Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE DIXIÈME

Paris et la liberté! je m'y enfonce avec joie, avec délices, et pour balayer tout ce que je viens d'endurer, tous les cris de folie dont j'ai les oreilles retentissantes... je recommence à boire. Par ordre administratif, je dois quitter la capitale dans les quarante-huit heures. Deux jours de vadrouille en compensation de mois d'enfer, c'est bien mon droit.
Entre deux tournées de café, je trouve le temps d'aller voir M. Matter à son bureau. Il lui est facile de constater que je ne suis pas précisément à jeun. Il m'entreprend avec vigueur.
- Quitter Paris, le plus vite possible, pour la Belgique, soit. Si c'est pour boire, là-bas, et rouler encore un peu plus bas, à quoi bon ?

Pendant deux heures d'horloge, abandonnant son travail, M. Matter argumente, raisonne, lutte contre moi avec opiniâtreté.
- Te modérer ? te modérer ? Cent expériences ne te suffisent donc pas ? Dès que tu as une goutte d'alcool sur le bout de la langue, dès que tu en sens l'odeur, tu es perdu. Sous tes yeux, dans des conditions abominables, un malheureux meurt du delirium. Tu es touché aux larmes, bouleversé, d'autant plus que tu peux te croire condamné à passer toute ta vie dans un enfer humain... La liberté ! Aussitôt toutes les résolutions balayées, ta bonne volonté réduite à néant, parce que tu t'es accordé un petit verre pour fêter ton retour à la vie. Alors pourquoi pas un deuxième, un troisième ? Et la roue infernale recommence.
- Ça, c'est un cas exceptionnel. Ce n'est pas tous les jours qu'on sort de la boîte aux grands agités.
- On trouve toujours une raison, une excuse.
- Quand je voudrai, demain, après-demain, on verra bien. je m'arrêterai net. Ou plutôt non. L'abstinence me dégoûte. La modération, voilà ce qu'il me faut. Tempérant, d'accord, abstinent, jamais.

M. Matter me regarde avec amitié, avec tristesse.
- Mon pauvre ami, de mon mieux, je jette la semence. Elle lèvera un jour. « Tu réfléchiras. L'existence, certes, a été cruelle pour toi, mais pas encore assez pour t'arracher au vice que tu défends avec passion, qui te brûle, te dégrade, te tue. L'heure sonnera où tu te rappelleras cette conversation. Dieu permettra que ceux qui prient constamment pour toi soient exaucés. Qui ? Tu les connais. Dans le silence, et quoi qu'il arrive, ils intercéderont jusqu'à ce que ton âme soit touchée. »

J'esquisse un geste évasif. Je me connais : abstinent, jamais. Renoncer à l'alcool, ce dispensateur du bonheur, autant renoncer à tout. Jamais, jamais. Je suis secrètement et diaboliquement flatté dans mon orgueil de tenir tête à tant de braves gens, de les scandaliser, de les jeter à la trace de mes aventures et de mes chutes. Pas de bas calcul, de cynisme; Je les aime, mes protecteurs obstinés à opérer mon sauvetage, je leur suis sincèrement reconnaissant de l'affection qu'ils me prodiguent, à cause d'eux je veux bien croire que Dieu existe et agit. Mais moi aussi j'existe. j'entends me mener moi-même et ne pas être mené. C'est çà, la liberté.
M. Matter m'accompagne à la gare. Un agent de la secrète, qui m'a pris en filature, tourne autour de moi. Longtemps, je séjourne à Ostende, puis à Nice. Des lettres de mon père adoptif, de son frère, professeur à Montpellier, de M. Matter, de M. Jules Guex, qui avait payé ma pension à Sainte-Foy, de M. de Graffenried, pleuvent littéralement sur moi. On m'assiège avec tant d'amour, d'affection, qu'il m'arrive de me demander s'il n'y a pas là de l'ironie. Je suis touché et fier de susciter tant de sympathies, fier aussi de m'entêter, d'aller mon chemin comme je l'entends.

Après Nice, Bordeaux. Avec mon ami Seguit je tire du sable de la Gironme au moyen d'une drague à main. Dur travail, mais qui rapporte et permet de boire du meilleur et du plus fort. Mes repas, je les prends dans un café où je suis bien vu de chacun parce que je dépense gros, offre des tournées, parfois même un bon dîner à quelques malheureux. La fille des patrons, qui sert les clients, ne m'est pas indifférente et je ne lui suis, visiblement, pas indifférent. Nous nous taquinons gentiment. Parfois un regard, un mot qui échappe et laisse deviner bien des choses, nous mettent au clair sur nos sentiments réciproques. Je n'ai qu'à parler pour être agréé. Les parents, je le sais, sont d'accord. Et j'ai soif de bonheur, de tendresse partagée. Quelle bataille en moi! Ai-je le droit de demander la main de cette brave et charmante jeune fille ? Car, bien qu'élevée dans un café, elle a de la tenue, elle sait se faire respecter et nul ne se permet de plaisanter avec elle d'une certaine façon... Et c'est bien cela qui me tourmente. Ma vie cache d'affreux secrets que je ne peux révéler à personne. Je sais que l'alcool est mon maître. Que deviendrai-je dans ce café, car le voeu des parents est que je m'y installe ? Ma compagne sera une malheureuse, une martyre. Puis, ne suis-je pas interdit de séjour ? Les formalités du mariage amèneront mon arrestation immédiate. Belle entrée dans la carrière matrimoniale! Alors, en quelques mots, je brise ce qui avait été un rêve et noie mon chagrin dans l'alcool.

M. de Graffenried est au courant de tout. Pour me sauver du désespoir et m'arracher à moi-même, il est d'une bonté qui me confond. Que de fois il s'installe à côté de moi, dans un restaurant ouvrier, pour le déjeuner. Dès qu'il entre, un client se précipite pour prendre et suspendre le manteau de « Monsieur Albert ». Car pour tous les ouvriers du quartier ce grand industriel est « Monsieur Albert ». On ne s'offusque pas de le voir payer, avec un humble et gracieux sourire, soixante centimes pour son repas. On sait, sans qu'il en parle jamais, ce qu'il donne à l'hôpital, à la maison de Santé, et qu'il est constamment en route pour porter gâteries aux enfants, secours et conseils aux parents écrasés sous le poids de la tâche quotidienne. Chose incroyable - je ne suis qu'un tireur de sable de la Gironde, un bambocheur mal repenti - j'ai ma chambre chez M. de Graffenried, rue de la Franchise. Il nous arrive, le soir, vers neuf heures, de nous rendre au café Fondaudège. Lui, commande une tasse de lait chaud, moi, mon invariable café arrosé d'un petit verre de rhum. Il ne me fait jamais aucun reproche. Seulement, posé sur moi, son regard paternel... Nous regagnons bientôt la maison en longeant les quais où rodent les mauvais garçons du quartier. Mais M. de Graffenried peut être tranquille ; il ne lui arrivera jamais rien. Un soir que je rentre seul, je suis suivi. Une voix de rogomme lance dans la nuit: « Laisse-le, c'est celui qui est toujours avec Monsieur Albert. »

Soudain, ma vie prend un cours plus agité. Pour une question de salaire plusieurs de mes camarades sont en contestation avec le fils d'un armateur. Une bagarre. Des coups sont échangés. Témoin de l'affaire je suis interpellé par la police alertée et dois donner nom et adresse. Une inquiétude me travaille. Bientôt un agent de la sûreté vient me chercher pour me conduire chez le commissaire, de là, chez le procureur de la République. J'affirme que je ne fus pas directement mêlé à la bagarre.
- Je le sais. Je sais aussi que vous travaillez honnêtement. Mais vous n'avez pas le droit de vivre à Bordeaux, puisque vous êtes frappé de dix ans d'interdiction de séjour.
- C'est exact.
- À cause de votre bonne conduite, je serai indulgent. Je vous donne quarante-huit heures pour quitter la ville. Sinon, je vous fais arrêter.

Ce mot m'irrite. Suis-je un voleur ? un assassin ? N'ai-je pas été suffisamment châtié pour une faute sans gravité ? Va-t-on me traquer toujours et partout, surtout aux heures où je travaille avec courage et me rejeter sur les grands chemins ?
Je plaide en ma faveur avec une véhémence croissante. Que signifie cette justice qui s'acharne sur les faibles, sur les petits ? qui les empêche, quand ils ont fauté, de refaire leur vie ?
Glacial, le magistrat écoute ma plaidoirie. Quand je parle de lois iniques, il sursaute.
- Vous avez terminé ? Dans quarante-huit heures, si vous êtes à Bordeaux, je vous fais arrêter.

Arrêter? Ce mot, toujours ce mot ! La colère me saute au cerveau.
- Alors, je vous tuerai !

En vérité, si j'avais été armé, je ne sais ce qui serait arrivé. Je viens d'avoir les cinq minutes ou les cinq secondes de folie dont parlait le docteur Magnin. Renversant tout sur mon passage, je quitte précipitamment le cabinet du magistrat.
Sans perdre une minute, je prépare mon départ. Le soir, comme je me glisse allée de Tourny pour me rendre chez M. de Graffenried, deux agents de la sûreté bondissent. Je ceinture le premier et le jette à terre ; j'empoigne le second et le renverse sur le premier. Les voici tous deux sous mes genoux. La colère double ma force peu commune. Un troisième, un quatrième agent, en uniforme, ceux-là, accourent, me passent les menottes aux poignets. D'une secousse formidable, je romps la chaîne, labourant mes poignets qui sont rouges de sang. Une deuxième chaîne est passée que je m'efforce de briser. Les quatre hommes sont sur moi, maintenant. Je suis réduit à l'impuissance.

Le lendemain matin, le substitut du procureur - le procureur lui-même préfère sans doute ne pas se montrer - m'inculpe d'infraction à un arrêté d'interdiction de séjour, de menaces de mort à un magistrat en fonctions et ordonne mon incarcération au fort de Hâ.

Asile de fou ? Prison ? Qu'est-ce qui m'attend ? Dans le doute, je me décide à faire de la résistance passive. Crainte de céder à un accès de colère, de me répandre en menaces, d'aggraver mon cas, je ne dirai rien à personne, pas un mot, pas une syllabe, faisant celui qui ne manifeste un peu d'activité qu'aux heures des repas. Dans le silence, je ne ruminerai que mieux ma vengeance.

Les gardiens du Hâ me prennent pour une brute inconsciente. Livré aux méditations personnelles, dans un cachot humide et noir perdu dans les fonds d'une arrière-cour, je mûris ma résolution. Devant n'importe qui, se taire. J'en prends une telle habitude, lèvres serrées sur les dents, que devant le tribunal, - le procureur, de nouveau, a délégué son substitut - on a beau me cribler de questions, je reste inerte, muet. Pourtant, au début du réquisitoire, excédé, dégoûté, je me dresse pour crier à tous ces gens : « Lâches ! » Mais le silence est si bien devenu mon lot qu'aucun son ne s'échappe de ma bouche. C'est mieux ainsi... Le président, les deux juges se consultent. On m'annonce, enfin, que je serai mis en observation en vue d'un éventuel internement dans une maison d'aliénés! Quel coup d'assommoir ! À perpétuité... à perpétuité ! Ces mots sonnent lugubrement à mes oreilles. D'une prison, on sort, sa peine terminée. D'un asile d'aliénés...
Deux agents me mènent à l'hôpital Saint-André où l'on va m'« observer » pendant quinze jours. Les infirmiers, la religieuse, les médecins s'évertuent à m'arracher un mot. Peine perdue. Je les regarde. C'est tout. Par exemple, quand apparaît M. de Graffenried ou la bonne Mme Wolfard, quel supplice de faire comme si l'on ne les comprend pas. Mais si je me mets tout à coup à parler, les infirmiers me dénonceront comme simulateur et ma situation se compliquera encore. Continuons à nous taire, même si mes amis me croient devenu réellement fou.

Résultat des quinze jours d'observation : une voiture m'emmène à la maison d'aliénés de Cadillac. Les sabots des chevaux sonnent sur les pavés des bourgs. Un bruit sourd ; nous passons sous une voûte. Quelques minutes encore et me voici avec des malades tranquilles. Prudemment, je recommence à parler. De mon mieux, j'observe le règlement, je rends de petits services, tant et si bien que je passe à l'infirmerie comme aide-infirmier ce qui me donne une certaine liberté. Grâce à elle, j'étudie soigneusement les murs d'enceinte, les portes et contemple avec une reconnaissance anticipée la lourde et longue échelle suspendue dans un couloir. Mais, avant de m'en servir, il convient de savoir ce que le médecin-chef pense de mon cas, s'il estime que je ne dois pas faire mon deuil de la liberté.
Quand je l'interroge, le médecin-chef élude mes questions. Enfin, devant mon insistance, il veut bien me répondre. Mon dossier est sur sa table. Il le feuillette, me regarde, feuillette encore, secoue la tête.
- Vous étiez à Villejuif. On est intervenu en votre faveur. On vous a libéré. Malheureusement, la note du ministre est restée dans votre dossier : « Cet homme est trop dangereux pour la société. À garder à perpétuité. » Hem ! En menaçant un magistrat de mort, - et quel magistrat, un procureur de la République ! - vous justifiez l'opinion du ministre. Tout ça est grave, très grave... Supposé - je n'en ai pas le droit - mais supposé que je vous libère sans autre et que vous mettiez votre menace à exécution. Vous voyez ma responsabilité ? Que l'on vous aide au dehors - je vois que vous avez des protecteurs actifs - en suivant les voies légales, soit. Je ne m'y opposerai d'aucune manière. Voilà, en toute franchise ce que je peux faire et vous dire.

Bon. Recommençons à regarder du côté de l'échelle. Sinon, la perpétuité me guette. Seulement, il s'agit, de réussir. Si l'on me reprend, le quartier des agités m'attend et je sais par expérience ce que cela signifie. Chaque soir, avant de m'endormir, je mûris les détails de mon plan, la tête sous la couverture pour ne pas me laisser distraire par les stupidités ressassées autour de moi. Et j'en reviens sans cesse, pour me justifier, à ces arguments : la société m'a déclaré la guerre, je suis donc en état de légitime défense ; elle m'a, moi, homme sensé, non seulement privé de ma liberté, mais enfermé avec des déments ; mon premier et du reste seul devoir est de fuir le plus vite et le plus loin possible... Voyons maintenant les détails de l'évasion : desceller le barreau de fer d'une fenêtre, le long de draps noués se laisser glisser jusqu'au sol ; s'emparer de l'échelle. Tout cela ne peut se passer que de nuit. Mais l'infirmier qui couche à côté de notre dortoir, réveillé par le bruit - ces gens ont l'oreille fine - accourra et me surprendra en flagrant délit. Il faut donc, à tout prix, mettre pacifiquement cet infirmier hors d'état de nuire, mais, pour cela, des complices sont nécessaires.
Après m'être procuré des habits civils, j'arrive à persuader à trois malades, choisis entre tous, qu'une évasion est chose souhaitable. Je les suggestionne et leur explique les moindres détails. Jour et heure sont fixés. Sous ma literie, les habits civils et des cordelettes prises aux camisoles de force - elles serviront à ficeler l'infirmier - sont cachés. Tout est prêt.
À neuf heures, comme d'habitude, l'infirmier-chef effectue sa ronde. À neuf heures et demie, je frappe au petit carreau de la chambre de l'infirmier.
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Un camarade est malade.
- On y va.

Entré dans le dortoir, l'infirmier s'approche d'un de mes complices qui simule des maux de coeur. Il n'a pas le temps de se pencher qu'il est terrassé, bâillonné, poignets et chevilles liés, puis emporté comme un paquet sur son lit où nous le laissons avec ces paroles :
- T'en fais pas ! On ne te veut pas de mal.

Vivement j'entortille un drap autour de deux barreaux de fenêtre. Faisant manivelle avec une barre de fer venue de la soute à charbon, je tords vigoureusement le drap. Les barreaux, rouillés, amincis par le temps, se ploient, se rompent. Le passage est fait. La corde de drap, préparée à l'avance, est attachée et il n'y a plus, devant les malades vivement intéressés qu'à se laisser glisser. L'échelle, décrochée, est dressée contre la muraille d'enceinte. je grimpe le premier et saute sans me faire aucun mal. Le premier camarade saute à son tour. Malheur! il se foule une cheville et reste étendu à terre. Les deux autres, assis sur le faîte du mur, n'osent se laisser choir dans le noir.
- Hardi, leste !
- Se casser les jambes, ça non !
- Amenez l'échelle. Passez-la de ce côté !
- Trop lourde.
- Zut!

Que faire avec le blessé, un épileptique, très raisonnable en temps normal ? Il me dit noblement:
- Te fais pas prendre à cause de moi. Je suis fauché, toi pas, file !

Je m'enfonce dans la nuit. Par la route de Bordeaux, me jetant derrière les haies quand approchent des phares d'auto, je m'éloigne le plus vite possible du sinistre asile... L'aurore se lève. Les maraîchers se hâtent avec leurs voitures de légumes. Enfin, la banlieue bordelaise. j'avance avec précaution. Chez un coiffeur, je me fais raser barbe et moustache. Bien malin que me reconnaîtra ! Quand M. de Graffenried me voit devant lui, il est effrayé de mon audace.
-S'évader, s'évader! Tu mets tout le monde contre toi.

Bien vite, avec sa bonté habituelle, il met de côté les reproches et approuve mon projet de passer en Espagne. Il me procure un costume convenable, me munit d'argent. Et je roule en direction du pays des hidalgos. Tout va bien. En gare d'Hendaye, des gendarmes parcourent le train. À celui-ci, à celui-là, ils demandent leurs papiers.
- Et vous?
C'est moi. je tends les papiers qu'un camarade m'a passés.
- Pas bien ressemblant. Ce nom, c'est le vôtre ? Où allez-vous ?
- À Irun.
- Pourquoi?
- Des affaires à régler avec un marchand de charbon.
- Venez expliquer ça au commissaire.

Je recommence mon histoire dans le bureau de ce fonctionnaire qui sourit doucement.
- Depuis quand avez-vous coupé votre barbe, votre moustache? Vous hésitez ? Je vais vous le dire: il y a deux jours. Et voilà votre photographie. Vous vous reconnaissez ?

J'ai beau crier : non ! La partie est perdue.
- Me voilà dans l'obligation de vous arrêter et de vous livrer au Parquet de Bayonne... Vous souffrez ? Je comprends. Oh ! je suis au courant de tout. Quand on vient d'où vous venez, on a bien des excuses. Et puis, vous n'avez fait de mal à personne. On vous en tiendra compte.

Des gendarmes m'encadrent. De brigade en brigade, je fais route jusqu'à Bayonne où une cellule s'ouvre pour me recevoir. Elle me verra pendant trois semaines, lisant, bavardant avec le gardien-chef ou gesticulant et me désespérant. Nombreuses lettres de mes protecteurs, avertis de ma dernière escapade. « L'alcool... le bon Dieu... nous ne t'abandonnerons jamais. » Les braves gens !
On chuchote derrière ma porte, qui s'ouvre soudain et je reconnais trois infirmiers de Cadillac, des costauds, surtout le surveillant-chef des agités, connu pour sa force herculéenne. Tapi dans le fond de la cellule, je me prépare à la lutte, car je préfère être assommé que de retourner chez les fous. L'hercule se montre diplomate. - Tu es solide, Paul. Moi aussi. Si l'on s'accroche, il y aura du mal de part et d'autre. Mais tu ne peux rien contre le nombre. Nous, on obéit aux ordres. Puisque tu as ta raison, agis en homme. On fera de même, honnêtement.
Ces paroles me prennent par surprise, me désarment. Les larmes aux yeux, vaincu sans bataille, je tends les bras. On me passe la camisole de force. Devant ma douleur muette, le gardien-chef dit à ses camarades :
- Si cet homme est fou, on peut enfermer le monde entier.

À Cadillac, une promotion m'attend : du quartier des malades tranquilles, je passe à celui des agités où l'on m'offre la cellule la plus solide : porte, plafond, parois bardés de fer, à la fenêtre des barreaux énormes. Tout autour, les glapissements et hurlements des fous furieux.
À la première occasion, je demande au médecin-chef quand je serai mis en liberté.
- Au lendemain d'une évasion ? Vous y allez fort. Pour l'instant, je ne peux rien pour vous.
- Dans ces conditions, évitez-moi l'humiliation de votre visite.

Quand il reparaît quinze jours plus tard, je suis couché et me tourne vers la muraille. je ne veux rien avoir affaire avec personne.
Un jour, pourtant, le médecin se penche sur moi.
- Parlons gentiment... Je comprends votre souffrance. On vient de m'écrire à votre sujet. Des personnes influentes s'occupent de vous et je suis disposé à les seconder. Demandez donc un entretien au directeur. Expliquez-lui votre point de vue.

Je suis ce conseil. Mais le directeur demeure distant, indifférent. L'idée me vient alors de m'adresser non au directeur, mais au député-directeur. Je fais allusion à la Commune dont il fut l'un des chefs ce qui lui valut une condamnation à mort ; de l'intervention d'amis qui le sauvèrent de la fusillade du mur des Fédérés. Et moi donc, sain d'esprit, vais-je mourir dans cet asile d'aliénés sans que personne s'en soucie ?

J'ai visé juste. Le directeur pâlit. Pendant qu'il prend des notes, sa main tremble,
- Donnez-moi votre parole d'honneur que vous n'essayerez pas d'attenter à la vie du procureur de la République de Bordeaux et que, si je vous donne un peu de liberté, vous n'en userez pas pour préparer une évasion ?
- Le temps a effacé ma haine. Si l'on se montre humain pour moi, je resterai à l'asile, attendant qu'on me libère.

Trois semaines plus tard, on m'apprend que l'on ne peut me libérer à Cadillac, mais que l'on va me transférer dans une maison d'aliénés du Calvados qui, administrativement, mettra fin à mon internement. Trois mois après, c'est chose faite et je franchis gaillardement le seuil du Bon Sauveur pour m'enfoncer dans l'inconnu de la vie retrouvée. Il ne m'est pas facile d'y reprendre pied, car, toujours au nom du principe des compensations, je bois plus que jamais. Tout ce que je gagne, je le laisse chez le mastroquet. Je vais de déchéance en déchéance. Je n'écris plus à mes protecteurs. je n'ose pas leur avouer que je vidange les fosses d'une petite ville, que mes vêtements sont en loques, que je me nourris de mauvaise eau-de-vie' que je passe la nuit sur un tas de chiffons, dans une cabane délabrée, que je suis si sale, si hirsute, si puant d'alcool et d'odeurs infectes qu'on se détourne de moi avec répulsion.

Après une ivresse prolongée, le patron vidangeur qui m'occupe, me congédie. Ça m'est prodigieusement indifférent. Véritable brute, je m'éloigne sans savoir où je vais. Comme il faut bien aboutir quelque part, me voici à Laval, crasseux, en haillons, en sabots de bois, sans chaussette, les pieds en sang. Au moral comme au physique, une ruine, Les enfants fuient à mon approche. Ils ont raison. Je déteste tout le monde. Dieu, je ne le nomme que pour l'insulter. La vie ? Une comédie, une saleté, une folie. Mes protecteurs ? Ont-ils jamais existé ?
Une seule chose existe, une seule chose compte: le tord-boyaux, le fil-en-six. Dix sous dans la poche ? « Va bien, t'en as pour deux verres ! »

De nouveau - je ne suis plus bon qu'à ça - on m'embauche dans la vidange. Même mes camarades de pompe et de nettoyage me méprisent, tant je suis sale et malodorant. je ne me lave plus. Pourtant, dans mon métier, ce serait nécessaire. je loge dans un hangar abandonné. Je me nourris de pain, de Roquefort, de harengs salés. Jamais rien de chaud. Comme boisson, de l'eau-de-vie. Coeur, âme, pensée, elle tue tout. Insensible à tout, je me fous de tout. La fange, la boue, la puanteur, ça, ça me connaît. Le reste, pourquoi s'en occuper ? C'est pour les riches, les aristos...
Une nuit de travail, je suis ivre au point de choir dans une fosse. On me chasse. Titubant, je vais cuver mon alcool dans le hangar où je reste, vautré, pendant trois jours.


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