Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE SIXIÈME

 

Je tiens parole très peu après ma sortie du cachot, par une belle journée de 1899. À quinze ans, on sait ce qu'on veut; on le veut bien. Ma devise de libertaire : « mourir ou vivre libre », j'entends la mettre en pratique.
À l'instant choisi, peu après le repas de midi, je me glisse dans le jardin, franchis un talus et rampe dans les hautes herbes. Traverser la propriété de Faugat où des colons travaillent, est un moment délicat. Là, je longe la Dordogne, me dissimulant derrière les bouquets d'arbres. La tombée de la nuit me trouve à Varenne chez un pêcheur qui me donne à manger et me fournit des vêtements civils. Je sais que celui-là ne me vendra pas.
- Les évadés, me dit l'homme, ça me plaît depuis qu'ils m'ont envoyé dans le temps, aux bataillons d'Afrique pour refus d'obéissance à un officier de parade. J'en ai vu, là-bas ! Alors, ceux qui se sauvent, des frères.

Je marche une partie de la nuit, dors à la belle étoile derrière une haie et reprends la route en direction de Périgueux.
- T'es bien pressé. Où vas-tu comme ça ?

Un homme et une femme, encore jeunes, se reposent à l'ombre. On parle, on fait connaissance. Lui est un ancien colon. Elle sort d'une maison de correction. Ça ne m'offusque pas.
- Reste avec nous. On en a de la pacotille à vendre, papier à lettres, enveloppes, crayons, dentelles. À trois, on s'en sortira encore mieux. Et puis, quand ça ne va pas, on tire les sonnettes.

Ça non plus, ne m'offusque pas. Colporteur ? Pourquoi pas ?
Nous voici à Périgueux où je réussis à me faire délivrer à la préfecture une autorisation de colportage, au nom de Paul Rousseau, né à Coutras, Gironde, en 1882. Maintenant, mon papier en poche, un ballot sur le dos, je n'ai plus rien à craindre des gendarmes. Pendant quelques jours, tout va bien. Mon nouveau métier m'intéresse et m'amuse. On en voit des gens ! Et puis, mes compagnons en savent des trucs ! Pour faire la popote au creux d'un fossé, des as. Pour le tirage des sonnettes et le boniment, encore plus malins que moi. Enfin, toute la marchandise est vendue; le couple vole de la lingerie, des vêtements et me propose une rafle dans la basse-cour d'une maison isolée. Je me rebiffe.
- Mendier, tant que vous voudrez ; voler, non !
- Pourquoi ?
- Ça ne me plaît pas ! C'est lâche, c'est pas chic. Voler, ça me dégoûte.
- Une leçon, quoi ! Est-ce que les patrons ne volent pas, tous ? Ils volent les ouvriers, ils volent les malheureux. Et les gros de la politique ? les impôts, pour leurs poches. Et les galonnés ? Tous les gros sont des voleurs, des chapardeurs, des fainéants, Alors, nous, les « traîne-la-route » il faudrait s'en passer ? Tu n'm'as pas regardé, mon gars. Ben, puisqu'on n'a pas les mêmes idées, chacun de son côté, hein ? Prends un peu de pacotille, puisque t'as tout de même bien travaillé. Bonne chance.
Quand t'auras un peu roulé ta bosse, tu donneras ta démission d'aristocrate.

De nouveau seul sur la route, cahin-caha, me voici dans le Cher, où j'entre au service d'un forain propriétaire d'un manège de chevaux de bois. Pour le plaisir des populations, nous allons de village en village, de bourg en bourg. Pourvu de quelque argent, hardi la bouteille ! Un soir, aux trois quarts ivre, je me vante de mon évasion de la colonie. On m'écoute.
Des fêtes, toujours des fêtes ; et des bouteilles, bien sûr ; tant et si bien qu'un jour, à Vierzon, après bamboche, l'idée baroque de me promener à cheval dans les rues de la ville me vient en tête. je secoue la porte de l'écurie où se trouve la rosse du manège. Me voyant tituber, on s'oppose à ma tentative. Discussion, bagarre, on s'oppose à ma tentative. Discussion, bagarre, coup de téléphone à la gendarmerie.
- « Oui, un évadé de Sainte-Foy, la prise est bonne, et un voleur de chevaux par dessus le marché. »

Et me voici, alors que la fête commençait pour moi, incarcéré dans la prison de Vierzon, transféré à Bourges, inculpé de tentative de vol et finalement, après un mois de préventive, condamné à quinze jours de prison avec sursis et dûment doté d'un casier judiciaire. Sur le moment, je n'y attache aucune importance. Avec sursis. La liberté, alors? Oui! En direction de Sainte-Foy-la-Grande, sous bonne garde. Mon aventure cavalière se termine dans le bureau du directeur.
- Toi ? Ton voyage a été long, cette fois. Tu ne m'aimes pas, je le sais. Tu me considères comme un bourreau. Eh bien! tu as tort. Moi, je t'aime assez pour te dire la vérité. Tu as de la volonté, de l'énergie.Tu le prouves en t'évadant pour un oui, pour un non. Mais tant que l'alcool sera ton maître - je suis informé de ce qui s'est passé à Vierzon - tu tomberas dans la boue, tu te casseras le nez. Liberté, liberté ? À quoi bon, si c'est pour boire et t'abrutir? Un gosse de quinze ans, si ce n'est pas une pitié ?
Tu me hais, entendu, mais je tremble pour toi. Cette condamnation, même avec sursis, sais-tu ce que ça signifie ? La griffe de la justice est sur toi, maintenant; tu entres dans l'engrenage; si tu ne t'arraches pas à la boisson, le bagne t'attend, violent comme tu es. Malheureux, je vais raconter tout ça au pasteur Babut qui t'écrit de si bonnes lettres, si confiantes. Quel protecteur, quel père, tu as trouvé en lui ! Le trahir comme tu fais, du beau, du propre !
Pauvre, pauvre garçon ! Tu n'as donc pas de coeur ? Après quoi, je suis là pour appliquer le règlement. Récidiviste de l'évasion, tu sais ce que ça rapporte? Tu vaux mieux que ça, tout de même. Ne finiras-tu pas par comprendre ? Ce n'est pas la société qui est ton ennemie, ce n'est pas ton directeur qui est ton bourreau, c'est toi-même, aussi longtemps que l'alcool sera ton maître. Va, réfléchis à mes paroles.

Derrière la porte verrouillée, j'y réfléchis. Il m'a touché au point sensible, le directeur. Il n'est pas si mauvais que je le croyais. Ai-je vraiment trahi mon père adoptif ? Parce que j'aime le vin, la goutte, qui réchauffent, qui donnent des forces, qui mettent du soleil dans la vie ? Ça n'a pas de sens. Tout de même, pendant quelques heures, je suis troublé. Bien vite, la révolte reprend possession de moi. Ça leur va bien à tous ces «braves gens » de parler, de prêcher à tort et à travers, d'invoquer Dieu ou le règlement. Un règlement! Dieu ! Ils ont eu des parents, eux, un foyer, ils sont bien installés dans la « société ». Ils ont tout ce qu'ils désirent. Moi, parce que je veux vivre libre, on m'enferme, on m'affame. Parce que, pour oublier et aussi parce que c'est ma seule joie, je bois, j'aime à boire, ces gavés parlent de boue, de précipice. - Exaspéré, furieux, je secoue la porte de mon cachot.

Des nuits interminables. Des jours qui en sont à peine, tant il fait sombre. Du pain sec pour tromper la faim. Et le froid. Quel froid ! L'hiver règne. Pas trace de chauffage. Par la bouche d'air qui troue le plancher, par la fenêtre mal close entre un vent coulis glacé. Comme une bête, pour ne pas geler, je tourne entre mes quatre murs. Dès que le gardien, le soir venu, apporte la couverture, je l'étends sur la planche-lit, je retire le tricot de coton que je porte sous la chemise, j'enfile mes pieds, mes jambes aussi haut que possible dans ses manches dont je noue les extrémités, je m'enroule en tournant dans la couverture ramenée sur la tête et ne bouge plus, à l'affût d'un peu de chaleur, cependant que les os, en contact trop intime avec la planche, me rentrent dans le corps. Quelles nuits. Au petit matin, il faut rendre la couverture. Alors, tourner, tourner, en rond. Quels jours !... Et la faim qui tourne avec vous. On s'abrutit. On devient fou. Il m'arrive d'éclater brusquement de rire et de pleurer l'instant d'après. Vais-je attendre passivement qu'on veuille bien ouvrir la porte de cet enfer ?

Le 25 décembre, jour de Noël, je m'évaderai, n'importe comment. C'est décidé. Pourquoi le jour de Noël? Parce qu'il me semble que ce jour-là est propice aux miracles.
Noël, voici Noël. Un Noël de glace. Quand vient mon tour d'aller faire ma toilette dans la cour, le gardien tourne la clef, ouvre la porte ... « Allez, hop! » Je le regarde comme peut regarder un adolescent de seize ans, fou de haine et d'abrutissement, qui se dit, qui se répète : « Je ne sais pas comment ça va se passer, mais je ne rentrerai pas vivant dans cette cellule. S'il le faut, lui ou moi ! »
Arrivé près du baquet où l'on se lave, le gardien s'aperçoit qu'il n'y a pas de serviette. Il s'éloigne vivement pour en quérir une, se retourne tout en marchant et me découvre - j'ai grimpé là-haut comme un chat, je ne sais comment - à califourchon sur le mur d'enceinte.
- Descends !

Je réponds par un éclat de rire. Lui par un coup de sifflet strident auquel s'ajoutent les coups de sifflet d'autres gardiens accourus de part et d'autre du mur. L'instant n'est pas à la méditation. Je me laisse tomber et file comme une flèche à la rencontre de la Dordogne. Pas de barque. Les gardiens sont à vingt pas.
- On le tient !
- Vous ne m'aurez pas vivant ! Vive la liberté!

J'arrache ma veste et bondis dans l'eau où courent des glaçons. Mais je ne sens pas le froid, je ne crains pas les tourbillons. Une exaltation me pousse en avant, me porte jusqu'au point où le courant s'apaise. Un dernier effort. La berge. Je m'élance à travers la campagne dans le vent qui mord la peau, gèle mes habits sur mon corps affaibli par soixante jours et plus de pain sec. Je tremble, ma vue s'obscurcit, je m'écroule sans connaissance.

Quand je reviens à moi, je suis devant l'immense fourneau de la cuisine, au coeur de la colonie. On me frictionne... et mon Noël s'achève en cellule, dans quel état d'esprit, on peut le deviner. Une lettre de mon père adoptif vient m'y rejoindre. Je ne la comprends pas bien. D'une part, il me dit qu'il me cherche une occupation, d'autre part, qu'il fait de son mieux pour amener le directeur à me garder à la colonie. La prend-il pour le paradis ? S'il connaissait le programme complet de ma fête de Noël - par moi il ne saura rien - peut-être ses idées se modifieraient-elles. Mais il s'agit bien de savoir ce qu'on fera de moi ! je le sais, moi, et ça suffit: enfoncer la porte de mon cachot, fuir une fois encore - je me suis juré de ne pas achever Noël en captivité - et, si, si l'on me rejoint, lutter, avec mes bourreaux, jusqu'à la mort, évasion définitive. À l'action.
Il y a, dans chaque cellule, un réduit pour le seau fermé par une porte à verrou. Ce verrou, assez massif, j'arrive à m'en emparer et, le maniant comme une pioche, j'attaque à coups vigoureux le guichet de la grande porte. Morceau par morceau, il cède. Ameutés par le tapage, voici les gardiens, le directeur, attroupés devant ma cellule. Avant qu'ils aient eu le temps d'y pénétrer, je me ramasse sur les jarrets et, tête baissée, fonce sur un angle de la muraille. Inondé de sang, je m'écroule, sans connaissance.
Cet acte de désespoir transforme, bouleverse même ma vie. Il me vaut une autre cellule pourvue d'un vrai lit, la considération' des surveillants, de fréquentes visites du directeur, même de la directrice. Visiblement, on s'intéresse à ce garnement qui ne recule et ne reculera devant rien pour conquérir la liberté. Au cent quarantième jour de mon incarcération, j'entends ces paroles.
- Après trois ans de lutte, tu as gagné la partie. Tout est réglé. Demain tu quittes la colonie en direction de l'Ardèche, où M. Étienne Matter t'a trouvé du travail dans une ferme. Prépare-toi !

Ce départ pour l'Ardèche, pour la vie, plutôt : la vraie vie, me laisse interdit et sans paroles. C'est trop beau. Pendant le reste de la journée, je siffle, puis dors à peine, tant je suis heureux. Enfin, des pas, une dernière fois le grincement des verrous tirés. D'une valise pleine de tout ce qui me sera nécessaire - mes protecteurs ont pensé à tout - le gardien sort des vêtements civils.
- Ça te va, hein ?

Une heure après, je traverse le quartier correctionnel d'où l'on a éloigné tous mes camarades et je m'engage dans le grand jardin où s'éveillent, sous un gai soleil, le premier printemps, les premiers chants d'oiseaux. Je n'avais pas gardé en mémoire que la nature fut si belle 1 Ça dépasse toute imagination et balaie mes cent quarante jours de cellule, de faim, de froid, de dégoût. La joie monte en moi comme un flot, et aux camarades que je vois là-bas aux fenêtres, agitant mains et mouchoirs, je jette mon cri: « Vive la liberté! » Le directeur sourit.
- À quoi bon afficher tes convictions, les lancer aux échos ? Tu es libre, Paul. Ça suffit!


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