Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE NEUVIÈME

 

Je voudrais pouvoir arrêter ici mon récit, mais ce n'est pas un roman, c'est l'histoire de ma vie que j'ai entreprise et je dois aller jusqu'au bout, quoi qu'il m'en coûte, dans l'espoir de retenir quelques hommes sur la pente au bas de laquelle j'ai roulé.

Ma peine terminée, la caserne me prend, pour quelque mois seulement, car on me réforme pour insuffisance de vue, à Toulon, en 1905. Le régiment quitté, me revoici, chose inattendue, à la colonie de Sainte-Foy où je travaille au chai, en toute liberté, bien entendu. Le directeur, au courant de tout ce qui m'est arrivé depuis que je l'ai quitté dans des circonstances mouvementées, ne me témoigne qu'intérêt et sympathie. Je lui dois ce témoignage. Il a fait tout l'humainement possible pour m'aider à refaire ma vie.

D'humeur changeante, de Sainte-Foy, je passe à Montpellier, dans un chai encore. Ce genre d'occupation me plaît. Le vin, on l'a sous la main et je lève le coude plus souvent qu'à mon tour. Malheureusement pour moi, je « porte » très bien le vin. On me voit rarement ivre mais je suis presque toujours allumé, parti pour la gloire, comme on dit, toujours à chanter, à siffler, car j'ai le vin gai. Insensiblement, d'ivrogne occasionnel, je deviens alcoolique et bois, en dehors du chai, absinthe, vermouth, bitter. Il me faut du fort, du sec, du concentré, ce qui racle la langue et pique le gosier. À votre santé, les amis ! Et encore une tournée!
On me propose alors de partir pour la République Argentine comme caviste dans un vaste entrepôt de vins français. Parfait! Je vais enfin pouvoir rouler sérieusement ma bosse. Mais ce projet échoue, car mes protecteurs s'y opposent vigoureusement, craignant - ils ne me le cachent pas - que perdu dans cette vaste Amérique du Sud, sans appuis, sans amis, je sombre définitivement... Assez dépité, je quitte Montpellier pour Bordeaux où un industriel, M. de Graffenried, de la même trempe que mes deux autres protecteurs, et qui s'était déjà occupé de moi quand j'étais colon à Sainte-Foy, me trouvera une situation.

En route, je m'arrête à Toulouse bien décidé, avant de retomber sous la coupe des gens de bien, à y faire une noce carabinée qui balaiera mon rêve argentin. Pendant trois jours et trois nuits, je bois presque sans arrêt. On me relève finalement ivre-mort sur la voie publique et l'on me transporte à l'hôpital où des crises de delirium me secouent furieusement. Quand inconscient, je me débats, gesticule, crie. Enfin, après une dizaine de jours, un calme relatif renaît. Avant de me laisser partir, le médecin-chef m'appelle dans son cabinet et me lave la tête avec véhémence.
- Vous méprisez la société, dites-vous ? Vous feriez mieux de vous mépriser vous-même. Les bêtes, elles-mêmes, se conduisent mieux que vous. Vous avez vingt ans, vous êtes solide et vous vous détruisez comme à plaisir. Attention ! Vous risquez gros. Au cours d'une crise il pourra vous arriver de tuer quelqu'un. Ou bien, vous deviendrez fou et une fin ignoble sera votre lot. Si vous ne m'écoutez pas, trois portes vous sont ouvertes. celle du bagne, celle de la mort par convulsion, celle d'une maison d'aliénés. Un beau choix, hein? Vous êtes au bord de la catastrophe. Vous ne pourrez pas dire qu'on ne vous a pas averti. Allez ! Si j'avais un fils qui se conduise comme vous, je souhaiterais sa mort.

Je ne réponds rien. Et je m'en vais, tête basse, veule, véritable épave.
En gare de Bordeaux, constatant que je n'ai plus que quelques francs en poche, je décide... de les boire. À plus tard ma visite chez M. de Graffenried. Le soir venu, à moitié ivre, j'échoue dans une baraque au bord de la Gironde. Je regarde couler l'eau noire, luisante, j'écoute le sinistre clapotis du flot contre le flanc d'un bateau amarré près du bord. Qu'attends-tu pour sauter dans le fleuve ? Le courant t'emportera au diable. C'en sera fini de ta misérable existence. Vivre comme tu vis est pire que tout. La mort, une délivrance. La nuit se fait moins noire. Une aube sale apparaît dans le ciel où des nuages blêmes se déplacent lentement. As-tu le courage de faire le saut ?...
Un camarade longe le quai. Il me reconnaît et m'offre un verre. Après quoi, marchant comme un somnambule, je me présente à l'usine où M, de Graffenried me reçoit comme si j'étais son fils. Lui aussi m'exhorte, me tance affectueusement. J'écoute... Par son entremise j'obtiens une place. Mais je me sens ou me crois surveillé par la police et gagne le large. Alors, pendant quelques mois, me voici dans un hôpital de petite ville où je suis infirmier. Bientôt l'ennui, une scène de bamboche, une crise de cafard qui s'achève à Paris, la ville dangereuse entre toutes pour moi. Pendant quelques semaines, je me dissimule, je me tiens à peu près et même tout à fait.

Ma conduite mérite récompense. Je me l'accorde sous la forme d'une saoulerie de grand style qui me jette dans les rues titubant et vociférant. Des agents soudain, autour de moi. Interdit de séjour ! À tout prix, il faut leur échapper. je me débats, je m'excite, une fureur rouge s'empare de moi, grandit encore à la prison de la Santé, prend des proportions telles qu'après des jours d'observation on m'évacue sur l'asile d'aliénés de Sainte-Anne. Là, pendant des heures, des jours, soit auprès des malades, soit auprès des internes, soit dans le cabinet du médecin-chef Dr Magnin, je proteste avec véhémence, disant, criant, répétant la même chose:
- Moi, fou? On ne m'a pas regardé. Maboul? À d'autres. Je ne demande qu'à travailler librement, honnêtement. Qu'on me lâche! Fou, moi, maboul ?
- Dans quelles conditions avez-vous été arrêté ? Qu'avez-vous bu ? Comment êtes-vous arrivé ici ?

J'ai beau me torturer les méninges, j'ai tout oublié. Amnésie totale... Pour me rattraper, je me décerne d'excellents certificats.
- Moi, buveur ? Travailleur, oui. C'est pas la même chose.

Je fais de grands gestes. Je regarde du côté de la porte, prêt à jouer la fille de l'air, mais les infirmiers sont nombreux, de carrure imposante. Il n'y a qu'à se soumettre. On m'emmène. Mais j'explique encore:
- Moi, buveur ? Moi, fou ? Il y a maldonne...

En attendant que décision soit prise, bien nourri, bien soigné, je vis avec les malades tranquilles, ou relativement tranquilles. Va-t-on m'envoyer à Ville-Evrard dans le service du Dr Legrain ? Non, de Sainte-Anne je passe à l'asile de Villejuif où je continue à jouer le rôle du fou malgré lui. Quand je proteste et assure que mon cerveau est en bon état, le docteur répond avec placidité que tout le monde est fou, au moins cinq minutes par jour. je réponds : « Alors enfermez tout le monde. »

À la cordonnerie, où je travaille, plusieurs malades semblent tout à fait normaux. Parmi eux, un homme taillé en hercule, soigné pour épilepsie. Du jour au lendemain, son attitude change. Il s'enferme dans un silence triste, refuse les cigarettes qu'on lui offre sous prétexte qu'on cherche à l'empoisonner. Un matin, comme il traverse la cour, une crise brutale le saisit, touchant à la folie furieuse. De grandes corbeilles déposées devant les cuisines, il tire à poignées cuillers, fourchettes, quarts, et bombarde qui s'approche. En hâte, des infirmiers attachent des couvertures à des pieds de chaise, s'avancent de tous côtés ; ils cernent le malade, le renversent à terre et le maîtrisent ou cherchent à le maîtriser, car le malheureux les soulève et les secoue à bout de bras. Après une lutte farouche, le pauvre bougre que personne ne frappe, ne malmène, est étroitement enserré par la camisole de force.
À plusieurs reprises, dans la suite, je parle avec le colosse. En dehors des crises, son raisonnement est excellent. Mais il souffre cruellement de se savoir malade. Il devient de plus en plus sombre. Il se laisse aller et un jour s'alite. Peu après, nous apprenons sa mort.
Pour me changer les idées, je demande à passer de la cordonnerie à la buanderie. Là, au moins, tout est mouvement, barboteuses, essoreuses, séchoir. Comme chez les cordonniers, plusieurs ont, en apparence, tout leur bon sens. D'autres, par contre, sont en proie à des manies, ce qu'ils disent, ils le répètent sans fin, avec des gestes saccadés, stéréotypés. On peut en rire, cinq minutes, mais cela devient bien vite hallucinant.
C'est au préau, le soir, qu'on en voit, qu'on en entend ! Il y a les silencieux, les angoissés au front plein de rides ; ceux qui crient ; ceux qui découvrent des fantômes sur les murs et les interpellent ; ceux qui, brusquement, se mettent à courir et s'arrêtent comme une mécanique brisée; ceux qui se répandent en discours pleins d'impossibilités et d'idées folles. Moi qui me crois sain, qui me proclame normal en temps et hors de temps, pourrai-je résister longtemps à la contagion ? Je me le demande avec terreur. En vitesse, l'évasion.

S'évader, mais comment ? Partout les gardiens sont à l'oeil, les portes fermées et gardées. Une prison renforcée. Pourtant, dans un certain coin de la cour, un mur pas trop haut dont un homme leste, à qui l'on ferait la courte échelle, atteindrait assez aisément le sommet. Avec prudence, je parle de la chose à un malade. Il est d'accord. Une après-midi, me trouvant dehors avec mon complice, l'occasion se présente. Comme par hasard, nous voici au pied du mur. Hop ! je mets un pied dans les mains qui s'offrent, un autre sur une épaule complaisante, je me ramasse pour la détente qui me portera sur le faite. Vainement, car on s'agrippe au bas de mon pantalon.
- Lâche-moi !

Résultat, on m'entrave les deux jambes. Un infirmier nous a vus. Il crie: « À l'aide! » On accourt de plu. sieurs côtés. J'ai beau, de mon mieux, ruer des talons, je lâche finalement prise et tombe sur le sol. Ils étaient cinq, d'abord, les infirmiers, ils sont une douzaine, maintenant : « Emportons-le au quartier. » On me prend à la tête, aux pieds, on me soulève. Moi, je me cramponne à tous les bras et à toutes les jambes qui se présentent. Deux de mes adversaires s'écroulent. je me redresse, je fais face à la meute, les forces décuplées, car je ne veux à aucun prix retourner au milieu des fous... Hélas ! Ils sont trop, mais je lutterai jusqu'au bout. Allons-y ! J'en ceinture deux. D'autres me tirent par les pieds. Nouvelle chute, nouvel accrochage à des jambes, à des bras. On me tire, on me pousse, on me traîne. Des grappes d'hommes tombent. Il faut une bonne heure pour franchir les trois ou quatre cents mètres qui nous séparent de la porte d'entrée. Ouf ! ça y est. On ne voit que visages transpirants, bras tremblants, tant l'effort fut grand. Quelle bagarre!
- Solide, ce type. Il recommencera. Faut l'enfermer avec les grands agités.

Quelle réception dans le pavillon des fous furieux! Cris de rage, hurlements de bêtes fauves, invocations à des personnes invisibles avec une plaintive douceur ou des menaces haletantes. Me voici plongé dans l'enfer du monde. On me pousse jusqu'à l'infirmerie. Sitôt couché, on emporte mes habits. Dormir, je le voudrais bien après cette bataille qui m'a rompu les membres. Impossible. Le tapage est infernal. Mes deux voisins se lèvent continuellement pour faire avaler à d'autres malades les plumes ou les fils de laine arrachés au traversin ou aux couvertures. Les infirmiers les recouchent. Après cinq minutes, ils recommencent. Dans un coin, on se bat. Il faut passer la camisole de force à l'un des bagarreurs. D'ailleurs s'élève un hideux concert d'obscénités vomies à pleine bouche.
Toute une semaine, je contemple cette démence. Impossible de tomber plus bas. C'est à mille mètres au-dessous de l'ignoble, du dégoûtant, de l'atroce. On a grand'peine à empêcher un malheureux de manger ses excréments. Quand le médecin passe, il ne prête qu'une oreille distraite à mes plaintes, à mes gémissements, car je souffre des douleurs morales indicibles, à mes protestations. « Je ne suis pas fou, moi ! » On me regarde sans répondre. On sait bien pourquoi je suis ici, les infirmiers surtout, et pour cause.

Puisque toute évasion est désormais impossible, il n'y a qu'à se supprimer. Dieu ? Je le maudis. L'humanité ? Elle s'acharne sur moi. Comme une bête nuisible, elle me jette dans un trou empesté, dans un délire d'insanités et de saletés.
Patiemment, je déchire des lanières dans un de mes draps assez usagés, je les attache, les tords, en fais une corde terminée par un noeud coulant. Au moment de la relève des infirmiers, il arrive que nous soyons seuls pendant une ou deux minutes. Quant aux déments, je suis bien tranquille, ils ne me troubleront pas… À la seconde favorable, je saute au bas du lit, je le mets debout, j'attache la corde au barreau supérieur, me hisse, engage ma tête dans le noeud coulant et me laisse aller. Trop tard. La clef a tourné dans la serrure et deux infirmiers sont sur moi qui me dégagent.
- Pourquoi se tuer ?

Je crie mon désespoir. Je sanglote. « Je ne suis pas fou !... Pourquoi est-ce qu'on m'enferme ici? » Dans mes cris et mes supplications, je mets une telle ardeur, une telle sincérité, une telle détresse que mes « sauveurs » - mais je les maudis de m'avoir sauvé - paraissent touchés, malgré tout ce qu'ils voient, entendent et endurent quotidiennement. Ils me parlent avec bonté. Ils s'excusent presque.
- Si l'on te met dans une cellule, c'est pas pour te, punir, c'est pour empêcher que tu te suicides. Demain, le médecin-chef te verra et décidera. Viens, mon pauv' vieux !
- J'ai soif !

On me donne à boire, on m'offre trois cigarettes que je fume sans interruption, assis dans cette cellule dont je ne vois rien. Après une nuit d'insomnie, je regarde autour de moi : quatre murs matelassés, une porte vitrée au verre si épais qu'il est incassable, tout en permettant de surveiller de l'extérieur ; dans un coin un trou et une grille aux barreaux espacés pour le tout à l'égout ; pour lit de la paille et une couverture piquée à la machine, indéchirable. Les tuyaux du chauffage central traversent la cellule.
Quand le médecin vient me voir, je reste assis sur la paille, drapé dans la couverture.
- Pourquoi avez-vous tenté de vous ôter la vie ?
- Parce que je ne suis pas fou et ne veux pas rester ici. Parce que j'y souffre trop après tout ce que j'ai déjà souffert. Je ne suis pas fou, docteur. Regardez-moi, écoutez-moi, je vous en supplie.

Un silence.
- Nous verrons ça un peu plus tard.
- Du moins, si je pouvais lire.
- Entendu, vous aurez de la lecture.

On m'apporte une pile de livres. Je les dévore. Je m'y oblige pour entendre le moins possible les agités des cellules voisines. Celui qui est en face de moi, de l'autre côté du couloir et que je vois à travers la porte vitrée, mène soudain un tapage si effroyable que je suis bien obligé de l'écouter. Il lance d'une voix stridente :
« Moi ! moi ! descendant des Mérovingiens, des Carolingiens. Je suis éternel. Je suis Jean le Bon, Richelieu, Duguesclin, Louis XIV, Napoléon. J'ai fait trembler l'Europe. Iéna... Austerlitz... C'est moi, le vainqueur! On s'incline et tremble quand on me voit... »

Le dément est campé, nu, au milieu de sa cellule. Autour des hanches, un ceinturon de paille auquel est suspendue une épée tressée. Sur la tête une couronne. Après un atroce éclat de rire :
- Bérésina... Glace... Retraite... Mais j'aurais la victoire !

Et il frappe du poing la muraille.
- À moi, Cambronne! À moi, ma vieille garde! Formez le carré! Victoire !

Un silence.
- Moi, moi, César, Vercingétorix! Moi, juge, avocat ! ...

Des cris déchirants. Le forcené saute sur une jambe, sur l'autre, recule, se plie en deux, se redresse, lance les poings dans le vide.
- Des rats, des serpents ! Au secours!...

Couverture et paille tourbillonnent ; contorsions effroyables de ce corps nu ; grimaces, rictus de la figure contractée dans une expression de souffrance inouïe. Le masque même de la douleur au paroxysme, la totale incarnation de la déchéance humaine. L'homme tombe, se tord, se relève d'un bond. Une écume blanche sort de ses lèvres. Cris rauques. Et de nouveau la voix folle vaticine.
- Moi, moi, Gengis-Khan, moi, Tamerlan, moi, Télémaque, moi Mentor! J'ai construit les pyramides d'Égypte... Oh, oh, oh ! les rats, les serpents, oh, oh, oh ! ...

Puis il s'effondre et se tortille comme une couleuvre.
Pendant trois jours, sous mes yeux, le dément se débat en proie aux obsessions, aux angoisses d'effroyables tourments. Puis un grand silence. Le delirium tremens a tué sa victime.

Quel spectacle! Il s'en dégage pour moi une leçon terrible qui porte plus profond que toutes celles que l'on me prodigua et que j'écoutais patiemment. Sur les effets de l'alcool je suis renseigné, maintenant, par une victime qui vient de donner sa vie en rançon de sa passion. J'en reste tremblant, atterré. Mon coeur et mes tempes battent. Encore un peu de temps, si je ne réussis pas à dompter le démon qui me dévore, et je finirai comme l'homme nu. je bataillerai contre des rats, des serpents, je crierai au secours, l'écume à la bouche. Je veux me libérer, je le veux. Je promets, je le jure.
Un infirmier m'apprend que le mort de la cellule voisine, entrepreneur de maçonnerie, a connu la richesse, les honneurs, les tentations aussi. À quoi elles l'ont mené, je le sais.

Enfin, dans ma cellule, deux médecins. Si je promets de renoncer à l'évasion, au suicide, on me reprendra à l'infirmerie.
- On va s'intéresser à vous. Ce n'est pas le moment de s'abandonner.

Une heure plus tard, je pénètre dans le bureau des docteurs qui me questionnent longuement. Ces mots, pour terminer.
- Il vous faut une activité sur place. Écrivez le récit de votre vie. Nous le ferons passer dans un journal. Ça vous occupera et sera une leçon pour pas mal de gens et pour vous-même. Rédigez aussi une demande d'élargissement adressée au ministre de l'intérieur. Cette demande, nous l'appuierons. Si tout va bien, vous pourrez rentrer dans la circulation normale.

« L'odyssée d'un orphelin du XXe siècle » paraît peu après dans le Fanion par les soins de M. de Pressensé et de M. Bonjean, conseiller à la Cour de cassation. Une note dit en conclusion : « Après de telles lignes, si cet homme a sa raison, c'est un martyr ; s'il l'a perdue, c'est un fou sublime. » J'espère bien n'être pas un fou, même sublime !
Mes protecteurs, je le sais - ils me l'écrivent travaillent aussi à ma libération. Je suis plein d'espoir. L'attente se prolonge. Le découragement renaît. Tout ce que je vois et entends autour de moi me détruit au moral et au physique. Je décide de ne pas quitter mon lit, tant qu'on ne m'apportera pas une réponse favorable.

Au cours de sa visite quotidienne, le médecin, certain jour, s'approche de moi.
- Je sais votre décision de ne plus vous lever. Par exception, faites-le aujourd'hui. J'ai une communication importante pour vous.

Me voici au bureau devant les docteurs Collinet et Paquetet.
- Asseyez-vous. La réponse du ministre de l'Intérieur nous est parvenue. Soyez courageux. Il y a des coups qui sont rudes, mais que l'on peut faire dévier. Vous promettez d'être courageux ?
- Oui.

Alors cette note terrible dans son laconisme :
« Réponse à la demande de mise en liberté du sieur Paul R. Cet homme est trop dangereux pour la société. À garder à perpétuité. Le ministre de l'Intérieur : Georges Clemenceau. »

À perpétuité ! Je me relève et retombe sur ma chaise. La sueur mouille mon front, des larmes coulent sur mes joues. Quel coup de poignard ! À perpétuité! Je murmure :
- Alors, je suis perdu. C'est fini.

Emus, les docteurs se regardent, me regardent. Enfin, de l'un d'eux:
- Un ministre peut revenir sur une décision prise trop hâtivement. Restez calme. Nous continuerons à nous intéresser à vous. Et nous aurons de l'aide. Renseignez votre protecteur et M. Matter. Non, rien n'est perdu. À condition, bien entendu, que vous promettiez de ne pas chercher à vous évader ?

Assommé, je le promets. J'écris aussitôt une lettre douloureuse à M. Matter et me recouche, tourné contre la muraille, le drap ramené sur la tête, pour m'isoler des déments et étouffer mes sanglots. Rien ne peut m'arracher à mon chagrin. À perpétuité! Et j'ai à peine vingt et un ans..

... Que vois-je? Guidé par un infirmier, M. Étienne Matter traverse le pavillon des déments. Longuement ses mains serrent les miennes. Il ne dit d'abord que: « Mon pauvre ami ». Puis il parle. Il a eu, en haut lieu, confirmation de la décision du ministre. Mais une décision est révocable.
- Les médecins plaident pour vous. C'est énorme. En écrivant vos mémoires, vous avez travaillé pour votre cause. Courage! Vous sortirez de cet enfer. Ayez confiance dans la bonté des hommes, dans la fidélité de Dieu!

M. Matter s'exprime avec tant de conviction, une telle lumière brille dans ses yeux qu'un peu d'espoir renaît en moi. Bientôt je quitte le quartier des agités pour celui des malades paisibles où j'aide les infirmiers. Se rendre utile, quel soulagement à ma misère. Puis, constamment, des lettres de mes protecteurs. Ah ! ils ne comptent pas les minutes, quand il s'agit de m'écrire. Ils me tiennent, me soutiennent, m'enveloppent de leur affection, moi, malheureux entre les malheureux. Pourquoi sont-ils si bons ?
Les médecins, aussi, m'entourent de bienveillance et les infirmiers ne me gardent pas rancune de la bagarre qui nous mit si rudement aux prises. Des mois passent, presque supportables, car je sais que mon affaire est en bonne voie. Enfin, la nouvelle, la grande nouvelle. Le ministre est revenu sur sa décision. Hier, ce mot pesait sur moi à m'étouffer: À perpétuité. Aujourd'hui, ce mot qui me rend fou... de joie: Libre.


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