confirmé dans sa conviction
que l'or et l'argent, quoique nécessaires,
ne sont que d'une importance secondaire. Cependant,
l'état troublé du pays l'aidait
à prendre patience. Politiquement, les
choses paraissaient aller de plus en plus mal. Le
mouvement contre les étrangers,
favorisé par l'impératrice
douairière, grandissait en puissance et il
s'écoulerait sans doute encore longtemps
avant que les conditions normales de la vie fussent
rétablies. Hudson Taylor devait Se rendre en
Australie et en Nouvelle-Zélande, puis
à New-York, pour la Conférence
missionnaire universelle. Un intérêt
tout spécial s'attache à ce printemps
et à cet été qui furent
témoins des derniers
actes de son ministère en des pays et au
milieu de collaborateurs qu'il aimait depuis
longtemps. Il se doutait si peu que la fin de son
oeuvre en Chine approchait qu'il dressa les plans
de construction d'un cottage où il
espérait trouver, avec Mme Taylor, quelque
repos, loin, du va-et-vient de, la Maison
missionnaire de Shanghaï. Cette petite maison
d'été, la seule habitation qu'ils
eussent projeté de construire pour
eux-mêmes, consistait en un petit salon et
deux petites chambres à coucher, au-dessus
de la cuisine et des chambres de domestiques, avec
une véranda des trois côtés.
Cette véranda constituait la grande
attraction car, de là, l'on voyait les
collines boisées qui s'étendaient au
loin, sur un paysage magnifique, jusqu'à la
plaine, six cents mètres plus
bas.
Frais, même pendant les nuits
d'été, l'emplacement était
idéal pour un sanatorium et Hudson Taylor
avait acheté une partie de la colline
lorsque la propriété s'y
acquérait encore pour peu d'argent. Il
devint bientôt le lieu de rendez-vous favori
des étrangers et un service de vapeurs, y
conduisait en deux jours de
Shanghaï.
Ce fut pour avoir manqué le
bateau que M. et Mme Taylor se retrouvèrent,
une fois de plus, dans la vieille demeure de
Hangchow où ils avaient eu le temps de
descendre en attendant le prochain départ.
La visite ne fut que de quelques heures, mais que
de souvenirs elle évoqua! Plus de trente ans
s'étaient écoulés depuis que
le petit groupe du Lammermuir avait trouvé
un abri dans la maison voisine et y avait
commencé l'oeuvre qui, maintenant,
s'étendait aux provinces les plus
éloignées. Tous se rappelaient et
aimaient Fuh-ku-niang, la fillette à la
figure ouverte, qui avait été la
première à visiter les femmes chez
elles et qui en avait conduit beaucoup au Sauveur.
Longtemps elle avait supporté, avec son
mari, la fatigue et la chaleur du jour ; leurs
heures de travail touchaient à leur fin.
Volontiers ils les auraient consacrées avec
leur cher vieux pasteur au soin de l'Église
et à l'oeuvre de salut qui avait toujours
occupé la première place dans leurs
coeurs. Mais la Mission réclamait plus que
jamais les conseils et la sympathie d'Hudson
Taylor. Ainsi, un missionnaire était venu en
mai à Shanghaï, résolu à
quitter la Mission si, pour la réparation
des torts qui lui avaient été
causés dans une récente
émeute, on ne passait pas outre au principe
absolu de ne pas faire appel aux
consuls. Hudson Taylor estimait fort ce
frère et son activité. Il savait que
c'était un homme qui avait de solides
convictions et un caractère
énergique. Prévenu de son intention
par M. Stevenson, il retarda l'entrevue d'un jour
ou deux qu'il consacra à la prière.
Il mettait ainsi en pratique ses propres paroles
:
Qu'est le ministère
spirituel ? Si vous voyez que je suis dans mon
tort, vous pouvez, par la prière, par
l'action spirituelle, par l'amour et par la
patience, éclairer ma conscience et me faire
revenir de mon erreur.
Pendant ce temps, le jeune
missionnaire, ardent et impatient,
commençait à envisager les choses
d'une manière différente. Bien que
pas un mot n'eût été
prononcé contre son attitude, il ne put
s'empêcher de sentir qu'il était
étranger à l'Esprit de Christ. Il se
doutait peu qu'Hudson Taylor, qui paraissait trop
occupé pour lui consacrer quelques minutes,
passait des heures à intercéder pour
lui. Mais une influence secrète
accomplissait ce qu'aucun raisonnement et, moins
encore, aucun acte d'autorité n'eût
produit.
Avant que M. Taylor m'eût
dit un mot, raconta-t-il, mes dispositions
étaient changées. Je vis que j'avais
entièrement tort et que le principe de la
Mission était juste. M. Taylor n'y fit pas
allusion pendant notre premier entretien; il se
borna à m'informer, quand la cloche du
dîner sonna, qu'il aimerait poursuivre notre
conversation à trois heures.
Je me sentais coupable
d'accaparer son temps et, bien que j'eusse
résolu de ne pas aborder moi-même le
sujet, je décidai de lui dire mon changement
d'attitude. À l'heure fixée, j'allai
à lui et dis :
« M. Taylor, je sens que je
dois vous faire savoir tout de suite que je vois
les choses différemment et que je suis
prêt à vous remettre toute l'affaire,
pour agir selon vos conseils. »
C'était là une
décision virile, digne d'un noble
caractère. Le soulagement d'Hudson Taylor
fut si grand qu'il ne put que dire : « Dieu en
soit remercié ».
Cette expérience, continue
le Dr Keller, constitua une crise et un point
tournant dans ma vie. Elle m'enseigna de la
manière la plus claire que les desseins
fortement conçus peuvent être
modifiés et le coeur des hommes
touché par la prière seule.
Cet été-là, a
Chefoo, M. et Mme Taylor eurent bien des occasions
d'entrer en rapport avec les professeurs et les
élèves des trois florissantes
écoles. Le mois passé au milieu d'eux
fut plein d'intérêt.
Plus de cent cinquante enfants,
en bonne santé et appliqués à
leur tâche, disait Mme Taylor, c'est bien un
sujet de reconnaissance.
Jouissant du bonheur des
garçons et des filles, M. et M"me Taylor
n'étaient jamais lassés d'assister
à leurs jeux et de voir, par
eux-mêmes, tout ce qu'il était
possible. L'anniversaire de la fondation de
l'école fut une belle journée. Une
course en bateau, le matin, suivie de matches de
cricket et de tennis, préparèrent
cette jeunesse à jouir d'un
après-midi tranquille, que devaient marquer
des chants et un message d'Hudson Taylor.
Après le thé, sous les saules,
plusieurs photographies furent prises et la
fraîcheur du soir favorisa une charmante
réunion dans la cour
intérieure.
Ce fut une belle nuit de clair de
lune : à peine avait-on besoin de lampes
près des pianos. Une des maîtresses,
Mlle Norris était une excellente musicienne,
et l'agréable soirée s'acheva au
milieu des chants et des
récitations.
M. et Mme Taylor comprenaient fort
bien quel effort constant représentait le
souci de toutes ces jeunes vies dans des conditions
souvent fort éprouvantes. Aussi leur
sympathie profonde allait-elle à ces
maîtres et maîtresses qui avaient
besoin de tant de patience et de
persévérance. Dans une lettre
adressée aux institutrices en charge de
l'école des jeunes filles, Mme Taylor leur
écrivait le 26 juin 1899 :
Je vous aime et vous
apprécie, et suis si heureuse de mieux vous
connaître maintenant. Bien que nous vous
ayons quittés, nos coeurs sont près
de vous. Je vous remercie de votre confiance et
désire vous adresser à toutes un
message d'adieu. Le voici : Soyez
décidées à mettre à
l'épreuve ce que peuvent faire la foi et
l'amour. Attachez-vous à Dieu... La vocation
à laquelle nous avons été
appelés est de vivre une vie surnaturelle,
d'être « plus que vainqueurs » jour
après jour. Consacrez-vous à Dieu
pour être toujours plus remplies de Lui, et
pour Le servir avec Sa force... Le seul
remède à toute insuffisance, et la
solution à toute difficulté, c'est
d'avoir toujours davantage Christ dans notre vie et
de dépendre de plus en plus de Lui.
Jusqu'à la fin ce
ministère continua, tant par la plume que
par d'autres moyens, jusqu'au jour du départ
de Shanghaï pour l'Amérique. Mme Taylor
était déjà à bord du
paquebot mais son mari écrivait encore des
lettres de sympathie et d'encouragement à
ceux dont les besoins étaient sur son coeur.
Il ne termina qu'à minuit. La Maison de la
Mission était silencieuse en cette belle
nuit de septembre. Seul M. Stevenson l'accompagna
au navire. Ils allèrent tous deux en chaise
à porteurs dans les rues désertes.
Puis M. Stevenson rentra seul pour reprendre le
fardeau des responsabilités.
Dès lors, les
événements se
déroulèrent avec une effrayante
rapidité, jusqu'au dénouement de
1900. Hudson Taylor poursuivait son voyage en
Australie, quand l'impératrice
douairière publia l'édit
enflammé qui ouvrait cette terrible
année. Placardées dans toutes les
villes importantes, ces paroles brûlantes ne
perdirent rien de leur force par la libre
traduction que les lettrés en
donnèrent à la masse ignorante. On
vit qu'une guerre à mort était
déclarée et la société
patriotique secrète des Boxers, vouée
à l'extermination de tous les
étrangers, se développa sous la
protection impériale jusqu'à ce que
le mouvement se fût étendu, comme un
incendie, à tout le pays.
À cette époque, Hudson
Taylor et ses compagnons de route après
avoir rencontré de chauds amis et
participé à maintes réunions
en Nouvelle-Zélande, étaient en route
pour New-York où ils devaient assister
à la Conférence universelle. Des
missionnaires de toutes les parties du monde
s'assemblèrent à cette occasion et
l'on pria beaucoup pour la Chine où la
situation devenait désespérée.
Après la Conférence, Hudson Taylor
envoya son fils et sa belle-fille à Londres,
pour prendre part aux assemblées annuelles
de la Mission tandis qu'il restait encore quelque
temps en Amérique. Mais le souci que lui
causait l'état des affaires en Chine, en
même temps qu'un programme trop chargé
pour un seul homme, déterminèrent un
grave déclin de ses forces.
M. et Mme Taylor arrivèrent
à Londres, en juin. Là, sous
l'impulsion d'un sentiment d'urgente
nécessité qu'elle ne s'expliquait
pas, Mme Taylor fit les préparatifs pour
prolonger le voyage jusqu'à ce coin
paisible, à la montagne, où la
santé de son mari avait été si
merveilleusement raffermie quelques
années auparavant.
Celui-ci, incapable de parler en public et
d'écrire, approuva ce projet, reconnaissant
de pouvoir, à Londres comme à
Shanghaï, laisser la tâche en de si
bonnes mains. À Davos, ils avaient
trouvé d'excellents amis, en la personne
d'une dame anglaise et de son mari, M. et Mme
Hofmann, qui recevaient des visiteurs dans leur
pension de famille, à un prix
modéré. Se bornant à
écrire qu'ils arrivaient, les voyageurs se
mirent en route quelques jours seulement avant la
réunion de prières de Newington
Green, à Londres, à laquelle assista
Mme Hofmann et où l'on annonça, pour
la première fois, que de terribles
événements se passaient en Chine. Si
Hudson Taylor avait attendu ce moment-là, il
n'aurait pu quitter Londres. Les Boxers
étaient entrés dans Peiping et y
avaient commencé leur oeuvre de destruction.
Des centaines de chrétiens étaient
massacrés et les autorités chinoises
avaient déclaré la guerre. Les
légations étrangères
étaient en état de siège et
des décrets impériaux ordonnaient aux
vice-rois et aux gouverneurs d'appuyer partout le
soulèvement.
Lorsqu'elle apprit qu'Hudson Taylor
se trouvait déjà à Davos, Mme
Hofmann se hâta d'apporter secours et
réconfort à ses amis, en ce temps de
grande détresse. Ce fut là que le
coup les atteignit. Télégrammes sur
télégrammes annonçaient des
soulèvements, des massacres, la chasse aux
réfugiés dans les stations de la
Mission, jusqu'à ce que ce coeur qui, si
longtemps, avait présenté au Seigneur
ses bien-aimés collaborateurs n'en pût
supporter davantage et fût près de
cesser de battre.
Sans la protection offerte par cette
vallée reculée où l'on pouvait
dans une certaine mesure lui cacher les nouvelles,
Hudson Taylor lui-même eût
été du nombre de ceux dont les vies
furent sacrifiées pour Christ et pour la
Chine dans l'indicible horreur de cet
été. Mais il continua de vivre,
appuyé sur Dieu. « Je ne puis pas lire,
disait-il dans les pires moments, je ne puis pas
penser, je ne puis pas même prier, mais je
puis avoir confiance. »
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