Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



La Grande Soif


CHAPITRE TREIZIÈME

 

Ma fuite s'achève à Nîmes, auprès des vénérables parents de mon père adoptif. Je sais pourquoi. Il faut, tant elle me tourmente, que je confesse ma défaite. Je m'attends à d'amers reproches. On me félicite au contraire de mon aveu où l'on veut trouver la preuve du travail qui se fait en moi. Avec coeur, avec une lumière dans lés yeux, le vieillard devant qui je me suis humilié me parle doucement, avec une infinie bonté.
- Recommencez la bataille que vous aviez presque gagnée. Vous n'êtes pas seul. Le Christ est venu pour sauver ce qui était perdu. Il veut la vie du Pécheur, non sa mort. Déposez votre fardeau au pied de sa croix, regardez-la. Vous y verrez celui qui a souffert plus que tous. Vous vaincrez si vous enfermez en vous la force d'en haut. En avant ! Nous continuerons à prier pour vous jusqu'à l'exaucement.

Le courage renaît en moi. Rien ne lassera donc jamais mes protecteurs ? Au lieu de mépriser l'être vacillant que je suis, de le pousser de côté, ils redoublent de sollicitude. Grâce à eux, bientôt, j'obtiens un poste d'infirmier à l'asile d'aliénés de Mont-de-Vergues, près d'Avignon. Si ma destinée me ramène dans un de ces lieux d'épouvante où j'ai vécu tant de jours atroces, c'est que j'ai sans doute encore quelque chose à y apprendre, une suprême leçon à y recevoir.
Parmi les malades confiés à mes soins, il en est un qui refuse de manger. Il faut lui enfoncer dans le nez une sonde de caoutchouc où l'on introduit des oeufs battus avec du lait. À grands coups de langue, le malheureux cherche à saisir cette sonde pour la couper avec les dents. Il y réussit, parfois, malgré les quatre personnes qui le surveillent et le tiennent. Sa maigreur est inouïe ; ses jambes, des bâtons ; sa cage thoracique, pareille à celle d'un squelette. Mystique dévoyé, il jeûne pour apaiser les puissances célestes bien qu'il s'imagine être le pape, séquestré par un imposteur... Sa fiche me révèle que c'est l'alcoolisme qui l'a mené là.
Cet ex-instituteur, encore une victime de la boisson. Pour lui l'asile est une forteresse entourée de dix murailles infranchissables sauf pour son pire ennemi... sa femme.
- Elle est méchante, cruelle. À travers les dix murailles, elle a fait passer un fil électrique qui aboutit à mon lit et m'électrise une jambe.

Cette jambe, le martyr du tyran en jupons me la montre, écorchée, tant il la gratte. Et pourtant, depuis douze ans, chaque jeudi et chaque dimanche, la pauvre épouse, tant redoutée apporte du tabac, des friandises. Quand je lui parle, elle pleure, car le foyer était heureux avant que son mari soit possédé par la passion qui l'a détruit. J'écoute et je baisse la tête.
Et quelles réflexions je suis amené à faire quand je me trouve dans le quartier des enfants dégénérés, tarés, presque tous nés d'alcooliques! L'idiotie s'est emparée de ces pauvres êtres aux grosses têtes difformes, aux grandes oreilles écartées. C'est à pleurer. Je frémis d'horreur.

Certain jour nous arrive un malade de marque. Le directeur me le confie. Je dois le promener dans les jardins, le surveiller discrètement. Ma chambre est à côté de la sienne et l'on m'y apporte mes repas. Puis ordre m'est donné de le promener aussi en dehors de l'établissement, de le conduire même chaque jour à la terrasse d'un hôtel où il est autorisé à prendre une tasse de café et un petit verre de kirsch, rien de plus. Pour moi, une limonade ou une grenadine. Et cela dure des mois. Voir mon malade et d'autres consommateurs boire ce que j'aime - faut-il écrire - ce que j'ai aimé - le plus au monde, tout en restant fidèle à la limonade, à la grenadine, est une rude école. Rien ne pouvait mieux fortifier ma volonté.

À la longue, il me semble pourtant que j'agis dans le vide. Je souhaite un poste où mes responsabilités soient plus grandes, un milieu où je me sente encadré, obligé à me dépasser, à mettre à l'épreuve des expériences religieuses. J'y réfléchis et crois, enfin, avoir trouvé. Pourquoi ne deviendrais-je pas artisan missionnaire ? Je me propose à M. Bianquis, directeur de la Société des Missions de Paris. On enquête et décide - cela va changer toute l'orientation de ma vie - de m'envoyer à Chexbres, dans le canton de Vaud, où l'on prépare des artisans pour la Mission romande et la Mission de Paris.

Avec joie, moins tourmenté que la première fois, je pars pour la Suisse. Peut-on rêver un coin plus beau que ce Chexbres qui, de son belvédère, domine l'immense surface du Léman, un magnifique horizon de collines et de cimes vaudoises, valaisanes et savoyardes ? On me met à la menuiserie. Après les coups de rabot, pour meubler les consciences, élever les idées, des cours religieux sur les sujets les plus divers. Le directeur de l'école des artisans, M. Green, est un original au grand coeur, son bras droit, le pasteur Charles Rochedieu, âme profonde et simple à qui l'on souhaite se confier, tant on la sent loyale et comme brûlante d'humaine sympathie. De ma vie, de ma triste vie, il sait bientôt tout et m'entoure d'une amitié qui m'honore et me confond. Ah ! si j'avais eu cet homme-là pour maître de mes premières années au lieu d'un « papa Léon » !

Au cours d'un repas, assis entre le maître-menuisier et M. Rochedieu, je lève les yeux, me trouble, rougis peut-être: en face de moi une jeune fille au regard clair - je ne vois que ce regard - qui se trouble, elle aussi. Cette pensée me vient: « Vas-tu partir seul pour l'Afrique? » C'est vraiment aller un peu vite en besogne ! Je parle à l'inconnue qui répond avec enjouement. Je la devine très bonne et très énergique. Dès que cela m'est possible, je demande son nom à M. Rochedieu.
- Jeanne D., fille du président de la Croix-Bleue de Chexbres.
- Jeanne ? J'aime ce prénom. Jeanne Hachette, Jeanne d'Arc.

M. Rochedieu part d'un bon rire. Il m'a percé à jour et menace du petit doigt.
- Ah ! Ah ! je vous y prends.

Eh oui! je suis pris. Entre le rabot et mes yeux une image persiste. Je sens que Jeanne - car c'est ainsi que je la nomme dans mon coeur - pense aussi à moi. Alors ?
Le dimanche après-midi, M. Green a l'habitude de faire une tournée de visites. Il m'invite à l'accompagner, certaine fois. Et nous voici, comme par hasard, chez le président de la Croix-Bleue. Je retrouve là le minois rougissant de Jeanne. Pauvre amoureux transi, silencieux ! Mais on arrive à se parler et même à se comprendre dans le silence. Cela va-t-il en rester là ? Est-il possible que le batailleur, le perpétuel évadé que je fus, soit aussi gauche, aussi timide, alors qu'il s'agit de dire très simplement: je vous aime.
Par une voie détournée, je fais un grand pas en avant. Un des frères de Jeanne est devenu mon ami. Nous nous promenons souvent ensemble. C'est à lui que je confie mon secret avec prière... de le faire passer plus loin. Bientôt, à Noël, la réponse.
Je vis alors des jours pénibles. Je suis un étranger en Suisse, un pauvre apprenti menuisier qui porte le lourd et cruel secret d'un passé qu'il faudra bien révéler. Je confie mes angoisses au pasteur Rochedieu. Il sourit. Peu après, chez les D. où il se trouve, on parle de ma demande. Un des fils de la maison murmure à voix basse - on me raconte tout ça plus tard : « M. Rochedieu soutient Paul, mais s'il demandait sa dernière fille en mariage, la lui donnerait-il ? » Très sourd, M. Rochedieu n'entend rien de cette phrase. Au cours de la conversation, il dit soudain: "Évidemment, Paul est pour vous un étranger. Vous ne le connaissez que depuis qu'il se prépare ici à devenir artisan missionnaire. Mais, moi, je sais tout de la vie de ce jeune homme. Il a beaucoup souffert, beaucoup lutté, beaucoup succombé. Mais le voilà debout. J'ai une grande confiance en lui. je ne peux rien vous dire de mieux que ça. Il me demanderait ma fille en mariage, eh bien, je la lui donnerais. »

Ces mots, nette réponse à une question non entendue, impressionnent chacun. Jeanne elle-même me donnera sa réponse. Cruelle impatience. Le matin de Noël, après le culte, je me rends chez le pasteur Rochedieu, Jeanne s'y trouve déjà. Je la regarde avec anxiété, Elle sourit et me lance un oui clair et ferme.
- Embrassez-vous, maintenant, nous dit le pasteur.

Sans me le faire répéter, j'embrasse Jeanne, ma fiancée, sur le front.
Notre mariage est fixé à l'automne 1913.
Arrivée au terme de mon stage à l'école des artisans missionnaires, une grande déconvenue m'accable. Une lettre des Missions de Paris m'apprend tout d'abord que l'artisan malade que je devais remplacer au Congo est rétabli et que mon départ est remis à une date indéterminée. Plus tard - entre temps, je travaille chez un forgeron pour avoir une seconde corde à mon arc - une deuxième lettre : « Puisque vous êtes fiancé, cherchez une situation en Suisse ou en France. Donnez d'abord la preuve que vous êtes capable de fonder un foyer heureux et de l'entretenir. »
On me cache quelque chose. Je sais bientôt que mon passé et l'adage: « Qui a bu boira », ont pesé lourd dans la balance contre moi. Il n'y a qu'à se soumettre.
Je cherche un emploi aussi rapproché que possible de mes projets missionnaires : infirmier à l'hôpital Pourtalès de Neuchâtel, puis à l'hôpital cantonal de Genève où j'assure le service de nuit dans les salles de médecine, des cancéreux, particulièrement. Un incident m'oblige à quitter mes fonctions, un mois avant mon mariage fixé au 12 septembre 1913.

Une nuit, alors que je me rends dans une salle pour donner une piqûre à un malade, un nègre se dresse devant moi, brandissant la poignée d'une porte, et m'assomme d'un coup sur la tête. Le sang m'aveugle. Le forcené m'empoigne à bras le corps. Dans un sursaut je le terrasse et appelle à l'aide. Les quatre hommes chargés du service de l'ambulance de nuit accourent et maîtrisent le pauvre noir devenu subitement fou et qu'on dut interner. Pour moi, assez gravement atteint, j'interromps mon service et quitte l'hôpital avant la date convenue, mon salaire intégralement versé à titre de dédommagement.

Douze septembre. Soleil radieux, sur la nature et dans les coeurs ! Après la bénédiction, longue promenade en voiture à travers la région d'une beauté sans pareille. À chaque détour du chemin, un coin de lac bleu ou le lac tout entier apparaît. Jeanne me sourit. Après tout ce que j'ai vu et subi, mes désastres, mes chutes dans les précipices de la honte et de la souffrance, est-ce un rêve ? ...


Table des matières

Page précédente:
Page suivante:
 

- haut de page -