Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE HUITIÈME

 

Depuis trois ans, je rôde sans cesse. Encore, que ses lettres portent toujours, côté adresse, un nouveau nom de lieu, mon protecteur ne se décourage pas ; il me suit patiemment au cours de mes pérégrinations dans la mesure où je le tiens au courant. Et il frappe toujours sur le même clou : accepter un travail sédentaire, sérieux. Un point de vue ! Je ne lui dis pas que l'alcool fait de moi un autre juif errant, que sitôt qu'il me chauffe la tête il faut que je parte, que je ne suis bien que là où je ne suis pas, que la liberté, ma chère liberté est pour moi l'inconnu, l'imprévu. Dès qu'un verre tinte, une voix chante : pars, marche... Des conseils, on peut toujours en donner. Chacun réagit suivant son tempérament, la forme de sa tête, la couleur de ses idées ; des conseils, on peut toujours les lire, quand ils sont affectueux, avec émotion, avec reconnaissance... et ne pas les suivre.

À Paris, je retrouve mes camarades. La mendicité « à la rencontre » redevient ma spécialité. J'opère surtout rue de Rivoli. Ce qu'on peut ramasser de galette, quand on est un peu physionomiste, est incroyable. Je ne la garde pas longtemps. De ma poche, vivement, elle glisse dans celle du mastroquet. Quand on a bu - tout de même pas trop, juste assez - on a plus de toupet pour aborder les gens à bonne tête.
Un soir, à Saint-Germain-des-Prés, un vieux monsieur, touché aux larmes par l'histoire que je viens d'inventer pour lui, me tend noblement cinq francs. Je ne les ai pas pris, que des agents de la sûreté m'entourent, m'entraînent au poste de police, de là au dépôt. En temps voulu, interrogatoire, arrestation confirmée par le procureur de la République, tribunal : quatre mois de prison, dix ans d'interdiction de séjour, peine qui ne frappe, normalement, que les voleurs invétérés, les souteneurs, les criminels. Conseillé par mon avocat, je vais en appel: peine confirmée.
De la Conciergerie, on m'expédie à la Petite Roquette où je touche les vêtements de prisonnier. Et la porte d'une cellule se referme. La cellule! Ce mot sinistre a déjà un sens pour moi. Bientôt, un contremaître civil m'apporte des bobines de fil de fer et des perles à enfiler qui orneront des couronnes mortuaires ? De quoi donner des pensées folâtres. Ce travail demande une grande patience. Si, la première semaine, la tâche fixée n'est pas atteinte, on comparait devant le gardien-chef qui inflige une réprimande. S'il y a un nouveau déficit à la fin de la seconde semaine, quatre jours de pain sec, et quinze jours de cachot après la troisième semaine. Ces différentes peines s'abattent sur moi, malgré ma bonne volonté. Plusieurs lettres de mon protecteur m'apportent alors un peu de réconfort, un peu, car je me laisse emporter à la dérive.
Quelle surprise! La porte de mon cachot s'ouvre et je reconnais la haute stature de M. Matter.
- Vous, ici ?
- Oui, mon pauvre ami.

Le visiteur s'assied sur le rebord de mon lit et nous parlons.
- Vous rendez-vous compte des graves conséquences des dix ans d'interdiction de séjour qui vous frappent ? M. Matter me dit qu'il n'y a plus une faute à commettre. Il fait appel à mon coeur, à ma volonté, sans quoi, de chute en chute, j'irai à l'abîme. J'écoute. J'admire cet homme qu'une seule pensée anime : remettre debout ceux qui sont tombés. Aurai-je la force de suivre ses conseils ? Je n'en sais rien.

Mes quatre mois de prison accomplis, je me rends en Normandie où je travaille chez un bon patron. Mais je regrette la grande ville. Et m'y revoilà, ouvrier sur un chantier de terrassement, me cachant le mieux possible. Un soir, je m'enivre, dispute, bagarre, arrestation: trois mois de prison. Après quoi, M. Matter reconstitue ma garde-robe, me donne quelque argent et m'aide à passer en Belgique où je trouve de l'embauche dans diverses villes, jusqu'au moment où la nostalgie du pays me prend. Alors, Bordeaux, puis Marseille. Toutes les grandes villes m'étant interdites, je fais l'impossible pour ne pas attirer l'attention sur moi ; mes journées de travail achevées - je décharge des bateaux - je vais au café, bien sûr, mais m'éclipse avant l'heure des rafles possibles. Mais quand on a dix verres dans le nez, on perd toute prudence et les jambes ne sont plus assez solides pour vous mettre hors d'atteinte. Rien d'étonnant, dès lors, que certain matin je me réveille dans une cellule de la prison Chave, en attendant la prison Saint-Pierre après avoir récolté, comme interdit de séjour, une peine de quatre mois d'incarcération.
Nul ne songe à fêter mon vingtième anniversaire. Ai-je vraiment vingt ans ? Mas pensées ne s'y arrêtent que pour condamner une fois de plus la société qui, pour des riens, traîne un jeune homme de prison en prison. Je me durcis dans ma révolte. En ma faveur, j'invoque de multiples circonstances atténuantes. Est-ce ma faute si j'ai été précipité seul, sans soutien, dans la vie? Que peut-on exiger d'un orphelin conseillé et guidé par un « papa Léon » ? Va-t-on lui reprocher de trop aimer l'alcool ? Mais, si je bois, c'est pour oublier, pour verser en moi le rêve... Pourquoi, quand je me mets à travailler sérieusement, lâche-t-on sur moi des argousins ? Parce qu'un vieux trop crédule m'a donné cinq francs ? Cette peccadille m'a mis hors la loi, hors la vie, car ce n'est plus vivre que d'être au ban des grandes villes. Les conseils de mes protecteurs? Dieu? Je ne veux plus rien savoir. Je suis une victime, et une victime a le droit, le devoir de se venger. Je ne pense qu'à ça. Oui, une victime. Une victime! Ai-je jamais volé? Jamais. Est-on plus sévère pour les souteneurs, pour les malfaiteurs ? J'en viens à regretter de ne pas être un des leurs : au moins je serais en prison pour quelque chose. Je suis innocent, moi. Une victime ! De penser à tout ça, du matin au soir, et souvent pendant de longues heures, la nuit, me chavire coeur et esprit.

On m'a placé dans l'atelier de cordonnerie. La discipline y est sévère. Pour avoir parlé à un camarade, le gardien-chef, formant tribunal avec le brigadier, m'inflige quatre jours de pain sec, une fois, deux fois, puis quatre jours de cachot pour avoir fumé, autant pour avoir quitté ma place sans permission. Bref, après trente jours de prison, j'ai devant moi l'encourageante perspective de quarante-deux jours de pain sec.

Ma haine grandit de jour en jour contre le gardien qui s'acharne ainsi sur moi. Quand je le vois, mes bras se raidissent, la fureur me gonfle le coeur. Le coquin!
Le bandit ! Dans mon sommeil, je rêve que je le terrasse, que je l'assomme. Lentement, irrésistiblement, cette résolution s'installe en moi : je le tuerai, cet homme. Il faut qu'il disparaisse. Lui ou moi. Ma vie est de toute façon perdue. Pris dans l'engrenage de ce qu'on appelle la justice, je ne quitterai plus les prisons. Alors, autant en finir par un coup d'éclat.

Un matin, à l'atelier, pour narguer mon persécuteur, j'allume paisiblement une cigarette, car on arrive toujours, en prison, à se procurer du tabac. Insolemment, le regard plein de défi, je la fume à petits coups. Puis, à plusieurs reprises, je quitte ma place. Lui, il fait semblant de ne rien voir, comme s'il pressentait la suite. Mais, lâchement, il attaque un camarade - nous sommes quarante à l'atelier - qui fume aussi, mais en cachette. Un instant j'écoute la discussion. Je m'enflamme. En trois enjambées, me voici face à mon ennemi.
- Fini, le truc du pain sec ! Un des deux va disparaître !
- Vous me menacez?

Il recule et met la main sur la poignée de son sabre. Frappera-t-il le premier ? Je lui saute dessus, je l'empoigne furieusement à bras le corps. Nos deux souffles se mêlent. Les yeux dans les yeux exorbités par l'effort, nous nous regardons avec une haine féroce. Une victime ! Tu es une victime! Ce mot décuple mes forces. je soulève mon adversaire, je le ploie et le précipite sur le sol où nous luttons avec acharnement, jusqu'au moment où je lui mets un genou sur la poitrine, arrache le sabre du fourreau et le dresse tout haut pour l'abattre avec plus de force. Pendant une fraction de seconde la joie m'inonde. Le bourreau va mourir ! Enfin, après des années de souffrance, je me venge !
Les quarante détenus sont en cercle autour de nous, silencieux, aussi haletants que nous. Avec un "ahan" guttural, je frappe... vainement, car de son marteau de cordonnier le spectateur le plus proche arrête le coup pendant que d'autres me saisissent le bras. Des gardiens, alarmés par le bruit, accourent, délivrent leur collègue, m'empoignent et me traînent jusqu'à la cellule des grands condamnés, où, sur l'ordre du directeur, on me serre les chevilles dans des fers fixés à un anneau scellé dans le mur et me met les poucettes ; une clef triangulaire les referme si étroitement que les mains en sont paralysées. Tout cela se passe en quelques secondes. Et je reste seul avec le silence.

Le soir, un gardien me jette une couverture sur les épaules, puis, geste inattendu, pitoyable, me met un peu de tabac dans la bouche. Nuit interminable. Enchaîné de près, recourbé sur moi-même, je grelotte. Au petit matin, la couverture m'est reprise. Encore une pincée de tabac. Près de moi, une boule de pain noir, une gamelle d'eau. Et le silence absolu jusqu'au soir. Cela dure cinq jours. Je ne sens plus mes mains au bout de mes bras. Et la rage m'étouffe. Une seule visite: le pasteur Favenc m'offre de bonnes paroles (mais c'est moi qui ai les fers et les poucettes !) et promet d'écrire à mes protecteurs.
Le sixième jour, je demande au gardien l'autorisation d'écrire au directeur. On m'apporte papier, plume, encrier, et me retire les poucettes. Certes, je dresse un réquisitoire contre le gardien persécuteur, mais je confesse et regrette ma faute.

Moins d'une heure après, le directeur apparaît dans ma cellule.
- C'est vous, malheureux, qui m'avez envoyé cette lettre ? Vous n'aurez pas, inutilement, dans les circonstances lamentables et tragiques que vous traversez, exprimé un regret que je sens sincère et fait appel à mon indulgence. Je ne peux pas arrêter l'action de la justice, mais je me rappellerai votre repentir... J'ai deux lettres pour vous, du pasteur Babut et de M. Étienne Matter. Lisez-les. Relisez-les. Vous avez de la chance que des hommes pareils s'occupent de vous, vous témoignent tant d'affection, vous parlent avec tant de franchise. Avec de tels appuis et si votre repentir est sincère, comme je le crois, vous pouvez remonter la pente, redevenir un homme. Allons, tout n'est pas perdu ! Gardien, retirez les fers et les poucettes du détenu et mettez-le au régime ordinaire de la prison !

Dès que mes bras se sont un peu déraidis, je lis, je relis les deux lettres. Par leur bonté, elles me touchent aux larmes. Est-ce bien à moi qu'elles s'adressent, qui ai failli devenir un assassin ? Qu'y a-t-il donc dans le coeur de ces deux hommes pour qu'ils s'obstinent, malgré toutes les déceptions que je leur apporte, à se pencher sur moi, sur mes misères, mes vices, avec une si persistante affection ? Peu d'instants avant, je blasphémais, je maudissais Dieu et les hommes. Et voici que ceux qui me rejoignent dans mon abominable détresse, le font parce que Dieu habite en eux. S'ils n'y croyaient pas, ces lettres, leur message d'indestructible sympathie malgré mes multiples manquements, ne seraient pas devant moi et je me trouverais complètement seul en face d'une situation désespérée. Ma pensée me ramène tout naturellement aux jours douloureux de ma cécité physique alors que soeur Saint-Arsène, une croyante, elle aussi, inclinait ma tête d'enfant sur son épaule et m'apprenait à prier. Elle aussi, une lumière dans le regard, ne se laissait décourager par rien, par personne. Ces mots d'elle, à mon protecteur et père adoptif, me reviennent avec une force singulière : « Il faut sauver cette petite âme... » je pleure d'émotion. Dans les ténèbres de mon cachot et de mon orgueil, je balbutie : Notre Père qui est aux cieux...

Les jours passent lentement, mais ils passent. Du greffe du tribunal me parvient l'acte d'accusation. Au lieu de tentative d'assassinat, je suis inculpé de rébellion, coups et blessures dans une prison et renvoyé devant le tribunal correctionnel de Marseille. Le ministère public ne me charge pas. Mon avocat plaide avec chaleur, avec émotion. Le procureur de la République lui-même relève que c'est un délit de minime gravité qui entraîna l'interdiction de séjour, cause de tous mes déboires. Avec indulgence, le tribunal ne me condamne qu'à une peine de six mois.
Bientôt, le directeur me fait amener dans son bureau où se trouve le gardien-chef.
- Êtes-vous prêt à me donner votre parole que si je vous fais sortir de cellule vous ne tenterez aucune rébellion ou évasion ?
- Je vous donne ma parole.

J'ai confiance en elle. Dès demain, vous serez affecté au service général de la maison d'arrêt.
Ainsi est fait, je peux aller et venir. Je sors même de la prison pour m'occuper du jardin du gardien-chef. Chacun se montre très bon à mon égard ; les hommes ne sont pas aussi méchants que je le croyais.


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