Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE CINQUIÈME

Voici la grande école. De chaque côté de l'entrée principale, une haute colonne de pierre porte ces mots : «Colonie agricole et industrielle de Sainte-Foy-la-Grande». Une allée bordée de hauts platanes conduit à une cour immense bordée par les bâtiments où vivent les colons et par le pavillon des services centraux et des bureaux.
Le directeur me reçoit. Ayant compulsé un dossier, il me pose diverses questions. Enfin : « Si tu veux être heureux, Paul, ici, il s'agit d'obéir. C'est la règle absolue. Et ne pas chercher à s'évader. Défendu de boire et de fumer. La moindre faute est punie sévèrement. Vous pouvez disposer. »
Ces derniers mots s'adressent au surveillant. On me livre au coiffeur. Adieu mes belles boucles. Mon crâne est tondu à ras... Pendant la douche, on m'enlève mes habits civils avec mes cigarettes, mes allumettes et mon argent, remplacés par l'uniforme de la colonie. Je proteste.
- Silence.

On me mène dans la cour, auprès de mes camarades qui s'attroupent autour de moi.
- Un nouveau! V'la un nouveau!

Gouailleuses, questions et exclamations pleuvent.
J'en reste abasourdi..
- D'où viens-tu ? de Paris ?
- Un gros magot que t'a volé pour qu'on t'envoie ici?
- Quel empoté ! Il n'répond rien.
- Paysan, va!
- Quel métier vas-tu choisir ?

Je réponds non sans fierté
- Avocat.

Explosion de rires.
- Avocat ? Et tu viens au bagne des gosses !
- Avocat ! T'es donc fils d'aristocrate ?
- Il est piqué le pauv' type, loufoque à fond.

Il en tombe de toutes les couleurs. Les voyous parisiens n'ont pas la langue dans une musette. Tout au long de la soirée, ce que j'en entends! Je ne crois pas être très naïf, très candide, mais comme grossièreté, comme obscénité, cela dépasse tout ce que je peux imaginer. On est sali, éclaboussé des pieds à la tête. Ma réaction est immédiate. L'humanité est dégoûtante. Je la hais. L'hospice ? une idylle à côté de cette colonie de gars pourris et crachant des ignominies à pleine bouche, à pleine gueule. Une seule solution s'impose a moi : fuir le plus tôt possible et n'importe comment.

Pendant des semaines, des mois, je suis comme assommé. je me sens abandonné, trahi. C'est ça, la « grande école » !
Ma seule joie est de recevoir, de temps à autre, une lettre de mon père adoptif. C'est le dimanche, après la revue passée par le directeur, qu'on distribue le courrier. Aussitôt je m'isole et lis, relis ces lettres débordantes de compassion, de bonté, d'affection. Évidemment, mon père adoptif ne sait pas dans quel milieu je suis tombé. Et moi, par fierté absurde, je ne lui en révèle rien, je mets une coquetterie à tout lui cacher. Et je me révolte de plus en plus, je maudis la vie, les hommes qui s'ingénient à se tourmenter les uns les autres... Pas un instant je ne songe à m'accuser de ce qui m'arrive. je suis une victime, une innocente victime. Seule la bibliothèque a mon affection. Dès que je peux, je lis n'importe quoi, assis sur les marches de l'atelier de tonnellerie.

Pendant les heures de classe, matin et après-midi, j'expédie mes devoirs en vitesse, copiant le plus possible sur mes camarades. Puis, penché sur d'étroites bandes de papier, j'écris tout ce qui me passe par la tête, de vrais romans. Mon imagination bout; au fur et à mesure que ma plume trotte, d'autres idées surgissent et je noircis papier sur papier accumulés dans la case de mon pupitre. Cela ne m'empêche pas, je ne sais vraiment pas comment, d'inscrire régulièrement mon nom sur la table d'honneur, soit pour le travail scolaire, soit pour le travail manuel. Les camarades cessent de m'importuner. Je leur parle le moins possible, cadenassé en moi-même, mâchant et remâchant ma haine de la société. De la sorte une année se passe, vivement, tant mon imagination bouillonne.
Certain matin, au cours d'une promenade, alors que je me trouve assez loin de mes camarades, je m'aplatis dans le gazon, rampe à la rencontre d'une vigne, me redresse et détale. Je marche toute la journée. Le soir, je demande à coucher dans une ferme. On me reçoit aimablement, trop aimablement, et m'offre la table et le gîte. Au petit matin, on me réveille, m'offre un bon déjeuner. Après quoi, deux hommes me poussent jusqu'à une voiture attelée, m'y font monter. Hue, cocotte! Et je me retrouve à Sainte-Foy-la-Grande. On avait reconnu mon uniforme de colon. Et pour gagner la prime de vingt-cinq francs payée à qui ramène un évadé, plus les frais remboursés, les deux hommes avaient mené l'affaire rondement.
Bourru, le directeur m'interroge.

- Tu es content de ton voyage ?
- Non, j'ai été trahi.
- Recommenceras-tu ?
- Dès que je le pourrai.
- Merci pour ta franchise. Le régime de la maison ne te plaît pas ?
- Je veux être libre. Je n'ai jamais volé personne. Pourquoi est-ce qu'on m'enferme dans une colonie pénitentiaire ? Presque tous mes camarades ont été condamnés. Moi, pas. Alors, pourquoi, sans avoir rien fait, suis-je « correctionnel » sous le numéro 470 ? Ce n'est pas juste. Je veux être libre. Et faire et manger et boire ce que j'entends.
- Tu te plains de la nourriture

Alors, j'y vais d'un élan, vidant tout mon sac.
- Monsieur le directeur, voilà des mois que je suis ici. Chaque dimanche on nous sert de la « miase » (farine de maïs) délayée dans de l'eau. Immangeable. Pratiquement, le dimanche, on est au pain sec ; avec douze pruneaux, ou douze noix ou un rien de raisiné. De temps à autre, un bout de fromage. Alors on a faim. Et de la salade servie à poignées par les gardiens, une salade sans huile; du vinaigre, par contre tant et plus ! Vous ne seriez pas satisfait si vous n'aviez que cette pitance sur votre table.
Le directeur devient écarlate. Il se lève et s'élance dans ma direction. Une canne se trouve à portée de ma main. Je la saisis.
- N'avancez plus. Je me défendrai. Jamais je ne me laisserai frapper sans riposter. Et si l'on vient contre moi en nombre, d'une manière ou d'une autre, je me vengerai.

Le directeur reprend place à son bureau.
- Ce que tu es méchant !
- Oeil pour oeil, dent pour dent.
- C'est du beau ! Voilà la reconnaissance que tu as pour ton protecteur qui a le souci de trouver des amis pour payer ta pension! Il vient de m'écrire à ton sujet.
- Il ignore certainement tout de cette maison, véritable école du crime. J'aime l'alcool, c'est entendu, mais qu'est-ce que ça, comparé à ce que j'ai appris depuis que je suis ici ! Oui je m'évaderai encore. S'il y en a qui sont payés pour me faire souffrir, moi, j'ai le devoir de fuir cette souffrance.

Le directeur prend une voix glaciale.
- Très bien. J'ai écouté patiemment tes élucubrations. Revenons à nos moutons. Tu t'es évadé. je pourrais t'envoyer quinze jours en cellule, mais, puisque tu exprimes ta volonté de récidiver, ce sera trente jours et tu porteras pendant trois mois le pantalon des évadés.

Cette haute distinction consiste en un pantalon bleu d'un côté, couleur de l'uniforme de l'autre.
Quelques instants après cette conversation, une porte se referme, verrous et serrure fonctionnent. Bien maigre, le mobilier, de quoi satisfaire un moine en quête d'austérité: un lit en bois scellé dans le parquet de ciment, une planche, simili table, un banc, un seau dans une niche. Dans le mur, une ouverture grillée plus large que haute. Comme nourriture, une assiette de soupe tous les deux jours. Pain sec le matin et soir et pas lourd. On mangerait trois et quatre fois plus. Des cachots voisins montent sans cesse des imprécations : on crève de faim ! Après les imprécations, les obscénités. Parfois un rire diabolique, suivi de cris. Lâches, brutes, bourreaux ! On se vengera!
Un beau concert, en vérité. Ma nature me pousse à une sorte de sincérité dans le mal comme dans le bien, ou l'à peu près bien. Je n'ai jamais aimé les saletés qui ne mènent à rien qu'à vous égaler aux pourceaux. Mais, en ce moment, tenaillé moi-même par la faim, révolté par ce que je considère comme une injustice, tous les blasphèmes, toutes les insultes, toutes les ordures verbales qui montent de ces cachots m'apparaissent comme de légitimes protestations contre les crimes ou simplement la bêtise ou l'inconscience de la société incapable de trouver autre chose que le cachot et la famine pour remettre de jeunes dévoyés, presque tous abandonnés dès le berceau, sur le droit chemin. Sous prétexte de les corriger, elle les aigrit, elle les pourrit. Ah ! mon brave père adoptif, si bon, si confiant, si vous saviez ce que je sais, si vous entendiez ce que j'entends ! Tapi dans mon coin, je maudis Dieu et l'humanité.
Parfois une visite du directeur. Le judas de la porte s'ouvre.
- Tu penses toujours à t'évader
- Plus que jamais.

Les pas s'éloignent.

Mais tout a une fin, Les trente jours accomplis, je « remonte » auprès de mes camarades.
Nous recevons parfois la visite du commandant Étienne Matter. Rien de cassant chez ce soldat. Parce qu'il nous aime, mais qu'avons-nous fait pour qu'il nous aime ? Il nous comprend et sait nous parler. Tout naturellement son coeur vient à la rencontre de nos coeurs ; car on en a un, si perverti soit-on. Avec une affection incroyable, il évoque nos parents, nos amis, nos protecteurs absents. Il nous cite des hommes tombés très bas, plus bas que les plus mauvais d'entre nous, et qui, repris dans leur conscience, tourmentés dans leur âme, ont gravi, échelon après échelon, l'échelle du bien et sont devenus des membres utiles de la société. « Ne perdez jamais courage, jamais. Beaucoup d'entre vous, je le sais, n'ont pas eu de famille, ou ont été abandonnés, jetés à la rue, victime des circonstances. Ceux-là ont le droit de se plaindre, de se révolter même. Ce qui ne mène à rien qu'à la chute dans le précipice. Un seul moyen d'en sortir ; trouver en soi la force de se relever, si meurtri soit-on ; remonter la pente pas à pas, savoir se condamner soi-même après avoir condamné les autres et trouver dans cette condamnation le secret du relèvement. »
L'énergie, la sincérité affectueuse, la rude simplicité de cet homme touchent les plus rebelles. On l'écoute dans un grand silence. Il est comme une lumière... Après son départ nous parlons de lui avec respect. Après quoi le milieu nous reprend. Que reste-t-il de cette présence? Qui le dira jamais ? Plus que nous ne le pensons nous-mêmes.

Mon idée à moi est qu'on ne saurait se conquérir - c'est le mot du commandant Matter - dans le triste milieu où nous sommes plongés et que le premier devoir est de le fuir. Aussi, avec cinq camarades, je prépare une nouvelle évasion. Une barque de pêcheur amarrée à la rive de la Dordogne, plus ou moins abandonnée, sera, cette fois-ci, l'instrument de notre libération. Nous y apportons en cachette du pain, des oeufs, un fromage de Hollande entier, volés à la ferme, des figues, des pruneaux, du chocolat dont plusieurs camarades se privent pour nous.
Une équipe, dont je fais partie, travaille à ce moment, sur les terres du château de Faugat. Notre surveillant, toujours en défiance, méchant comme un dogue, nous tient à l'oeil. Pour faciliter notre fuite, il est entendu que deux camarades, besognant à quelque distance, simuleront une dispute et à grand bruit se jetteront l'un sur l'autre. Le surveillant, bien sûr, se précipitera du côté des batailleurs. Pendant ce temps les six complices détaleront,
Tout se déroule selon nos prévisions. Le premier, je bondis dans l'embarcation. Les autres font sauter le cadenas de la chaîne. « Allez, leste! » Ils se regardent, hésitent, tournent la tête du côté du gardien qui accourt à grandes enjambées. La peur les prend.
- On ne part pas !
- Lâches !

À la gaffe, je pousse le bateau au large pour prendre le courant. bien maladroitement, car j'ignore tout de l'art nautique. Et je sais à peine nager. Tant pis. Arrivé au milieu du fleuve, la barque glisse au fil de l'eau. Malheureusement - je n'avais pas prévu ça - la Dordogne passe devant les jardins de la colonie et le port de Sainte-Foy. Une femme de surveillant, qui lavait son linge, reconnaît l'uniforme du navigateur. J'ai beau retirer ma veste au col rouge, m'allonger sur le pont, l'appel retentit.
Un colon s'évade !

Aussitôt deux mariniers sautent sur une barque et font force d'avirons à ma suite. A l'instant où ils me rejoignent, je me dresse, décidé à me défendre en vrai corsaire, à me jeter à l'eau plutôt que de me rendre. je sors un couteau de poche.
- Arrière! Ne montez pas ou je vous tue!

L'un des mariniers bondit sur le pont où je suis campé, couteau levé. J'abats mon arme avec violence sur la poitrine de l'ennemi. La lame, qui n'est pas au cran d'arrêt, se rabat sur le manche en m'entaillant profondément la main. Le second marinier saute à son tour sur le pont de mon bateau. Je fléchis les jarrets pour sauter à l'eau mais des poignes de fer m'immobilisent. Je suis vaincu. Cinq minutes après, nous abordons. Cinq minutes encore, et les mariniers, la prime de vingt-cinq francs touchée, me laissent face au directeur.
- Es-tu fou? Tu as failli tuer un homme. Tu t'es blessé, tu as voulu te noyer. Si jeune, chercher la mort, quelle stupidité ! Belle liberté que la mort ! Regrettes-tu toutes ces folies ?
- Je regrette une seule chose, d'avoir manqué mon évasion. Plutôt la mort que cette vie !

Le directeur faiblit devant ma résolution farouche.
- Ecoute. Tu as eu un moment de folie. L'affaire en restera là si tu me promets de renoncer à t'évader.
- Non, encore non. Plutôt mourir en cellule.
- Pauvre enfant ! Tu y tiens donc tant que ça à ta liberté ? je verrai si je peux quelque chose pour elle. En attendant, tu ne feras que quinze jours de cellule. Va, pauvre garçon.

Ces mots, cette indulgence me touchent plus que toutes les menaces. En cellule ! Ça me connaît.
Cette punition achevée, je reprends ma place à l'atelier, plus silencieux que jamais. Pendant des mois, je vis dans une sorte d'hébétude que les surveillants prennent sans doute pour de la soumission. De la tonnellerie, on me place au chai, ce qui m'enchante, car j'ai l'occasion de boire. Mon silence continue. On me croit dompté, puisqu'on me nomme, un beau jour, « frère aîné ». Ce grade, car c'en est un, marqué par un galon rouge sur la manche, donne certains avantages. Pendant trois semaines, je suis donc frère aîné. Mais, j'y réfléchis, si je l'accepte, ce grade, qui fait de moi une sorte de collaborateur des surveillants, du directeur, je n'ai plus le droit, moralement, de m'évader. On m'a « acheté ». Ce marché ne me plaît pas. J'entends jouer le jeu avec franchise.
Un dimanche, je rédige ma lettre de « démission », je découds les galons, je les roule dans un papier et remets le tout au directeur. Il en prend connaissance.
- Tu es encore plus fou que je ne pensais! Qu'est-ce que ça signifie ?
- Un frère aîné ne s'évade pas. Or, moi, je veux m'évader. Ces galons ne valent pas la liberté.

Cramoisi, le directeur descend de son estrade et s'avance le bras levé. Je me mets en position de défense, prêt à la bagarre. Mais, comme une autre fois, le directeur l'esquive. Ces mots seulement
- Un mois de cellule.

J'aime mieux ça que les galons. Au cachot, au moins, je peux en toute quiétude ruminer des projets, échafauder des plans stimulés par les imprécations montées des geôles voisines. Il s'agit, désormais, de se méfier des civils alléchés par la prime, des colons mouchards, des lâches, de tout et de tous. La haine me consume et, quand le directeur ouvre le judas pour voir si je baisse pavillon, je crie à tue-tête :
- Jamais, jamais ! Je m'évaderai! Je me fous des galons !


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