HUDSON TAYLOR
QUATORZIÈME PARTIE
CONSUME PAR
L'AMOUR
1895-1905
CHAPITRE 83
Ses voies sont parfaites
1904-1903
Après cela, la fin fut calme. Quelques
lettres montrant comment son coeur allait à
ceux qu'elle aimait, un dernier don de cent livres
à la Mission, en « témoignage de
reconnaissance pour les grâces reçues
et attendues », quelques jours si paisibles
que tous, autour d'elle, lisaient dans ses veux le
reflet d'une Présence invisible, et puis le
passage silencieux du rapide et sombre
fleuve.
« Pas de douleurs »,
répétait-elle, quoique pendant
quelques heures la difficulté de sa
respiration eût été
angoissante. Vers le matin, voyant le chagrin de
son mari :
« Demande à Dieu de me
prendre rapidement », murmura-t-elle.
Jamais il n'avait eu à faire une
prière plus difficile, mais par amour pour
elle, il demanda à Dieu la
délivrance. Cinq minutes plus tard, la
respiration devint calme et, peu après, tout
fut paix.
La douleur de M. Taylor fut
profonde.
« Ma grâce te suffit » ;
« Il est fidèle ». Telles avaient
été les dernières paroles de
sa femme. Il s'appuyait maintenant sur cette
certitude, se souvenant que Mme Taylor avait
toujours trouvé sa joie dans la
volonté de l'Éternel et que, comme il
le répétait souvent, « elle ne
pensait pas que rien pût être meilleur
».
Encouragé par la présence
de sa nièce, Mlle Mary Broomhall, Hudson
Taylor resta dans la pension qui était
devenue pour lui un second foyer. Chaque semaine,
il rassemblait ses forces pour descendre au
château de Blonay, au village et à
l'église de La Chiésaz ou reposait
Mme Taylor. C'était un endroit charmant. La
vieille tour grise de l'église,
enveloppée de vigne vierge cramoisie, vue
à travers les branches d'un cèdre
géant, se détachait sur le fond du
lac et des montagnes. M. Taylor y passa bien
des heures, à planter des
graines ou des fleurs ou à se reposer avant
de remonter la colline.
Une amélioration sérieuse
de sa santé permit d'espérer qu'il
pourrait, au printemps, retourner en Chine. Nous ne
nous arrêterons pas sur sa septième
visite aux Etats-Unis. Il débarqua à
Shanghaï le 17 avril 1905. Le Comité
tenait ses séances de printemps. Il y avait
là M. Hoste, M. Stevenson avec quelques-uns
de ceux qui vécurent les jours les plus
sombres de la révolte des Boxers, ainsi que
M. Meadows, dont la collaboration remontait aux
jours anciens de la Mission de Ningpo.
L'affection de ces amis, si longtemps
éprouvés, pour leur ancien directeur,
était touchante à voir. Hudson Taylor
passa les fêtes de Pâques à
Yangchow, où il retrouvait tant de
souvenirs. Là et à Chinkiang, ancien
quartier général de la Mission, il ne
pouvait pas ne pas se souvenir de ses
prières d'autrefois, maintenant
exaucées. Quel faible rôle avait
joué l'homme dans cette oeuvre qui ne
pouvait s'expliquer que comme une « oeuvre de
Dieu »! Ainsi qu'il le disait : « Nous ne
pouvons pas faire beaucoup, mais nous pouvons faire
quelque chose et Dieu peut accomplir de grandes
choses. »
De la nouvelle maison missionnaire de
Chinkiang, une promenade facile conduisait au
cimetière ou, bien des années
auparavant, il avait déposé les plus
chers trésors de son coeur. Là, les
noms de quatre de ses enfants étaient
gravés à côté de celui
de leur mère, et leur souvenir était
plus doux que douloureux, car la séparation
datait de loin et le revoir semblait
proche.
Une fois encore, Hudson Taylor se rendit
à Hankow, ce centre plein de vie où
l'on venait de l'intérieur du pays.
L'accueil fut aussi cordial qu'à
Shanghaï. Quel spectacle émouvant que
celui de la rencontre du Dr Griffith John, ce
vétéran encore vigoureux, avec
l'homme dont la carrière avait couru
parallèlement à la sienne, en Chine,
pendant près de cinquante ans. Il se
rappelait le vieil amour d'Hudson Taylor pour la
musique et tous deux chantèrent cantique
après cantique, dans sa maison, avec
l'entrain des Gallois. Le Dr W. A. P. Martin, un
ami des premiers jours, vint de Wuchang pour se
joindre à eux. La vie missionnaire des trois
ensemble s'élevait à cent
cinquante-six ans.
Le voyage à Hankow s'étant
effectué sans accroc, Hudson
Taylor se sentit
encouragé à aller un peu plus loin et
à faire l'essai du chemin de fer qui courait
au Nord, vers Peiping. S'il pouvait atteindre
seulement une ou deux des stations du Honan, qu'il
ferait bon être de nouveau en plein coeur du
pays! Ainsi, sans plan défini, mais dans la
pensée qu'il serait guidé chaque
jour, il se mit en route.
Dès qu'il apparaissait
à la fenêtre ou sur le quai,
écrivit l'un de ses compagnons de voyage,
jeunes et vieux étaient attirés
à lui, et des regards pleins de bonté
et d'intérêt éclairaient
même les visages les plus rudes. Chacun
était désireux de lui prodiguer
quelque attention. Les employés belges, afin
de lui épargner l'ennui d'aller dans une
auberge, préparaient tout, pour que nous
pussions coucher dans le train... Une course de
vingt-quatre heures, remplaçait maintenant
l'ancien voyage de deux semaines. Quel changement
merveilleux ! Tandis que nous glissions rapidement
sur la route d'acier, il nous semblait toujours que
nous allions avoir un rude réveil. Mais non,
le train poursuivait sa marche et de nouvelles
surprises nous attendaient sans cesse
jusqu'à ce que, six heures seulement
après avoir quitté Hankow, nous
franchîmes le long tunnel qui traverse les
montagnes entre le Hupeh et le Honan et nous nous
retrouvâmes une fois de plus dans cette
province bien connue.
Une charmante visite à Yencheng,
station sur la voie ferrée, fournit à
Hudson Taylor l'occasion de voir le champ de
travail des membres australiens de la Mission. Il
trouva des missionnaires selon son coeur, en la
personne de M. et Mme Lack, comme aussi de M. et
Mme Joyce, jusqu'à la station desquels il
s'aventura, bien que cela exigeât un voyage
par voie de terre. Il fallut passer une nuit dans
une auberge, une de ces auberges du bord de la
route, comme il en avait connu autrefois des
centaines, ce, qui constitua une expérience
à la fois étrange et
familière.
Nous l'installâmes aussi bien
que nous pûmes et, quoiqu'il fût bien
las, il parut jouir du souper et des
préparatifs chinois. Il prenait le plus vif
intérêt aux gens qui se groupaient
autour de nous pour écouter
l'Évangile... Entre dix et onze heures nous
étions tous endormis, quand M. Joyce fut
éveillé par un appel du dehors.
C'était un des membres de son Église
qui avait appris notre passage dans l'auberge et
qui, après le travail d'une longue
journée, était venu de son village
présenter ses respects au
vénérable Pasteur principal. M. Joyce
expliqua que M. Taylor dormait, que le voyage
l'avait bien fatigué et qu'on ne pouvait
guère le réveiller.
« Tant pis ! Tant pis !
» dit le visiteur, quoique fort
désappointé. Il fit passer alors un
petit paquet par la fenêtre.
- Qu'est-ce, demanda M. Joyce
?
- Oh ! rien ! c'est mon devoir de
pourvoir aux besoins du vénérable
Pasteur, quand il est près de notre
village.
C'étaient deux cents
pièces de monnaie, que le cher homme
apportait pour payer nos frais d'auberge.
Après les avoir données, il disparut.
Nous eûmes tant de regret, au matin, de ne
pas l'avoir vu, mais il vint le dimanche aux
services et notre père put le remercier
lui-même.
Le dimanche à Hiangcheng fut des
plus intéressants. Et, comme la pluie se
mettait à tomber en abondance, l'on
suggéra un moyen facile de regagner le
chemin de fer. La rivière grossissait sans
cesse, derrière la maison de la Mission, et
des bateaux descendaient rapidement le courant.
Hudson Taylor monta sur l'un d'eux mais, au lieu de
s'arrêter à la gare, il décida
d'aller jusqu'à une station dont l'une de
ses filles avait été la
première missionnaire. Il y prêcha un
« sermon long de trois kilomètres
» qu'on n'oubliera jamais. Son logement
était fort loin de la chapelle. Comment
traverser la ville par cette chaude matinée
d'été? On lui avait envoyé,
d'une station voisine, une splendide chaise
à porteurs avec huit hommes, afin de le
persuader de s'y rendre, le lundi, pour visiter les
dames missionnaires. Il eût été
facile de se faire porter par quatre de ces hommes
jusqu'à la chapelle, mais il n'en voulut pas
entendre parler. Il n'était pas venu au
Honan pour donner un tel exemple. S'il
désirait aller au culte il marcherait ; et
il marcha, aller et retour. Un de ses compagnons
portait un pliant, et il s'asseyait et se reposait,
quand il se sentait trop fatigué.
Pourquoi ne pas prendre une chaise
à porteurs ? disaient les gens qui
s'assemblaient en foule autour de lui. Cela lui
fournissait une bonne occasion d'expliquer que le
dimanche était un jour de repos et que Dieu
voulait que les hommes le sanctifiassent. Les
spectateurs apprenaient, avec grand
étonnement, qu'à ce moment même
une chaise à porteurs et huit porteurs
attendaient à la Maison de la Mission, mais
que le missionnaire à cheveux blancs ne
voulait pas s'en servir le jour du repos. Ce fut le
thème de plusieurs petits discours, tout le
long du chemin et cette attitude fit Plus que bien
des sermons, pour graver dans l'esprit des
chrétiens la signification du jour du repos
et le devoir de l'observer.
Ainsi, pas à pas, Hudson Taylor
visita cinq centres du Honan et put voir les
missionnaires de cinq autres. Comme ils
approchaient de Chenchow, un spectacle
inaccoutumé attira leur attention :
Juste devant nous, sur la grande
route, un groupe d'hommes et d'enfants se tenaient
près d'une table; plusieurs avaient à
la main des objets brillants qui nous intriguaient.
On eût dit des instruments d'une fanfare.
Nous comprîmes tout à coup :
c'étaient les chrétiens de Chenchow
venus au-devant de nous. Sur la table, des
rafraîchissements avaient été
préparés pour notre cher père.
Les objets brillants étaient quatre grandes
lettres qui exprimaient leur salutation au «
Bienfaiteur de l'intérieur de la Chine
». Tous manifestaient un enthousiasme
indescriptible.
Un peu plus loin, un groupe de
femmes chrétiennes s'approcha de nous et,
quand nous atteignîmes la maison, nous
trouvâmes dans la cour intérieure, au
bout, une vaste estrade tapissée de rouge
avec de grandes lettres de bienvenue. Quand la
bannière de satin rouge flotta sur l'estrade
et que la foule radieuse des amis emplit la cour
jusqu'au dernier recoin, pour le service de
l'après-midi, ce fut un magnifique et
inoubliable spectacle.
Quelques chrétiens de
Taikang, la dernière station que notre
père devait visiter, vinrent à
Chenchow, à une journée de marche,
pour nous accueillir. À mi-chemin, on leur
dit que M. Taylor était indisposé et
qu'il devrait s'en retourner sans passer par leur
ville. En grande détresse, ils
s'arrêtèrent pour demander à
Dieu de fortifier Son serviteur et de lui permettre
d'entreprendre son voyage.
« O Seigneur, dirent-ils,
qu'avons-nous fait pour que le
vénérable pasteur, venu de l'autre
bout du monde, soit arrêté,
après des mois de voyage, à un jour
de marche de notre ville ? Seigneur, nous aussi
nous sommes ses enfants ! Aide-le à venir
nous voir. »
Grande fut leur joie, en arrivant
à Chenchow, quelques heures plus tard,
d'apprendre qu'il avait décidé de se
rendre le lendemain à Taikang. Quel voyage
ce fut pour leur escorte ! Kuo-Lassiang, un
très noble coeur, nous porta vraiment en
triomphe. Il nous charma par le récit de ce
que le Seigneur avait fait pour l'Église de
Taikang depuis notre départ, sept ans
auparavant, et surtout pendant les troubles de
1900...
Mentionnons encore une
réunion à Chowkiakow. On apprit, le
21 mai, que c'était l'anniversaire de notre
père et, en grand secret, on prépara,
pour la lui offrir, une bannière de satin
écarlate avec cette inscription : 0 homme
grandement aimé. Il n'était pas assez
bien pour aller jusqu'à l'église mais
tous se réunirent chez le missionnaire,
l'après-midi; nombre de gens arrivaient de
la campagne, même de stations
éloignées et, parmi eux, une douzaine
venant des principaux districts. L'un après
l'autre, ils se levèrent pour adresser
à notre cher père
de courtes allocutions dont quelques-unes
étaient très touchantes. Il put leur
répondre durant quelques
minutes.
Le vendredi, 26 mai, les voyageurs
se retrouvaient à Hankow. C'était le
trente-neuvième, anniversaire du
départ du Lammermuir. Dans le train qui les
ramenait à cette ville, ils eurent de
précieux instants de prière. Ils
furent rejoints en route par Mlle Sandeberg, dont
les Parents avaient accueilli Hudson Taylor lors de
son voyage en Suède. À Hankow, le Dr
Guinness, avec d'autres, attendait le petit groupe.
Heureux d'avoir pu passer trois semaines et demie
dans le Honan, ils cherchèrent auprès
du Seigneur force et direction, pour leurs futures
visites.
Après un paisible dimanche,
Hudson Taylor décida d'aller par bateau
à vapeur à Changsha, capitale du
Hunan qu'il n'avait jamais visitée.
C'était la première des provinces de
l'intérieur où la Mission avait
tenté de pénétrer et la
dernière où elle avait pu
s'établir. Pendant trente ans, Hudson Taylor
l'avait spécialement portée sur son
coeur. Elle n'était complètement
ouverte que depuis les troubles de 1900 et il
désirait vivement voir le travail qu'y
accomplissaient le Dr Keller et ses
collègues.
Ce devait être le dernier
voyage de notre cher père en Chine. Un
accident étant arrivé au vapeur sur
lequel nous avions réservé nos
places, nous dûmes prendre un bateau de la
Compagnie chinoise de navigation... Nous
trouvâmes un beau navire tout neuf, le
meilleur sur le haut fleuve, les plus aimables des
capitaines et officiers, des cabines de
première classe à notre disposition.
Nous étions les seuls étrangers
à bord.
Tandis que les voyageurs
traversaient l'immense lac et remontaient le
fleuve, au milieu de belles villes, de temples et
de pagodes splendides, de plaines couvertes de
riches moissons et de chaînes de montagnes
grandioses, ils ne pouvaient pas ne pas penser
à tous les efforts et à toutes les
prières des années passées,
aux vies sacrifiées, à la foi
indomptable qui trouvait enfin sa récompense
dans le changement de dispositions du peuple.
Jusqu'à neuf ou dix ans en arrière,
on n'eût pas trouvé un seul
missionnaire protestant établi dans la
province. Il y en avait maintenant cent onze,
rattachés à treize
sociétés, à l'oeuvre dans
dix-sept stations centrales et aidés par un
bon nombre d'auxiliaires chinois.
Que puis-je écrire des
deux jours qui suivirent notre arrivée ? Ils
furent si calmes, si paisibles, si pleins
d'intérêt et de réconfort, si
riches de sympathie et de soins, délicats
pour notre cher père, que nos coeurs
débordent de reconnaissance, au souvenir de
la bonté du Seigneur.
Le vendredi fut un jour de repos;
l'après-midi nous allâmes, en chaise
à porteurs, au Tien Sin Koh, bâtiment
élevé sur le plus haut point du mur
de la ville. Notre père fut charmé
par la vue magnifique sur les montagnes, la plaine
et le fleuve qui entouraient la ville
étendue à nos pieds. Il monta sans
fatigue au second étage et alla ensuite voir
l'emplacement du nouvel
hôpital.
Le samedi, il ne descendit pas
pour le déjeuner, mais il put aller le matin
à la chapelle où il devait parler
à quelques amis chinois. Ceux-ci eurent la
plus grande joie de le voir. M. Li,
l'évangéliste, répondit
à son allocution en lui exprimant la joie et
l'amour avec lesquels on l'accueillait à
Changsha.
L'après-midi de ce jour,
une réception avait été
organisée pour donner à tous les
missionnaires de la ville l'occasion de rencontrer
Hudson Taylor. Celui-ci s'y rendit, même
avant l'heure fixée.
Il faisait bon dans le petit
jardin sur lequel s'ouvrait le salon. Le thé
fut servi sur le gazon, parmi les arbres et les
fleurs. Père s'y installa au milieu des
invités, et y resta plus d'une heure,
jouissant de ce moment de tranquillité et
s'intéressant aux photographies qui
étaient prises.
Quand chacun fut parti, Howard le
persuada de monter dans sa chambre. Comme nous
étions très occupés par nos
préparatifs de départ, le Dr Barrie
resta auprès, de lui une demi-heure...
Parlant du privilège de confier toutes
choses à Dieu par la prière, le
docteur Barrie lui raconta qu'il en était
quelquefois empêché par le sentiment
que beaucoup de choses étaient vraiment de
trop peu d'importance. Notre père
répondit qu'il ignorait tout d'une
distinction semblable entre les sujets de
prières, puis il ajouta :
« Il n'y a rien de petit, il
n'y a rien de grand. Dieu seul est grand et nous
devons nous confier pleinement en Lui.
»
Quand le repas du soir fut
prêt, Hudson Taylor ne se sentit pas
disposé à descendre et, un peu plus
tard, il se coucha.
La nuit était venue,
écrivit sa belle-fille, et
l'obscurité revêtait d'un voile les
montagnes éloignées et le fleuve.
Çà et là, quelques faibles
lumières faisaient des taches claires sur
les toits gris de la ville. Tout était
silencieux sous le ciel étoilé.
Jouissant de la fraîcheur et du calme, je me
tenais seule sur la terrasse du toit et je pensais
à notre père. Mais combien peu je me
représentais ce qui se passait et qu'une
demi-heure plus tard il serait avec le Seigneur !
La porte d'or tournait-elle déjà sur
ses gonds ? Les armées célestes
s'assemblaient-elles pour
recevoir son esprit ? Le Maître
Lui-même s'était-Il levé pour
accueillir Son fidèle serviteur
?
Sans rien savoir, je descendis.
Notre cher père était au lit avec une
petite lampe sur une chaise, à
côté de lui. Son portefeuille
était ouvert et les lettres de la maison
qu'il contenait répandues, ainsi qu'il
aimait à les avoir. J'arrangeai l'oreiller
sous sa tête et m'assis sur une chaise
basse... Howard venait de sortir de la chambre et
j'étais au milieu d'une phrase quand,
brusquement, notre cher père tourna la
tête et poussa un léger soupir. Je le
regardai, croyant qu'il allait éternuer;
mais il soupira de nouveau, puis une fois encore.
Il ne suffoqua pas, ne me regarda pas et ne parut
conscient de rien.
Je courus à la porte et
appelai Howard; il était évident que
la fin approchait. J'allai chercher le Dr Keller
qui se tenait au bas de l'escalier. En moins de
temps qu'il n'en faut pour l'écrire, il
arriva auprès de nous, mais pour voir notre
cher père rendre son dernier soupir. Ce
n'était pas la mort, mais la rapide et
joyeuse entrée dans la vie
éternelle.
L'expression de calme et de paix
qui se répandit sur son visage était
merveilleuse ! Le poids des années sembla
s'évanouir en un instant. Les traces de
fatigue disparurent. Il ressemblait à un
enfant endormi paisiblement, et la chambre
était remplie d'une paix
inexprimable...
Bien qu'il fût parti, un
amour et une tendresse merveilleuses semblaient
nous attirer près de lui. Cher père !
toutes ses fatigues étaient passées.
tous ses voyages terminés, il était
enfin en sûreté, à la Maison
!
Un à un ou par petits
groupes, les amis qui étaient dans la maison
et les chrétiens indigènes vinrent
autour de son lit. Son visage calme et paisible les
impressionnait tous.
« Oh ! murmurait une brave
femme, en quittant sa chambre, des milliers et des
myriades d'anges l'ont accueilli.
»
Enfin, un jeune
évangéliste et sa femme
s'approchèrent du lit en silence, puis le
jeune homme demanda.
- Puis-je toucher sa main
?
Il se pencha sur lui, prit une
main de notre père dans les siennes et,
à notre grande surprise, se mit à lui
parler comme s'il pouvait être entendu. Il
semblait tout oublier, dans son grand désir
d'exprimer son amour et sa gratitude à celui
qui paraissait encore tout près de
nous.
- Cher et
vénéré pasteur, disait-il avec
tendresse, nous vous aimons vraiment. Nous sommes
venus vous voir aujourd'hui; nous désirions
regarder votre visage. Nous sommes vos petits
enfants. Vous nous avez ouvert le chemin du ciel.
Vous nous avez aimés et vous avez
prié pour nous de longues années.
Nous sommes venus aujourd'hui pour voir votre
visage.
Vous semblez si heureux, si
paisible; vous souriez. Vous ne pouvez pas nous
parler ce soir. Nous ne désirons pas vous
rappeler, mais nous vous
suivrons; nous viendrons à vous. Vous nous
accueillerez bientôt.
Et, tandis qu'il parlait, il
tenait sa main, sa jeune femme debout à
côté de lui.
En bas, une autre scène
touchante se déroulait. M. Li s'était
procuré un cercueil. Avec ses amis, il
s'était réjoui à la
pensée que notre cher père serait
enseveli dans le Hunan et qu'ils le garderaient
ainsi au milieu d'eux; mais quand nous leur
eûmes expliqué que nous devions partir
sans retard pour Chinkiang, où se trouvait
le caveau de famille, dans lequel M. Taylor avait
toujours désiré d'être
déposé auprès des siens, s'il
mourait en Chine, ils firent tous leurs efforts
pour faciliter notre départ.
Se groupant autour de mon mari,
ils lui dirent qu'ils auraient aimé offrir
un plus beau cercueil, mais qu'ils avaient dû
se contenter du meilleur de ceux qui étaient
tout faits. Inutile de demander le prix,
c'était leur don, le don de leur
Église. S'ils ne pouvaient garder dans le
Hunan le vénérable pasteur principal,
ils voulaient du moins faire quelque chose pour lui
!... C'était pour eux un privilège de
pourvoir à ses derniers besoins... Cela
représentait pour eux une grosse somme, mais
la joie du sacrifice remplissait leurs coeurs et il
fallut les laisser faire. La foi, le travail, les
souffrances, les prières incessantes,
l'enfantement des âmes durant cinquante
années n'avaient pas été
inutiles.
Ils le déposèrent
à Chinkiang, sur les bords du vaste fleuve
qui roule vers la mer ses eaux larges de trois
kilomètres. Il y aurait beaucoup à
dire de la vénération et de l'amour
témoignés à sa mémoire,
et des hommages de toute sorte, rendus à
celui qui avait été « une force
de vie et d'amour dans tout le corps de Christ
». Mais les voix dont l'écho fut le
plus durable furent celles qu'il eût le mieux
aimé à entendre, les voix des enfants
chinois, chantant des hymnes de louange tandis
qu'ils déposaient leurs offrandes de fleurs
sur sa tombe.
Ainsi, une à une, les
étoiles qui doivent briller à jamais
dans le firmament de Dieu apparaissent à
leur place céleste et les enfants du Royaume
entrent dans la joie de la Maison de leur
Père qui n'a pas été faite de
mains d'hommes.
|