Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE SEPTIÈME

 

Oui, libre ! En chemin de fer, dans les gares, personne ne me surveille, ne m'espionne. À ma guise, je peux admirer tout ce que m'offre le voyage, des plaines aux montagnes de l'Ardèche : ponts, torrents, rivières, cultures, forêts, villes, bourgs et villages. Tout m'intéresse, C'est plus varié que les murs d'une cellule.
Une famille de paysans m'accueille, un peu effrayée, d'abord, de me voir si maigre, si jaune de teint. Mais, par mon travail, je lui prouve que la machine est tout de même en bon état, si bien qu'au terme du second mois, mon salaire est doublé.
Au cours de l'hiver 1900, je fais mon instruction religieuse comme le souhaite mon père adoptif. Deux ou trois fois par semaine, dans la neige et le froid, je franchis les deux kilomètres qui me séparent du presbytère où le pasteur Eldin m'accueille avec bonté. Mme Eldin m'offre toujours une tasse de thé. Ce que j'entends m'intéresse beaucoup. je lis dans la Bible des choses magnifiques... Est-ce que j'y crois ? Est-ce qu'elles pénètrent en moi ? Plus ou moins. Cela dépend des jours et des souvenirs qui me hantent... L'instruction terminée, il faut quitter la bonne chaleur, retrouver la neige, la bise, au bout du trajet - il est en général onze heures - une chambre glacée où la lueur d'une bougie me montre des murs nus. Mais, corps et esprit, je suis cuirassé.

À Pâques 1906, première communion. Dès cinq heures, ce jour-là, dans la nuit finissante, je suis debout. Comme toujours, avec voiture et cheval, je me rends à la ville pour livrer le lait de la ferme. Retour hâtif, départ plus hâtif encore pour le temple, à quatre kilomètres. Pendant le culte, le sommeil me tracasse. Mon nom tombe soudain du haut de la chaire. Me voici membre actif de l'Église. Actif ? Quel sentiment est-ce que j'éprouve? Une grande tristesse. Mes camarades ont leurs parents dans l'assemblée, des frères, des soeurs. Moi, je suis absolument seul. je ne vois que ça, ne sens que ça. Orphelin, abandonné, pupille de l'assistance publique, d'une colonie pénitentiaire, voilà ce que je suis ou fus. Demain comme hier, je serai seul.
La cérémonie terminée, je regagne lestement la ferme, en bel appétit. Mais il est tard, on ne m'a pas attendu. Les patrons achèvent de festoyer à l'étage. Pour moi, sur la table de la cuisine, un morceau de lard, des pommes de terre écrasées, un demi-verre de vin. je mange, je bois seul. Et voilà que je pleure. je voudrais aimer quelqu'un, me dévouer pour lui. Ma sensibilité est à nu. Les rires que j'entends, là-haut, me font mal, cruellement mal. Ils n'auront donc pas un mot pour moi, une attention, ces gens, le jour de Pâques ? Je les déteste, je les envoie au diable ... Peut-être terminerai-je la journée par un éclat ! Heureusement, de petits patrons du voisinage, avertis je ne sais comment de ma détresse, m'invitent à passer la soirée chez eux autour d'un fraternel repas. Enfin, j'ai un peu chaud au coeur.
Depuis ce moment, je me détache de mes maîtres et reprends en grippe le travail de la terre. Le café, de nouveau, me voit souvent, alors que je m'en étais tenu éloigné pendant mon instruction religieuse. L'envie de voyager, de rôder ici et là, de changer de métier, au gré de ma fantaisie, s'empare de moi. J'achète de la marchandise à vendre, et adieu l'Ardèche.

Alors, fringale de déplacements comme si je voulais me fuir moi-même. Il faut que tout tourne et virevolte. A peine vue, une ville me fatigue. A une autre. Quelqu'un me plaît ? Je le quitte brusquement. Peut-être pour me prouver que je suis enfin libre comme l'air, que rien ni personne ne peuvent me retenir... Marseille, Toulon, Nice, Monte-Carlo, le nord de l'Italie, puis Paris, le nord de la France, la Belgique, de nouveau la France. Quinze jours ici, quinze jours là. Et tous les métiers. À Decazeville je charge des wagons ; sur les voies de chemin de fer je casse des pierres pour le ballast ; je tire du sable de la Gironde, du sel de l'étang de Berre, du charbon des mines de Hénin-Liétard, des poissons de la mer du Nord, au large d'Ostende; j'actionne le soufflet du maréchal-ferrant, je soigne des malades, passe de l'infirmerie, chez un boucher, chez un boulanger, puis mendie un temps pour ne pas en perdre complètement l'habitude... Ce que j'en ai vu et appris de choses pendant ces trois années d'errance, de vagabondage, de métiers effleurés, abandonnés ! Et les propos entendus, des plus sages aux plus fous! Que de coquins, de voyous, d'apaches, de souteneurs j'ai coudoyés, d'égoïstes féroces placés sur tous les échelons de l'échelle sociale, et des naïfs, des rêveurs, des passionnés de justice, toute la gamme des humains, de la brute au saint ! Je suis allé de la cuisine raffinée à la ratatouille de cantine; du repas sur le pouce, devant le zinc du bistro, au grignotage d'un croûton de pain sec ; du lit à ressorts, dans un bon hôtel, au grabat à punaises du café borgne, au matelas de feuilles sèches derrière une haie. Un jour de l'argent, trop d'argent, la noce, la saoulerie. Puis ceinture, comme on dit. Quel kaléidoscope, quelle ménagerie! Que de haines, de heurts, de procès, de paroles trompeuses entre gens tombés nus sur la terre, qui retourneront nus dans la terre en attendant d'y devenir poussière! Là-dedans, parfois, précisément là où l'on ne le cherche pas, un type épatant, tout coeur, tout générosité, prêt à donner sa veste ou son quignon de pain et qui ayant dit: « C'est pas juste ! » brave la prison, même la mort.

Dans les bas-fonds parisiens, je rencontre des officiers de diverses armées européennes, des ingénieurs, des banquiers, des artistes jetés dans la plus abjecte déchéance. par un vice qui les tient, les suce, les pousse aux pires extravagances. Avec eux, pour vivre ou végéter, je ramasse des bouts de mégots, de cigarettes, sur les grands boulevards, aux terrasses des cafés, que je vends chez un bistro de la place Maubert ; avec eux, sur le Bottin, je relève des adresses de marquis, de ducs ou de princes pour essayer de les faire chanter et c'est sous la dictée d'un ex-commandant de cavalerie hollandaise que j'écris à un comte français une lettre de mendicité où la flatterie voisine avec la menace. Dans ce milieu bizarre et dévergondé j'apprends tous les trucs de la mendicité « à la rencontre », quel genre de type il convient d'aborder et ce qu'il faut dire: à cet officier de marine, qu'on appartient à un équipage de bateau marchand, mais qu'on a raté l'embarquement ou qu'on est un rescapé du naufrage dont il vient de lire le récit dans le journal du matin ; à ce petit vieux à l'air respectable, que votre femme est morte dans la dernière catastrophe de chemin de fer, que l'enfant est à l'hôpital et qu'on a souvent envie de se suicider.

Ce genre d'existence me plaît. Sans fatigue, je gagne plus d'argent qu'un ouvrier d'usine. Alors, à moi les apéritifs, les petits verres de fine, les bons gueuletons !... Et quand on n'a plus le sou, on tente fortune ailleurs. Les voyages en chemin de fer ne coûtent pas cher. On « brûle le dur ». Prendre le train avec un billet de quai, esquiver le contrôleur, prévenir un camarade, à l'autre bout de la France, de venir vous attendre avec le billet de quai à la main, pour qui sait y faire, ne manque pas de toupet, est prêt au pire, un jeu d'enfant !

De tristes périodes, aussi, car on n'a pas toujours la veine ; suivre, sous la pluie, le ruban fastidieux d'une route nationale, sauter dans un bois pour esquiver un gendarme, coucher dans un cabanon abandonné ou sur un palier d'escalier et se remettre en route, dans le petit matin mouillé, en direction de nulle part... Demander dans une maison de bonne apparence de l'eau à boire, parce qu'on tremble de fièvre et que la soif vous brûle, et recevoir ce verre d'eau des mains d'une belle jeune fille blonde aux yeux purs, s'éloigner, emporter cette vision jusqu'à Sainte-Menehould, où je rôde, trempé, boueux, grelottant, vidé de tout courage, à tel point - une fois n'est pas coutume - que je pénètre dans le poste de gendarmerie nationale.
- Vous voulez ?
- Manger. je meurs de faim, de froid.

- Adressez-vous au maréchal des logis.

Je répète : faim et froid.
- Vos papiers? Ça va. Je ne peux rien pour vous.
- Arrêtez-moi ? J'aurai au moins un logis.
- Vous arrêter ? Le motif ? Démolissez un réverbère et on verra.

La rage au coeur, je quitte cette ville inhospitalière. Trois coups à la porte d'une ferme.
- Vous pouvez loger un pauvre malheureux ?
- On ne reçoit pas les vagabonds... Suivez la route… À deux kilomètres vous trouverez l'abri du cantonnier.

Cet abri n'a pas de porte, sa toiture est défoncée. je m'étends contre la muraille du fond et reste là sans sommeil, tremblant de froid à écouter siffler le vent, glouglouter la pluie. Le lendemain, mal en point, je me traîne jusqu'à un village où un ivrogne m'invite à boire, même à manger. Ce poivrot a le coeur sur la main. Dire qu'il y en a pour maudire l'alcool ? Elle serait belle, la vie, sans lui !
- Qu'est-ce que tu fiches dans not'patelin ? Tu viens d'où ? D'Paris ? Retournes-y, N. de D. La campagne, c'est pas pour des gars comme toi. Encore un coup de rouge ! Oui, retournes-y. C'est beau, Paris.

Le poivrot parle d'or. Oui, retournons à Paris. J'en ai marre de la campagne.


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