La Grande Soif
CHAPITRE
QUATRIÈME
Débarrassé d'un
patron brutal, d'un travail qui dépassait
mes forces - pendant des années j'en ai
gardé l'aversion de la vie campagnarde -
pourquoi donc ne suis-je pas heureux à
l'hospice ? Tout simplement parce que de hauts murs
entourent le bâtiment et que ses portes sont
verrouillées. Me heurter sans cesse à
ces murs, à ces portes, m'irrite au
delà de ce que je peux dire. Ils
m'empêchent de boire comme je voudrais et
ça c'est un tourment qui compte, mais il y a
plus : je pleure la liberté perdue. La
liberté! Le gosse de douze ans que je suis
n'admet pas, n'accepte pas que, sous aucun
prétexte, des hommes en enferment d'autres.
Chacun a le droit, enfant ou adulte, d'aller
où il lui plaît et quand ça lui
plaît. Sinon à quoi bon vivre ? Du
matin au soir, je pense à cette
liberté perdue. Elle me poursuit, me hante.
J'en rêve la nuit : « Liberté,
liberté chérie » c'est tout ce
que je sais de la Marseillaise. Je suis comme un
insecte enfermé dans un verre. Dix fois,
cent fois par jour, je m'élance contre les
parois... Vainement. C'est à devenir
fou.
Pour oublier un peu
mon malheur, je dévore tous les volumes qui
constituent la bibliothèque de l'infirmerie,
pêle-mêle : histoires d'amour,
pièces de théâtre, romans,
voyages. Et me voici dans les pampas avec Fenimore
Cooper, dans, l'Île mystérieuse de
Jules Verne, dans les égouts de Paris avec
jean Valjean dont je vis les aventures comme si
elles étaient miennes. Mais plus que tout me
plaisent les romans judiciaires. Être avocat,
plaider dans une affaire criminelle, chercher
à sauver une tête - est-ce qu'on a le
droit de condamner à mort? - peut-on
imaginer situation plus enviable ? Moi aussi, je
veux être avocat. Et je le suis. je m'avance
à la barre et je plaide, tour à tour
ironique et pathétique, en appelant au coeur
des juges, leur expliquant ce que c'est qu'un
malheureux qui n'a connu ni père ni
mère, dont la société a fait
un paria, un révolté et qui, de faux
pas en faux pas, est fatalement conduit au crime.
J'agite mes manches. Ma voix s'enfle. Je suis la
voix de la justice.
Après quoi,
mon client acquitté, mon exaltation
dissipée, je me retrouve derrière les
hauts murs. Ça ne peut pas durer. Il faut
que je m'échappe. Et je m'échapperai.
Liberté chérie !... Me voici à
l'affût de l'occasion rêvée.
Mais les murs n'ont pas de solution de
continuité, les portes sont fermées
à clef, même, sitôt qu'il l'a
franchie, celle par laquelle l'abbé James
passe de son presbytère dans
l'hospice.
Alors quoi? Eh bien,
risquer le tout pour le tout, montrer un tel toupet
que les soupçons soient annihilés.
Des camarades complaisants m'apportent de
l'extérieur des habits civils à ma
taille. S'échapper en uniforme, c'est en
effet se condamner à ne pas aller loin.
Après quoi, pendant des jours et des jours,
j'étudie les diverses portes de
l'établissement. Une seule, assez à
l'écart, perdue au fond d'un long corridor,
la porte Saint-Exupère, n'est pas
gardée. On ne l'utilise guère. Je
l'examine de près, elle est épaisse,
la serrure respectable. Pour fuir, il s'agit de la
desceller. Je sais où trouver l'instrument
utile. Alors taper comme un sourd, et en plein
jour, avec un tel entrain, un tel esprit de suite
que chacun, s'il entend, pensera que le
maçon de l'établissement travaille
à une réparation. Tentons le
coup.
Un matin, alors que
tout le monde est à son travail, que je peux
quitter l'infirmerie sans attirer l'attention,
j'arrive près de la porte
Saint-Exupère avec mes habits civils
cachés sous la blouse d'uniforme et la
pioche empruntée au hangar des outils. Pas
de réflexion, pas d'hésitation. Pan,
pan, pan ! À coups redoublés
j'attaque le mortier. La sueur ruisselle sur mon
front. Pan, pan, pan ! Le trou grandit. Des
plâtras jonchent les dalles. Le gond se met
à vaciller. Il cède, une pesée
de la pioche, de l'autre côté et le
pêne se dégage de la serrure. Quelle
joie ! Mon coeur et mes tempes battent. J'ouvre un
peu la porte, je me faufile, je referme de mon
mieux pour que la clarté du soleil dans ce
corridor sombre ne me trahisse pas, et au revoir
les amis ! Au revoir, ou plutôt adieu. La rue
est déserte. Je cours, Voici un petit
enclos. J'y pénètre, change de
vêtements et d'un bon pas, sifflant un air
joyeux, m'éloigne de la ville. Libre
!
Devant moi, tendue
jusqu'à l'horizon, la grande route
bordée de peupliers. L'avenue du bonheur.
Autour de moi la bise fait chanter les feuilles. Et
je marche, marche. Quelle tête font-ils
à l'hospice devant la porte
Saint-Exupère descellée ? Je ris de
satisfaction. Les heures passent. Le soleil tombe
derrière les grands arbres. La nuit va venir
et j'ai faim. Devant une petite maison deux enfants
jouent, surveillés par leur mère. Je
m'avance d'un air humble, très poli
:
- Madame, je suis
bien fatigué et j'ai bien faim.
- Où vas-tu
comme ça?
- Mon oncle est
très malade. Ma mère m'envoie chez
lui. Mais c'est loin. Et je suis si
fatigué.
Mon histoire, prend
à merveille. On me fait entrer, on me donne
à manger, on m'offre un lit où je
dors à poings fermés. À
l'aube, après un bon déjeuner et des
voeux pour la santé de mon oncle, je
reprends la route.
Quel
événement quand une borne m'apprend
que je suis aux confins du département du
Calvados et que je vais pénétrer dans
l'Orne ! C'est la première fois que je
quitte ce bon Calvados. Deux départements!
Me voilà voyageur, explorateur,
même...
Le temps est gris,
maussade. Il pleuvine. Et je marche, marche
toujours sans savoir où je vais. Il est
grand ce département de l'Orne. Sur la
route, venant à ma rencontre d'un pas
rapide, un monsieur habillé de noir. Le
voici à quelques pas. Il est grand, jeune.
Un lorgnon, une barbe en pointe, voilà tout
d'abord ce que je retiens de son visage. Puis une
expression de grande bonté qui me pousse
à aborder l'inconnu à l'instant
même où il me dépasse.
- M'sieur, je suis orphelin,
je suis seul. J'ai faim.
- D'où
viens-tu, mon enfant et où vas-tu
?
- Je ne sais pas
où je vais.
- Tiens, voilà
un franc. Achète de quoi manger aux
premières maisons, puis continue en
direction de Condé-sur-Noireau. Ne te trompe
pas. Ne quitte pas la grand' route. Je dois faire
une visite à Montilly, tout près. Ce
ne sera pas long, je te rattraperai.
La voix est
affectueuse. D'emblée, cet homme vêtu
de noir m'est sympathique et j'ai le pressentiment
qu'il sera pour moi un ange gardien. Aussi, un peu
de pain et de fromage achetés dans une
boutique, je marche lentement sous la pluie fine
jusqu'à ce que le grand monsieur soit
à côté de moi.
- Quel âge
as-tu ?
- Douze
ans.
- D'où
viens-tu ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Raconte-moi
tout.
De mon mieux, je dis
mon histoire, essoufflé, car mon protecteur
a de longues jambes et ne les ménage pas.
Après mon dernier mot, il se tait un moment;
puis :
- Mon garçon,
je vais m'occuper de toi. je suis ici, à
Condé-sur-Noireau, pour remplacer le pasteur
actuellement malade. Car je suis pasteur,
moi-même. je vais te conduire à
l'Hôtel du Cheval Blanc où tu logeras.
Demain, attends patiemment. Je viendrai te chercher
dès que j'aurai trouvé une famille
qui pourra te recevoir et t'occuper.
Le lendemain, comme
il l'avait promis, le pasteur Babut vient me
chercher et me conduit dans une famille Lecerf
où l'on me donne des vêtements chauds
; de là, chez un horticulteur-fleuriste qui
veut bien m'accepter comme apprenti. Et une
nouvelle vie commence. Dans un immense jardin, je
nettoie des planches de fraisiers, je bine des
légumes, j'arrose. Le patron est un brave
homme qui m'explique sans impatience ce qu'il faut
faire et comment il faut le faire.
Alors quoi, le
bonheur? Mais je m'ennuie à arracher tout
seul, pendant des heures, les mauvaises herbes tout
en veillant à n'en faire autant pour les
légumes. Alors, quand un passant longe la
haie, je m'approche.
- M'sieur, vous
n'auriez pas une cigarette ?
Un sur dix m'en donne
une. D'autres haussent les épaules en
marmonnant : « Il n'y a plus de gosse »
ou encore passent comme s'ils ne me voyaient
pas.
Après la
cigarette, l'alcool, mon obsession de tous les
instants. je ne suis pas long à
découvrir que le plus jeune fils du patron a
les mêmes goûts que moi. Il peut sortir
de l'enclos, lui. Et voilà du cidre à
discrétion. Du cidre, c'est fade. Et,
bientôt, de la futaille d'eau-de-vie de
cinquante litres déposée à la
cave de la maison, nous tirons de quoi nous offrir
des rasades derrière les
arbustes.
Du coup, un furieux
désir de boire, ce qui s'appelle boire, me
ressaisit. Une gorgée par-ci, par-là,
au cours de la journée, c'est
appréciable, mais boire pendant la
soirée et au café, les coudes sur la
table, la cigarette au bec, prend un autre relief.
Sans doute, mais pour cela il faut de l'argent et
je n'ai pas un sou. On m'apprend un métier
et, bien entendu, on ne me paie pas. Pour obtenir
de l'argent, il faut trouver un truc. je le
trouve.
Sitôt le
travail terminé, assez tôt, car c'est
l'hiver, je vais faire un petit tour en ville. je
longe les magasins illuminés. Quand,
derrière un comptoir, je découvre une
figure qui me revient, j'entre en prenant un air
aussi chétif et malheureux que possible:
« M'sieur (ou Madame), ma mère est
morte, mon père est parti... Alors j'ai faim
» ou « Mon père est mort. On est
huit enfants à la maison. Ma mère est
malade. Alors, si c'était un effet de vot'
bonté... »
Ici, on me donne un
sou, ailleurs deux, ailleurs quatre. On me renvoie
les mains vides aussi. C'est le risque du
métier Le mendiant ne gagne pas à
tout coup.
Mais, après
une demi-heure d'histoires aux nombreuses
variantes, dictées par le physique de la
personne à laquelle elles s'adressent, j'ai
de quoi acheter du tabac et m'attabler au
café devant un petit pot. Les belles heures
vécues avec papa Léon
ressuscitent.
J'arrive en retard
dans la famille Lecerf où je prends mon
repas du soir et loge. Monsieur Lecerf n'est pas
content.
- Pourquoi arrives-tu
seulement maintenant ?
- On a eu du travail
supplémentaire. J'ai dû rester pour
aider.
La cinquième
ou sixième fois mon explication paraît
louche, plus encore le soir où l'on constate
que je suis complètement
hébété par l'ivresse.
Informé, le pasteur Babut accourt, me presse
de questions, mais je ne desserre pas les
lèvres.
- Tu me fais de la
peine, mon garçon, beaucoup de peine. Et tu
as douze ans ! C'est affreux. Demande à Dieu
de t'aider, sans quoi tu es perdu... Je vais prier
pour toi.
Je me raidis,
toujours silencieux. Dieu ?... Papa Léon n'y
croit pas. Les paroles glissent sur moi. Peu
après cette scène, le lendemain soir,
déjà, je recommence à mendier,
à fumer et à boire. Que ne ferait-on
pas pour satisfaire une passion brûlante ?
Brûlante, c'est le mot. Il faut, il faut que
j'éteigne dans l'eau-de-vie le feu qui est
en moi. Mais, sans que je m'en doute, on me suit,
on m'observe. Le troisième soir, au moment
où une commerçante assise
derrière son comptoir me tend deux sous
après avoir prêté une oreille
bienveillante à mes mensonges, une voix bien
connue, celle de M. Lecerf, retentit
:
- Donne-moi cet
argent ! Reprenez-le, Madame ! Toi, viens
!
Une main me saisit.
Honteux, je trotte jusqu'à la maison de mon
protecteur, honteux seulement d'avoir trouvé
plus malin que moi. Le pasteur Babut est là.
Stupéfait, pâle, triste, il
écoute le récit de mon
aventure.
- Tu mendies ? tu
mens ? tu trompes tout le monde ? et tout ça
pour boire? À quoi penses-tu, alors que tu
as tout pour être heureux, un bon patron, un
joli métier, des amis qui ne te veulent que
du bien et tentent l'impossible pour t'arracher
à ton vice ? Pauvre et malheureux
garçon ! Tu vas te coucher
immédiatement. Demain, toute la
journée, tu resteras couché. Ton
patron sera averti. Que décidera-t-il ? Tu
n'as pas honte de me faire une peine pareille
?
On me tuerait
plutôt que de m'amener à prononcer une
parole. Ces gens, des bigots, dirait papa
Léon, qui veulent m'empêcher de boire,
d'être libre et d'agir à ma guise,
sont mes ennemis. Je hausse les épaules et
vais me coucher.
Ma punition
accomplie, je retourne chez mon patron. Là,
nouvelle affaire. On a découvert que le
tonneau d'eau-de-vie est à moitié
vide.
- C'est toi, hein
?
Je reste muet. je ne
dénonce pas mon complice, le plus jeune fils
de la maison. Entre fricoteurs, on ne se trahit
pas.
- Qu'est-ce qu'on va
faire d'un polisson, d'un voyou pareil ? Le pasteur
saura tout.
Quand ce cher brave
homme apprend toute la vérité, il
m'entreprend avec une douceur terrible. Il me parle
des démons qui sont en moi. Si je n'appelle
pas Dieu au secours, ils me jetteront dans un
précipice. J'écoute, muet. Quand il
m'annonce, enfin, qu'il quitte la localité,
qu'il me recommandera à celui qu'il a
remplacé pendant sa maladie, le pasteur
Wilfred Monod, mon coeur est touché, car je
sens, sans bien comprendre pourquoi, que cet homme
me veut du bien, qu'il souffre réellement de
me voir si faible devant les tentations. Sans le
montrer, je le quitte avec une tristesse
sincère.
Bientôt, M. et
Mme Wilfred Monod se réinstallent au
presbytère de la rue Duchêne. Je ne
peux pas dire combien ils sont bons pour moi.
Constamment, après mon travail, ils
m'invitent chez eux. Vraiment, je suis un enfant de
la maison et je joue comme un gosse avec Samuel
Monod, un peu plus jeune que moi. J'assiste aux
réunions antialcooliques qui se tiennent au
presbytère. Lutter contre l'alcoolisme,
voilà une chose que je n'arrive pas à
comprendre. L'alcool, qui est si bon et qui donne
des forces ! Les membres de la
société, à vrai dire, gardent
le droit de boire du cidre et du vin. Leur ennemi
est l'eau-de-vie. Pourquoi ? C'est justement ce
qu'il y a de meilleur.
Un jour, du nouveau:
M. Wilfred Monod m'apprend que je vais quitter
Condé-sur-Noireau et retourner à
l'hospice de Caen, mais pour un temps très
limité, celui qu'il faudra pour remplir les
formalités qui permettront à
l'Assistance publique de se dessaisir de ses droits
sur moi et de les transmettre au pasteur Babut, qui
va devenir mon père adoptif. Cette nouvelle,
qui aurait dû me transporter de joie, me
remplit de chagrin. Car je ne vois qu'une chose: de
nouveau les hauts murs, ma liberté perdue,
le cachot peut-être pour me punir de mon
évasion et du mal que j'ai infligé
à la porte Saint-Exupère. Cela seul
compte pour moi et non les lignes d'une lettre
qu'on me lit dans l'espoir de me toucher. À
un membre de sa famille qui lui écrivait:
« Je ne comprends pas que vous persistiez, que
vous vous acharniez à sauver ce malheureux
garçon ; je l'ai vu, il est perdu », le
pasteur Babut a répondu : « Je sais que
ce petit Paul est descendu bien bas, mais j'ai
assumé une tâche devant Dieu et devant
les hommes. Je suivrai Paul de mon affection,
partout et toujours, jusqu'au bagne, devant
l'échafaud, s'il le faut.
»
Que faire ? Se
soumettre, au moins provisoirement. Et voici le
jour du départ. M. Wilfred Monod me conduit
à l'Hospice de Caen et me remet aux mains de
l'inspecteur. Quand il s'éloigne, j'ai le
coeur bien gros. Mais c'est toujours à ma
liberté perdue que je pense.
L'inspecteur me
regarde un moment sans parler. Enfin: « Tu en
as de la chance, mon garçon. Le pasteur
Babut a exprimé le désir et la
volonté de t'adopter. Tu ne seras plus seul
dans la vie. Te rends-tu compte de ce que cela
signifie? Mais il faut un temps pour régler
la chose. On va te conduire à l'Hospice de
Bayeux d'où tu t'es évadé. Il
ne dépend que de toi de n'y rester que peu
de jours. Mets un terme à tes escapades.
Attends patiemment. Répète-toi sans
cesse - il ne dépend que de moi de commencer
une vie nouvelle et heureuse. »
Alors Bayeux ; de
nouveau la lourde porte de l'hospice, la
voûte trop connue, les hauts murs, le bureau
de la Supérieure, Mme de Thiergaumont, qui
me parle avec bonté.
- Tu seras sage,
cette fois ? Tu ne nous viens que pour quelques
jours, quelques semaines au plus. je suis heureuse
de te revoir. Tu me rappelles un de mes
petits-neveux. Tu ne seras pas puni. Tu vas
retourner à l'infirmerie où tu
retrouveras le brave infirmier d'If, et les malades
et les vieillards qui ont tous beaucoup d'affection
pour toi, car tu aimes à leur rendre
service. Va, mon garçon !
À
l'infirmerie, que de questions! Comment as-tu fait
pour desceller, toi si petit, cette porte
Saint-Exupère ? Qu'es-tu devenu pendant tant
de mois ? Où as-tu roulé ta bosse ?
Je réponds de mon mieux, un peu distrait,
car me retrouver derrière les hauts murs de
l'hospice est pour moi une telle déception,
une telle défaite que je suis absolument
décidé à être ou
entièrement libre ou tout à fait
prisonnier dans un cachot. La liberté ou
l'esclavage. Il ne saurait y avoir de situation
intermédiaire. Et, déjà, je
rumine le plan d'une évasion.
Les jours passent. je
me désespère. M'a-t-on dit la
vérité ? Un matin, à l'heure
favorable, je m'empare d'une longue échelle
de maçon. Je traverse plusieurs cours
courbé sous le poids. Personne. Devant la
glacière, but de mes efforts, voici soeur
Marie des Anges. Elle me considère,
pitoyable.
- Pauvre petit, cette
échelle est trop lourde. Je vais
t'aider.
Je réponds
crânement:
- Non. Le père
Chaulot boîte trop pour la porter. je veux
seul lui rendre ce service.
La soeur me sourit.
Mon audace me sauve. Mais, la sainte femme
disparue, dresser cette échelle contre un
mur de cinq mètres de hauteur, quelle
affaire! Je cale son pied contre une grosse pierre,
je m'arc-boute, je gémis sous le poids,
plie. La liberté est là-haut. Alors
un suprême effort, un effort
désespéré et l'échelle
est en place. je grimpe les échelons comme
un chat, m'installe à califourchon sur le
faîte de la muraille, me retourne, me laisse
glisser, les pieds dans le vide, les mains
crispées sur la pierre... Cinq
mètres. Si j'hésite, je suis perdu.
Hop ! Je lâche prise, glisse le long de la
paroi rugueuse et rejoins le sol où la
plante de mes pieds se meurtrit. La belle affaire!
La minute n'est pas à la sensibilité.
Je regarde à gauche, à droite.
Personne ne m'a vu. Sans courir, pour ne pas
attirer l'attention, je m'éloigne, gagne le
large, m'enfonce dans la campagne.
Le soir même,
un jardinier-maraîcher m'embauche. Il est
très gentil. Pendant plusieurs jours, je
travaille avec courage songeant avec
allégresse à mon évasion
réussie, un peu aussi à la peine de
mon futur père adoptif, car on l'a
sûrement mis au courant, mais bast ! la
liberté n'a pas de prix. Jusqu'au jour
où une dame, qui se rendait souvent à
l'hospice et me connaissait, vient acheter des
légumes chez mes patrons. Je n'ai pas le
temps de me dissimuler.
- Tu es donc ici,
Paul?
- Oui.
Notre conversation en
reste là. Le surlendemain, pendant que la
maisonnée déjeune, deux gendarmes
apparaissent sur le seuil de la cuisine. Un enfant
de douze ans entre deux gendarmes ! Ah ! si j'avais
l'âge d'homme, on ne m'emmènerait pas
comme ça! Il n'y qu'à baisser la
tête, à enfoncer la colère en
soi et à suivre la
maréchaussée. Bientôt, me voici
dans le bureau de l'économe. Il parle comme
un livre, cet homme, il me raisonne, il m'exhorte,
pendant que je pense: « T'es libre, toi, mon
vieux, et les discours, ça ne coûte
rien. Pourquoi s'obstiner à m'enfermer ? On
n'a qu'à me laisser tranquille là
où je trouve du travail, c'est tout simple.
» Mais depuis quand les grandes personnes
écoutent-elles les enfants ? Ils n'ont, eux,
que le droit de se taire et
d'obéir.
Ensuite, bien
sûr, chez Madame la
Supérieure.
- Mon devoir, mon
pauvre ami, n'est pas agréable. J'ai des
ordres formels. Je dois m'assurer de ta petite et
vagabonde personne. Quand le pasteur Babut viendra
te chercher, il est nécessaire que tu sois
là et non pas on ne sait où. Alors,
on m'ordonne de te mettre au cachot. Mais, j'ai
pitié de toi. Tu iras au pavillon, qui est
plus clair, plus sain. Tu verras un coin de jardin.
Ton lit de camp aura de bonnes couvertures. Puisque
tu aimes la lecture, des livres. À ma
promenade d'une heure, j'irai te voir. Tu dois
comprendre tout de même, petit enfonceur de
portes et chevaucheur de muraille, qu'il est
impossible de te laisser libre dans
l'établissement. Poudre d'escampette, va !
Tu nous en fais un roman avec tes cascades
d'évasions !
Mme de Thiergaumont
penche sa haute stature et m'embrasse sur le
front.
Narquois, l'infirmier
d'If, mon ami, attend avec son trousseau de grosses
clefs.
- Alors, tu ne veux
pas rester avec moi? Monsieur entend demeurer libre
comme l'air. Ça se paie, mon garçon.
Avoue que tu l'as cherché. Et en route pour
le pavillon !
La lourde porte
bardée de fer se referme sur mes talons. Des
semaines s'écoulent, lentes, monotones.
Monotones ? pas tellement que ça,
grâce aux piles de livres qu'on m'apporte. je
les dévore. Avec eux je parcours les
continents, je vis avec les révolutionnaires
de la grande révolution, avec Washington,
Lafayette, Rochambeau. Sous leurs ordres, je lutte
pour la libération des peuples; avec
Livingstone, je sauve des esclaves noirs ; avec
jean Bart, je monte à l'abordage des
frégates britanniques, transformé en
redoutable flibustier. Tout ce qui est violent,
dangereux, me séduit.
Des lettres, souvent,
de mon père adoptif, pleines d'affection, de
pitié, de bonté. Je les lis, les
relis même, mais elles n'écartent pas
les murs du pavillon. Enfin, au bout de six
semaines, l'une d'elles m'apporte le commencement
de la libération; on va m'envoyer dans une
grande école, à Sainte-Foy-la-Grande,
près de Bordeaux. Une grande école!
Étudier un peu tout, devenir savant, un
avocat de cour d'assises. Bordeaux ? Ils ont du bon
vin, là-bas. J'en ai bu, une fois, ça
ne s'oublie pas. D'accord, d'accord, la grande
école et le bon vin.
J'attends encore,
bouillant d'impatience, la réalisation de
mon double rêve. Enfin, après
soixante-cinq jours de détention, la porte
s'ouvre. Mon père adoptif (qu'il est grand!)
m'attend dans le bureau de Madame la
Supérieure. Il m'embrasse.
- Ce fut long, hein ?
J'espère que tu n'as pas douté de ma
parole ? Aussi pourquoi s'évader à la
veille de la libération? En voilà une
idée! Petit garnement. Après
ça, les démarches auprès de l'
Assistance publique n'étaient guère
facilitées. Enfin, tout est terminé,
bien terminé. Il y en a des gens qui se sont
occupés de toi ! Retiens bien leur noms:
Philippe Bazin, Jules Guex, Étienne
Matter... Tu ne vas pas les décevoir. Dans
quelques jours tu partiras pour la colonie agricole
et industrielle de Sainte-Foy-la-Grande. Dans
quelques jours seulement, parce que les
démarches pour l'admission définitive
sont encore en cours. jusque-là tu seras
libre, à l'infirmerie, près de ton
ami d'If. À une condition : me promets-tu,
devant Dieu, de ne pas essayer de t'enfuir
?
Je n'hésite
pas.
- Oui, je le
promets.
Ce qui est promis est
promis. On n'a qu'une parole. On pourra laisser
toutes les portes ouvertes, dresser des
échelles contre les murs, je
resterai.
Avant de se retirer,
mon père adoptif fait une prière. Que
dit-il à Dieu ? Je remarque seulement qu'il
le tutoie, ce qui me paraît étrange.
Madame la Supérieure a joint les mains.
Après l'Amen, elle dit:
- Monsieur, l'enfant
vous est remis. Au point de vue religieux, nous le
perdons, puisque vous êtes ministre du culte
protestant et que vous l'adoptez, il deviendra sans
doute protestant. Protestant ? catholique ?
L'essentiel est qu'il soit un honnête homme.
Pour l'instant c'est une petite âme qu'il
faut sauver. Malgré ses révoltes, ses
évasions, peut être à cause
d'elles, il m'intéressait ce garçon.
Que Dieu vous accompagne !
Quelques jours
après je quitte l'hospice, saluant en
vitesse les vieillards, le bon infirmier d'If, tout
entier, déjà, tourné vers
l'avenir. On me conduit à Caen ; avec une
valise bien garnie, un peu d'argent, les bons
conseils de l'inspecteur, me voici à la
gare. Partir pour Sainte-Foy-la-Grande, et tout
seul, à treize ans, le beau voyage.
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