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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE ONZIÈME

Quand la faim me pousse hors du hangar, de la fange plutôt où je croupis, j'ai peine à marcher, tant je suis faible. Je me traîne jusqu'à la ville. Prêt à défaillir, à un monsieur qui passe j'explique que je suis à bout de forces. Je dois avoir l'air bien misérable, car l'inconnu m'accompagne jusqu'à l'hôpital où le médecin de service, après un seul coup d'oeil sur la loque qu'on lui amène, ordonne mon hospitalisation immédiate.
Un bain. Mes haillons puants sont remplacés par des vêtements convenables. Ce sera pour plus tard. Pour l'instant on me couche. Quel moment ! Après des mois de répugnante saleté, se sentir propre. Après le grabat de chiffons, à même la terre, s'enfoncer dans un lit moelleux aux draps blancs... Et ce pain, ce bouillon, cette viande entourée de légumes, ces fruits qu'on m'apporte? J'engloutis tout, puis dors, et comment, toute la journée, toute la nuit, et encore une partie de la matinée. Quand j'ouvre les yeux, est-ce un rêve ? Au lieu des planches mal rabotées du hangar, de son sol fangeux, une salle nette, propre, où un infirmier et une religieuse vont et viennent. Le médecin, survenu, m'ausculte. Ses paroles me plaisent : « Mangez, dormez, pour l'instant il n'y a rien d'autre à faire ! » Ce régime, je le suis strictement.

Dès que je suis revenu à la surface de la vie, je demande du papier à lettre et j'écris aux trois hommes qui ne m'ont jamais abandonné. À cette heure, je doute de moi, mais je ne doute pas de ces grands coeurs. Je les admire d'être si patients, si persistants dans leur affection, dans leurs efforts pour me sortir de la boue où je m'enlise comme à plaisir. Des promesses toujours violées, voilà ce qu'ils ont eu de moi, des sourires sceptiques, un « jamais » qui coupe tous les ponts. Pendant des semaines, des mois, ils perdent ma trace qu'ils ne retrouvent qu'à l'instant où je crie au secours. Ils interviennent aussitôt, par leurs lettres, parfois en personne, si désireux de m'arracher à ma misère physique et morale qu'il m'arrive d'en avoir les yeux pleins de larmes... Après quoi le vent m'emporte... Cette fois, pourtant, je crois être sûr de leur apporter un repentir définitif. Mon appel est désespéré. C'est celui d'un homme qui, avant de sombrer, tente de s'accrocher à une bouée. Chose nouvelle, après ma dernière expérience qui m'a chassé hors de la vie, mon orgueil est sinon maté, du moins bien abattu. Je me sens faible, humilié. Par-dessus tout, je suis dégoûté de moi. Et j'écris, j'écris. Quand je tends les lettres à la bonne soeur, elle regarde les adresses; Monsieur le pasteur Babut; Monsieur Albert de Graffenried, industriel ; Monsieur Étienne Matter, ingénieur, et me dit dans un sourire : « Ne vous tracassez pas, elles partiront cet après-midi. Les timbres, je m'en charge. » Heureusement, car je n'ai plus le sou.
Les malades s'étonnent de voir ma plume courir avec agilité. Nous causons.
- T'es donc instruit? Quand on t'a vu arriver, on n'en avait pas l'impression.

Je reprends rapidement des forces. Je retrouve un peu de gaîté quand trois réponses, accompagnées d'un mandat, se trouvent devant moi. Celle de mon père adoptif retient particulièrement mon attention. Vais-je enfin me décider à vivre en homme? Tant que l'alcool me tiendra compagnie, je continuerai à rouler sur la pente. Pas longtemps, car je suis bien près du précipice. Alors, une grande nouvelle ; des démarches sont en cours pour me faire admettre, en Suisse, dans une maison pour le relèvement des ivrognes : Pontareuse. C'est Dieu lui-même qui me jette cette bouée. Il faut donc, sans tarder, que j'aille jusqu'à Pontarlier. Je trouverai là des instructions pour passer la frontière.
Cette lettre est celle d'un père à l'enfant prodigue. À son effort, il associe plusieurs de ses amis chrétiens. C'est à lutter avec acharnement qu'on m'invite. Mais la victoire ne viendra que si j'entre moi-même dans cette lutte, si je m'y engage tout entier. Je ferme les yeux pour mieux réfléchir. La victoire ! Et je tends les bras pour saisir la bouée.
Avant de quitter l'hôpital, je demande au médecin ce qu'il pense de moi, s'il croit ma guérison possible dans cette maison pour dipsomanes.
- Vos protecteurs sont des hommes magnifiques. Ils veulent votre bien. Écoutez-les ! N'hésitez pas, entrez le plus tôt possible dans cette maison où vous cesserez, je l'espère, d'être votre pire ennemi ! Vous vous perdez, malheureux, corps et biens. Une dernière occasion vous est offerte. Saisissez-la avec tout votre courage ! Elle peut, elle doit transformer votre vie.
On me donne des habits de rechange. La Supérieure me remet vingt francs. Avec les trois mandats, je peux me débrouiller. J'obtiens de la préfecture une autorisation de colportage, grâce à laquelle, dans une maison de gros, j'achète diverses marchandises à vendre sur les chemins, et je quitte Laval plein d'espoir. Le parcours est long, certes, mais c'en est fini des courses vagabondes. Je sais où je vais. On m'attend là-bas. Et je suis mieux que passivement consentant. Je veux que tout change en moi. Confiance ! Mes pas sonnent clair sur la route.
À Nevers, à court de marchandises, j'en achète d'autres. Au Creusot, la recette est si bonne, je suis si content, si prodigieusement heureux... que je m'enivre et tombe sur la voie publique.
Des passants me portent à l'hôpital où une crise de delirium me retient quatre jours. Le médecin, une des religieuses me disent mes quatre vérités. Je les écoute en me demandant si la boisson n'est pas ma seule raison d'être, mon seul bonheur... A Pontareuse, on verra bien comment tournent les choses. En avant !...

Je continue sur Besançon. Froid, neige, chemins verglacés. Plus j'approche du lieu où je dois me séparer de mon dieu, plus je bois, comme si je m'appliquais à absorber en quelques jours ce qui m'échappera, peut-être, pendant le reste de ma vie. Une véritable frénésie.
De Besançon, je monte à Pontarlier par un temps affreux. Poste restante, pas de lettre. J'écris pour avoir des ordres précis. En attendant la réponse, je parcours les campagnes pour écouler ma pacotille. Un soir, la nuit me surprend par trente centimètres de neige et pas mal de degrés au-dessous de zéro. J'erre dans une interminable forêt de sapins. Un carrefour, enfin, où six routes se croisent. Laquelle conduit à Pontarlier ? Accroché d'une main au poteau indicateur, je frotte des allumettes jusqu'à épuisement de la boîte. Impossible de lire quoi que ce soit. La glace recouvre tout. Dans la nuit, je devine, faiblement éclairées par la lune, les branches des sapins courbées sous le poids de la neige. Essayons cette route. Je marche, tourmenté par le sommeil, mais ma barbe et ma moustache qui ne forment qu'un glaçon m'avertissent que, si je me laisse aller, ce sera la mort.
Vers deux heures du matin, à la lisière de la forêt, une ferme, enfin. J'appelle. Une lumière s'allume, une fenêtre s'entrebâille.
- Que voulez-vous ?
- Un malheureux qui s'est perdu et depuis des heures tourne dans la forêt...

On descend.
Me voilà sous un toit hospitalier, devant un poêle où le bois jeté sur les braises pétille. Pain, fromage, vin chaud sucré. Et la nuit se termine pour moi dans une écurie tiède où des vaches ruminent. Le jour venu, renseigné, je m'éloigne en bénissant de leur accueil fraternel les habitants de cette ferme isolée sur le haut plateau du Jura.

À Pontarlier, poste restante, lettres de M. de Graffenried et de mon père adoptif qui me donne tous les renseignements souhaités et l'adresse d'une personne chez qui, ici même, je dois aller de sa part. Entre deux vins, je sonne à la porte indiquée. On me reçoit cordialement, on m'invite à dîner, mais au moment de pénétrer dans la salle à manger, je remarque qu'une carafe d'eau est la seule boisson visible sur la table, et je m'éclipse, prétextant maladroitement un autre rendez-vous. Le rendez-vous se transforme en un restaurant que je quitte en zigzaguant.
Le lendemain, l'hôte avec lequel je me suis si grossièrement conduit vient à la gare constater si je suis prêt à partir. Il me trouve en train de boire des petits verres au buffet. Vives remontrances que je prends de très haut.
- Ce que je bois, ça vous regarde ?
- Un beau-frère de votre protecteur vous attend en gare de Neuchâtel. Il sera content d'accueillir un homme ivre !
- La belle affaire !

Comme je me remets tranquillement à boire, mon interlocuteur perd patience.
- Je suis au courant de votre histoire et je vois que j'avais raison d'écrire un jour à votre père adoptif : « Je ne comprends pas que vous persistiez à vous occuper de cet homme. Il est perdu. » Savez-vous ce qu'il m'a répondu : « C'est un malheureux, je le suivrai partout, je ne l'abandonnerai jamais. » Et vous avez trompé sa confiance.
- Puisque je vais à Pontareuse, je ne trompe personne. Qu'est-ce qu'il vous faut de plus ?

Et je bois encore une gorgée de liqueur.
Vacillant, je monte dans le train. La frontière, la Suisse maintenant, dont, aux Verrières, je foule le sol pour la première fois. Installé au buffet, je suis curieux de voir quel vin on boit par ici. Bon, ma foi. Je m'en applique une telle dose que mon ivresse est totale. Quand je tente de remonter dans le train, un employé intervient. Je l'injurie. Un gendarme m'emmène au poste.
Où allez-vous ?
- À Pontareuse.
- Pour vous, je pense, pas pour un autre ?
- Pour moi.
- À voyager dans cet état, vous risquez votre vie. Entrez là pour vous décuiter. Là, c'est une chambre de sûreté dont je frappe la porte à coups de pied jusqu'au moment où le gendarme apparaît.
- Qu'est-ce qu'elle vous a fait, cette porte ? Laissez-la tranquille. J'ai téléphoné à Pontareuse. Le directeur doit recevoir un Français, vous, bien sûr. Il me demande de vous mettre dans le train. L'employé vous fera descendre à Bôle où le directeur sera avec sa voiture.
- Mais on m'attend à Neuchâtel.
- Tant pis. À Neuchâtel ils ont l'habitude d'attendre.

Sur le quai de la gare de Bôle un monsieur de haute taille, portant barbe grise, s'approche.
- Vous vous rendez à Pontareuse ?
- Parfaitement.
- Je suis le directeur. Veuillez monter dans ma voiture.
- Tout à l'heure. Avant, je veux boire. J'ai soif. Plus rien pris depuis Pontarlier.
- Vous boirez à la maison. On vous offrira du bon thé.
- Votre thé, il doit être excellent. Mais le vin du buffet est encore meilleur.

Pour m'empêcher de gagner ce buffet, il n'y a rien à faire, et c'est une bouteille entière qui je m'offre, que je savoure, que je déguste... La dernière, peut-être. Avant de me mettre au thé, je mérite vraiment une récompense.
Le brave Monsieur Piaget me considère avec une tristesse infinie. Le dernier verre. À vot'santé ! Et je monte gaiement en voiture. Il n'y a pas à dire, leur vin est bon.


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