Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE QUATRIÈME

Débarrassé d'un patron brutal, d'un travail qui dépassait mes forces - pendant des années j'en ai gardé l'aversion de la vie campagnarde - pourquoi donc ne suis-je pas heureux à l'hospice ? Tout simplement parce que de hauts murs entourent le bâtiment et que ses portes sont verrouillées. Me heurter sans cesse à ces murs, à ces portes, m'irrite au delà de ce que je peux dire. Ils m'empêchent de boire comme je voudrais et ça c'est un tourment qui compte, mais il y a plus : je pleure la liberté perdue. La liberté! Le gosse de douze ans que je suis n'admet pas, n'accepte pas que, sous aucun prétexte, des hommes en enferment d'autres. Chacun a le droit, enfant ou adulte, d'aller où il lui plaît et quand ça lui plaît. Sinon à quoi bon vivre ? Du matin au soir, je pense à cette liberté perdue. Elle me poursuit, me hante. J'en rêve la nuit : « Liberté, liberté chérie » c'est tout ce que je sais de la Marseillaise. Je suis comme un insecte enfermé dans un verre. Dix fois, cent fois par jour, je m'élance contre les parois... Vainement. C'est à devenir fou.

Pour oublier un peu mon malheur, je dévore tous les volumes qui constituent la bibliothèque de l'infirmerie, pêle-mêle : histoires d'amour, pièces de théâtre, romans, voyages. Et me voici dans les pampas avec Fenimore Cooper, dans, l'Île mystérieuse de Jules Verne, dans les égouts de Paris avec jean Valjean dont je vis les aventures comme si elles étaient miennes. Mais plus que tout me plaisent les romans judiciaires. Être avocat, plaider dans une affaire criminelle, chercher à sauver une tête - est-ce qu'on a le droit de condamner à mort? - peut-on imaginer situation plus enviable ? Moi aussi, je veux être avocat. Et je le suis. je m'avance à la barre et je plaide, tour à tour ironique et pathétique, en appelant au coeur des juges, leur expliquant ce que c'est qu'un malheureux qui n'a connu ni père ni mère, dont la société a fait un paria, un révolté et qui, de faux pas en faux pas, est fatalement conduit au crime. J'agite mes manches. Ma voix s'enfle. Je suis la voix de la justice.

Après quoi, mon client acquitté, mon exaltation dissipée, je me retrouve derrière les hauts murs. Ça ne peut pas durer. Il faut que je m'échappe. Et je m'échapperai. Liberté chérie !... Me voici à l'affût de l'occasion rêvée. Mais les murs n'ont pas de solution de continuité, les portes sont fermées à clef, même, sitôt qu'il l'a franchie, celle par laquelle l'abbé James passe de son presbytère dans l'hospice.

Alors quoi? Eh bien, risquer le tout pour le tout, montrer un tel toupet que les soupçons soient annihilés. Des camarades complaisants m'apportent de l'extérieur des habits civils à ma taille. S'échapper en uniforme, c'est en effet se condamner à ne pas aller loin. Après quoi, pendant des jours et des jours, j'étudie les diverses portes de l'établissement. Une seule, assez à l'écart, perdue au fond d'un long corridor, la porte Saint-Exupère, n'est pas gardée. On ne l'utilise guère. Je l'examine de près, elle est épaisse, la serrure respectable. Pour fuir, il s'agit de la desceller. Je sais où trouver l'instrument utile. Alors taper comme un sourd, et en plein jour, avec un tel entrain, un tel esprit de suite que chacun, s'il entend, pensera que le maçon de l'établissement travaille à une réparation. Tentons le coup.

Un matin, alors que tout le monde est à son travail, que je peux quitter l'infirmerie sans attirer l'attention, j'arrive près de la porte Saint-Exupère avec mes habits civils cachés sous la blouse d'uniforme et la pioche empruntée au hangar des outils. Pas de réflexion, pas d'hésitation. Pan, pan, pan ! À coups redoublés j'attaque le mortier. La sueur ruisselle sur mon front. Pan, pan, pan ! Le trou grandit. Des plâtras jonchent les dalles. Le gond se met à vaciller. Il cède, une pesée de la pioche, de l'autre côté et le pêne se dégage de la serrure. Quelle joie ! Mon coeur et mes tempes battent. J'ouvre un peu la porte, je me faufile, je referme de mon mieux pour que la clarté du soleil dans ce corridor sombre ne me trahisse pas, et au revoir les amis ! Au revoir, ou plutôt adieu. La rue est déserte. Je cours, Voici un petit enclos. J'y pénètre, change de vêtements et d'un bon pas, sifflant un air joyeux, m'éloigne de la ville. Libre !

Devant moi, tendue jusqu'à l'horizon, la grande route bordée de peupliers. L'avenue du bonheur. Autour de moi la bise fait chanter les feuilles. Et je marche, marche. Quelle tête font-ils à l'hospice devant la porte Saint-Exupère descellée ? Je ris de satisfaction. Les heures passent. Le soleil tombe derrière les grands arbres. La nuit va venir et j'ai faim. Devant une petite maison deux enfants jouent, surveillés par leur mère. Je m'avance d'un air humble, très poli :
- Madame, je suis bien fatigué et j'ai bien faim.
- Où vas-tu comme ça?
- Mon oncle est très malade. Ma mère m'envoie chez lui. Mais c'est loin. Et je suis si fatigué.

Mon histoire, prend à merveille. On me fait entrer, on me donne à manger, on m'offre un lit où je dors à poings fermés. À l'aube, après un bon déjeuner et des voeux pour la santé de mon oncle, je reprends la route.
Quel événement quand une borne m'apprend que je suis aux confins du département du Calvados et que je vais pénétrer dans l'Orne ! C'est la première fois que je quitte ce bon Calvados. Deux départements! Me voilà voyageur, explorateur, même...

Le temps est gris, maussade. Il pleuvine. Et je marche, marche toujours sans savoir où je vais. Il est grand ce département de l'Orne. Sur la route, venant à ma rencontre d'un pas rapide, un monsieur habillé de noir. Le voici à quelques pas. Il est grand, jeune. Un lorgnon, une barbe en pointe, voilà tout d'abord ce que je retiens de son visage. Puis une expression de grande bonté qui me pousse à aborder l'inconnu à l'instant même où il me dépasse.

- M'sieur, je suis orphelin, je suis seul. J'ai faim.
- D'où viens-tu, mon enfant et où vas-tu ?
- Je ne sais pas où je vais.
- Tiens, voilà un franc. Achète de quoi manger aux premières maisons, puis continue en direction de Condé-sur-Noireau. Ne te trompe pas. Ne quitte pas la grand' route. Je dois faire une visite à Montilly, tout près. Ce ne sera pas long, je te rattraperai.

La voix est affectueuse. D'emblée, cet homme vêtu de noir m'est sympathique et j'ai le pressentiment qu'il sera pour moi un ange gardien. Aussi, un peu de pain et de fromage achetés dans une boutique, je marche lentement sous la pluie fine jusqu'à ce que le grand monsieur soit à côté de moi.
- Quel âge as-tu ?
- Douze ans.
- D'où viens-tu ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Raconte-moi tout.

De mon mieux, je dis mon histoire, essoufflé, car mon protecteur a de longues jambes et ne les ménage pas. Après mon dernier mot, il se tait un moment; puis :
- Mon garçon, je vais m'occuper de toi. je suis ici, à Condé-sur-Noireau, pour remplacer le pasteur actuellement malade. Car je suis pasteur, moi-même. je vais te conduire à l'Hôtel du Cheval Blanc où tu logeras. Demain, attends patiemment. Je viendrai te chercher dès que j'aurai trouvé une famille qui pourra te recevoir et t'occuper.

Le lendemain, comme il l'avait promis, le pasteur Babut vient me chercher et me conduit dans une famille Lecerf où l'on me donne des vêtements chauds ; de là, chez un horticulteur-fleuriste qui veut bien m'accepter comme apprenti. Et une nouvelle vie commence. Dans un immense jardin, je nettoie des planches de fraisiers, je bine des légumes, j'arrose. Le patron est un brave homme qui m'explique sans impatience ce qu'il faut faire et comment il faut le faire.
Alors quoi, le bonheur? Mais je m'ennuie à arracher tout seul, pendant des heures, les mauvaises herbes tout en veillant à n'en faire autant pour les légumes. Alors, quand un passant longe la haie, je m'approche.
- M'sieur, vous n'auriez pas une cigarette ?

Un sur dix m'en donne une. D'autres haussent les épaules en marmonnant : « Il n'y a plus de gosse » ou encore passent comme s'ils ne me voyaient pas.
Après la cigarette, l'alcool, mon obsession de tous les instants. je ne suis pas long à découvrir que le plus jeune fils du patron a les mêmes goûts que moi. Il peut sortir de l'enclos, lui. Et voilà du cidre à discrétion. Du cidre, c'est fade. Et, bientôt, de la futaille d'eau-de-vie de cinquante litres déposée à la cave de la maison, nous tirons de quoi nous offrir des rasades derrière les arbustes.
Du coup, un furieux désir de boire, ce qui s'appelle boire, me ressaisit. Une gorgée par-ci, par-là, au cours de la journée, c'est appréciable, mais boire pendant la soirée et au café, les coudes sur la table, la cigarette au bec, prend un autre relief. Sans doute, mais pour cela il faut de l'argent et je n'ai pas un sou. On m'apprend un métier et, bien entendu, on ne me paie pas. Pour obtenir de l'argent, il faut trouver un truc. je le trouve.
Sitôt le travail terminé, assez tôt, car c'est l'hiver, je vais faire un petit tour en ville. je longe les magasins illuminés. Quand, derrière un comptoir, je découvre une figure qui me revient, j'entre en prenant un air aussi chétif et malheureux que possible: « M'sieur (ou Madame), ma mère est morte, mon père est parti... Alors j'ai faim » ou « Mon père est mort. On est huit enfants à la maison. Ma mère est malade. Alors, si c'était un effet de vot' bonté... »
Ici, on me donne un sou, ailleurs deux, ailleurs quatre. On me renvoie les mains vides aussi. C'est le risque du métier Le mendiant ne gagne pas à tout coup.
Mais, après une demi-heure d'histoires aux nombreuses variantes, dictées par le physique de la personne à laquelle elles s'adressent, j'ai de quoi acheter du tabac et m'attabler au café devant un petit pot. Les belles heures vécues avec papa Léon ressuscitent.
J'arrive en retard dans la famille Lecerf où je prends mon repas du soir et loge. Monsieur Lecerf n'est pas content.
- Pourquoi arrives-tu seulement maintenant ?
- On a eu du travail supplémentaire. J'ai dû rester pour aider.

La cinquième ou sixième fois mon explication paraît louche, plus encore le soir où l'on constate que je suis complètement hébété par l'ivresse. Informé, le pasteur Babut accourt, me presse de questions, mais je ne desserre pas les lèvres.
- Tu me fais de la peine, mon garçon, beaucoup de peine. Et tu as douze ans ! C'est affreux. Demande à Dieu de t'aider, sans quoi tu es perdu... Je vais prier pour toi.

Je me raidis, toujours silencieux. Dieu ?... Papa Léon n'y croit pas. Les paroles glissent sur moi. Peu après cette scène, le lendemain soir, déjà, je recommence à mendier, à fumer et à boire. Que ne ferait-on pas pour satisfaire une passion brûlante ? Brûlante, c'est le mot. Il faut, il faut que j'éteigne dans l'eau-de-vie le feu qui est en moi. Mais, sans que je m'en doute, on me suit, on m'observe. Le troisième soir, au moment où une commerçante assise derrière son comptoir me tend deux sous après avoir prêté une oreille bienveillante à mes mensonges, une voix bien connue, celle de M. Lecerf, retentit :
- Donne-moi cet argent ! Reprenez-le, Madame ! Toi, viens !

Une main me saisit. Honteux, je trotte jusqu'à la maison de mon protecteur, honteux seulement d'avoir trouvé plus malin que moi. Le pasteur Babut est là. Stupéfait, pâle, triste, il écoute le récit de mon aventure.
- Tu mendies ? tu mens ? tu trompes tout le monde ? et tout ça pour boire? À quoi penses-tu, alors que tu as tout pour être heureux, un bon patron, un joli métier, des amis qui ne te veulent que du bien et tentent l'impossible pour t'arracher à ton vice ? Pauvre et malheureux garçon ! Tu vas te coucher immédiatement. Demain, toute la journée, tu resteras couché. Ton patron sera averti. Que décidera-t-il ? Tu n'as pas honte de me faire une peine pareille ?

On me tuerait plutôt que de m'amener à prononcer une parole. Ces gens, des bigots, dirait papa Léon, qui veulent m'empêcher de boire, d'être libre et d'agir à ma guise, sont mes ennemis. Je hausse les épaules et vais me coucher.
Ma punition accomplie, je retourne chez mon patron. Là, nouvelle affaire. On a découvert que le tonneau d'eau-de-vie est à moitié vide.
- C'est toi, hein ?

Je reste muet. je ne dénonce pas mon complice, le plus jeune fils de la maison. Entre fricoteurs, on ne se trahit pas.
- Qu'est-ce qu'on va faire d'un polisson, d'un voyou pareil ? Le pasteur saura tout.

Quand ce cher brave homme apprend toute la vérité, il m'entreprend avec une douceur terrible. Il me parle des démons qui sont en moi. Si je n'appelle pas Dieu au secours, ils me jetteront dans un précipice. J'écoute, muet. Quand il m'annonce, enfin, qu'il quitte la localité, qu'il me recommandera à celui qu'il a remplacé pendant sa maladie, le pasteur Wilfred Monod, mon coeur est touché, car je sens, sans bien comprendre pourquoi, que cet homme me veut du bien, qu'il souffre réellement de me voir si faible devant les tentations. Sans le montrer, je le quitte avec une tristesse sincère.

Bientôt, M. et Mme Wilfred Monod se réinstallent au presbytère de la rue Duchêne. Je ne peux pas dire combien ils sont bons pour moi. Constamment, après mon travail, ils m'invitent chez eux. Vraiment, je suis un enfant de la maison et je joue comme un gosse avec Samuel Monod, un peu plus jeune que moi. J'assiste aux réunions antialcooliques qui se tiennent au presbytère. Lutter contre l'alcoolisme, voilà une chose que je n'arrive pas à comprendre. L'alcool, qui est si bon et qui donne des forces ! Les membres de la société, à vrai dire, gardent le droit de boire du cidre et du vin. Leur ennemi est l'eau-de-vie. Pourquoi ? C'est justement ce qu'il y a de meilleur.

Un jour, du nouveau: M. Wilfred Monod m'apprend que je vais quitter Condé-sur-Noireau et retourner à l'hospice de Caen, mais pour un temps très limité, celui qu'il faudra pour remplir les formalités qui permettront à l'Assistance publique de se dessaisir de ses droits sur moi et de les transmettre au pasteur Babut, qui va devenir mon père adoptif. Cette nouvelle, qui aurait dû me transporter de joie, me remplit de chagrin. Car je ne vois qu'une chose: de nouveau les hauts murs, ma liberté perdue, le cachot peut-être pour me punir de mon évasion et du mal que j'ai infligé à la porte Saint-Exupère. Cela seul compte pour moi et non les lignes d'une lettre qu'on me lit dans l'espoir de me toucher. À un membre de sa famille qui lui écrivait: « Je ne comprends pas que vous persistiez, que vous vous acharniez à sauver ce malheureux garçon ; je l'ai vu, il est perdu », le pasteur Babut a répondu : « Je sais que ce petit Paul est descendu bien bas, mais j'ai assumé une tâche devant Dieu et devant les hommes. Je suivrai Paul de mon affection, partout et toujours, jusqu'au bagne, devant l'échafaud, s'il le faut. »
Que faire ? Se soumettre, au moins provisoirement. Et voici le jour du départ. M. Wilfred Monod me conduit à l'Hospice de Caen et me remet aux mains de l'inspecteur. Quand il s'éloigne, j'ai le coeur bien gros. Mais c'est toujours à ma liberté perdue que je pense.
L'inspecteur me regarde un moment sans parler. Enfin: « Tu en as de la chance, mon garçon. Le pasteur Babut a exprimé le désir et la volonté de t'adopter. Tu ne seras plus seul dans la vie. Te rends-tu compte de ce que cela signifie? Mais il faut un temps pour régler la chose. On va te conduire à l'Hospice de Bayeux d'où tu t'es évadé. Il ne dépend que de toi de n'y rester que peu de jours. Mets un terme à tes escapades. Attends patiemment. Répète-toi sans cesse - il ne dépend que de moi de commencer une vie nouvelle et heureuse. »
Alors Bayeux ; de nouveau la lourde porte de l'hospice, la voûte trop connue, les hauts murs, le bureau de la Supérieure, Mme de Thiergaumont, qui me parle avec bonté.
- Tu seras sage, cette fois ? Tu ne nous viens que pour quelques jours, quelques semaines au plus. je suis heureuse de te revoir. Tu me rappelles un de mes petits-neveux. Tu ne seras pas puni. Tu vas retourner à l'infirmerie où tu retrouveras le brave infirmier d'If, et les malades et les vieillards qui ont tous beaucoup d'affection pour toi, car tu aimes à leur rendre service. Va, mon garçon !

À l'infirmerie, que de questions! Comment as-tu fait pour desceller, toi si petit, cette porte Saint-Exupère ? Qu'es-tu devenu pendant tant de mois ? Où as-tu roulé ta bosse ? Je réponds de mon mieux, un peu distrait, car me retrouver derrière les hauts murs de l'hospice est pour moi une telle déception, une telle défaite que je suis absolument décidé à être ou entièrement libre ou tout à fait prisonnier dans un cachot. La liberté ou l'esclavage. Il ne saurait y avoir de situation intermédiaire. Et, déjà, je rumine le plan d'une évasion.

Les jours passent. je me désespère. M'a-t-on dit la vérité ? Un matin, à l'heure favorable, je m'empare d'une longue échelle de maçon. Je traverse plusieurs cours courbé sous le poids. Personne. Devant la glacière, but de mes efforts, voici soeur Marie des Anges. Elle me considère, pitoyable.
- Pauvre petit, cette échelle est trop lourde. Je vais t'aider.

Je réponds crânement:
- Non. Le père Chaulot boîte trop pour la porter. je veux seul lui rendre ce service.

La soeur me sourit. Mon audace me sauve. Mais, la sainte femme disparue, dresser cette échelle contre un mur de cinq mètres de hauteur, quelle affaire! Je cale son pied contre une grosse pierre, je m'arc-boute, je gémis sous le poids, plie. La liberté est là-haut. Alors un suprême effort, un effort désespéré et l'échelle est en place. je grimpe les échelons comme un chat, m'installe à califourchon sur le faîte de la muraille, me retourne, me laisse glisser, les pieds dans le vide, les mains crispées sur la pierre... Cinq mètres. Si j'hésite, je suis perdu. Hop ! Je lâche prise, glisse le long de la paroi rugueuse et rejoins le sol où la plante de mes pieds se meurtrit. La belle affaire! La minute n'est pas à la sensibilité. Je regarde à gauche, à droite. Personne ne m'a vu. Sans courir, pour ne pas attirer l'attention, je m'éloigne, gagne le large, m'enfonce dans la campagne.
Le soir même, un jardinier-maraîcher m'embauche. Il est très gentil. Pendant plusieurs jours, je travaille avec courage songeant avec allégresse à mon évasion réussie, un peu aussi à la peine de mon futur père adoptif, car on l'a sûrement mis au courant, mais bast ! la liberté n'a pas de prix. Jusqu'au jour où une dame, qui se rendait souvent à l'hospice et me connaissait, vient acheter des légumes chez mes patrons. Je n'ai pas le temps de me dissimuler.
- Tu es donc ici, Paul?
- Oui.

Notre conversation en reste là. Le surlendemain, pendant que la maisonnée déjeune, deux gendarmes apparaissent sur le seuil de la cuisine. Un enfant de douze ans entre deux gendarmes ! Ah ! si j'avais l'âge d'homme, on ne m'emmènerait pas comme ça! Il n'y qu'à baisser la tête, à enfoncer la colère en soi et à suivre la maréchaussée. Bientôt, me voici dans le bureau de l'économe. Il parle comme un livre, cet homme, il me raisonne, il m'exhorte, pendant que je pense: « T'es libre, toi, mon vieux, et les discours, ça ne coûte rien. Pourquoi s'obstiner à m'enfermer ? On n'a qu'à me laisser tranquille là où je trouve du travail, c'est tout simple. » Mais depuis quand les grandes personnes écoutent-elles les enfants ? Ils n'ont, eux, que le droit de se taire et d'obéir.
Ensuite, bien sûr, chez Madame la Supérieure.
- Mon devoir, mon pauvre ami, n'est pas agréable. J'ai des ordres formels. Je dois m'assurer de ta petite et vagabonde personne. Quand le pasteur Babut viendra te chercher, il est nécessaire que tu sois là et non pas on ne sait où. Alors, on m'ordonne de te mettre au cachot. Mais, j'ai pitié de toi. Tu iras au pavillon, qui est plus clair, plus sain. Tu verras un coin de jardin. Ton lit de camp aura de bonnes couvertures. Puisque tu aimes la lecture, des livres. À ma promenade d'une heure, j'irai te voir. Tu dois comprendre tout de même, petit enfonceur de portes et chevaucheur de muraille, qu'il est impossible de te laisser libre dans l'établissement. Poudre d'escampette, va ! Tu nous en fais un roman avec tes cascades d'évasions !

Mme de Thiergaumont penche sa haute stature et m'embrasse sur le front.
Narquois, l'infirmier d'If, mon ami, attend avec son trousseau de grosses clefs.
- Alors, tu ne veux pas rester avec moi? Monsieur entend demeurer libre comme l'air. Ça se paie, mon garçon. Avoue que tu l'as cherché. Et en route pour le pavillon !

La lourde porte bardée de fer se referme sur mes talons. Des semaines s'écoulent, lentes, monotones. Monotones ? pas tellement que ça, grâce aux piles de livres qu'on m'apporte. je les dévore. Avec eux je parcours les continents, je vis avec les révolutionnaires de la grande révolution, avec Washington, Lafayette, Rochambeau. Sous leurs ordres, je lutte pour la libération des peuples; avec Livingstone, je sauve des esclaves noirs ; avec jean Bart, je monte à l'abordage des frégates britanniques, transformé en redoutable flibustier. Tout ce qui est violent, dangereux, me séduit.
Des lettres, souvent, de mon père adoptif, pleines d'affection, de pitié, de bonté. Je les lis, les relis même, mais elles n'écartent pas les murs du pavillon. Enfin, au bout de six semaines, l'une d'elles m'apporte le commencement de la libération; on va m'envoyer dans une grande école, à Sainte-Foy-la-Grande, près de Bordeaux. Une grande école! Étudier un peu tout, devenir savant, un avocat de cour d'assises. Bordeaux ? Ils ont du bon vin, là-bas. J'en ai bu, une fois, ça ne s'oublie pas. D'accord, d'accord, la grande école et le bon vin.
J'attends encore, bouillant d'impatience, la réalisation de mon double rêve. Enfin, après soixante-cinq jours de détention, la porte s'ouvre. Mon père adoptif (qu'il est grand!) m'attend dans le bureau de Madame la Supérieure. Il m'embrasse.
- Ce fut long, hein ? J'espère que tu n'as pas douté de ma parole ? Aussi pourquoi s'évader à la veille de la libération? En voilà une idée! Petit garnement. Après ça, les démarches auprès de l' Assistance publique n'étaient guère facilitées. Enfin, tout est terminé, bien terminé. Il y en a des gens qui se sont occupés de toi ! Retiens bien leur noms: Philippe Bazin, Jules Guex, Étienne Matter... Tu ne vas pas les décevoir. Dans quelques jours tu partiras pour la colonie agricole et industrielle de Sainte-Foy-la-Grande. Dans quelques jours seulement, parce que les démarches pour l'admission définitive sont encore en cours. jusque-là tu seras libre, à l'infirmerie, près de ton ami d'If. À une condition : me promets-tu, devant Dieu, de ne pas essayer de t'enfuir ?
Je n'hésite pas.
- Oui, je le promets.

Ce qui est promis est promis. On n'a qu'une parole. On pourra laisser toutes les portes ouvertes, dresser des échelles contre les murs, je resterai.
Avant de se retirer, mon père adoptif fait une prière. Que dit-il à Dieu ? Je remarque seulement qu'il le tutoie, ce qui me paraît étrange. Madame la Supérieure a joint les mains. Après l'Amen, elle dit:
- Monsieur, l'enfant vous est remis. Au point de vue religieux, nous le perdons, puisque vous êtes ministre du culte protestant et que vous l'adoptez, il deviendra sans doute protestant. Protestant ? catholique ? L'essentiel est qu'il soit un honnête homme. Pour l'instant c'est une petite âme qu'il faut sauver. Malgré ses révoltes, ses évasions, peut être à cause d'elles, il m'intéressait ce garçon. Que Dieu vous accompagne !

Quelques jours après je quitte l'hospice, saluant en vitesse les vieillards, le bon infirmier d'If, tout entier, déjà, tourné vers l'avenir. On me conduit à Caen ; avec une valise bien garnie, un peu d'argent, les bons conseils de l'inspecteur, me voici à la gare. Partir pour Sainte-Foy-la-Grande, et tout seul, à treize ans, le beau voyage.


Table des matières

Page précédente:
Page suivante:
 

- haut de page -