Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE TROISIÈME

 

La liberté! Le plus beau mot d'une langue.
Revoici les rues que j'ai si souvent arpentées, la cathédrale et sa tour magnifique, la maison où tout est à la même place: le lit, la cheminée au centre d'un mur, le buffet où j'avais dérobé la fiole fatale, la vieille horloge, la table des repas, les chaises, mais sans traces de boue depuis que je ne suis plus là pour monter dessus afin d'atteindre la bouteille d'eau-de-vie.
Papa Léon, heureux de me revoir, a pourtant l'air soucieux. Pendant le repas, il se met à parler, à parler.
Un vrai discours !
- Gosse, j'en ai des nouvelles à t'annoncer! L'inspecteur de l'assistance publique a fait une enquête, qu'il dit, cet homme-là ! Il paraît qu'on t'élève de travers, qu'on te pousse à la boisson. En v'la des mensonges! Tu travailles avec moi, avec les ouvriers, et quand tu as soif, tu fais comme tout le monde, tu bois un coup. Au café, tu m'accompagnes gentiment. On ne t'y donne que ce qui convient à ton âge. Mais les bigots ! Les bigotes! Ah! les mâtines, toujours prêtes à remuer la langue, à mentir... Il y a plus, il y a mieux : on te reveut à l'école, chez M. Robert. Si ce n'est pas une indignité d'obliger des parents nourriciers à élever un orphelin et à s'en priver en le fourrant dans une école ? On se saigne aux quatre veines, on vit de privations. Pour ce que l'assistance publique nous donne, pour l'emporter, pas besoin d'une charrette! La moitié des métayers, plus riches que nous : des fermes, du gros bétail, des poules, des oies, des canards, des oeufs tant et plus, du beurre, des légumes, des tas de trucs à vendre. Est-ce qu'ils envoient leurs gosses à l'école ? Dégoûtant, ça! Nous, on se tue de travail, on achète tout. Moi, si tu vas en classe, je reste seul à gagner. Et quoi? trois francs la journée, l'hiver deux cinquante. Quand le travail manque, on mange quand même en se serrant la ceinture. L'instruction ? Du luxe. Pour les riches. À quoi ça sert ? Quand on a étudié, comme moi, on est amené à voir mieux que les ignorants les injustices, à ruminer sa misère. Belle avance! On est plus malheureux, cent fois, que ceux qui ne savent rien, ignorent même les lettres de l'alphabet... Enfin, contre la force pas de résistance. À l'école tu iras, puisqu'il le faut. On verra ce que ça donne !

Avec plaisir je retourne en classe. J'ai un grand désir d'apprendre, de m'instruire. Mais quel bougillon, quel indiscipliné! Sans cesse, pendant les leçons, je chuchote avec mes camarades, je leur joue des tours, sans trop me soucier des rappels à l'ordre. Pendant les récréations, je griffonne aux murs des figures grotesques, inscrivant au-dessous le nom du maître ; je tourne à l'envers les cartes de géographie ; je barbouille les carreaux au blanc d'espagne... Les punitions pleuvent : retenue en classe, au pain sec, obligation de tendre une main, tous doigts réunis, pour recevoir de solides coups de la baguette... que je casse en menus morceaux quand, j'en ai l'occasion. Certaine fois, après un tour plus pendable que les autres, le sous-maître, excédé, bondit sur moi. Au lieu de fuir, je fais face, j'égratigne, je mords, Une gifle me fait chanceler. Hors de moi, je saisis un encrier et l'expédie, avec son contenu qui ruisselle, à la figure de mon agresseur. Alors quels rires! Les grands de la classe crient: Bravo! Vas-y! À un coup de poing, je riposte par un coup de pied... Alors galopade autour des bancs. Vivement, je grimpe sur l'un d'eux et, par la fenêtre ouverte, saute dans la cour. Le maître s'élance à ma poursuite, hué par les galopins que ce jeu de chat et de la souris enchante… À toute allure, je gagne la rue, traverse en vitesse toute la ville et me réfugie à la maison où, mise au courant, ma mère adoptive me gronde.
- Retourne à l'école et demande pardon.
- Non! Le maître, je le déteste. Quand je serai grand, je lui en distribuerai des coups !
Papa Léon, bien sûr, me donne raison.
- T'as bien fait ! c'est lui qui a commencé! La loi Grammont protège les animaux, mais quand on assomme un gosse, personne n'intervient. Reste à la maison. Il y a du travail pour toi. Un peu de galette fera bien dans le paysage!
Dès le lendemain, j'accompagne papa Léon. Il y en a, du bois à couper. Et bien sûr, de temps en temps, une tournée de goutte; le travail achevé, une séance au café. Ça me plaît. Pour faire l'homme, j'avale rasade sur rasade. Un ouvrier de notre équipe raconte que le tabac, quand on le prise, « dégage le cerveau ». Et je me mets à priser, éternuant tant et plus, mais tant pis, puisque ça dégage le cerveau ; et je chique. À onze ans, c'est épatant! je suis ce qu'on appelle un émancipé. Et, bien sûr, je recommence à acheter de l'eau-de-vie que je cache dans le grenier, buvant et fumant, fumant et buvant.

Mis au courant par le directeur de l'école, un inspecteur de l'assistance publique vient à la maison, Il blâme ma mère adoptive, il menace de me retirer de chez elle pour me confier à l'asile. Dès que cet inspecteur a tourné le dos, papa Léon me monte la tête.
- T'as raison, mon p'tit gas ! Tiens bon ! Je vas leur écrire ce que je pense.

Un mois se passe. Et voici un agent de police. Second avertissement. Moi, je pleure. Souvent je rencontre les orphelins de l'Hospice en promenade, deux à deux. Alors j'aurais moi aussi un sombre uniforme, on me surveillerait, me tancerait, m'empêcherait de boire café, cidre ou eau-de-vie ? Tout, plutôt que ça! Plutôt mourir que de perdre sa liberté !
De nouveau un agent de police. Le commissaire m'attend, le lendemain, à neuf heures. Accompagné par ma mère adoptive, me voici au poste où un employé de l'Assistance doit prendre livraison de ma personne... Larmes, gémissements, supplications, tout est inutile. J'embrasse ma mère adoptive, victime comme moi (mais je n'en crois rien, à cet instant), du papa Léon et je suis le fonctionnaire, le coeur gros, hérissé, prêt à la vengeance.

Rue Saint-Jean, un énorme bâtiment ceinturé de hauts murs sales. La cloche retentit, le portail s'ouvre. Une voûte. Une cour immense, planté de platanes. Le bureau de la supérieure, la Mère de Starnor, aux cheveux blancs. Elle me parle très gentiment, et m'assure que, si je suis sage, tout ira bien... Obéir, se soumettre... Je ne réponds pas un mot. On ne me gardera pas longtemps en cage. Je ne suis pas fait pour, vivre derrière des murs!
Encore une cour, des bâtiments tristes, un escalier. On me pousse dans une grande salle, garnie de bancs, sur lesquels des enfants sont assis, qui tricotent des chaussettes, des chandails. De côté, près des fenêtres, deux petites tables où travaillent une femme et le tailleur de la maison. Près de la porte, une table plus grande, d'où soeur Louise, grande, maigre, sèche, surveille chacun. Une croix gigantesque, sur laquelle le Christ est cloué, domine la salle.

À ma vue, soeur Louise se dresse de toute sa hauteur. Elle m'interroge d'une voix cassante. Nous serons ennemis, c'est sûr! Dix minutes après, je suis conduit dans une salle de bains, où le baigneur me fait asseoir sur une chaise basse et se met en devoir de couper la chevelure noire et frisée dont je suis si fier. Je regimbe. J'éloigne ma tête de la froide tondeuse. Inutile ! Le règlement est pour tous. « Tu seras tondu ras, mon bonhomme ! » Pendant que je patauge dans le bain, on emporte mes vêtements. À leur place, on me met la livrée de la maison dont la pièce essentielle est une blouse à carreaux. Me voilà enrégimenté, numéroté, classé orphelin!... Mon esprit est en feu. Pour l'instant, je me laisse faire. Mais je suis un enfant de la liberté, moi! Me soumettre ? Jamais!... On ne m'y verra pas longtemps dans cette boîte...
Honteux, j'apparais dans la salle où l'on tricote. Mes camarades me regardent avec curiosité ! Mais, pour l'instant, le silence est de rigueur. Soeur Louise m'interpelle.
- Arrive ici, Paul. Sais-tu tricoter
- Non !
- Ça ne m'étonne pas. On t'apprendra.

Alors, sur deux aiguilles, elle monte une douzaine de mailles, m'explique comment je dois m'y prendre pour fabriquer des jarretières. Moi, j'ai mon idée. On ne me mettra jamais à ce travail de fille, et je sabote consciencieusement les jarretières à naître, laissant tomber les mailles. Soeur Louise m'appelle près d'elle, m'enseigne encore la façon dont il faut s'y prendre. C'est pire qu'avant. Vlan! une chiquenaude sur la main. « Tu le fais exprès? » Mes yeux répondent oui. Vlan! une gifle. J'encaisse, mais la guerre est déclarée. Je sais que les indisciplinés sont fouettés. Ça, par exemple, on verra!
Une heure plus tard, devant l'embrouillamini de mon travail, une deuxième gifle part à mon adresse. Instantanément, j'expédie tricot, laine, aiguilles au fond de la salle.
- À genoux!
- Non !
- À genoux!

Soeur Louise me saisit aux poignets. je l'égratigne, je fais sauter les agrafes de sa jupe. Le tailleur, surnommé « petit père », accourt, mais je me couche sur le plancher, me débats, mords la main du « petit père » et lui casse ses lunettes sur le nez. Chose extraordinaire, il ne réagit pas, il ne tente même pas de me frapper. Dans la suite, il ne se vengera qu'en étant très bon pour moi. Je crie :
- Tuez-moi, mais je ne me mettrai pas à genoux!

Soeur Louise s'éloigne pour aller changer de jupe. Revenue, elle m'ordonne de la suivre jusque chez Madame la Supérieure, qui me raisonne avec douceur et fermeté :
- Pour cette fois, tu n'iras pas à la chambre noire. Mais il faut une discipline! Tu te mettras à genoux, les mains sous les genoux, pendant un quart d'heure. Va et obéis !

Effrayé par ma révolte ou ruminant déjà quelque projet d'évasion, j'obéis. Et me voilà sur le plancher, les mains aux genoux. Ça fait mal. je mets ma fierté à n'en rien laisser voir. L'heure sonne à l'horloge de l'hospice. Aussitôt soeur Louise fait une courte prière à haute voix. Je ne m'y associe pas. Je pense à soeur Saint-Arsène avec amitié, avec tendresse. Je pense aussi à papa Léon, à ses perpétuelles malédictions contre les dévotes et j'oublie soeur Saint-Arsène pour concentrer ma haine sur soeur Louise. Parler d'amour, de pardon, de pitié, et envoyer des gifles pour un oui, pour un non ! Mes torts, je ne veux pas les voir. Cette femme qui prie m'a giflé par deux fois ! Une véritable aversion pour ce qui est religieux s'empare de moi. Papa Léon, tu connais le monde! Ah! si tu me voyais en cet instant, agenouillé sur ce plancher !

Mes camarades m'admirent. Eux, dociles, subissent gifles et coups de martinet, mais ils sont fiers que l'un d'eux, au moins, tienne tête. Ils m'enseignent à faire les mailles à l'endroit, à l'envers, toutes sortes de tricots. Je m'en tire très bien, mais sabote tout ce que j'apporte à soeur Louise, que je persiste à appeler Madame.
- Dis: ma soeur.
- Non Madame.
- Dis : ma soeur.
- Vous n'êtes pas ma soeur.

Une gifle ! J'empoigne le fer à repasser de « petit père », plein de tisons enflammés, et le lance de toutes mes forces sur soeur Louise qui le reçoit en pleine poitrine, soudain pâle et tremblante. On me conduit aussitôt chez la soeur Supérieure qui, pour prix de ma méchanceté, de mon indiscipline, de ma violence m'inflige huit jours de cachot souterrain, vers lequel le robuste infirmier d'If, figure sévère, grosse moustache, forte voix, me dirige sans tarder, faisant tinter un impressionnant trousseau de clefs. Nous traversons le grand jardin, franchissons une porte épaisse donnant accès à un couloir humide et sombre. C'est là. Bruit grinçant de verrous, tours de clef par-dessus le marché. Une fenêtre percée au ras du sol laisse filtrer un peu de lumière. À cinquante centimètres du plancher, une sorte de lit massif, en chêne, scellé dans le ciment et garni de paille humide. Autour, six anneaux de fer. Un pâle rayon de soleil joue sur un mur lépreux. Du poing, je frappe ce mur. je secoue les anneaux. Pleurant à chaudes larmes, je m'assieds sur ce lit destiné sans doute à recevoir de pauvres fous en état de crise. La pensée que j'ai eue tort, que je me suis conduit comme une petite brute, n'effleure pas mon esprit. Vengeance! Vengeance ! Papa Léon, au secours !

Après des heures, - je sanglote toujours - un bruit de pas. Une ombre glisse devant la fenêtre du souterrain. Les pas, maintenant, sonnent sur les dalles du corridor. La clef grince, les verrous sont tirés. L'infirmier à grosse moustache me regarde avec pitié.
- Pas drôle, hein ? On s'ennuie. Voilà de la paille fraîche, deux couvertures. Tu n'auras pas froid. Et pas faim. On t'apportera de la nourriture... Allons, assez pleuré. Huit jours, ça passe encore vite.

Ah, non ! ils ne passent pas vite. Les nuits, oui. je dors tant je suis dégoûté, irrité. Mais les jours n'en finissent pas. Empoignant les barreaux de fer, je me hisse jusqu'à la fenêtre qui me montre un mur, au sommet de ce mur une barre de ciel où jouent des rayons. Je sais ce qu'ils éclairent, ces rayons, quand on m'apporte le repas de midi que j'attends à coup sûr, suivant des yeux le lent glissement de la lumière dorée sur la crête du mur.
Le guichet s'ouvre. L'aumônier m'appelle. Il me parle longuement, gentiment, me prodigue de bons conseils que j'écoute sans répondre.
- Aimes-tu lire ?
- Oui. Je voudrais mon livre d'histoire. Il est dans mon sac.

Peu après, tapi dans le coin le plus clair de la cellule, je dévore le récit des combats de nos ancêtres. Vercingétorix! Duguesclin! Tant d'autres. Je me compare à ces hommes de guerre. Mon imagination travaille. Moi aussi, je suis un héros, captif comme ce Vercingétorix, prisonnier de Rome, comme ce Duguesclin, prisonnier des Anglais. Ils ont souffert pour une grande cause. Moi aussi ! Ne m'a-t-on pas injustement frappé ? Ce livre, sitôt terminé, je le recommence. Et les jours s'égrènent.
Une dernière fois, les verrous sont tirés.
- Fini, ami Paul. Souviens-toi de la leçon. Ne reviens jamais ici. Crois-tu que c'est amusant, pour moi, d'apporter trois fois par jour des repas à un gosse ? Allez, viens !
Je trotte derrière le gros infirmier jusque chez Madame la Supérieure. Elle me parle de la discipline qui doit régner dans un grand établissement. À quoi irait-on, sans elle ? « Même si tu ne le crois pas, on ne veut que ton bien. La preuve ? Dès demain, tu retourneras dans ta classe avec une douzaine de tes camarades d'ici. Tu aimes l'étude ? Eh bien ! travaille et tu auras ta récompense. »
Retourner à l'école, quelle joie ! Mais quelle tristesse de porter l'uniforme des enfants assistés! Il me semble que c'est un déshonneur d'être présenté à tout le monde comme un orphelin, un sans-famille. De nouveau cette pensée me travaille, me tenaille. Sauve-toi ! Décampe! Va là où l'on est libre, là où l'on peut boire quand on veut !Car la passion de l'alcool me tient fidèle compagnie. Le petit pot est pour moi l'emblème de la liberté, le signe du bonheur. Sauve-toi !

Pendant trois mois, sagement, je fréquente l'école, toujours accompagné par mon projet de fuite. Un jour, je n'y tiens plus. Comme nous trottinons en colonne, dans le petit matin, entre l'hospice et l'école, je jette brusquement mon sac d'écolier sur le trottoir et file à toutes jambes laissant bouche ouverte la brave femme qui nous conduit. Dix minutes après, je franchis, essoufflé, le seuil de la maison où ma mère adoptive m'embrasse avant de lever les bras en l'air de stupéfaction.
- À quoi penses-tu ? Ils vont te chercher, t'emmener. Retournes-y !
- Non! je n'y retournerai pas. Non ! Non!

Je déjeune. Je bois deux grandes tasses de cidre. À midi, voici papa Léon.
- Toi, ici ! Je ne peux plus rien pour toi. Est-ce que je suis le maître ? Ils sont plus forts que nous. Enfin, j'irai voir le président du tribunal, je lui expliquerai... On verra ce qu'on peut faire...

Vers le milieu de l'après-midi, un agent de police. je tremble comme une feuille. Une fois encore j'embrasse ma mère adoptive. En route! De nouveau la porte maudite, la voûte de l'hospice, le cabinet de Madame la Supérieure.
- Pauvre enfant ! À quoi penses-tu donc? Crois-tu qu'on peut toujours n'en faire qu'à sa tête ? À onze ans !... je suis obligé de te punir. Combien de temps vas-tu rester au cachot? je n'en sais rien. L'inspecteur des enfants assistés, à Caen, est averti. C'est lui qui décidera...
Hochant la tête, l'infirmier d'If me reconduit dans le cachot souterrain, marmonnant :
- Si c'est pas malheureux...

Et je reprends mes stations, accroché aux barreaux de la fenêtre, à surveiller la marche du soleil en bordure du grand mur. Au soir du huitième jour, l'économe de l'hospice vient me voir. Encore huit jours ! Délit de fuite, c'est grave, ça.
Après, quelle colère, quel accès de rage Dès que je le pourrai je me sauverai encore, loin, si loin qu'on ne pourra pas me retrouver. On verra bien ! Dans cette lutte, je serai vainqueur!
Enfin le bruit libérateur des verrous tirés. L'infirmier à grosses moustaches sourit.
- Une bonne nouvelle! Seulement, faudra être raisonnable. Tu restes à l'infirmerie avec moi. je serai ton patron. Tu m'aideras en brave garçon. Tu ne me feras pas de misères, hein ? On constituera un bon ménage.

Oui, c'est une bonne nouvelle! J'aime les malades... L'infirmier me met au courant de tout. je dois balayer, laver, chercher la nourriture des pensionnaires, les médicaments, rendre de menus services. Il y a là surtout des vieillards, tous assistés, qui ont de la peine à se traîner le long du couloir qui relie l'infirmerie au fumoir. Plusieurs ne quittent pas le lit. Je fais tout ce que je peux pour contenter ces vieux. La religieuse de service est bonne, souriante, toujours prête à répondre à d'incessants appels. Je l'appelle ma soeur avec joie. Je n'ai guère le temps d'établir une comparaison entre elle et soeur Louise, car la mort emporte celle à qui j'avais tenu tête. Peut-être était-elle impatiente, colérique, parce qu'elle était gravement malade ? Je suis ému. Je regrette un peu d'avoir été si méchant pour elle... Peu après, Madame la Supérieure meurt à son tour... Mme de Thiergaumont lui succède. Grande, forte, elle est sévère mais très juste.

En somme, pendant quelques mois, je suis heureux dans cette infirmerie, d'autant plus heureux qu'en cachette, j'arrive à me procurer un peu de cette eau-de-vie sans laquelle il n'est plus pour moi de vrai bonheur. Pas assez, pourtant, à mon gré. Pour boire à volonté, il me faut reconquérir ma liberté complète. La liberté ! La liberté ! Ce mot chante sans cesse dans ma tête, dans mon coeur.
Certain dimanche, quatre camarades et moi décidons de décamper au cours d'une promenade. Profitant d'un jeu qui a dispersé notre troupe en pleine campagne, nous détalons soudain. Où aller ? Mes camarades décident de se rendre chez la mère nourrice de l'un d'eux, à Caen. Une vraie souricière ! Je connais ça. Je pars de mon côté... Le lendemain matin, au saut du lit - je l'appris plus tard - mes compagnons de fuite sont « cueillis ». Moi, pendant trois jours, je marche, marche, demandant ici et là si l'on peut m'occuper. Une ferme isolée m'embauche. Pendant. neuf jours, je travaille de mon mieux. Au matin du dixième, un domestique me hèle aux champs. « Eh!... On t'attend à la maison. » je m'y rends sans défiance, pousse la porte de la cuisine et tombe dans les bras de deux gendarmes. Tête basse je les suis jusqu'à Caen où je retrouve, à la prison, mes camarades... De là, l'hospice, le bureau de la Supérieure. Trente jours de cachot aux plus âgés. Pour moi, quinze. je commence à en avoir l'habitude... Ma peine terminée, on m'annonce la décision prise : on va me placer dans une ferme. Conduit à la halle où on loue les domestiques, je suis embauché par un propriétaire qui m'emmène en voiture jusqu'à sa ferme. Ce propriétaire - je n'ai pas trop le droit de le blâmer - est un sac à vin et à eau-de-vie. Il lui arrive de rentrer ivre, le soir, vers le minuit. Tempêtant, jurant, il réveille ses deux domestiques, un autre gamin et moi
- Allez nourrir les chevaux !

Il y a en vingt. Si nous avons quelque peine à nous éveiller, quelques coups de fouet nous tirent de notre léthargie.
Je vis de tristes jours dans cette ferme. C'est l'hiver; il fait humide et froid. Conduire trois chevaux aux labours, les mains crispées sur les guides et le fouet glacés, tandis que le patron, à moitié ivre, distribue des coups de pied parce que le travail n'avance pas vite, une besogne qu'on n'oublie pas ! Le maître, de temps à autre, va s'abreuver à la bouteille d'eau-de-vie cachée dans un sillon. Il lui arrive de tomber et de s'endormir sur la terre mouillée. Alors c'est moi qui termine la bouteille. Part à deux ! Il arrive aussi que l'ivrogne, rentrant tard, après une partie de bamboche, insulte sa femme, la tire hors du lit par les cheveux et la traîne dans la chambre. Ne nous étonnons pas si j'ai retrouvé cet homme, bien des années plus tard, devenu le domestique d'un entrepreneur de transports. Il avait tout bu, si l'on peut dire, ses terres, son bétail, sa fortune... Tout ça aurait dû m'ouvrir les yeux. Mais quand on est soi-même possédé par le démon !

Bref, le travail à la ferme est trop dur pour le gosse que je suis. Un jour, on me ramène à l'hospice où je reprends ma place à l'infirmerie des vieillards. Pas pour longtemps, comme on va voir...


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