L'ORDRE DE
DIEU
VI
Tu ne tueras
point.
- par J.-L. LEUBA
Pour savoir ce qu'est un meurtre et, par
conséquent, ce qui nous est ici
défendu et ordonné, il nous faut
consulter l'Écriture sainte. C'est
d'ailleurs toujours ainsi qu'il faut faire, chaque
fois que nous désirons définir les
mots dont nous nous servons. Trop souvent, nous
parlons d'amour, de vérité, de
fraternité, d'esprit, de bonheur, de
malheur, de vie, de mort, d'ordre (à «
droite ») et de justice (à «
gauche ») sans savoir ce que nous disons. Qui
sait si la justice dont nous parlons et que nous
désirons n'est pas, en fin de compte, une
injustice ? Qui sait s'il ne fera pas notre
malheur, ce bonheur précis que
réclament, croyons-nous, toutes les fibres
de notre être ? Qui sait si l'amour que nous
portons à telle ou telle personne et que
nous nous figurons sincère, idéal,
absolu, n'est pas au contraire une forme subtile et
d'autant plus réelle d'égoïsme
et de haine ? Qui sait si la vie que nous croyons
découvrir dans les multiples manifestations
de l'ambition, de l'orgueil et du désir
humain n'est pas l'expression de la mort ? Qui sait
si l'esprit dont on parle bien souvent depuis
quelques années n'est pas, en
dernière analyse, un
simple vocable dont nous couvrons les craintes de
nos estomacs, les appréhensions de nos
muscles et les défaillances de nos courages
? Qui sait, en un mot, si nous ne nous trompons pas
sur les choses les plus élémentaires,
les plus courantes, les plus banales de notre
existence quotidienne ? Et qui le saurait, si ce
n'est Dieu lui-même, dont la Parole
prétend examiner, juger, racheter et
conduire nos paroles ?
Nous ne nous imaginerons donc pas savoir
d'emblée ce qu'est le meurtre. Mais nous
irons d'abord apprendre de la Parole de Dieu les
rudiments mêmes de notre langage.
Dès que nous approchons de la
Bible, nous parvient l'immense rumeur des meurtres,
des assassinats, des exécutions et des
guerres qui s'y déroulent. Depuis l'histoire
de Caïn et d'Abel jusqu'à celle des
massacres de l'Apocalypse où «
moururent de mort violente tous ceux qui
n'adorèrent pas l'image de la Bête
», pas un livre qui ne mentionne des tueurs et
des tués. Mais, au-dessus de toutes ces
histoires, les dominant, les éclairant, les
résumant, les annonçant et les
récapitulant à la fois, il y a une
histoire unique, modèle de toutes les
autres, il y a un meurtre unique, image de tous les
autres, il y a un assassinat unique, clef de tous
les autres, il y a une guerre unique, essence de
toutes les autres, il y a une tuerie centrale et
unique, qui est à la fois la manifestation
éclatante et le secret de toutes les autres
tueries. Plus fort que les cris de toutes les
guerres et de tous les meurtres, il y a les cris de
la foule de Jérusalem : Qu'il soit
crucifié ! Voici le centre de toute la
Bible, de toutes les guerres et de toutes les
histoires humaines. Voici l'Homme,
récapitulant et annonçant toute
l'histoire humaine. Voici Jésus-Christ.
Dirigeons donc nos regards vers la
Croix, vers le meurtre par excellence. La Croix est
un immense événement. Ce que nous
allons en dire ne sera pas toute la Croix : notre
faiblesse ne peut recevoir d'un seul coup toute sa
force, et notre pauvreté ne peut accepter
d'emblée toute sa richesse. Mais,
indéfiniment, nous pouvons puiser dans le
trésor de la Croix. Nous pourrions y trouver
le vrai amour, la vraie souffrance, le vrai et
complet pardon, nous pourrions y apprendre ce
qu'est Dieu et ce qu'est l'homme, ce qu'est la vie
et ce qu'est la mort, ce qu'est la justice et ce
qu'est l'injustice. Pour aujourd'hui, nous n'y
apprendrons qu'une seule chose : ce qu'est le
meurtre.
Sur la Croix, il y a un homme, un homme
comme vous et moi. Mais, en même temps qu'il
est homme comme vous et moi, cet homme est Dieu. Il
est Dieu avec nous, il est Emmanuel. À la
fois Dieu et homme, il est le premier
représentant de l'humanité nouvelle,
de l'humanité selon Dieu. Il est l'homme tel
que Dieu l'a voulu, il est la vraie image de
Dieu.
Dieu avait créé l'homme -
et tous les hommes, et nous autres - à son
image, parce qu'il ne voulait pas rester seul,
qu'il ne voulait pas garder pour lui ses
trésors d'amour, de vie et de gloire, mais
qu'il voulait se manifester dans le monde et avoir
des témoins de cette manifestation. Mais
l'homme, appelé à témoigner de
la gloire de Dieu, bien plus, appelé
à être spécialement et
spécifiquement le miroir de Dieu, a
refusé sa vocation. Créé pour
la gloire de Dieu, il a
préféré vivre à sa
propre gloire; orienté naturellement sur la
volonté de Dieu, il s'est
désorienté en préférant
suivre sa propre volonté; miroir de Dieu, il
a voulu se refléter lui-même
et son humanité est
devenue aussi étrange qu'un jeu de
glaces.
Alors, voyant que l'homme ne
répondait plus à sa destination, Dieu
a voulu montrer aux hommes ce que c'est vraiment
qu'un homme et il est devenu lui-même homme
en Jésus-Christ. Jésus-Christ est
donc l'homme selon Dieu, l'homme tel qu'il aurait
dû être : un miroir de Dieu. C'est en
ce sens que l'apôtre Paul l'appelle le second
Adam. Il est parmi nous le seul qui soit « un
vrai homme » si bien que Pilate, sans le
savoir, a dit vrai lorsqu'il l'a
présenté au peuple : Voici l'homme.
Voici le miroir et l'image de Dieu, la
manifestation et le témoin de la puissance
et de l'amour de Dieu.
Mais cet homme, qui est l'homme selon
Dieu, n'est pas seulement un modèle qui nous
écraserait en nous disant : Voilà ce
que vous devriez être ! Il est en même
temps un Sauveur. Il nous dit: « Je veux
être ton guide. Où j'ai passé,
tu pourras passer. Ce que j'ai fait, tu pourras le
faire. Ce que je suis, tu pourras l'être.
Jusqu'ici, tu as été un homme qui n'a
pas répondu à la destination que Dieu
lui avait assignée. Maintenant, tu as la
possibilité de redevenir ce que Dieu L'avait
voulu, de toute éternité : son
miroir. Au lieu d'être celui que tu as
été, tu peux devenir celui que Dieu,
de toute éternité t'a appelé
à être». C'est là le
pardon de Christ: Christ n'est pas devenu homme
pour lui, mais pour nous, afin que nous le
revêtions. En ce sens l'on peut bien dire,
avec Charles Wagner : Tout homme est une
espérance de Dieu. Tout homme peut devenir,
en Jésus-Christ, ce que Dieu l'a voulu de
toute éternité, ce qu'il « est
», au fond de toute éternité et
ce que, par conséquent, il est appelé
à être.
Et, par l'homme, la création tout
entière est appelée
à devenir ce chant de
louange à la gloire de Dieu que, de toute
éternité, elle avait
été destinée à
être. Perdue par l'homme et avec l'homme, la
création renaît par l'Homme
Jésus-Christ et avec lui.
Ce que nous venons de voir, pour
sommaire que cela soit, suffit à nous
permettre de définir le meurtre, en puisant
notre définition dans le meurtre de
Jésus-Christ : le meurtre, c'est
l'anéantissement de l'image de Dieu telle
qu'il nous l'a donnée en Jésus-Christ
et telle que toute la création, et
principalement l'homme, est appelée, en
Jésus-Christ, à redevenir. Dans les
trois paragraphes qui suivent, nous donnons
quelques précisions sur cette
définition.
La première chose à
remarquer, c'est la place centrale de
Jésus-Christ. Il est important de bien le
remarquer, en vue de la seconde partie de notre
exposé : nulle part, la Bible ne parle du
meurtre en soi, abstraitement, mais elle mentionne
toujours et aussitôt la personne qui est
tuée. C'est sur Abel qu'elle concentre notre
attention, sur Urie, le vaillant capitaine que
David fit tuer pour obtenir sa femme, sur Zacharie,
fils de Barachie, tué entre le temple et
l'autel, sur les prophètes massacrés
par les Juifs, sur Étienne, le premier
martyr chrétien. Tous ces gens ont avec Dieu
un rapport spécial. Ils sont des exemples
d'une humanité selon Dieu, ils sont
déjà - même ceux de l'Ancien
Testament - « en Jésus-Christ »,
ils sont des témoins de la grâce de
Dieu, des messagers de la bonne nouvelle de son
Règne, des porteurs de sa
miséricorde. C'est donc uniquement par
rapport à Jésus-Christ « en qui
» ils sont, que leur meurtre est un meurtre.
On le voit très clairement dans l'histoire
d'Abel, par exemple: Abel est tué parce que
Dieu avait accepté son offrande et
lui avait donné sa
grâce. C'est contre la grâce de Dieu
que Caïn s'élève, c'est sa
manifestation, cet Abel qui témoigne de la
gloire de Dieu qu'il anéantit. Tous ces
meurtres n'ont leur sens que dans le meurtre de
Jésus-Christ dont ils sont comme
l'explicitation, comme la galerie imagée. Il
nous faut donc nous sortir de la tête cette
définition « humanitaire »,
centrée sur l'homme que nous avons trop
souvent acceptée et donnée : le
meurtre, c'est tuer toutes les valeurs physiques,
intellectuelles et sentimentales d'un homme comme
tel. Non point. Il y a meurtre parce que et quand
l'homme est à la gloire de Dieu, parce que
et quand il est la manifestation de la puissance de
Dieu et de son amour, parce que et quand il est
l'image de Dieu, répond à sa
destination et reflète la gloire de son
Créateur. Ce n'est donc pas parce que
l'homme est homme que son meurtre est un meurtre,
mais parce que Jésus-Christ est homme et
permet à tous les hommes de le devenir. On
ne saurait assez insister sur cette
définition - « christocentrique »
- du meurtre humain qui nous permettra de
comprendre, à la fin de cet exposé,
les « guerres de Dieu », le « bras
vengeur » de l'Éternel et les nombreux
cas où, sans être meurtrier, Dieu fit
mourir les hommes.
La seconde chose à remarquer,
c'est que toute la création est
appelée à manifester la gloire du
Créateur. En ce sens, le meurtre s'applique
à tout ce qui détourne la
création de ce but unique : témoigner
de la puissance et de l'amour de Dieu. La
création tout entière est, comme le
disent si souvent les Psaumes, un hymne de gloire
au Créateur. Meurtre donc tout ce qui
interrompt cet hymne de gloire. Meurtre, le fait de
regarder les étoiles sans penser à
Dieu dont elles
témoignent; meurtre, le fait de ne point
comprendre l'hymne de gloire de Monseigneur le
soleil, de soeur lune et des étoiles, des
frères vent, air et nuage, de soeur eau, de
frère feu, de soeur terre. Oh, quel meurtre
nous avons accompli pour que cet univers où
éclate la gloire de Dieu soit devenu
à nos yeux et à nos oreilles
complètement débarrassé de
Dieu, au point que Dieu doive nous
réapprendre ce qu'est sa création en
recréant le monde entier en
Jésus-Christ ! Il en est de même des
végétaux et des animaux. Eux aussi
chantent le Créateur, sa puissance et sa
bonté, dans un langage que nous ne
comprenons plus parce qu'il y a longtemps que nous
les avons fait taire.
Et la troisième chose à
remarquer, c'est que la question suivante se pose :
sera-ce un meurtre que de tuer les hommes qui n'ont
pas répondu à cette vocation
d'être l'image de Dieu ? La Bible
répond : Oui, car tout homme est une
espérance de Dieu, il peut encore
revêtir Jésus-Christ, il peut encore
devenir cette pleine manifestation de la gloire de
Dieu, de sa puissance et de son amour. Ceux qui
sont « en Jésus-Christ » ne sont
donc pas les seuls à être visés
par la définition que nous avons
donnée. Mais encore tous les hommes, car
tous sont appelés à être en
Jésus-Christ.
Le meurtre consistera donc aussi
à empêcher toute manifestation
possible de la gloire de Dieu, à faire taire
toute louange possible que toute créature
peut un jour faire retentir à la gloire de
Dieu. Pour chaque créature humaine est
valable la promesse du psalmiste. Je ne mourrai
pas, mais je vivrai et je raconterai les oeuvres du
Seigneur.
Nous pouvons maintenant définir
plus précisément le sens du
commandement. Tu ne tueras point signifie :
Tu n'anéantiras pas la
création de Dieu qui, en
Jésus-Christ, est appelée à
témoigner de la gloire de Dieu, de sa
puissance et de son amour.
D'une manière
générale, ce commandement signifie
qu'il ne nous appartient pas de faire taire le
chant de louange que le Créateur a voulu en
créant le monde, de détruire, soit
par l'action, soit même par la pensée,
les merveilleuses créatures appelées
à chanter Dieu. Le commandement s'applique
donc à toute créature inanimée
ou animée. Tuer les étoiles, c'est ne
pas rapporter leur gloire a la gloire de Dieu dont
elles témoignent, témoignage
incompris des hommes, mais qui leur est
redonné en Jésus-Christ. Il en va de
même de l'ensemble de la création,
minéraux, végétaux et animaux.
Nous n'avons point le droit d'y porter la main ou
la pensée arbitrairement, d'effacer ou
d'interpréter abusivement le dessin par
lequel Dieu s'est glorifié, de faire taire
le cantique par lequel il veut être
loué. J'ai dit: arbitrairement. En effet,
l'ordonnance de Dieu a voulu que l'homme fût
le roi de la création, qu'il domine sur la
terre et la soumette, qu'il se nourrisse des
créatures inférieures, qui sont la
gloire de Dieu. L'homme peut donc manger les
végétaux et les animaux, il peut
utiliser les richesses du monde. Mais qu'il se
souvienne que tout cela est la manifestation de la
gloire de Dieu, qu'il ne méprise pas cette
gloire de Dieu, qu'il ne joue pas avec elle, qu'il
n'arrache pas de plantes sans
nécessité, qu'il ne tue pas d'animaux
par amusement coupable ou par curiosité
malsaine (1).
Qu'il ne s'imagine pas pouvoir dominer le monde
sans rester soumis à Dieu.
Mais ce commandement s'applique
centralement à l'homme dont nous avons vu
plus haut qu'il est la créature
spécifiquement destinée à
être l'image de Dieu. L'homme,
créé à l'image de Dieu,
déchu de cette image et appelé, en
Jésus-Christ, à la recouvrer, est,
plus que toute autre partie de la création,
« tabou » pourrait-on dire. Car il est la
créature par excellence où Dieu a
daigné consigner sa gloire. Par là
même, nous voyons que ce commandement est une
grâce. Laisser vivre la création,
laisser vivre l'homme, c'est laisser Dieu nous
rencontrer, c'est laisser son image nous
apparaître. Nous touchons ici le centre de
notre commandement. Les hommes qui nous entourent
sont tous, pour nous, quels qu'ils soient, les
porteurs de la miséricorde de Dieu à
notre égard puisqu'ils sont tous son image.
S'ils sont en Jésus-Christ, ils nous
apportent clairement le message de Dieu, ils nous
donnent, par leurs paroles et par leur exemple,
l'image de ce qu'est Dieu, de ce qu'il fait, de ce
qu'il donne, de ce qu'il veut de nous. Ils sont
pour nous des guides, nous conduisant vers
l'espérance d'une vie renouvelée,
libérée de toute autre puissance que
celle de Dieu.
S'ils ne sont pas encore en
Jésus-Christ, ils nous apportent tout autant
le message de Dieu, message de jugement,
d'avertissement et d'égale
miséricorde. Ils nous disent: Voilà
ce qu'est l'homme sans Dieu, voilà ce que tu
es lorsque tu veux être ton propre miroir.
Leur orgueil, leurs illusions, leur tristesse, leur
désespoir confirment et chantent à
leur manière la gloire du Dieu
tout-puissant. Ils la chantent à rebours,
mais ils la chantent tout de même, nous
montrant la misère de l'homme sans Dieu et
nous révélant le «
négatif » de l'image de Dieu. Quel
qu'il soit, où qu'il soit, quoi qu'il soit,
le prochain est ainsi le porteur
de la révélation de Dieu, dans sa
grâce ou dans son jugement. La parabole du
Bon Samaritain l'indique de manière
étonnamment claire ; l'homme est
tombé aux mains des brigands, le
prêtre et le lévite passent sans
s'arrêter, le Samaritain soigne le
blessé. Jésus ne demande pas: lequel
de ces trois te semble avoir compris que le
blessé était son prochain ? Mais il
demande : lequel de ces trois te semble avoir
été le prochain de l'homme
tombé aux mains des brigands ? Le prochain
n'est donc pas d'abord celui qui a besoin de nous,
mais celui dont nous avons besoin, celui qui, pour
nous, est porteur de la miséricorde de Dieu.
Il y aurait beaucoup d'orgueil à vouloir
d'abord aider. Non, mes amis, nous avons besoin
d'abord d'être aidés. Ensuite, mais
ensuite seulement, nous pourrons aider et nous
devrons le faire :
Va et fais de même.
Laissons le prochain vivre, recevons-le,
accueillons-nous les uns les autres : voilà
le sens profond et directeur du commandement. Les
ordres particuliers en découlent :
N'amoindris pas ton prochain en diminuant sa vie,
en l'exploitant comme un esclave, en le volant
lorsqu'il est plus faible que toi, cri le
méprisant dans son existence, en
l'écartant de ton chemin. Car c'est Dieu
lui-même que tu écartes. « Tout
ce que vous avez fait à l'un de ces plus
petits de mes frères, c'est à moi que
vous l'avez fait ». Tout ceci a des
conséquences très concrètes :
accorde-lui un salaire qui lui permette de vivre,
ne lui impose pas La volonté personnelle,
mais laisse-le t'apporter ce qu'il est, ce qu'il a
reçu mission de t'apporter, même si
cela devait t'être désagréable.
Gardons sans cesse en mémoire que tout homme
a quelque chose à nous apporter, même
le plus bas tombé. En
conséquence : favorisons sa vie
(2),
n'écrasons pas sa vie, approuvons qu'il
vive, aidons-lui à vivre.
Approuvons qu'il vive... Ceci nous
conduit à une conséquence
particulière de notre commandement : les
enfants à naître, signe de l'union
mystérieuse et bénie des sexes,
parabole de la vie jaillissante entre l'homme et la
femme comme entre Christ et l'Église.
Laissons-les donc venir et naître, ces
enfants qui témoignent de la gloire de Dieu,
ce prochain si émouvant, né de
nous-mêmes, distinct pourtant de
nous-mêmes, qui, de la part de Dieu, nous
apporte sa grâce et son jugement.
De même que le prochain est une
grâce pour nous, il nous est permis et
demandé d'être pour lui une
grâce, de ne point nous refuser à lui.
Tu ne tueras point signifie aussi : tu ne te tueras
point. Tu n'auras Point la pécheresse
modestie de t'imaginer que La vie n'a rien à
apporter aux autres. En conséquence, tu
vivras. Le suicide est le refus de vivre à
la gloire de Dieu et d'être ainsi le porteur
de la miséricorde de Dieu envers les autres.
Une fois que nous avons compris tout ce qu'est le
prochain à notre égard, nous savons
aussi tout ce que nous pouvons être à
son égard et nous comprenons pourquoi nous
devons vivre. Il ne s'agit pas seulement de ne pas
nous tuer avec un pistolet, une poudre ou une
piqûre, mais encore de faire attention
à notre santé pour ne pas la
galvauder par une vie
déréglée, pour ne pas
l'exposer stupidement dans des performances
sportives ou des actes inutilement
héroïques, pour ne
pas la détruire dans des plaisirs
égoïstes et coupables. Bien plus, nous
devons ne pas refuser notre vie aux autres, mais la
leur donner avec abondance, vivre avec eux et pour
eux, et laisser passer à travers nous,
autant que nous avons revêtu Christ, la
splendide image de Dieu.
Mais l'Écriture nous conduit plus
loin encore, elle ouvre à nos yeux une grave
perspective devant laquelle notre
fidélité ne nous permet pas de
reculer. Il y a pour chaque créature,
même pour celles qui ne sont pas encore en
Jésus-Christ, une espérance. Mais
beaucoup d'hommes ne sont encore l'image de Dieu
qu'en espérance et nul ne possède
l'image de Dieu de telle sorte qu'il puisse
être assuré de la garder en soi. En
d'autres termes, il y a jusqu'à la fin du
monde, cette possibilité monstrueuse que des
hommes cherchent à anéantir l'image
de Dieu qui est en eux et dans les autres.
Possédé par une autre
puissance que celle de Dieu, l'homme cherchera
à tuer l'image de Dieu. Qu'en adviendrait-il
si Dieu le laissait faire ? Comment y aurait-il
l'espérance d'une vie nouvelle en
Jésus-Christ si toute trace de l'image de
Dieu était effacée dans la
création ? Comment y aurait-il une
espérance pour l'humanité et la
création tout entière si
Jésus-Christ était
définitivement mort ? Mais
Jésus-Christ est ressuscité. Dieu
défend son image sur la terre, il
sauve.garde sa création. C'est le Dieu
vengeur, qui ne tient pas le coupable pour
innocent, qui punit l'iniquité des
pères sur les enfants, qui sauvegarde son
image en faisant mourir Onan, la totalité
des habitants de la terre - moins Noé et sa
famille -, tous les premiers-nés
d'Égypte, Ananias et Saphira, et tous ceux
qui, dans l'Apocalypse, furent citoyens de la
grande Babylone. C'est le Dieu
qui, pour maintenir son image parmi les hommes,
contient et réprime les violences de tous
ceux qui commettent contre elle le crime de
lèse-majesté. Les guerres de Dieu,
dans la Bible, n'ont jamais pour but la destruction
de l'image de Dieu, mais la préservation de
cette image. Si Dieu tue, il ne fait pas oeuvre de
mort, au contraire, il sauvegarde la vie. Quand
l'homme compromet par trop l'image de Dieu qui lui
a été donnée, par
Jésus-Christ, dans la personne de son
prochain, Dieu, dans l'intérêt
même de sa gloire et de la vraie destination
de l'homme, intervient et défend son image,
sa vérité, sa justice, son amour.
C'est ainsi que Dieu, lors même qu'il tue, ne
contrevient point à son commandement. Car
c'est pour garantir la vie qu'il tue.
De même qu'il n'érige pas
seul son image en Jésus-Christ, mais qu'il
nous invite à revêtir cette image, de
même il ne sauvegarde pas seul son image,
mais il nous invite à collaborer à
cette tâche. Nous sommes donc appelés,
par Dieu, à défendre, autant qu'il
est en notre pouvoir, son image parmi les hommes et
à nous opposer avec la sainte violence d'un
serviteur de Dieu aux violences de tous ceux qui
anéantissent l'image de Dieu en l'homme,
soit qu'ils le privent de sa vie présente,
espérance d'une vie nouvelle, soit qu'ils
lui ravissent l'Évangile de
Jésus-Christ. Dieu connaît notre
faiblesse. Il ne laisse pas t'homme à la
solde des puissances mauvaises déployer ses
effets de manière illimitée sur la
terre, il ne nous permet pas d'assister sans mot
dire à l'oeuvre diabolique. S'il nous donne
et nous ordonne de laisser vivre le prochain quel
qu'il soit, et d'y découvrir son jugement et
sa miséricorde, il nous donne et nous
ordonne également de nous
opposer à lui lorsque ce
prochain menace par trop l'image de Dieu qui est en
lui et en ceux qui l'entourent. Et voilà
pourquoi ni le juge', ni le gendarme, ni le
geôlier, ni le bourreau, ni le soldat ne sont
nécessairement des meurtriers. Certes, il
faut que la violence dont ils usent soit cette
violence sacrée, qu'elle serve à
sauvegarder l'image de Dieu et cela dans
l'intérêt même de ceux contre
lesquels elle s'exerce. Tout autre guerre, toute
autre condamnation, toute autre privation de
liberté, toute autre discipline, tout autre
emprisonnement est un meurtre. C'est ici qu'il faut
distinguer les esprits. C'est ici que se pose la
grande question à l'Église et aux
chrétiens : la condamnation que je porte,
même la plus petite et même la plus
grande, la violence que je déploie, la
guerre que je fais, ou même, de
manière plus générale, la
discipline que j'impose à mon prochain
est-elle vraiment inspirée par le seul souci
de sauvegarder l'image de Dieu ? N'est-elle
dictée par aucun souci personnel, aucun
égoïsme, aucun intérêt
particulier, aucune rivalité individuelle ou
collective, aucune ambition, aucun désir de
puissance, de domination, de gloire personnelle ?
Si, devant Dieu, nous pouvons répondre :
Oui, je fais ceci parce que je veux, je dois et je
peux, pour ma part, sauvegarder l'image de Dieu sur
la terre, alors nous ne contrevenons pas au
commandement, mais nous l'accomplissons.
Il faut ici préciser encore un
point, peu clair pour beaucoup de chrétiens.
L'on fait parfois à ce que nous venons de
dire l'objection suivante : À Dieu seul
appartient la rétribution. À nous, il
ne nous demande que l'amour. Retirons donc nos
mains de toute oeuvre de violence ». Une telle
idée méconnaît l'essence
même de cette défense de l'image de
Dieu qui nous est confiée.
Nous n'exerçons point le jugement
dernier de Dieu, nous ne sommes point les artisans
de sa dernière rétribution. Nous ne
faisons que contribuer, dans l'intérêt
même des hommes, à la sauvegarde de
l'Homme. Et Dieu ne veut faire aucune de ses
oeuvres seul. Il nous associe à toutes ses
oeuvres. Et cette oeuvre n'est point la destruction
dernière. Elle est l'acte d'amour par lequel
Dieu maintient et impose an monde
l'espérance.
Pour nous aider à accomplir cette
tâche de discipline, de sauvegarde pendant le
temps qui s'écoule entre la venue de
Jésus-Christ et l'établissement
glorieux du règne de Dieu, Dieu nous a
donné l'État. L'État est
institué par Dieu pour préserver la
vie; pour permettre aux hommes - qui ne sont pas
encore recréés à l'image de
Dieu et qui même ne possèdent pas
encore cette image - de ne pas s'entre-manger; pour
permettre à la prédication de
l'Évangile de répandre le mieux
possible sa nouvelle et de recréer ainsi le
plus possible ces images de Dieu à l'image
de Christ. Sauf exception, nécessitée
par le fait que l'État serait
infidèle à sa tâche, c'est
à l'État seul qu'appartiendra la
violence, la puissance de police et la force
militaire. Il est chargé de
l'exécution des volontés de Dieu
relatives à la sauvegarde de son image
contre les violences excessives des hommes. C'est
en ce sens que l'apôtre Paul écrit :
« Le magistrat est ministre de Dieu pour tirer
vengeance de celui qui fait le mal et le punir; ce
n'est pas en vain qu'il porte l'épée.
Que chacun soit donc soumis, non seulement par
crainte, mais aussi par motif de conscience
»
Un mot encore en ce qui concerne la
guerre. J'entends déjà l'objection si
courante : « Nous voulons bien admettre qu'il
soit possible de faire la guerre au nom
de Dieu et nous croyons qu'il y
a des cas où il faille sauvegarder par les
armes la liberté de la prédication de
l'Évangile et, en conséquence,
l'image de Dieu en l'homme. Mais les soldats de
l'armée ennemie, sur lesquels nous tirons,
ne sont pourtant pas tous des diables. Plusieurs
sont chrétiens, meilleurs chrétiens
peut-être que moi. Alors, n'est-ce pas un
meurtre que de les tuer ? » Ici, il faut se
souvenir qu'un chrétien qui participe
à des bénéfices injustes est
coupable, de même qu'un chrétien qui
participe à une guerre injuste. Par sa
participation, il contribue à soutenir la
cause du mal. Nous n'avons donc aucun scrupule
à user envers lui de la même violence
que Dieu nous ordonne d'avoir contre ceux qui
tentent d'anéantir son image.
Il faudra d'ailleurs se garder de toute
sentimentalité et de toute
précipitation dans la décision que
nous aurons à prendre, comme juges, comme
gendarmes, comme soldats. Nous aurons à nous
poser très sérieusement et devant
Dieu les deux questions : Suis-je sans haine ? Mon
seul objet est-il de défendre l'image de
Dieu ? Et ensuite : Mon seul but est-il de rendre
le vrai service et à Dieu et à mon
prochain, même à celui contre lequel
je dois sévir, en exerçant la
sauvegarde de l'image de Dieu ? Si nous pouvons
répondre affirmativement à ces deux
questions, nous aurons le droit de prendre
l'épée. Car si « celui qui a
pris l'épée périra par
l'épée », il faut qu'il y ait
quelqu'un qui tire la seconde épée
!
Les hommes, appelés à
être à l'image de Dieu, ne le sont
point encore tous ni absolument. Nous ne sommes
point encore dans le Royaume de Dieu. Mais ce
Royaume vient. Certains hommes peuvent avoir la
vocation particulière de témoigner de
ce Royaume où tout sera à
l'image de Dieu. Ce sont des
prophètes particuliers. Ils refuseront tout
concours à toute violence, ils se mettront
au ban de la société, leur
prédication, aussi inactuelle que le
péché est actuel, sera semblable
à ces premières pousses de printemps
au coeur de l'hiver. Il serait coupable de semer
sur la neige parce qu'est apparue la perce-neige.
L'État ne tolérera qu'avec infiniment
de précautions les objecteurs de conscience.
L'Église n'enseignera pas leurs
commandements prématurés. Mais
pourtant elle les honorera, elle priera pour eux,
elle les reconnaîtra comme prophètes
annonciateurs du Royaume qui vient, où
l'image de Dieu n'aura plus besoin d'être
défendue, où il n'y aura plus ni
cris, ni larmes. Car les premières choses
auront passé.
Deux dangers menacent l'Église :
tenir tellement compte du péché
qu'aucune grâce ne puisse être
exercée. En tenir si peu compte qu'il puisse
opérer librement ses ravages. En d'autres
termes, oublier que nous vivons dans un temps
particulier : celui où, dans le
péché, est apparue la grâce en
Jésus-Christ et où maintenant
péché et grâce combattent
jusqu'à la victoire certainement
déclarée mais non encore
manifestée de notre glorieux Seigneur.
Recevons l'image de Dieu, mais aussi
défendons l'image de Dieu.
Défendons-la, mais surtout recevons-la. Et,
de ces deux manières, laissons-la vivre.
Jean-Louis LEUBA.
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